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HÉRAULT,Victor : Unenuit de bal masqué (1859).

Saisie du texte : S.Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (27.I.2007)
Relecture : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Texteétabli sur l'exemplaire(Bm Lx : 4856)de la Médiathèque du recueil de l'année 1858-1859 des Cent mille feuilletons illustrés,publié à Paris.


Une nuit debal masqué
roman complet
par
Victor Hérault


~ * ~

I

Dansun opéra-comique fort joli, du reste, et qui obtint il y a quinze ouvingt ans, au moins, un grand succès, l’Eclair, au deuxième acte, uneromance se termine par ces mots :

   Sans espérance mieux vaut mourir !

Cettevérité, vieille comme le monde, et que M. de la Palisse revendiquerait,émeut au premier abord, et pourtant on s’aperçoit bientôt qu’en thèsegénérale, elle est fausse comme l’hérésie, car il est heureusement fortrare que l’espoir abandonne une créature humaine, même dans les momentsles plus critiques de son existence ; cette divine flamme queDieu a mise en nous pour résister aux coups de l’adversité,l’espérance, ne s’éteint qu’avec nous, et il faut un concours toutparticulier de circonstances pour ne pas subir jusqu’à la tombe sonprestige consolateur.

Quoi qu’il en soit, au tempsde ma jeunesse, je fus témoin d’une aventure qui mit en défaut ce queje viens d’avancer ; ce n’est pas un conte fait à plaisir, cen’est pas la vaine envie de raconter un de ces quelques faits quidéroulent leurs péripéties jusqu’au seuil des cours d’assises, ce n’estmême pas le besoin de dénigrer l’espèce humaine, qui me fait essayer deme la remémorer aujourd’hui ; mais l’histoire est assezintéressante pour qu’en me la rappelant elle me fasse encore battre lecoeur.

Voilà ce dont il s’agit :

Jevenais de terminer mes études à Paris, et j’avais obtenu de passerencore l’hiver avant de retourner auprès de mes parents, qui habitaientToulouse ; reçu avocat, je devais faire mon stage auprès d’euxet il était question de me faire épouser certaine cousine que j’avaislaissée enfant, et qui, en mon absence, s’était permis de grandir et dedevenir, me disait-on dans les lettres, une charmante jeune fille àl’accent toulousain, il est vrai, mais aux grâces enjouées et fortementaccusées des femmes du Midi.

Mes parents m’avaientaccordé ce dernier délai, pour faire ce qu’on appelle la part du feu,c’est-à-dire pour me donner le temps de dénouer, sans les briser, lesrelations éphémères que j’avais pu contracter dans ma vie de jeunehomme, afin que des regrets nuisibles ne vinssent pas se jeter à latraverse du bonheur paisible et régulier qu’on me préparait.

J’avaisdonc peu à peu laissé croître quelques ronces sur le chemin del’amitié ; j’avais rompu avec mes amours fugitives, folleshistoires d’hier oubliées le lendemain, parce que le coeur n’y avaitpoint de part et que le plaisir ou le désoeuvrement en faisaient lesfrais.

Le carnaval allait finir. Nous étions ausamedi gras, et quatre jours seulement me séparaient du moment oùj’embrasserais tous ceux qui m’aimaient ; je voulus donner undernier coup d’oeil  à ces plaisirs dont j’avais tant souhaitéde prendre ma part quand j’étais au fond de ma province et qui ne mesemblaient plus, à présent que je les avais épuisés les uns après lesautres, que bruyants et insipides.

Dans la journéeje consultai les affiches, et me décidai pour le bal Valentino. Commeje n’en étais plus à cet âge heureux où l’on va au bal pour le ballui-même, âge où l’on se déguise complètement, et pas encore à celui oùl’on se met un faux nez, je ne m’occupai que de ma toilette de soirée,et j’allai passer mon dernier jour de liberté avec quelques amis.

Jerevins chez moi à neuf heures pour m’habiller : ce soin meprit une heure ; une fois transformé en véritable pékin, commedisent les costumés lorsqu’ils vous coudoient au bal, je jetai unregard dans ma glace, je fus satisfait de mon examen, et pourm’éclairer dans l’escalier tortueux et glissant, je me munis de monbougeoir, fermai ma porte à clef et me mis en devoir d’aller remettrel’un et l’autre à ma portière, la digne madame Giboulot.

C’étaitun vrai temps d’hiver ; une pluie fine et pénétrante n’avaitcessé de tomber tout le jour ; il fallait, pour se décider àsortir, avoir un foyer bien veuf de combustible, être sérieusementépris de quelque beauté fringante, ou vouloir, comme moi, dire adieuaux folies de jeunesse. Par moments, le vent s’engouffrait dans la cagede l’escalier et murmurait ces plaintes lamentables attribuées dans lesvieux châteaux aux revenants, dont la superstition les peuple encore denotre temps. Une rafale éteignit ma bougie ; je n’avais pointd’allumettes, je me vis contraint de descendre à tâtons ; lesmurs en raison de l’humidité du dehors, étaient ruisselants d’eau, etles marches étaient devenues dangereuses, ce qui fut cause qu’étantobligé d’agir avec précaution dans ces ténèbres profondes, je pussaisir au vol quelques phrases, prononcées d’une voix haute et avinéepar mon voisin du quatrième étage, ivrogne de profession, quidéshonorait la maison par le spectacle répété de ses excès.

« J’arrive,disait Maubray à la femme avec laquelle il vivaitmaritalement ; je viens de toucher l’argent de lamodiste ; elle ne voulait pas me payer, disant que j’allaistout dépenser. Est-elle cocasse, c’te péronnelle ? est-ce quej’ai pas le droit de jeter les jaunets dans la Seine si jeveux ?

- Tu aurais dû attendre à demain.

-Pourquoi ça donc ? je voulais avoir mon compte tout de suite.Qui sait si demain je serai là ? ajouta-t-il plus bas.

-Des bêtises, quoi ! t’as le vin triste, mon homme !

-C’est pas du vin que j’ai bu, c’est du rhum.

- Ehbien ! tu as le rhum triste.

- Oh quenon ! j’en ai apporté une fiole qui est si bonne que tu vas terégaler comme une reine. Faut en boire, vois-tu ; on ne penseplus à rien ; on est dans l’extase, que c’est ravissant.Parole d’honneur ! goûte plutôt, c’est le premier rhum.Eh ! eh ! suis-je t’y drôle !Dieu ! que c’est bon d’oublier ! Nous allons faireune fameuse noce… »

Sans doute la personneà laquelle l’ivrogne s’adressait suivit son conseil, car le silence leplus complet se fit dans leur chambre. Je continuai de descendre, nevoulant pas attendre plus longtemps ni assister à cette scènerépugnante. Autant on peut comprendre jusqu’à un certain point, et mêmel’excuser, l’ivresse aimable, folâtre, survenue à petits coups à lasuite et pendant un déjeuner d’amis ou un repas splendide, autant il ya de dégradation à se procurer à huis-clos cette ivresse froide et sansentraînement qui fait de l’homme une masse inerte.

J’atteignisenfin la loge de madame Giboulot ; je lui remis ma clef et luiparlai de nos deux locataires. A leur nom, elle hocha la tête et medit :

« Y a de par le monde,monsieur, des gens bien malheureux, mais il y en a aussi de bieninfâmes. Ceux-ci sont du nombre ; aussi je leur ai donné congéde la part du propriétaire. C’est une honte pour moi, monsieur, qued’être obligée de tirer le cordon, après trente-huit ans d’exercice, àdes gens comme ça. »

Ma portière était peucauseuse, de sa nature ; elle m’ouvrit la porte et se renfermadans un majestueux silence après m’avoir dit ces quelques mots, dont jene compris pas sur-le-champ la portée.

Je n’étaispas un assez profond moraliste pour faire des digressions à perte devue sur les vices qui affligent l’humanité, je mis mon par-dessus, moncache-nez, et je m’emparai de la première voiture libre qui vint àpasser rue Saint-Jacques, et qui, en trois temps de galop, me déposa,sec et dispos, à la porte de Valentino.


II

Lepremier effet que produit un bal masqué, même pour celui qui n’en estpas à ses premières armes, est celui de l’étonnement.

Voussortez ou d’une voiture sombre, ou d’une rue mal éclairée ;car, à l’heure où les bals commencent, les boutiques se sont fermées,et il ne reste plus aux alentours de l’établissement que lesindustriels qui spéculent sur les nuits joyeuses, tels que lescafetiers, les costumiers, les coiffeurs ou les marchands de gants, -et au lieu de cette demi-obscurité à laquelle vos yeux étaientaccoutumés, vous vous trouvez tout à coup transporté dans une salleéclairée par plus de dix mille lumières, réfléchies par de nombreusesglaces devant lesquelles le personnel féminin vient s’admirer ouréparer le désordre qu’une danse échevelée a introduite dans satoilette ; - des flots d’or répandus dans la décorationattirent votre vue ; - des fleurs naturelles et des jets d’eaurafraîchissent un peu l’atmosphère enflammée qu’on respire en celieu : cet or, cette chaleur, ces fleurs, ces lustres, cesgirandoles, ces costumes bariolés vous éblouissent, et l’on croitrêver ; mais bientôt la musique se fait entendre, les danseursvont chercher leurs invitées : on se bouscule, on se presse,on se place, et ce sont des cris, des appels, des rires, des juronsparfois, qui, réunis, produisent un tumulte effroyable, que la voixpuissante de l’orchestre a peine à dominer. - Enfin, l’archet a parlé,les couples s’ébranlent, font la chaîne anglaise, puis un avant deuxgénéral. C’est un tohu-bohu, un cliquetis, un mélange de couleurs et detous le plus discordant ; le rouge et le bleu, le vert et lerose, le brun et le blanc, le pierrot et la vivandière, le titi et lahussarde, le pékin de noir habillé et la laitière, la pierrette et lediable, la hongroise et le sauvage, se mêlent, s’enlacent, se tournentet se jouent sur un terrain où il y a à peine assez de place pour setenir debout. Peu à peu cet immense piétinement fait soulever de terreun nuage formidable de poussière qui, après avoir entouré un moment lesdanseurs, s’élève, et va se rougir au feu des lustres ; alors,à ce moment, l’orchestre, comme pris de vertige, redouble sa bruyanteactivité ; tous les cornets à piston partent à lafois ; un déluge assourdissant de notes, - à réveiller lesmorts au jugement dernier, - s’abat sur cette foule en délire. On seprend deux à deux, quatre à quatre ; le grand galop commenceautour de l’endroit où sont situés les musiciens ; les clochessonnent, on frappe en mesure sur le plancher avec les débris d’unechaise, on baisse le gaz légèrement, des flammes de Bengale sontallumées aux quatre coins de la salle, on entend la fusillade, et lafoule tournoie toujours, haletante, échevelée, épuisée, suivant cettemarche furieuse dictée par cent musiciens qu’un chef habile mène, etqui se plaît à voir tourner autour du trône sur lequel il est juché,son sceptre de commandement à la main, - cette chaîne humaine, dontquelques anneaux se détachent çà et là, vaincus par la fatigue, maisdont le noyau, composé des plus robustes, continue à tourbillonnerjusqu’à ce qu’un geste ait fait rentrer dans le silence violons ettambours.

On relève le gaz, les couples sedésunissent, les dames vont regagner, seules ou accompagnées, lesplaces qu’elles occupaient avant ; les hommes montent au cafésitué dans une galerie supérieure qui règne tout autour de la salle etde laquelle on peut juger du coup d’oeil fantastique qu’elle présente.Alors les spectateurs oisifs peuvent circuler, chercher un visage deconnaissance, une tournure appréciée autrefois, ou aller faire de cesjolies interrogations aux dominos ou aux masques qui lesfrôlent :

- Je te connais, beau masque.

-Tant mieux pour toi, vilain pékin, répond-on le plus souvent.

J’avaisdonc éprouvé, à peu près, depuis mon arrivée, toutes les sensations queje viens de décrire : éblouissement, surprise, puis ennui,fatigue et tristesse. Une réaction fâcheuse avait succédé au premiermoment de contentement ; j’espérais trouver de suite quelquecamarade d’aventure, et je ne voyais personne. Ne voulant pas subirplus longtemps la prostration dans laquelle m’avait jeté la vue decette joie bruyante, je me dirigeai vers le café, où j’essayai detrouver dans un excitant la gaieté qui me faisait défaut.

Enredescendant les marches, la première personne que je rencontrai futJulia. Elle était au bras d’un chicard de mes connaissances, quifaisait son droit depuis dix-neuf ans. Voyant que je voulais luiparler, il quitta le bras de sa danseuse et alla philosophiquementfumer un cigare en compagnie d’un vaste bol de punch.

Juliavint me retrouver avec la propension que l’on ressent toujours pour unepremière conquête. J’étais provincial en diable quand je laconnus ; j’avais de l’argent, elle se chargea de monéducation, et voulut faire de moi un étudiant à la mode.

C’étaitune bien bonne fille que Julia ; elle dépensait rapidement sesjeunes années, gaspillant à tort et à travers la poésie et la beautéque Dieu lui avait données, sans souci pour l’avenir ; n’ayantjamais d’argent à elle, car elle donnait tout ce qu’elle possédait,soit à une pauvre voisine malade, soit pour aider des indigents, soitpour couvrir les membres nus de quelque petit enfant grelottant dans lamauvaise saison. Julia appelait cela placer son argent…. c’était enpurifier l’emploi, à mes yeux, si cela est possible.

Saprésence fit fuir ma tristesse : elle m’en fit la remarque,car elle m’avait aperçu, quelques instants auparavant, plongé dans mesréflexions sur les bancs établis sur les côtés de la salle Valentino.

Enfaisant quelques tours de valse avec elle, Julia s’en acquittait àravir, je voulus connaître quelles étaient pour le moment sesantipathies et ses préférences.

Son cavalier étantoccupé à se verser du punch, nous nous assîmes, et je passai en revue,avec Julia, tous les petits anges que j’avais connus ou adorés.

Lesnoms de femmes qu’évoqua notre mémoire avaient tous une terminaisoneuphonique, tels que : Maria, Emma, Rosita, Alida, Lélia,Célina, etc. Julia m’ayant montré une des dernières, qui se faisaitappeler Camilla, qui dansait non loin de nous, je me misinvolontairement à faire le parallèle de ces deux femmes, et je medis : « Ces pauvres pécheresses vont toutes les deuxau même but, suivent la même route, avec des idéesdifférentes : Camilla prendra un amant pour sa seulefortune ; s’il est assez riche ou assez bon pour se laisserruiner par elle, elle l’abandonnera et passera à un autre qui n’aurapas le tort d’être ruiné, et après avoir passé sa jeunesse dans une vielicencieuse, après avoir satisfait toutes les vaines et coûteusesfantaisies de sa féroce coquetterie, elle trouvera peut-être un maridébonnaire, heureux d’être l’esclave de ses moindres volontés. Camillaaura vendu toutes ses roses à ses amants et gardera les épines pour sonmari, tandis que d’elle à Julia il y a un abîme. Ce n’est pas parcalcul que celle-ci mène cette existence ; c’estl’entraînement, c’est le plaisir qu’elle a d’avoir un amant spirituel,aimable ou beau, et quand ses charmes seront fanés, qu’elle sera usée,flétrie, elle ne trouvera personne qui veuille lui donner son nom, carson honnête et louable franchise l’empêchera de cacher sonpassé !

Julia me demanda à quoi jepensais ; je mis ma préoccupation sur le compte de l’ennui quej’éprouvais de quitter Paris. Ayant accepté cette défaite, Julia me ditadieu et alla retrouver son cavalier, mais comme il s’était pris dequerelle avec un autre chicard, à propos de la longueur du plumet deleurs casques, la police s’était chargée de lui donner un asile pour lerestant de la nuit ; force fut donc à Julia de venir merejoindre.

Placés dans un coin de la salle, nousfîmes vis-à-vis à un superbe Albanais, dansant avec une jeune fillerichement habillée en Persane.

Julia m’assuraqu’elle la voyait pour la première fois, mais qu’elle l’avait entendueappeler Mathilde par le jeune homme qui l’accompagnait. Je commençais àêtre gai ; je fus frappé de la morne résignation répandue surses traits ; cela glaça mes écarts, et je redevinsl’observateur du commencement de la nuit, c’est-à-dire un personnagemorose et peu aimable.

Je priai Julia, au nom denotre amitié, de tâcher de s’informer de ce qu’étaient ces deuxpersonnes. Après beaucoup d’instances et sans savoir pourquoi je luifaisais faire cette démarche. Elle accéda à ma demande et s’en fut à ladécouverte.

Une heure après, elle revinttriomphante. Elle était sortie du bal quand l’Albanais quitta la salle,laissant sa compagne dans une stalle ; Julia l’avait suivi,et, l’ayant vu parler à un domestique en livrée qui gardait sa voiturependant que le cocher était à souper, dès que le maître se fut éloigné,elle s’approcha du serviteur et réussit à le faire parler par je nesais quelle ruse féminine. Elle apprit ainsi que le jeune hommes’appelait le comte de T…, qu’il avait voulu juger de la physionomied’un bal public, et avait emmené avec lui la fille d’un pauvre artisanque sa maîtresse d’atelier lui avait fait connaître moyennant une sommetrès-forte.

Je bondis sur mon banc rien qu’à cetteidée de trafic honteux… Ces détails auraient pu suffire à tout autre,mais en même temps qu’ils jetaient dans mon esprit un doute singulier,ils excitaient en moi, en faveur de la jeune fille, une compassionmêlée de tendresse qui me faisait désirer de savoir la suite de cetteaventure.

Je priai Mathilde de m’accorder unquadrille ; son compagnon n’était pas encore revenu lachercher. Elle accepta. Alors je pus la contempler et l’admirer à monaise, car elle avait ôté son masque. Elle était blonde et tout à faitcharmante ; ses jolis cheveux tombaient en nattes sur sesépaules d’une grande blancheur et d’une richesse de contours à éblouirle plus sage des hommes ; ses yeux bleus semblaient voilés pardes larmes qui ne pouvaient se faire jour ; c’est d’après unsemblable modèle que Legouvé, le poëte des femmes, dut s’inspirer pourpeindre la Mélancolie. Ses pieds et ses mains petits, ses attachesdélicates, sa taille fine et bien prise, lui eussent fait donner unenoble origine plutôt que celle attribuée par le récit de Julia.

Quandnous eûmes fini la contredanse, cette frêle nature, entraînée hors deson milieu, regarda retomber, d’un oeil désolé, la poussière que ses pasavaient soulevée.

Peut-être faisait-elle demélancoliques retours sur sa belle jeunesse, là-bas, aux doux soleilsde ses dix-sept printemps, dans l’herbe des vallées.

Elleignorait les peines de cette vie et les plaisirs plus mortels que lespeines. Elle aimait peut-être alors ? C’étaient sans doute deces vagues rêveries du coeur qui ne désire pas encore. Elle cueillaitl’aubépine odorante et chantait dans la prairie. Bruyères, qui avezentendu ses premiers chants, ne vous en souvenez-vous pas ?

Plustard, Mathilde allait peut-être, émiettant son pain aux oiseaux durivage, au bord des eaux limpides, plus dolente dans sa pensée et plusrêveuse.

Heureuse et troublée, pourtant, elles’asseyait parmi les feuilles et pleurait sur les violettes et lesglaïeuls. Violettes, qui avez reçu ses premières larmes, ne vous ensouvenez-vous plus ?

J’en étais là de messuppositions, quand le comte vint la chercher… Mathilde me remerciad’un ineffable sourire dont je me souviens encore, et depuis je ne l’aijamais revue !...


III

Quandje sortis du bal, le jour commençait à poindre, enveloppé dans unlinceul de brouillards.

Alors, toute cette multitudedéguisée, débraillée, regagnait, les yeux mornes et éteints, sonancienne demeure ou la nouvelle qu’elle allait se donner ;peut-être même allait-elle prolonger l’ivresse de la nuit pour mieuxs’endormir dans le vice.

J’avais la tête lourde. Jefrappai longtemps avant que la portière se décidât à m’ouvrir. C’estque madame Giboulot, ne voulant pas se recoucher, avait passé une robepour pouvoir décemment me donner ma clef et ma bougie.

Désirantavoir le coeur net de quelques soupçons avant de monter me coucher, jem’informai, près de madame Giboulot, si elle connaissait bien seslocataires du quatrième, dont je lui avais rapporté la conversation laveille au soir.

Sur sa réponse affirmative, je luidemandai des détails circonstanciés. Quoiqu’elle ne fût pas bavarde nimédisante de son naturel, elle acquiesça d’assez bonne grâce à macuriosité.

Voici ce qu’elle m’apprit mot àmot :

« Georges Maubray étaitgraveur. Tout jeune il s’était mis à l’ouvrage et avait d’abord soutenuses parents du fruit de son travail. Ceux-ci morts, n’ayant aucunemauvaise habitude, sage et rangé, il avait plu à la fille cadette deson patron et l’avait épousée. L’aînée devint la marraine de sapremière et unique enfant, qui fut appelée Mathilde. Depuis sanaissance, on eût dit qu’une main de fer, inexorable, implacable commela fatalité, s’était étendue sur la maison.

« Lepatron, se lançant dans des spéculations hasardeuses, ruina etdiscrédita son fonds, qui avait été honoré par trente ans de probité.Il mourut désolé de ne rien laisser à ses deux filles, qu’il eût vouluvoir à l’abri du besoin.

« Pour payer lesdettes de son beau-père, Maubray vendit le fonds de commerce etsatisfit aux demandes d’argent qui arrivaient de toutes parts. Au-delàde la tombe, le nom du père de sa femme ne fut ni souillé ni flétri.

« Commentexpliquer cette conduite si différente dans un même homme, à quelquesannées de distance seulement ? Une hideuse, une ignoblepassion qui s’étendit comme la lèpre sur son âme et la dégrada, en futl’unique cause.

« Ayant été obligé detravailler pour les autres, l’ouvrage lui manqua souvent ; dèslors vint la misère avec son effrayant cortège de privations et desouffrances.

« Sa belle-soeur, s’étantretirée à la campagne chez des parents éloignés, se chargea, pour lesoulager, de sa filleule Mathilde, qui ne connut pas ainsi toutel’horreur de leur position.

« Maubray,tombé dans la plus profonde misère, ne sut pas conserver sonénergie ; pour oublier ses chagrins, il s’adonna aux liqueursfortes : il buvait quand il ne travaillait pas, puis ilfréquenta des ivrognes comme lui.

« Un soirqu’il était ivre-mort, il rentra à la maison ; il y avaittrois jours qu’il en était sorti, emportant le peu d’argent qui yrestait. Une fois étendu sur son grabat, il sentit bien à ses côtésquelque chose de froid et de rigide, mais, étant incapable d’assemblerune seule idée, il n’y fit pas attention et se coucha ; ils’endormit profondément de ce sommeil de plomb particulier aux buveurs.Il était grand jour lorsqu’il se réveilla, et, seulement alors, Maubrays’aperçut qu’il avait passé la nuit près de sa femme, morte en sonabsence, sans mari, sans enfants, sans amis, morte de froid, de faim etde misère depuis deux jours.

L’alcool avait émousséchez ce malheureux toute trace de sensibilité, aussi sa douleurfut-elle de peu de durée.

« Quand il se futdébarrassé de ce qui avait pu le retenir jusque-là, Maubray se jeta àcorps perdu, tête baissée, dans la fange. Il ne but plus seulementquand il n’avait pas d’ouvrage, il but à toute heure, ne travaillaitpoint, et, comme il lui fallait vivre, il ne recula devant aucun moyenpour satisfaire sa honteuse paresse.

« Troisans après la mort de sa femme, Maubray s’associa à une infâme créature,qui lui donna le conseil de tirer parti de sa fille, qui avait seizeans, et que les lettres de sa belle-soeur annonçaient être fort jolie.Il exigea bientôt qu’on lui rendît son enfant, si pure, si douce, sinaïve. C’était la profaner que la mettre en contact avec un tel père,mais la loi était de son côté, il fallut obéir…

« Enarrivant à Paris, il la plaça chez une marchande de modes qui était malfamée. Et depuis, je ne sais ce qu’il en sera advenu, me dit enterminant madame Giboulot ; mais si ce n’est déjà fait, jecrois qu’il arrivera un malheur à cette pauvre jeunesse. »

Pourmoi, le doute était impossible, le malheur était consommé etirréparable, car c’était bien la fille de Maubray que j’avaisrencontrée à Valentino ; en rapprochant le nom, l’âge et latristesse de la persane, il n’y avait pas à s’y méprendre.

Jeremontai chez moi après cette confidence ; je n’entendis aucunbruit dans la chambre de Maubray ; ce misérable, pensai-je,dort abruti par l’ivresse, et aucun remords ne viendra faire rougir cefront déshonoré.


IV

J’apprisdepuis la fin de l’histoire de Mathilde, mais indirectement, et par lesdétails d’un procès qu’on instruisit contre la modiste, qui n’en étaitpas à son premier coup d’essai en fait de transaction de ce genre.

Ilvenait souvent au magasin un jeune dandy, fort galant, fort poli,très-prévenant, joli garçon, bien fait, ne médisant point des femmes,et ayant ce ton, cette tournure, ces manières élégantes que donnel’habitude du monde ainsi que la certitude de plaire toujours parl’attrait de la richesse et d’un titre aristocratique.

Octavefit une cour assidue auprès de la jeune fille. La pauvre Mathildel’aima avec la sincérité de ses dix-sept ans, avec la candeur innocenteque l’habitude du vice n’a pas désillusionnée. Elle ne l’aima que pourlui, et non pour son titre et pour sa richesse ; elle l’aima,parce qu’elle avait foi dans ses paroles, et qu’elle ne pouvait penserqu’un homme du monde pût s’abaisser à faire la cour à une pauvre filles’il ne l’aimait pas ; elle était trop ignorante de touteschoses pour réfléchir qu’elle ne pourrait jamais être que sa maîtresse,tant était grande la distance qui la séparait de lui.

Lapatronne de Mathilde fit connaître à Maubray l’affection naissante quesa fille ressentait pour le comte de T…. Maubray s’en réjouit, car ilentrevoyait, dans cet amour, la réalisation de ses secrètes espérances.

Unjour enfin, le samedi gras, la patronne, d’accord avec Maubray et lecomte, envoya Mathilde chez une soi-disant comtesse qui habitait la ruede Lille.

C’était dans la matinée, elle ne trouvaque le jeune homme à l’adresse indiquée. Il lui fit attendre longtempsla personne à laquelle elle était venue porter des parures à choisir,fable imaginée pour attirer l’enfant dans le piège.

Octavefit passer agréablement à la jeune fille les premières heures del’attente en l’entretenant de son amour et des merveilleux projetsqu’il lui avait suggérés. Comme la comtesse prétendue n’arrivait pas,et que l’heure s’écoulait, Mathilde voulut partir ; mais unbillet de son père tomba de l’ouvrage qu’elle tenait à lamain ; cet écrit lui enjoignait de rester jusqu’à ce qu’elleeût parlé à la cliente. Mathilde obéit. Octave la pria avec de sicharmantes instances d’accepter, en attendant le retour de sabelle-soeur imaginaire, une collation qui lui ferait prendre patience,que Mathilde accepta. D’ailleurs elle l’aimait et croyait en saloyauté. Après le repas, une langueur mortelle s’empara de ses espritset l’assoupit.

Quand son sommeil eut cessé, Mathildese trouva dans les bras de celui qu’elle aimait, mais qui, ne l’ayantpas respectée, venait de déposséder la pauvre fille du seul bienqu’elle possédât sur la terre, l’honneur ! Mathilde pleurabeaucoup ; Octave la supplia de lui pardonner, mit sa mauvaiseaction sur le compte des transports qu’il éprouvait pourelle ; il plaida sa cause avec chaleur ; il possédaitune grâce persuasive en la priant ainsi ; il était jeune, beauet aimé, circonstances atténuantes auprès de toutes les femmes, sipures qu’elles soient ; il insista tellement, que Mathilde luipardonna d’avoir brisé son avenir.

Voulant distrairesa victime, Octave la mena au bal où je l’avais rencontrée, après luiavoir d’abord fait voir le coup d’oeil du bal de l’Opéra.

Ensortant, Octave rencontra un de ses amis qui l’attendait.

Luidésignant Mathilde de l’oeil, il lui parla à l’oreille, mais pas assezbas pourtant pour qu’elle n’entendît pas ces derniers mots :

-Elle est charmante, n’est-ce pas ? Eh bien ! elle està moi ; son coquin de père me l’a livrée !....


V

Avoirfailli par amour, alors qu’on voulait rester pure, n’avoir pourconsolation d’une faute involontaire que l’espérance en celui pour quion l’a commise ; et, au moment où, dans ce grand naufrage dela vertu, l’on n’a pour se sauver que cette faible branche de laconfiance douteuse, la voir se briser entre vos mains défaillantes, etêtre obligée de maudire celui que Dieu nous donne d’ordinaire pourprotecteur naturel, parce que c’est lui-même qui vous a jetée dans leprécipice ; pour l’âme inexpérimentée d’une jeune fille,n’est-ce pas le malheur le plus grand, le plus cruel, le plusirrémédiable ?

C’est ce que Mathildecomprit de suite ; elle se laissa machinalement conduire dansla voiture qui devait la ramener rue de Lille. En passant sur le pontRoyal, l’air froid du matin la frappa au visage, et réveilla toutel’acuité de ses sombres pensées.

Elle songea à cepère, qui ne devait plus porter ce nom, car il l’avait indignementméconnu ; à ce jeune homme, endormi tranquille à côté d’elle,pour l’amour duquel elle aurait pu consentir à accepter la honte s’ill’avait assez aimée ; à sa bonne tante qui l’avait élevée, etqui n’était pas là pour la sauver d’un premier moment dedécouragement ; éperdue, sans boussole, oubliant ce Dieu bonqui a des consolations pour toutes les infortunes, si grandes qu’ellessoient, Mathilde prit une résolution extrême.

Lavoiture du comte se trouva arrêtée un moment rue du Bac, par desmaraîchers et des laitiers qui apportaient des provisions à cet immenseGargantua qui a nom Paris. Mathilde profita de ce temps d’arrêt, ouvritdoucement la portière et s’enfuit.

Arrivé chez lui,Octave ouvrit les yeux ; ne voyant plus Mathilde, il la fitchercher dans les environs.

Il était six heures dumatin ; Mathilde avait suivi la rue de Lille jusqu’à la ruedes Saints-Pères. La sentinelle, de faction à la porte de l’hôtel de la1ère division militaire alors établi au coin des deux rues, entendantdes pas précipités, formula un sonore qui vive ! mais quand ilvit une jeune fille en costume de bal, il la laissa continuer sa marchehaletante.

Courant toujours, elle se trouva enquelques minutes sur le quai. Mathilde hésita avant de descendre sur laberge, qui n’était pas complétement recouverte par l’eau. Le silence dela ville n’était interrompu que par le bruissement de la pluie quifouettait contre les vitres du quai Voltaire, et le clapotement continude la Seine ; la lumière blafarde des réverbères enveloppés debrouillard pâlissait encore devant un filet de jour naissant àl’horizon. Mathilde descendît rapidement.

En cetinstant solennel, une faible brise lui apporta les derniers échos de laromance de l’Éclair interprétée, comme on dit maintenant, par quelqueténor matinal du voisinage qui chantait en dépit du mauvaistemps :

    …..C’est l’espérance en l’avenir.
   Sans espérance, mieux vaut mourir !...

-C’est vrai, murmura Mathilde, sans espérance mieux vautmourir ! O mon Dieu ! pardonnez moi ce que je vaisfaire, mais je suis trop malheureuse !

Mathildeétait femme, elle eut peur d’une chute violente : semblable àces vierges des premiers siècles de l’ère chrétienne qui souffraient lemartyre en se laissant descendre peu à peu dans le brasier ardent oùleurs corps devaient être à jamais dévorés, elle s’assit au milieu desflots écumeux, croisa les bras sur sa poitrine, rejeta sa tête enarrière et ferma les yeux !

………………………………………

Lejour même, des mariniers trouvèrent arrêté contre une des arches duPont-Royal le cadavre d’une jeune femme.

On trouvasur elle une lettre signée Octave de….. ; son cadavre futapporté en sa demeure. Le jeune homme avait couru depuis le matin del’atelier de la modiste chez Maubray. Là, sans découvrir la retraite deMathilde, il avait appris le honteux trafic que ce père dénaturé avaitfait de son enfant ce qu’il n’avait pu soupçonner jusqu’alors. Ilrentrait donc chez lui indigné, jurant de réparer le mal qu’il avaitfait, sans penser qu’il fût si grand. Mais il n’était plus temps, il netrouva plus qu’un cadavre sans chaleur et défiguré. Ce fut alors queMaubray, encore sous l’influence des liqueurs qu’il avait bues toute lanuit et espérant maintenant, qu’il connaissait l’amant de sa fille, entirer de nouvelles ressources pour s’abrutir encore dans une ivresseimmonde, se présenta chez lui. En le voyant entrer et en entendant cetêtre dénaturé lui dire : - Maintenant que vous avez la fille,vous ne refuserez pas de l’argent à son père. Il le saisit avecviolence par le bras, et, l’entraînant vers le lit où l’on avait déposéMathilde, il souleva les rideaux qui la cachaient.

-Ta fille, monstre ? lui dit-il avec horreur, voilà ce que tuen as fait.

Maubray fut terrifié à ce spectacle, ilvoulut se pencher vers le lit ; mais Octave appela ses gens,et, afin que ce père dénaturé ne souillât pas les dépouilles de cetteinfortunée créature, il le fit jeter dehors comme une bête immonde.

Lesoir du dimanche gras, je partais pour Toulouse.

Lemercredi suivant, je lus aux nouvelles diverses de la Patrie, dansl’hôtel où j’étais descendu, le fait suivant :

« L’ona trouvé hier, au n° 11 de la rue des Maçons-Sorbonne, un homme et unefemme morts de combustion spontanée. Ces deux misérables s’adonnaientdepuis longtemps aux liqueurs alcooliques. La veille ils avaientrecueilli un petit héritage dont une partie aura servi à assouvir lafuneste passion, cause de leur mort. »

Seulje connaissais le secret de l’héritage. La fin de Maubray couronnaitdignement sa vie. Il y a une justice divine, quoi qu’on en dise.

Deuxans après je vins à Paris avec ma femme. Je la conduisis au bal del’Opéra. J’y rencontrai Julia qui, contrairement à mes prévisions,avait fait ce qu’on appelle une fin : elle s’était mariée etavait eu le bonheur de rencontrer un honnête homme, assez à son aise,et qui avait volontiers fermé les yeux sur un passé qu’on ne lui avaitpas caché, en comptant désormais sur l’avenir de la vertu de sa femme.

Étaient-ilsheureux ? Julia me l’a affirmé. En tout cas, il n’y avait queson mari qui eût pu se plaindre, et, en homme d’esprit, il ne l’avaitjamais fait.


VICTORHÉRAULT.

FIN.