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VENANCOURT, Daniel de(18..-19..) : Monsieur Barlingue(1902). Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (09.VI.2010) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux:nc) du numéro 10 (octobre 1902) de la Revue LePenseur, 2èmeannée. Monsieur Barlingue par Daniel de Venancourt ~ * ~- Dix paroles n’en valentqu’une... Il faut expédier promptement les affaires. Tels étaient ses deux préceptes favoris, à cet excellent monsieurBarlingue, le vieux chef du bureau commercial où s’écoula monadolescence. On vient de m’apprendre sa mort, et la nouvelle ne m’a paslaissé sans émotion. Mais surtout elle m’a stupéfié. J’avais admis facilement qu’unbureaucrate aussi merveilleux, toujours exact au poste qu’il occupaitdepuis les temps les plus reculés, devait posséder en lui quelque chosecomme un ressort de vie machinale capable de prolonger son existenceau-delà des limites ordinaires. Quand j’entrai chez M. Thorel, courtier assermenté près la Bourse duHavre, il y avait tout juste un demi-siècle que M. Barlinguetravaillait dans la maison. Quand j’en partis, au bout de neuf années,M. Barlingue y était encore. Il y avait vu se succéder trois patrons etpasser un nombre inestimable d’employés. On pouvait le dire le plusancien répertoire du bureau, et le plus utile à consulter pour lasolution des cas difficiles. Sa carrière harmonieusement monotone n’avait pourtantpoint commencélà. Un petit malheur en avait contrarié dèsl’abord la parfaiteuniformité. Au sortir de l’école communale,à douze ans, il s’était vuplacé, par mégarde, dans une étuded’avoué où il n’avait réussiqu’àeffectuer un stage de quinze jours. Immédiatement ensuite, ilétaitvenu chez les Thorel pour demeurer invinciblement au service de cettefamille de courtiers. Quel regret on ressentait qu’iln’eût pas trouvésa voie du premier coup ! Sans les deux semaines passéesailleurs, ilaurait le droit maintenant de rester dans la mémoire des hommescommele type exemplaire du bureaucrate n’ayant « fait »qu’un seul bureaudurant toute sa vie. M. Barlingue n’était point marié. Peut-être avait-il eu quelquesliaisons, mais sans importance. On ne lui connaissait aucun travers. Ilallait peu au café. S’il s’aventurait, le dimanche soir, à GuillaumeTell ou à Prader, c’était pour y boire, l’été un lait froid, l’hiver unlait chaud, en feuilletant les illustrés. Il n’y demandait ni lesjournaux politiques ni les revues littéraires. Il n’aimait pas plus lescartes que les dominos et ne goûtait nul plaisir à regarder les gensjouer au billard. Dans le bureau, qu’il gouvernait à sa guise, il eût pu se créer desloisirs ; il s’appliquait, au contraire, à travailler sans relâche.C’était lui qui ouvrait la porte le matin, arrivant une demi-heure enavance sur le temps réglementaire. A midi, il ne prenait qu’une heurepour son repas, au lieu d’une heure et demie. Le soir, il partait aprèstout le monde. Il ne profitait pas des jours fériés. Il n’était jamais malade. Ilnégligeait de se rendre à des cérémonies quelconques, mariages ouenterrements. Pour qu’il s’accordât un congé, il fallait unecirconstance absolument sérieuse. Cette circonstance se renouvelaittous les onze ans. Par un phénomène incompréhensible, M. Barlingueadorait Paris ; lors de chaque Exposition Universelle, il y allaitpasser une semaine entière. Je le vis ainsi s’absenter en 1889. Ce fut, je me le rappelle, une semaine étrangement longue que ces septjours pendant lesquels M. Barlingue nous manqua. A vrai dire, nousavions commencé par respirer un peu ; mais, dès la deuxième journée,nous eûmes conscience et nous nous avouâmes que la présencesempiternelle de M. Barlingue, à force de nous avoir été une obsession,nous était devenue une habitude indispensable. Pour ma part, j’en rêvais la nuit. Je me représentais ce petit hommenerveux et vivace, qui marchait toujours à pas pressés, de-ci de-là,venant vérifier l’ouvrage des uns et des autres, ayant l’air de toutfaire, ne faisant pas grand’chose, mais communiquant à chacun son souciintense du travail et donnant au bureau une âme. Peu après que M. Barlingue eut accompli son voyage, un événementconsidérable se produisit dans la maison Thorel : le patron se retiraitdes affaires ; il cédait sa charge à son fils. Une clause de leuraccord stipulait que M. Barlingue continuerait de diriger le bureautant que M. Thorel père vivrait. L’ancien courtier mourut deux ans plus tard. Vers ce temps, le négocelocal traversait une crise. Les affaires baissaient de mois en mois,désolant M. Thorel fils, qui s’ingéniait à restreindre ses frais partous les moyens convenables. Nous nous disions que M. Barlingue, dontles appointements étaient fort élevés, pourrait bien se trouver victimede ces économies. D’ailleurs, M. Thorel fils (et successeur)n’appréciait guère le vieil employé, à qui il reprochait précisémentune fidélité trop stricte aux usages commerciaux d’autrefois. Nous fûmes ébahis, un beau jour, en apprenant que M. Barlingue, si peujaloux des honneurs, recevait une médaille du travail récompensantcinquante-huit années laborieuses et probes. M. Barlingue décoré, etsur les démarches faites par notre patron lui-même : quelle aventuremiraculeuse ! Cela changerait-il le brave homme ? Il y avait là de quoilui tourner la tête. M. Thorel, de plus en plus magnanime, nous réunit en un banquet pourfêter mémorablement la remise de la médaille. Tout le temps que dura ledîner, M. Barlingue resta silencieux, comme s’il eût été un étranger.Au dessert, M. Thorel prononça une allocution et porta un toast. M.Barlingue enfin sembla vouloir parler, mais il ne put surmonter sonémotion. On aurait cru qu’il avait envie de pleurer, et non pas dejoie, mais de douleur. Il se passait évidemment quelque chose. Quoi ?J’en fus bientôt informé. Nous nous étions levés de table. Tout à coup, me prenant à part, M.Thorel me dit : - Vous savez que Barlingue quitte le bureau. Je suis obligé de meséparer de lui. Il y a trop longtemps qu’il est dans la maison. Ilm’embête. Puis, pour couper court à mes réflexions, il ajouta : - Barlingue a de l’argent de côté. Il peut vivre dorénavant sanstravailler. Que M. Barlingue fût capable de vivre sans travailler, je nel’admettais pas du tout, le travail pour lui étant beaucoup moins ungagne-pain qu’une fonction organique dont il ressentait sans cesse lebesoin impérieux. Mais comment s’opposer à la décision patronale ? M.Barlingue était congédié, nous ne le verrions plus. Impossible d’y rienchanger. Dehors, je contai la nouvelle à mes collègues, qui s’écrièrent tousensemble : - Barlingue renvoyé !... Allons donc !... Et cette médaille du travail! une décoration funéraire, alors ! Un d’eux opina catégoriquement : - Si Barlingue ne revient pas, vous verrez qu’il se suicidera. Mais un autre affirma que M. Barlingue reviendrait coûte que coûte, etil pronostiqua ce retour pour le lendemain même. De fait, le lendemain matin, quand nous arrivâmes au bureau, M.Barlingue y était déjà installé, suivant sa coutume. Au salut que nouslui fîmes, il répondit, comme à l’ordinaire, en nous parlant desaffaires courantes. Bref, ou M. Thorel s’était moqué, ou entre lui etM. Barlingue une paix mystérieuse avait été signée dans l’intervalle. Il était arrivé ceci. Rentré chez lui, M. Barlingue y avait passé unenuit blanche. Son renvoi le désespérait. Voulait-on qu’il mourût ? Ilne se sentait pas la force de survivre à l’emploi qui avait été sonexistence même. Et, dès six heures du matin, il s’était rendu audomicile du patron, insistant pour être reçu sans délai. Avec deslarmes et des sanglots, il avait supplié M. Thorel de consentir à lereprendre comme simple employé, même au poste le plus humble, même sansappointements aucuns. Qu’on lui permît seulement de ne pas cesser detravailler, c’était là tout son désir, ce serait là tout son bonheur !Alors, M. Thorel avait proposé de « couper la paille en deux » et ilavait réengagé le vieillard pour moitié de son salaire habituel... Pauvre M. Barlingue ! Deux jours avant de mourir, il expédiait encoredes affaires. DANIEL DE VENANCOURT. |