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BAILLON, André(1875-1932): Délires.- Paris : La jeuneParque, 1927.- 150 p. ; 20 cm. Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndré Malraux de Lisieux (08.XI.2011) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@cclisieuxpaysdauge.fr, [Olivier Bogros]obogros@cclisieuxpaysdauge.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx: 00 144 00023939 8) Délires par André Baillon ~*~AGermaine LIEVENS PRÉFACE Mesdames, Messieurs, L’auteur de cette futurepréface avoue son embarras. Entendez qu’il sait parfaitement où il veuten venir. Seulement il ignore par quelle voie. En comptant sur les doigts, ily a trois catégories de lecteurs. Ceux qui lisent un livre de bout enbout en commençant par la préface ; ceux qui négligent cette préface ;ceux qui n’y pensent qu’à la fin. L’auteur vise ces derniers. Ilvoudrait leur démontrer qu’une introduction n’est pas une table desmatières, qu’il est contraire à toute logique d’atteler la charruedevant les bœufs, que... Et comment le leur dire à temps, puisque pardéfinition ils liront cette démonstration lorsqu’il sera trop tard ?Supposons le problème résolu. Ce livre s’appelle DÉLIRES. Délires avec un S.Cette lettre en soi n’a rien d’antipathique. Elle prend ici un petitair de pluriel qui ne laisse pas d’inquiéter. Encore s’il s’agissait dedélires amoureux. L’homme et la femme n’en sont pas à quelques déliresprès, paraît-il ; et dix S conviendraient mieux qu’un seul. Mais, dansles deux récits qui suivent, il est question du vrai délire, celui queles dictionnaires sérieux définissent par l’expression : perdre laboule. Si dans la première histoire, un personnage perd réellement laboule – provisoirement, espérons-le – dans la seconde, mon Dieu, leschoses se passent d’une façon si simple, tellement dans l’ordre, quel’on se demandera : où est le délire ? Il est recommandable à chacund’être en relation avec un ou deux psychiatres. Ce sont des genscharmants. Autrefois, ils portaient les cheveux longs, ramenés enarrière à la Charcot, afin de ne rien cacher du front, Sorbonne augustede la pensée. La crinière ne se porte plus en psychiatrie. Pas plus quel’hystérie, d’ailleurs. Babinski (grand saint Antoine, est-ce bienBabinski ?) Babinski a changé tout cela. L’hystérie est une blague etle psychiatre moderne ressemble à tout le monde. Même on en voit quiinclinent leur chapeau légèrement sur le côté dans un charmantlaisser-aller, au goût du jour. Seulement, il y a leur regard.Par exemple, leur premier coup d’œil, quand ils enveloppent et jugentun malade qui ne se doute pas que la consultation est déjà commencée.Le spectacle est très beau, pourvu que l’on n’y soit pas directementintéressé. Il devient encore plus beau, quand le malade, sans en avoirl’air, sait parfaitement que son médecin l’observe. Et le drame toucheau pathétique, quand le médecin, et toujours sans en avoir l’air,poursuit son observation en sachant que le malade sait. De l’un àl’autre, c’est une guerre éternelle de petites ruses, tantôt cordiales,tantôt féroces, toujours chargées d’intelligence, car, si le psychiatrea de la finesse, il n’est pas de malades plus malins, plus éveillés et,pour tout dire, plus subtilement sur leurs gardes que ceux qui selivrent... ou ne se livrent pas à sa direction. Pour en revenir à L’Sde DÉLIRES, le connaisseur d’âmes, au regard lucide,vous dira, en termes plus étudiés bien entendu, qu’entre ce qui se voitet ne se voit pas, entre l’écoulement d’eau goutte à goutte et lacascade à gros bouillons, entre le délire forcené et le raisonnementqui suit en paix son bonhomme de chemin... sur une fausse piste, c’estcomme dans certaine fable où « le plus âne des trois n’est pas celuiqu’on pense ». Voilà bien des détours pourdeux pauvres petites histoires qui ne cachent pas tant d’intentions.L’auteur eût été mieux avisé en alignant simplement quelques-uns de cesdictons qui arrangent tout et ne prouvent rien. Par exemple : Telle mère,tel mari. Plus on estde fous, plus on rit. Hâte-toilentement. Le baptêmeest un sacrement. Tout faitfarine au moulin. Ne fais pasaujourd’hui ce que tu peux remettre à demain. A. B. ~ * ~ DES MOTS DRAME CÉRÉBRAL I POUR autant qu’on puisse le savoir, cela commença commececi : Ils tournoyaient dans la cuisine. Il comprit : - Ardent lévier. Il fit : - Qu’est-ce que tu dis ? - Ardent lévier. - Qu’est-ce que tu dis ? Elle répondit : - Il ne faut pas jeter le marc dans l’évier. Certes, il ne faut pas jeter le marc dans l’évier : le marc bouchel’évier. Ce sont des conversations de ménage. Il rit : - Tu as raison. Il ne faut pas jeter de marc dans l’évier. Il ne fautpas jeter de... Tiens ! pourquoi, coup sur coup, répétait-il : - Il ne faut pas jeter de marc dans l’évier. Il avait un peu mal, dans la tête, là par derrière, sous l’os. C’était un long très maigre, avec une tête de bon chien triste. Ils’amusait parfois devant une glace : « Tiens Fox, un su-sucre. » Ilsouriait et dans la glace, avec sa tête de bon chien triste, Foxsouriait aussi. D’autres ainsi se découvrent un bouton ou s’arrachentun poil dans le nez : petites manies quand on est seul avec soi. Pourle reste, son but était : des livres. Avec le même but, il y en a quis’appellent : « Homme de lettres. » On dit de même : « Femme de ménage.» Il était plus modeste. Il avouait : - Je vis mes histoires. Le lendemain, il écrivait. Une petite chambre, une table, une chaiseet, parce qu’il faisait froid, un poêle dans la fumée. Toujours son maldans la tête. Sa plume traça : - Il ne faut pas jeter de marc dans l’évier. Zut ! une bourde !... Écrire des bourdes, c’est qu’on est fatigué etmême davantage. Oui, peut-être ! Les amis conseillaient : - Mon cher, repose-toi. Tu t’es surmené. Surmené comme surhomme ! Quel grand mot ! Mais non, il ne s’était passurmené. Comment l’eût-il été ? Depuis des mois, il n’avait plus touchésa plume. Il avait soigné sa Germaine. Voyons ! se surmène-t-on àsoigner sa Germaine ?... Allons ! sa phrase. Il médita. Il commença : - Il ne faut pas... Ah ! non, alors ! Allait-il gâcher son temps à des enfantillages ? Desmois sans écrire. Toujours laborieuses, ces mises en train. Il pensaittrop à Germaine. C’est vrai qu’elle avait été malade. Et fort ! Elleparlait tout le temps. Elle annonçait : « Je vais me taire » etrecommençait à parler. Un esprit parlait en elle. Elle était son épouseen Dieu. Folle !... un si beau cerveau et lui : le cocu d’un Esprit !Bah ! c’était fini. Plus folle, bien guérie, bien d’aplomb. L’usine,comme ils disaient, en pleine activité : elle, à son piano et ses notes; lui, à sa table et ses phrases. Elle travaillait. Il l’entendait :Boum... boumboum ! Quelle poigne ! Une poigne pour Beethoven. Toujoursgrand ce Beethoven ! - Allons, vieux, travaille comme elle. Il aligna des mots. Cela fit une phrase. Il l’essaya. A la bonne heure,elle marchait bien. Il aimait les phrases venues d’un coup et marchantbien. « Une phrase qui d’un pas égal pose les pieds où il faut pourarriver où elle doit, écoutez comme elle marche : elle marche avecrythme... » Il avait écrit cela un jour. La nouvelle phrase se campait.Avec son marc dans l’évier, ce qu’il était bête tantôt. En avant lasuivante... Quand même sa Germaine ! Il paraît, c’est toujours ainsi. Pendantqu’elle était malade, comme elle le détestait ! Un assassin ! elle lecroyait un assassin : il avait tué une femme. « Assassin ! Maudit, vacrever à la rue !... » Comme elle lançait ces mots ! Ils frappaient dur– la nuit surtout. Et quand, par pénitence, elle ne voulait pas avalersa salive. Des deux mains, elle retenait sa langue : « Je n’avaleraipas ma salive ; je n’avalerai pas ma salive, je n’avalerai pas masalive. » La langue prise, cela gargouillait ! Quel cauchemar !...Tatata ! Oublié tout cela. Les derniers temps, elle l’appelait : « Monpetit fieu du Bon Dieu. » C’était pénible, mais il aimait bien ce nom. - Allons ! petit fieu du Bon Dieu, travaille ! Et les amis ! Ah ! s’il les avait écoutés ! Ils parlaient sur le seuil,sans entrer : « Mon cher, comment va-t-elle ? Et toi ? Sois prudent. Onne vit pas impunément dans une telle atmosphère. » A les entendre, saGermaine, on l’eût enfermée. Ah ! non, n’est-ce pas ? Il se devait à saGermaine. Son cerveau à lui, il l’eût sacrifié pour sauver celui de saGermaine. D’ailleurs, il avait un cerveau solide, ayant fait déjàd’autres pirouettes et retombant toujours sur ses pattes. La preuve :après des mois, il le tenait entre ses doigts, devant sa table, àfabriquer des phrases... Il écrivit : - Marie était... Mon Dieu ! écrire « Marie », quand on pense « Germaine », on n’y estpas. Marie était celle du roman en cours, une brave femme, une grossemaman de femme, dans le genre d’une Marie qu’il avait aiméeautrefois... Eh ! oui, on se quitte, l’affection reste, il voyaitencore cette Marie. Mais c’est loin « autrefois ». Plus volontiers, ileût écrit « Germaine ». Bah ! on a commencé, il faut bien qu’onachève... Voilà : - Marie était... Du diable ! qu’est-ce qu’elle était Marie ? Ce mot qu’il cherchait, cesacré mot s’obstinait à s’enfuir. Sans doute à cause des boum... boumde Germaine. Quelle poigne ! Toujours grand ce Beethoven ! Tout demême, elle avait peut-être tort. C’est beau, le piano, mais quand on aeu le cerveau malade, il est bon de le ménager... S’il allait ladistraire un instant : Il alla : - Eh bien ? Tu es contente ? Il marchait bien ton Beethoven. Comment ? Elle ne jouait pas du Beethoven : - J’ai cru cependant... Elle dit : - Tu t’es trompé. Elle ne jouait même rien du tout. Le piano clos, elle feuilletait unlivre : - Tu vois, je lisais... Et toi, cela marche ? Tu es si rouge ! Rouge ! Quoi rouge ? Qu’est-ce que cela fait que l’on soit rouge ?Quand on travaille, on est toujours un peu rouge. Il dit : - Ne t’inquiète pas. Repose-toi. Moi, je retourne à mon roman. Comme c’est bizarre ! On entend des notes : elles ne vivent que dans latête. D’où viennent-elles ? Et puis rouge ! Il se planta devant saglace. - Bonjour, Fox. Nous sommes rouges, paraît-il. Prends ton su-sucre. Etmaintenant au travail. Tiens ! que s’était-il passé ? Sa phrase, sa bonne phrase de tantôt, onla lui avait biffée !... Qui ? Qui donc lui avait biffé sa phrase ?Allons ! allons ! il n’allait pas s’énerver. Personne ne vous biffe unephrase. Il l’avait biffée lui-même sans y penser : une distraction. Iln’y avait qu’à la récrire. Voilà... Il prit sa plume, il réfléchit, ilécrivit : - Il ne faut pas jeter de marc dans l’évier. II IL dormit mal. Ah ! ces nuits ! Il ne l’eût pas dit àGermaine, mais depuis quelques nuits, il dormait de plus en plus mal ;il ne voulait plus dormir. L’horreur déjà de se glisser dans ce lit où,des jours et des jours, elle avait crié : « Assassin ! Tueur de femmes! Va crever dans la rue ! » Tous ces cris que l’on a entendus, que l’onrecommence à entendre, dès qu’on s’oublie à fermer l’œil ! Il regarda Germaine. Elle dormait bien, elle. Plus agitée du tout,calme, au bout des doigts ces petites secousses comme toujours, parcequ’une main de pianiste, même en dormant, frappe encore sur lestouches. Une belle artiste ! Un beau cerveau ! S’il l’embrassait ? Il se pencha. Eh ! qu’allait-il faire ? Caresser ce front, en avait-il le droit ? Cesont des choses qu’on ne s’avoue pas : si elle avait été malade sous cefront, à qui la faute ? A qui ? Parbleu !... N’est-ce pas ? on estécrivain, on combine des histoires, on imagine des personnages,certains, on les aime si fort qu’on les devient. Par exemple ce Valèredont les pouces se serraient en amour autour du cou d’une vieillefemme. Si, si. Il l’avait senti si fort que ses mots en écrivants’étaient enfoncés comme des pouces dans ce cou de vieille femme. Il enavait même pris de la joie, une joie venue du diable, de réaliser surle papier le mal qu’il n’eût osé dans la vie. Avec cela, on est lâche.Ce beau cerveau de Germaine que l’on aime, on le connaît depuisl’enfance, on le sait un peu naïf, on s’amuse à le chipoter : voir cequi arrive. Un jour, n’avait-il pas essayé ? « Tu sais, quand Valèreétranglait cette femme, c’est arrivé, c’est vrai ! » Un autre jour : «A toi, je l’avoue, ce Valère, c’est moi... » Ou plutôt non, ce n’étaitpas ainsi. Ce livre que l’on écrit, ce livre dont on parle, que l’onvit : on mêle le vrai et le faux. Elle, la première, avait dit : « CeValère, c’est toi » et lui, encore tout chaud : « Oui ! » Voir ce quiarrive ! Ce qui arrive ? Ah ! bien oui... Pendant des mois, une femmese replie dans la terreur, le dégoût parce que... et l’homme n’y penseplus. Puis folle ! « Assassin !... Tueur de femmes !... Va crever dans la rue ! » Encoreces mots, s’il les avait simplement entendus. Mais les voir ! Plein lachambre, sur les chaises, accrochés aux barreaux du lit, sur l’armoire.Comme elle quand elle les prononçait, ils avaient les joues deGermaine, le nez de Germaine, ce masque horriblement boursouflé, quiétait le visage de Germaine et ne ressemblait plus en rien au visage deGermaine. Et ils roulaient des yeux, tordaient la bouche, se tenaientdes deux mains la langue, parce qu’ils ne voulaient pas avaler leursalive. On a beau dire que de tels mots n’existent pas. Quand même illes voyait. Et puis : « Assassin !... Tueur de femmes... Va crever dans la rue !...» Qui lui prouverait, après tout, qu’il n’avait pas tué une femme ?Hein ! sa joie quand, mot par mot, il écrasait sous les pouces le coude cette vieille femme ! Et puis, il avait promis : « Mon cerveau, pour sauver le sien, je donnemon cerveau. » C’était justice. Maintenant, le cerveau était sauvé.Alors ces mots qu’il entendait, ces mots qu’il voyait, s’ils venaientréclamer ce qu’il avait promis. Il dormit mal. Il se tenait sur ses gardes. Quelque chose allait seproduire. Il sentait plus violent déjà dans la tête son mal : là parderrière, sous l’os... Le lendemain, il ne pensait à rien. Il regardait Germaine. Il entendit : - Il ne faut pas jeter le marc dans l’évier. Zut ! On ne jette pas du marc dans l’évier. Qui est-ce qui jetait dumarc dans l’évier ? Qu’est-ce que cela lui faisait que l’on jetât dumarc dans l’évier. Elle n’allait pas recommencer, cette blague ! Germaine, devant son piano, ne jetait pas du marc dans l’évier. Elleétudiait son Beethoven : Pam... pam-pam ! Toujours grand ce Beethoven !Il dit : - Je vais faire comme toi. Je vais travailler. Il s’enferma dans sa chambre. Il alla vers son miroir : - Un su-sucre, Fox ? Nous avons les yeux tristes, un peu hagards.Qu’est-ce qu’il y a ? Bah ! Au travail, Fox. Il reprit sa phrase de la veille. - Marie était.. Qu’est-ce qu’elle était, Marie ? Tiens ! « Marie, » le mot sur lepapier bougea, se souleva, prit un corps, puis deux ailes, s’envola et,droit par l’œil, lui entra dans le cerveau. Cela se mit aussitôt àronger. Mais non ! Que les mots, la nuit, fissent des grimaces il lesavait. Mais en plein jour, les mots ne prennent pas d’ailes, les motssont des signes, les mots ne deviennent pas des mouches qui entrent parun œil pour vous ronger le cerveau. La preuve : il courait là, sur sapage. Du bout du doigt, il l’aplatit. Mort ! Cela fit une tache. Certes, non, il n’avait pas peur ! Voir ce qui arrive ? Il essaya d’unautre mot : - Était. Vraiment oui, le mot vivait. Des pattes, une carapace, un bout detrompe, on aurait dit de ces bêtes qui percent le bois. Elle grimpa lelong du porte-plume, puis droit par l’œil lui bondit dans le cerveau.Cela se mit aussitôt à ronger. Ah ! ah ! une bête. Elle se traînaitd’ailleurs sur le papier : - Tiens bête ! Sous l’ongle, il l’écrasa. Cela fit une deuxième tache. Voir ce qui arrive ? Au hasard, il traça : - Il ne faut pas jeter le marc dans l’évier. Cela grouillait ! Ce n’était pas des vers, puisqu’ils agitaient despinces et aussi des pattes comme des homards. Mais ils avaient un corpsde ver. Il eut tout juste le temps. Il abattit le poing : - Tenez vers ! Quelle bouillie ! Sa pagne en fut souillée. Le singulier roman qu’ilécrivait là ! Il pensa : - Je vais montrer mon ouvrage à Germaine. Pam-pam-p... Beethoven resta une main en l’air. Elle regarda. Elle dit : - Eh ! bien, c’est à cela que tu travailles ? Des pâtés d’encre ! Où voyait-elle des pâtés d’encre ? Il expliqua : - C’est du jus de mots. Elle fit : - Évidemment ! L’encre, c’est du jus de mots. Pauvre Germaine ! Elle ‘était guérie : quand même, il restait quelquechose. Il précisa : - Comprends donc : ce n’est pas de l’encre. Ces mots vivaient. Je lesai tués. Tu vois ? Là et là. Il montra les places. Puis il se fâcha parce qu’elle soutenait : - Tu dis des bêtises. Après, oui, il dut en convenir : - En effet, c’est de l’encre. Il en avait plein les doigts. Elle dit alors : - A la bonne heure. D’ailleurs, tu le sais bien, on ne tue pas les mots. On ne tue pas les mots ? Évidemment, on ne tue pas les mots. Mais si onne tue pas les mots, ils vivent et s’ils vivent... Ils étaient dans soncerveau. Il les sentit. Sa pauvre tête, mon Dieu ! comme les mots yrongeaient. Il comprit et tout aussitôt comprit autre chose. Il avait dit : « Jedonne mon cerveau ». Les mots lui prenaient son cerveau. Il prononça : - Ce qui arrive est juste. Et ces mots comme les autres entrèrent et lui rongèrent le cerveau. Il retourna dans sa chambre et miroir fut un mot avec un chien quisourit et vous mord le cerveau. Il ne fut pas surpris : il fit quelquespas et, comme s’il avait marché dans une fourmilière, des motscoururent sur ses pieds, des mots coururent sur ses jambes, des motscoururent sur ses mains, des mots montèrent vers sa tête, des mots quicherchaient et trouvaient son cerveau. Ils étaient comme ils sont quandles mots vous cherchent le cerveau : avec des dards d’abeille, avec desgriffes de lion, avec des ailes comme des oiseaux, avec d’ignoblesbarbes d’homme, avec le masque boursouflé qui ne ressemblait plus auvisage de Germaine : là un mot qu’elle avait lancé, là un mot qu’ilavait écrit, là un mot qu’il avait pensé, là un mot qu’il avait dit.Mon Dieu ! pourquoi, dans sa vie, avait-il animé tant de mots ? Mais, il n’était pas fou. Germaine avait été folle. Tandis qu’elleétait folle, elle annonçait : « Je vais me taire » et ne cessait deparler. Lui, il pouvait se taire. Il dit : - Il ne faut pas jeter de marc dans l’évier. Mais ce qui arrive estjuste. Et d’abord, plus jamais je ne m’assoirai sur une chaise. Maplace n’est plus sur une chaise, ma place est par terre, humblementprès du poêle. Il s’assit près du poêle. Il était libre de se taire. Il continua deparler : - ... et poêle est un mot qui porte dans son ventre des intestins deflamme, et flamme est un mot qui vous brûle le cerveau avec sa languede flamme. Ce qui arrivait était juste. Ces mots, puisqu’ils voulaient soncerveau, il ne repoussa pas ces mots. Il était toujours libre de setaire. Il dit : - Je laisse entrer ces mots. Il y a les mots et mot est un mot avectrois pinces à me pincer le cerveau. Il y a les mots : on leur dit : «Viens ici, gentil petit mot. » Avec un peu d’encre, sur le papier on lecolle : cela fait un mot. Avec un peu d’encre sur le papier, on colled’autres mots : cela fait d’autres mots. Encore des mots : de mot enmot, cela fait des phrases en mots. Encore des mots : de mots en mots,cela fait des livres en mots. Des livres en mots avec des Valère enmots et leurs pouces en mots qui vous cherchent et vous étranglent lecerveau. Mais les mots dans des livres sont des mots qui vivent. Alorscomme des mots qui vivent, ils sortent de votre livre, car on ne tuepas les mots. Pourquoi ces mots qui vivent sortent-ils de mes livres,pourquoi me rongent-ils le cerveau ? Parce qu’on ne tue pas les mots.Parce que j’ai dit : « Voilà, je donne mon cerveau. » Et ce qui arriveest juste. Il pensa à Germaine. Il expliqua : - Chère Germaine, tu m’as dit : « Ce mot vous saute aux yeux, » alorsce mot vous saute dans les yeux. Chère Germaine, tu m’as dit : « Cestyle est vivant, » alors ce style est vivant, chacun des mots de cestyle est vivant. Les mots ne sont morts que dans les dictionnaires.Mes livres ne sont pas des dictionnaires. Et ce qui arrive est juste,parce que j’ai dit : « Voilà, je donne mon cerveau. » Ainsi les mots merongent le cerveau ; ils copulent dans mon cerveau ; ils piquent leursœufs dans mon cerveau ; ils éclosent dans mon cerveau ; il y en a quimeurent dans mon cerveau. Pouah ! ceux qui meurent, comme ils puentdans mon cerveau ! Mais ce qui arrive est juste. Il eut un souvenir et pour mieux y penser s’allongea par terre, là oùc’était désormais sa place pour que les mots pussent plus vite rongerson cerveau. Un jour avec un ami, il avait été à la chasse. Il n’eût pas tiré sur unlièvre, même étant Valère il n’eût pas tiré sur une femme. L’ami avaittiré sur le lièvre, il l’avait blessé, ils ne l’avaient pas trouvé.Plus tard seulement, lui, il l’avait trouvé. Il ne restait que des os.Les fourmis l’avaient rongé. Les fourmis sont des mots à vous ronger lecerveau. Ainsi comme le lièvre, ils rongeaient son cerveau. Il n’enresterait que des os. Mais cerveau est un mot. Il n’avait pas decerveau. Il avait un mot comme cerveau. Il alla trouver Germaine. Il dit : - Je n’ai pas de cerveau. J’ai un mot et d’autres mots mangeront cecerveau. Elle ne pouvait pas comprendre. - Ne blague pas. Tu dis des bêtises. Il ne disait pas de bêtises. Et bêtises fut un mot qui rongea soncerveau. Pourquoi discuter ? Elle était guérie, mais restait toujours un peufolle. Et ce qui arrivait était juste. Il retourna dans sa chambre. Il y courait plus de mots. Il reconnutValère et ses deux pouces en mot pour étrangler son cerveau. Il seremit par terre et c’était maintenant sa place. Il n’était pas fou. Ilétait libre de se taire. Il annonça : - Je vais me taire. Il dit : - ..... III ILS étaient au lit. Germaine dormait. Par une fente, surle plancher, goutte à goutte, la pluie gouttait. C’était la pluie...Les autres nuits, oui, c’était la pluie. Mais aujourd’hui !... Une goutte toquait... une goutte toquait... puis à la file – trois... Une goutte toquait... une goutte toquait... puis à la file – trois... Une goutte... La première était pour l’œil, la deuxième était pour l’œil, puis à lafile trois pour la tête, dans le trou qu’il avait. Déjà très grand dans la tête le trou qu’il avait !.... Les motsrongeaient, c’était la nuit... Chut ! Germaine dormait. Les mots rongeaient, c’était la nuit... Chut ! Germaine dormait. Déjà très grand dans la tête, le trou qu’il avait. Un mot venait, unegoutte toquait. Un mot venait, une goutte toquait. Puis à la file –trois... Germaine dormait... Plus grand dans la tête, le trou qu’ilavait ; - Germaine ! Chut ! Germaine dormait. Une goutte toquait, un mot venait. Une goutte toquait, un œil pleurait.Puis à la file trois, dans le trou de la tête où les mots rongeaient,des mots tombaient. - Germaine !... Germaine ! Chut ! Germaine dormait. - Germaine !... Germaine ! Chut ! Germaine dormait. La peur venait... Germaine dormait. Par une fente sur le plancher,goutte à goutte, la peur toquait... Les autres nuits, oui, c’était lapluie. Mais aujourd’hui !... Une goutte toquait, un mot rongeait. Une goutte toquait, un cœur tremblait. Puis à la file trois ! Oh ! dans la tête le grand trou qui s’ouvrait. - Germaine ! Germaine !! Germaine !!! Chut ! Germaine dormait. - Germaine ! Chut ! Germaine dormait. IV ET ce fut tout pour les mots. Vint un jeudi. Quand Germaine était malade, elle se raidissait : « Jevais tout à fait bien, je vous l’assure. » Mais lui, sans se raidir, ilallait tout à fait bien, je vous l’assure. Sa tête, soit, elle luifaisait mal, là par derrière, sous l’os. Mais il avait ce droit... Pourle reste : tout à fait bien, je vous l’assure. Le jeudi, il passait une heure chez Marie, celle de ses livres, oui,pas une maîtresse, pas sa femme comme Germaine, une espèce de maman.Germaine le voulait bien – tout à fait bien, je vous l’assure. Quand il entra, Marie cousait des chemises. Qu’eût-elle fait, Marie,sinon coudre des chemises ? Plus exactement dans la chemise, ellesurfilait une boutonnière. Elle demanda : - Comment vas-tu ? Mieux ? Mieux ? Pourquoi mieux ? Il répondit : - Mais oui, Marie, je vais tout à fait bien, je te l’assure. Elle pensa à Germaine. Elle demanda : - Et chez toi ? Cela va bien ? - Tout à fait bien, je te l’assure. Elle sourit : - Alors, je suis contente. Moi, tu vois... - Oui, Marie, je vois : tes chemises. C’était parfait. Elle aussi, elle allait tout à fait bien, je vousl’assure. Chez Marie, il aimait de venir, puis il aimait de s’en aller. Ilregarda l’heure à une petite montre qui pendait au mur. Il avait oubliéla sienne. Neuf heures. Il attendit un peu, il s’informa : - C’est de la flanelle ? - Non. Du coton. - J’aurais juré de la flanelle. Et de nouveau, il regarda l’heure. Toujours neuf heures. Ah ? Le tempsne passait pas vite. Il regarda autour de lui. Marie cousait dans sacuisine : la table, le poêle, une cafetière, naïvement trop grande pourune Marie toute seule, l’évier. Il sentit un petit choc. Il dit : - Tu sais ? Il ne faut pas jeter du marc dans l’évier. - Bien entendu, fit Marie. Je boucherais l’évier. Pourquoi dis-tu cela ? - Pour rien, Marie. J’ai dit cela, comme j’aurais dit autre chose. Celacrée des malentendus quelquefois : ardent l’évier. Tu comprends ? - Non, dit Marie, je ne comprends pas. - Ne t’inquiète pas. Je dis cela pour... Et pour la troisième fois, il regarda l’heure. Tiens ! toujours neuf heures ! Il observa : - Elle ne marche pas, ta montre. - Non, dit Marie, elle est cassée. Bon, cassée. A cela rien à répondre. Ce ne fut qu’un peu plus tard.Pourquoi Marie accrochait-elle au mur une montre qui ne pouvaitindiquer l’heure puisqu’elle était cassée ? Et puis, on ne casse pascomme cela une montre. Il dit : - Peut-être n’as-tu pas donné à manger à ta montre. Donne-t-on à manger à une montre ? Non. Il savait bien comment on faitmarcher une montre. Il avait dit cela pour rire, pour gagner du temps,et aussi parce qu’il avait faim. Marie aurait dû comprendre. Elle necomprit pas : elle fit celle qui ne comprend pas. Elle achevait uneboutonnière. Elle l’approcha de sa bouche et en coupa le fil avec sesdents. Il vit bien, elle mordit ce fil avec rage. Elle dit : - On ne donne pas à manger à une montre. Et aussitôt montre fut un mot avec des roues qui tournèrent pour rongerson cerveau. Ce qui arrivait était juste. Mais il ne voulait pas quecela se produisît ici. Il essaya de se défendre : - Ne te fâche pas. Je ne te reproche rien : tu es libre. Simplement, jeconstate, tu as oublié de donner à manger à ta montre. Cette explication aurait dû suffire. On donne ou ne donne pas à mangerà une montre, puisqu’il donnait, lui, son cerveau à ronger à la montre. A Marie, il ne pouvait le dire. Mais elle n’avait qu’à répondre unpetit mot, par exemple : « Tu as raison, je vais donner à manger à mamontre. » Il n’eût plus été question de rien. Eh ! non : elle fit ceque faisaient les autres depuis quelques jours. Elle dit : - Ne blague pas. Tu dis des bêtises. Alors, il fut évident que l’on donne à manger à une montre. Et puis, ilne voulait pas que Marie dise qu’il disait des bêtises. - Je jure, fit-il, je jure que tu te trompes, que vous vous trompeztous quand vous dites que je dis des bêtises. Toi, Marie, tu sais queje ne dis pas de bêtises, que quand je dis : « Tu as oublié de donner àmanger à ta montre, » moins que jamais je ne dis des bêtises... Il s’arrêta. Elle eut le geste de quelqu’un qui laisse là sa couture,parce que son lait se sauve. Le dé tomba, l’aiguille tomba et lachemise sur le tout. Pourquoi ces chutes l’une après l’autre ? et ellele regardait avec ses yeux comme autrefois quand il se plaignait : «J’ai mal à la tête. » Mal, oui il l’avait. Mais il ne se plaignait pas.Il fallait à tout prix qu’elle comprît que l’on donne à manger à unemontre. - Voyons, pourquoi dis-tu ?... Un canari, tu lui donnerais des graines.Ton poêle, tu le bourres... Alors ta montre... Peut-être ne t’ensouviens-tu pas... Tu le fais sans y songer... Pourtant, réfléchis...Tous les jours tu donnes à manger à ta montre... Tu sais bien que tousles jours tu donnes à manger à ta montre. Tu sais bien que tous lesjours tu donnes à manger à ta petite montre, que tu donnes tous lesjours à manger à ta pauvre petite montre. Il l’embrassa. Et vous voyez, Marie était bonne. Quand on l’embrassait,elle finissait toujours par comprendre. Elle se mit à pleurer sur lesmalheurs de cette pauvre petite montre. Elle dit : - Eh bien soit ! Je vais donner à manger à ma montre. A la bonne heure. Il fut content. Mais que donnerait-elle à manger à samontre ? Il fit : - Ne pleure plus... Dépêche-toi. Je suis curieux. Et voici. Elle prit des œufs, elle en prit trois. Elle les cassa dansun poêlon, elle les fit cuire, puis elle le posa devant lui : - Mange, mon petit. Et elle ne pleurait plus. Ainsi l’heure fut dépassée. Il sortit. Il allait tout à fait bien, jevous l’assure. Il allait comme on va quand on a mangé trois œufs. Ilavait mangé trois œufs. Alors pourquoi ?... Pourquoi, quand il rentra,Germaine eut-elle ce mauvais regard ? Il souriait, il se disposait àlui dire : « Bonjour » ensuite il l’eût embrassée. Elle le tint àdistance : - Eh bien ! cela va ? Quelles nouvelles ? Une telle question ! C’était clair : elle connaissait déjà l’histoirede la montre ; elle soupçonnait Dieu sait quoi à cause de l’histoire dela montre. Il expliqua : - Elle ne marchait pas, sa montre... Nous nous sommes un peuchamaillés. J’ai dit : « Cela ne m’étonne pas : tu as oublié de donnerà manger à ta montre. » Ces mots devaient suffire. Il n’avait rien fait de mal. Germainen’avait qu’à répondre : « C’est évident. » Il l’y invita : - N’est-ce pas, Germaine ? Eh non ! Elle n’avait pas sous la dent du fil à boutonnière où passersa colère. Elle trancha : - On ne donne pas à manger à une montre. Pourquoi prolonger cette histoire de montre ? Il précisa : - Mais si voyons. La preuve, elle a cuit trois œufs. Je les ai mangés. Elle eut le mauvais sourire des femmes qui ont tort. Elle fit ce quefont toutes les femmes qui ont tort. Elle parla d’autre chose. Elle dit: - Trois œufs, après ton premier déjeuner, tu es un fameux gourmand. Elle ne dit pas « gourmand », elle prononça un autre mot, mais parpolitesse, il interpréta gourmand. Alors pourquoi ? Pourquoi disait-elle : « Tu dis des bêtises ? »Pourquoi niait-elle : « On ne donne pas à manger à une montre » ?Pourquoi prononcer un mot que par politesse il interpréta : « gourmand» ? Sa pauvre tête ! Il allait si bien, je vous l’assure. Sa pauvretête ! les mots se remirent à ronger. Et ce qui arrivait était juste. L’après-midi, il sortit. Il avait annoncé à Germaine : - Je vais voir mon ami. L’ami, c’était l’Ami, le seul Ami, le cher Ami. Comme il était contentede revoir le seul Ami ! Il faisait beau. Il marcha vite. Chut ! on nepense pas aux mots quand on va chez l’Ami ; on ne pense pas à la montrequand on va chez l’Ami. Pas un mot, il ne dirait pas un mot de lamontre à l’Ami. Quand il fut chez l’Ami, il dit : - Je me suis querellé avec Marie. L’Ami s’étonna : - Ah ! Pourquoi ? Il expliqua : - A propos d’une montre. Elle n’avait pas donné à manger à sa montre. Ainsi, sans le vouloir, il en revenait à parler de la montre. L’ami neparut pas surpris. Sans doute, connaissait-il l’histoire ? Il s’informa: - Et vous, que donnez-vous à manger à votre montre ? Lui ? Ce qu’il... Depuis des années, il ne s’occupait plus de samontre. Montre est un mot avec des roues qui tournent pour ronger lecerveau. Il ne pouvait le dire. Ils buvaient du café. Il supposa auhasard : - On donne du café à manger à une montre. Puis il rit, car c’eût été drôle de donner du café à manger à unemontre. L’ami rit aussi : - Farceur. Pourquoi farceur ? Il ne précisa pas. Ils parlèrent d’autre chose.L’Ami disait des phrases pour voiler le problème de la montre, car ilspensaient, tous deux, au problème de la montre. Il sortit. Il marchait à travers champs. Il allait tout à fait bien, jevous l’assure. Il ne pensait plus à la montre. Il ne pensait plus auxmots. Les mots sont peut-être des grenouilles qui sautent sans chemisecomme des femmes nues dans un pré. Ah ! Ah ! Il traversait un pré, ilvit ces grenouilles. Il en prit une. Elle avait sous la gorge quelquechose qui battait comme le tic-tac d’une montre. Ah ! oui, la montre.Il réfléchit : - Mon Ami a dit : « Et vous, que donnez-vous à manger à votre montre ?» Il n’a pas dit : « Je ne crois pas qu’on donne à manger à une montre.» Donc il croit ou ne croit pas. Pourquoi ? Pourquoi comme Germaine,pourquoi comme Marie ne pas dire ce qu’on donne à manger à une montre ? Il rentra. Germaine au piano travaillait son Beethoven. Chère Germaine.Pam... pam-pam ! Toujours grand ce Beethoven... Il dit : - Je ne veux pas t’inquiéter. A toi je ne parlerai jamais de la montre. Et ce qui arrivait était juste. Il se réserva pour le samedi. Le samedi, il rencontrait d’autres amis,chez l’Ami. Quand Germaine était malade, ils avaient dit : « Méfie-toi.On ne vit pas impunément dans une telle atmosphère. Toi surtout ! » Ilssavaient tout. Ils connaissaient l’histoire de Valère. Ilsconnaissaient probablement le problème de la montre. Ils connaissaientcertainement le problème de la montre. Ils se réunissaient uniquementpour résoudre le problème de la montre. Alors, qu’en diraient-ils ? D’abord ils ne parlèrent pas de la montre. Ils s’étaient réunis avantlui. Ils dirent : - Vous allez-bien ?... Reposé ?... Avez-vous vu un médecin ? Tout cela pour gagner du temps et ne parler que plus tard de la montre.D’ailleurs, attention ! Voir un médecin. Pour Germaine aussi, ilsavaient parlé de voir un médecin et cet homme à peine entré : «Dangereuse pour elle, dangereuse pour les autres, il serait prudent del’enf... » Ah ! non, il n’avait pas voulu. Il répondit : - Je vais tout à fait bien, je vous assure. Pourquoi, parlez-vous d’unmédecin ? Vous savez que je ne suis pas... Il attendit, et comme on crie : feu : - Fou. Ils rirent tous ensemble : - Mais oui, mais oui, nous le savons, vous n’êtes pas... Puis, comme on crie : feu : - Fou. Gare ! A Germaine aussi on avait dit : « Mais oui, mais oui, nous lesavons... » Donc ils le traitaient en fou. Il pensa que pour Germaineil avait livré son cerveau. Il fit : - Vous dites que je ne suis pas fou, pour la simple raison que vous mecroyez fou. Pourtant je ne suis pas fou. Mais si cela me plaisait, pourune autre simple raison, je vous dirais que je suis fou, quecertainement plus tard et je sais pourquoi, je deviendrai tout à faitfou. Et eux, tous ensemble : - C’est évident, mon cher, vous êtes fou. Qui de nous n’est pas unpeu... - Et comme on crie : feu : - Fou. Fou et puis pas fou ? c’était clair. Ils plaisantaient. Ils voulaientéviter le problème de la montre. Il ne répondit plus. Il se mit dans uncoin. Il écouta. Puisqu’ils parlaient, inévitablement ils enarriveraient au problème de la montre. C’étaient des écrivains : c’estentendu ! Ils lurent de leurs œuvres : c’est entendu. Il y avait desmusiciens : c’est entendu. Ils firent de la musique : c’est entendu.Ils savaient tous qu’ils étaient réunis pour traiter le problème de lamontre, et pas un ne se risqua à parler du problème de la montre. On lui dit : - Et vous, mon cher, vous nous lirez quelque chose ? Il était écrivain, c’est entendu : il lut quelque chose, c’est entendu.Ils étaient là tous à savoir ce que l’on donne à manger à une montreet, quand il eut fini, pas un ne se résolut à parler de ce que l’ondonne à manger à la montre. Quelqu’un lui dit : - J’aime ce conte. Il ne s’agissait pas de ce conte. Il s’agissait de la montre, et sansdoute le pensait-il à haute voix, car tous éclatèrent : - Sacré farceur. Alors l’ami sortit. Il revint avec quelque chose. Il dit : - Voilà du café. Voilà une montre. Vous prétendez que l’on donne du café à une montre. Donnez donc cegrain de café à la montre. Enfin ! On parlait de la montre. Mais il n’était pas un farceur, iln’était pas fou. On ne donne pas du café à manger à une montre ;surtout, on ne donne pas en public du café à manger à une montre. Ilfit : - Ce que vous demandez n’est pas sérieux. Ils eurent l’air de comprendre. - Alors parlons d’autre chose. Mais ils pensaient à la montre. Il y avait là un Monsieur. Il se mit àparler de Taine. Était-il nécessaire que ce Monsieur parlât de Taine ? - Vous, Monsieur, si je vous interrogeais, vous me diriez, n’est-cepas, qu’il faut... - Taine... continua le Monsieur qui parlait de Taine. Il y avait là une dame. Elle jouait du piano. Était-il nécessaire quecette dame jouât du piano ? - Vous, Madame, si je vous interrogeais, vous me diriez, n’est-ce pasqu’il faut... - Pam-pam pam poursuivit la dame qui jouait du piano. Il vit alors que la dame était Germaine, qu’à l’écouter, le front dansla main, le Monsieur de Taine secouait la tête, que les autres encercle secouaient également la tête. Ils avaient l’air de battre lamesure, mais ils ne la battaient pas. Ils se faisaient des signes : «Attention ! Plus un mot, nous ne dirons plus un mot de la montre. » Pourquoi ? Pourquoi conspiraient-ils ainsi ? Pourquoi s’obstiner à nepas parler d’une chose si simple : ce que l’on donne à manger à unemontre. Il eût suffi d’un mot, de quelques mots, de beaucoup de motspour vider enfin la question. On était venu pour cela. Ah ! c’étaitclair. Avant son arrivée, ils s’étaient concertés : « Avec son Valère,il a rendu sa femme malade, nous le châtierons. » Ils suivaient unplan, un plan réglé par ce Monsieur qui s’obstinait à parler de Taine.Il fallait en finir. Il sauta debout : - Vous parlez de Taine, Monsieur, mais vous savez bien que je ne suispas... Et comme on crie : feu : - Fou. Et voilà qu’en sautant debout fou fut un mot avec des pieds comme lessiens, des mains qui prolongeaient les siennes, qui battaient l’air,frappaient sur la table, finirent par renverser une tasse de café, etsans doute cet ignoble café qu’ils prétendaient lui faire donner àmanger à la montre. L’affaire était bête, mais elle devenait grave. Ilse tourna vers Germaine. - Avec ces gens, rien à faire. Sortons. Il sortit. Il marchait sur une route. Il faisait nuit. Il allait tout àfait bien, je vous l’assure. Germaine le tenait par le bras. Attention! Elle était lasse. Il l’avait rendue malade avec son histoire deValère, il n’allait pas recommencer avec l’histoire de la montre. Ildit : - Germaine, je t’en prie, rien qu’une fois, avoue qu’il faut donner àmanger à une montre. Elle eut l’air de ne pas comprendre. Elle répondit : - Écoute, il y a là-bas une mare. On entend les grenouilles chanter.C’est parce que la nuit est tiède. Il dit : - Possible que l’on entende chanter les grenouilles, lorsque la nuitest tiède. Il ne s’agit pas de cela. Tu m’appelais : petit fieu du BonDieu. Il y a Dieu, il y a l’existence de Dieu. Les uns disent oui, lesautres non. Si tu rejettes la question de la montre, comment savoir siDieu existe oui ou non ? Elle fit, très grave : - Je sais : Dieu existe. - Alors sois logique. Si Dieu existe, le problème de la montre importe.La montre n’est plus une montre : elle est un fait. Qu’elle mange ou nemange pas, un autre fait. Que Dieu existe, un autre fait. Nie lespremiers, tu nies le dernier. Regarde le ciel, regarde la terre : pourune montre, tu nies le ciel et la terre. Alors, enfin, elle comprit. Elle regarda le ciel, elle regarda la terre; elle eut le geste de Dieu qui va tirer du néant le ciel et la terre.Elle dit : - N’y pense pas. Tu sais, entends-tu, tu sais qu’on ne donne pas ducafé à une montre, que l’on ne donne rien à manger à une montre.Quelquefois il arrive qu’on mette un rien d’huile dans une montre. De l’huile comme pour une salade, quand on a invoqué le ciel et laterre ! Il éclata de rire. Mais il n’était pas fou. On ne jette pas lemarc dans l’évier, pas le café dans la montre, pas d’huile dans unemontre. On ne donne pas à manger à une montre. Il savait bien : onremonte une montre. Alors pourquoi s’obstinait-on ? Pourquoi le blaguer? « On donne de l’huile à une montre. » Il y avait là de quoiréfléchir. Mon Dieu, comme il y avait là de quoi réfléchir... Un peu plus tard, il pensa au Monsieur qui parlait de Taine. Il dit : - Il m’en veut à cause de l’histoire de Valère. Toi aussi, tu m’enveux. Je t’ai rendue malade, mais j’ai donné mon cerveau et Valère estun mot. Autour de ce mot, j’ai groupé d’autres mots, de mots en motscela a fait un Valère et ses pouces en folie autour du cou d’unevieille femme. Je te jure que Valère, qui n’existait pas, n’a pas tuéune vieille femme ; que moi qui existe, je n’ai pas tué de vieillefemme. Mais si tu veux, avec des mots, de mot en mot, je tuerai Valère. Elle dit : - Oui, avec des mots, tu peux tuer Valère. Tu écriras un conte.Auparavant, tu te reposeras. Tu verras un docteur. En attendant soiscalme. Pense à moi avec sérénité. - Avec sérénité ? Ah ?... V BONJOUR, Docteur. Merci il ne s’asseyerait pas. On l’avait envoyé. Il ne venait pas enmalade. Il allait tout à fait bien, je vous l’assure. Sa femme ? Oh !Sa femme aussi : tout à fait bien, je vous l’assure. Il en auraitd’ailleurs fini tout de suite : simplement le temps de lui exposer lachose. Mais d’abord : - Que penseriez-vous, Docteur,... d’une femme qui serait votre femme etvous dirait : « Courage, mon petit, pense à moi avec sérénité ? » Sielle avait di cela ? Peut-être pas exactement ; en tout cas, elle avaitparlé de « penser à moi avec sérénité ». Hem ! Inquiétant, n’est-ce pas? Si elle dit : « Pense à moi avec sérénité », c’est qu’on pourraitpenser à elle autrement. Et alors gare ! Surtout quand cette femmen’est pas une femme comme beaucoup, mais une lumière pour laquelle on asacrifié son cerveau, et qu’il ne faut pas se laisser enlever, decrainte de ne plus voir clair dans son propre cerveau. Du reste, il ne s’agissait pas de cela. Il y avait autre chose. Chezlui, quand il en parlait, on lui répondait : « Tu te trompes » ou bien: « Tu dis des bêtises. » Des bêtises ! Sa femme elle-même ce matinl’avait rabroué : « Tatata. » Pourtant, il avait le droit de savoir,si, si, Docteur, strictement le droit. Mais avant tout, qu’est-ce qu’il était ? Écrivain. Oui ou non,puisqu’il était écrivain, sa tâche se résumait-elle en ce mot : écrire? Alors, si telle était sa tâche, il était libre d’écrire tant qu’illui plairait. Et lorsqu’il tenait sa plume, même fatigué, même torturédans la tête, il n’y avait ni la Vie, ni Dieu, ni les mots, eussent-ilsdes pinces, ni même vous, Docteur, pour lui dire : « Cher Monsieur,vous travaillez trop, ménagez-vous... » Donc comme les autres jours, ilavait travaillé. Il était libre aussi de traiter tel sujet qu’il luiplaisait, de passer de tel sujet à tel autre et si le matin, puisl’après-midi, il avait délaissé, vous savez bien, Docteur ? le sujetMarie, pour travailler à son conte que, pour certaines raisons, ilappelait : La Mort de Valère,ni le Docteur, ni la Vie, ni Dieu n’y pouvaient rien redire. S’il luiplaisait dans ce conte de parler d’un type qui lui ressemblait un peu,qui, ma foi, lui ressemblait beaucoup et, pour tout dire, luiressemblait absolument, encore libre à lui. S’il lui plaisait deraconter que, pour certaines raisons, ce type avait mal agi, qu’il sepouvait par exemple qu’il eût étranglé une vieille femme, encore unefois, il était libre. Si ce type, après ce crime probable et pour lesmêmes raisons, avait mal dans son cœur, et même mal dans sa tête, nesourcillez pas, Docteur, encore une fois il était libre. Si ce type,pris de remords, finissait par avouer à sa femme qu’il n’avait pascommis ce crime, qu’il l’avait rêvé, qu’il s’y était délecté et si,malgré cela, pour les mêmes raisons, il avait de plus en plus mal dansla tête et aussi dans le cœur, c’était pour de nouvelles raisons et,encore une fois, les amis auraient beau dire : « Ménagez-vous » oufaire semblant de parler de Taine, personne ne pouvait contester à lui,l’auteur, le droit de raconter cette histoire. Si, en fin de compte,toujours, pour les mêmes raisons, ce type finissait par se jeter sousune automobile et s’il était mort, le docteur avait beau jouerl’indifférent et se regarder les ongles, lui, l’auteur, il avait ledroit d’en faire un mort. D’ailleurs, vous le savez bien, Docteur, à une lettre près, mort est unmot, un mot qui peut entrer dans la tête pour ronger le cerveau, maisun mot également qui a un sens. Si, bourgeoisement parlant, onenfermait cet homme dans un cercueil, si on le fourrait sous terre, sion se lamentait : « Voilà, il est mort ! » cela ne prouvait pas quecette force qu’il portait en lui, qui était peut-être de l’amour, unsuicide par automobile eût pu la mettre à néant. Cela ne prouvait pasque cette force d’amour fût perdue, qu’elle ne pût plus être utile àcelle qui lui avait donné naissance. Mais enfin, bourgeoisement parlantet la chose, hi ! hi ! dûment constatée par un médecin, Docteur, cetype ayant roulé sous une automobile était mort. Notez, Docteur, que ce type lui ressemblait un peu, que, ma foi, il luiressemblait beaucoup, et pour tout dire, lui ressemblait absolument.Alors, si le docteur voulait se donner la peine de le suivre, voici lachose : Comment savoir qui, du type ou de lui, était mort ? Que ce fûtlui n’était pas probable, puisqu’il vivait et, à première vue tout aumoins, vivre pouvait sembler une preuve relativement convaincante. Maisenfin, mort ou vivant, puisqu’il ressemblait à ce type, il s’étaitjeté, comme lui, sous une automobile. A quel moment, Docteur ? Ma foi,il n’en savait rien. Les siens soutenaient qu’il n’avait pu se jetersous la voiture, puisqu’il n’avait pas été dans la rue. Et pourtant si.La preuve : il avait vu cette voiture arrêtée, mais après ? Il avaitsenti contre la joue la chaleur du moteur, il avait senti le choc, ilavait entendu un agent : « Rien à faire, il est mort » et maintenantencore, quand il se regardait marcher, il avait le corps tout raide ducôté du cœur. La preuve encore, si mesquine qu’elle pût paraître, c’estque le jour de sa mort, par une miraculeuse exception, Docteur, ilportait sa montre et, entre nous, vous qui vous occupez du cerveau,vous savez ce que l’on donne à manger à une montre. La preuve donc,c’est qu’il portait cette montre, que le verre sous le choc avait étébrisé, tué si l’on veut, et que, s’il se trompait comme on leprétendait, il eût été simple de lui montrer ce verre de montre non pasbrisé, mais entier. Comment, Docteur, il était entier ? Maisprécisément, s’il était entier, cela prouvait qu’il avait été cassé etremplacé par un autre qui ne l’était pas. Alors, voilà ! la démonstration était faite. Bonsoir, Docteur. VI ASSEZ ! assez ! Il ne penserait plus aux mots ; il nepenserait plus à la montre. Il voulait la paix. PAX : deux lettres, etdeux os en croix sur une tête de mort. Il tenait le remède. Chut ! Cene serait pas Germaine et ses « Repose-toi » ; ce ne serait pas ledocteur et ses... Dans quelques instants, il se retiendrait de bouger ;il fermerait les yeux, il aurait l’air de dormir. Et alors... Ah ! une cloche. Un.. deux... trois... quatre... cinq... Parfait ! Cinqheures. C’est à cinq heures que l’on se met en route pour conquérir lapaix. Mais pas tout de suite. D’abord, il compterait jusque... Dudiable ! jusqu’à combien compterait-il ? Jusque mille ? Ce serait trop.Jusque cent ? Encore trop. Jusque cinq simplement, mais sans sepresser, un deux, trois, comme les coups de la cloche. - Un... deux... trois... quatre... cinq. Et maintenant attention, nebougeons plus. Je ne bouge plus, je ne bouge plus. Cela prend très bien. Ma femme selève déjà. Chère Germaine ! Comme elle s’efforçait de marcher endouceur ! Et cette façon de lui ramener la main. Et cette sollicitude : - Tu dors ? - Eh ! oui, je dors. Va ; va donc !... Ouf ! partie... Ce qu’elles sont peu clairvoyantes les femmes. Fermerune fenêtre ! Comme si cela ne s’ouvrait pas. Et sans bruit encorebien. Tiens ! comme il était haut ce mur et la rue comme elles’allongeait. Tant pis ! on connaît sa gymnastique. Une escalade, unsaut de chat, et maintenant au trot jusqu’à l’église. Ah ! vous voyez bien ! C’est Dieu qui lui avait donné son idée. Dieului-même avait envoyé ce prêtre dans l’église. - Bonjour, mon père. Quoi ? Ce n’était pas la peine de sursauter, mon père. Ce qu’il voulait? La paix, mon père. S’entendre dire : « Allez en paix. » Pour cela seconfesser, se confesser tout de suite, là dans le... dans votre... oui,vous dites le mot, dans votre tribunal de la pénitence. - Mon père, je m’accuse... S’accuser de quoi ? Depuis le temps ? Mon Dieu, il s’accusait de tout,mon père ; péchés véniels, péchés mortels, péchés en action, péchés enpensées. En pensée, surtout mon père. Par exemple, en pensée, il avaittuée une femme. Mais il ne s’agissait pas de cela. A la bonne heure,c’était un brave homme, ce prêtre. Pas de ces tâtillons qui voustourmentent : « Combien de fois ? ». « Bien mon enfant... Bien, monenfant... Bien mon enfant... » Tout était bien. Et avec cela, indulgent: - Comme pénitence, vous réciterez trois Ave. Comment, rien que trois ? Eh ! oui, il les réciterait avecrecueillement, mon père. - Et maintenant, allez en paix. Enfin ! la paix, la paix, il tenait la paix. Le prêtre l’avait dit.Était-il bien certain que le prêtre l’eût dit ? - Vous l’avez dit, n’est-ce pas mon père : « Allez en paix » ? - Oui, mon enfant. Trois Aveet puis allez en paix. - Merci, mon père. Cette fois, il la tenait. Il... ou plutôt non, il ne la tenait pas. Ilne la tenait pas tout à fait. Le prêtre avait dit : « Trois Ave, et puis allez en paix. » Ilavait donc d’abord à réciter ses trois Ave. Bast ! trois Ave, ce ne serait pas long. Attention ! N’y avait-il personne ? Un homme qui sort d’unconfessionnal a toujours un peu l’air d’une bigote. Que dirait Germaine? Que penseraient les amis ? Lui une bigote ! Parce qu’il avait maldans la tête,... Parce qu’il s’était fait dire : « Allez en paix ! » La paix, entendez-vous ! Les autres seraient bien surpris. Hier, ilavait épié Germaine. Elle se touchait le front, elle disait : « Cepauvre petit, je crains bien que... » Non, Madame, on ne se touche pasle front ; on ne craint pas que... » Votre petit cherche la paix ;votre petit déraillait à droite, puis à gauche. Mais maintenant, Dieu,Madame, Dieu lui-même avait montré la voie. Hein ? Il était dans une église. N’avait-il pas crié trop haut ? Etpourquoi n’eût-il pas crié ? Il en avait le droit : il parlait de Dieu. - Parfaitement ! Dieu, Madame, Dieu, lui-même. Comme cela sonne, quand on invoque le saint nom de Dieu dans uneéglise. Mais il ne s’agissait pas de cela : d’abord ses trois Ave. Là... sur cette chaise, il serait bien. Bien, mais si l’on entrait,trop en vue. S’il prenait plutôt celle-ci ?... Ou cette autre plus loin? A la bonne heure. Un petit coin tranquille, quelques bougies, et làdevant soi, pas trop haut, pour accueillir vos Ave, la statue de la Vierge. Heuh !pas très belle cette statue. Trop de rouge, trop de vert et quels yeux! Vraiment des yeux de poupée et son Jésus comme une autre poupée dansses bras de Saint-Vierge en poupée. Eh ! s’arrête-t-on à ces balivernes? Trop rouge, trop verte, poupée si cela vous plaît, cher Monsieur,elle n’en représente pas moins la Vierge, l’Immaculée, Celle quirecevra vos trois Ave et vousdonnera en retour la paix. En attendant, dites-les... - Au nom du P... Ah ! mais, à quoi donc pensait-il ? Assis, il était assis : sepavane-t-on sur une chaise, quand on récite les trois Ave de sa pénitence ? « Allez enpaix ! » C’est bel et bon. Cette paix on la mérite. On la mérite àgenoux. A genoux, pécheur ! Sur les dalles ? Non, ce serait ridicule. Agenoux quand même. - Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. T’ainsi soit-il ! Si ce n’était pas stupide ! Petit, il disait déjà : « t’ainsi soit-il.» On avait beau le reprendre. Et après ? Qu’est-ce que cela pouvaitfaire ? Dieu était-il un professeur de diction ? Non ? Alors tant qu’illui plairait, il dirait : T’ainsi soit-il... T’ainsi soit-il... etencore : T’ainsi soit-il. Et maintenant, en route : Je vous alumaripleine de graceleseign... Hélà ! hélà ! que bafouillait-il là ? Il priait sapristi ! Prier cen’est pas courir la poste. On pense à ce que l’on dit. Y pensait-il ?Non. Il le devait, sinon sa prière ne valait rien et au diable sa bonnepaix. Ainsi en s’exprimant : « Je vous salue, Marie... » que faisait-il? Comme l’ange, il... Quel ange ? N’importe : comme l’Ange Machin,Raphaël, Gabriel, c’est cela, comme l’Ange Gabriel, il arrivait envisite chez Marie. Il saluait Marie. On montre qu’on la salue quediable ! Par exemple, en inclinant la tête, comme ceci : « Je voussalue, Marie... » Bon. De même il aurait à prononcer plus loin le nomde Jésus. Que font les prêtres, quand ils prononcent le nom de Jésus ?Ils baissent un peu la tête. Eh bien ! lui aussi il baisserait la tête,légèrement, moins que pour le salut de la visite, mais avec le respectque mérite le nom de Jésus. A la bonne heure, avec ces deux points derepère, sa pensée ne courrait plus le risque de se fourvoyer en route. D’abord sa croix : - Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. T’ainsi soit-il. T’ainsi soit-il, évidemment. N’importe. - Je vous salue, Marie. Saluait-il ? Oui, il saluait. La preuve : son front était encorepenché. Mais cher Monsieur, quisaluait-il ? Marie, mais quelle Marie ? Pas une Marie quelconque, pasla Marie de son livre, pas cette grosse dame à genoux devant lui et quipeut-être s’appelait aussi Marie. Il saluait la vraie Marie, la ViergeMarie, celle de la statue. On le précise que diable, par exemple endonnant un coup d’œil à la statue. Comme ceci : le front penché pour lesalut, les yeux levés vers la statue : « Je vous salue Marie... »Parfait. Et pourtant non. Le salut était bien indiqué, mais « Jevous... », ces deux mots aussi avaient un sens. Il fallait y penser.Ainsi : « Je », c’était lui, « vous » représentait la Vierge. Commentle savoir, s’il ne se donnait pas la peine de préciser ? Par exemple,pour « Je », en se touchant du bout de l’index la poitrine, ilindiquerait ce « Je ». Puis « vous », cet index, il le tournerait versla Vierge. Discrètement, bien entendu, pour ne pas avoir l’air de lamontrer du doigt. Comme ceci : « Je » l’index sur la poitrine ; « vous» l’index vers la statue ; puis la tête et les yeux pour « salue Marie.» Oh ! cela se compliquait. Évidemment le prêtre aurait pu ledispenser. Mais enfin voulait-il, oui ou non, la paix ? Oui ? Alors onfait le nécessaire. D’ailleurs, trois Aveseraient vite dits. Allons, en route ! D’abord la croix, sanss’inquiéter du t’ainsi soit-il. - Je Se touchait-il la poitrine ? Oui : son index s’y trouvait. - Vous Que devait-il faire ? Ah ! oui : tourner l’index vers la Vierge. - Salue Attention : passage dangereux ! La tête en bas pour « salue », les yeuxen l’air vers la Vierge. Ça y était-il ? Incontestablement : son frontétait presque à terre, les yeux lui faisaient mal à force de se leverpour regarder la Vierge. - Salue Marie pleine de... Halte ! Encore des mots ! Cher Monsieur, il ne suffit pas de s’en tenirà quelques points de repère, il faut réfléchir au sens de tous lesmots. Ainsi « pleine ». Évidemment pour la Vierge, « pleine » nesignifiait pas « pleine » comme on l’eût dit d’un... par exemple : d’untonneau. Mais enfin, il prouverait mieux son attention si, enprononçant le mot, il se figurait un tonneau. Oh ! très vite, ensachant bien qu’il ne s’agissait pas d’un tonneau ; et aussitôt après,il compléterait : « de grâces, » pour que Marie ne s’offensât pas etcomprît que ce dont il la proclamait pleine, ce n’était d’aucun de cesproduits vulgaires dont on remplit un tonneau, mais de cesbénédictions, venues de Dieu qu’on appelle des grâces. Ainsi, du mêmecoup, il définissait le mot « grâce ». De même, quand il arriverait à :« bénie entre toutes les femmes », il penserait « bénie et pas bénite», en remarquant que si Marie était bénie, ce n’était pas entre deux,trois ou cinq femmes, mais entre toutes, toutes, toutes. Plus loin,pour « le fruit de vos entrailles », il savait pertinemment que cefruit n’était pas une pomme, mais l’idée se fixerait mieux en pensant àune pomme, – légèrement, sans insister, et pour « entrailles », ilpréciserait en lançant un coup d’œil discret et bien entendu chaste,vers ce qui, dans cette statue, décidément trop verte, représentait lesentrailles de Marie. Par la suite, il rencontrerait encore d’autresmots. Ils auraient leur tour. Il verrait bien. Alors voilà : Un bon signe de croix pour commencer : - Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. T’ainsi soit-il ! Et en route : - Je vous.... Non. - Je Montrait-il « je » ? Oui, son doigt y était. - Vous Vite le doigt vers la Vierge. Ce qu’elle était verte ! Pensait-ilqu’elle était verte. Non, il ne le pensait pas ; il se refusait d’ypenser. D’ailleurs elle était rouge aussi. - Marie Marie ? Marie ? Elle venait trop vite Marie. Il avait oublié « salue ».Tant pis ! c’était à refaire. - Je Eh ! non, puisqu’il recommençait, d’abord un signe de croix : - Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, t’ainsi soit-il. T’ainsi soit-il ! évidemment : ça ne faisait rien. - Je Là ! là ! l’index vers la poitrine, deux bons coups pour bien montrerle « Je ». - Vous Que devait-il faire ? Bon Dieu de Bon Dieu ! ce n’était pas si simpleque cela. Et dire qu’au bout de cet Ave,il devait en mettre un autre, puis un autre. Enfin, tant pis.Recommençons. - Au nom du père du fils et du saint-espritainsisoit-il... Je La poitrine, parfait. Vous... Disait-il « vous » ? Voyons, disait-il « vous » ? Oui, vous, vous, vous. - Salue Zut, il n’avait pas tourné le doigt pour « vous ». A refaire... - Je... Non - Je Bien : la poitrine. - Vous Très bien, la statue. - Salue... salue. Aïe ! La grosse dame avait bougé. Juste au moment où cela marchait sibien. Fallait-il recommencer ? Non. Où en était-il ? Ah ! oui. - Salue... Se touchait-il la poitrine ? Oui. La preuve : son doigt y était. Ehbien ! il avait tort. Il ne devait pas se toucher la poitrine. Ildevait saluer. Raté : à refaire. - Je vous salue, Non, trop vite. - Je vous salue, Marie, Encore trop vite. - Je vous sa... Non ! - Je vous... Non !! - Je Que devait-il faire ? Les doigts ? les yeux ? la Vierge ? « Je » qui ça? « Je » ? Bon Dieu de bon Dieu, qui ? - Je... Je... Je... VII JE... je... Il quitta l’église. Il rentra dans sa chambre. Germaine était inquiète : - Ce n’est rien, Germaine. Pense à « Je » avec sérénité. Je veuxtravailler dans ma chambre. Je... je... Qui je ? Ah ! ces mots ! Ce n’était pas Germaine avec soninquiétude, ce n’était pas le médecin avec ses drogues, ce n’était pasle prêtre et son « Allez en paix » qui empêcheraient ces mots de rongerson cerveau. - Et paix est un mot avec deux os en croix sur la mort de mon cerveauet paix est un mot qui ronge jusqu’aux os les os de mon cerveau. Et ce qui arrivait était juste. Il se mit par terre où c’étaitdésormais sa place quand ce qui arrive est juste. Et juste fut un motet « je » fut un mot et Marie fut un mot qui se mettaient un doigt surla poitrine et saluaient son cerveau. Mais il était content. Il avaitdit à Germaine : « Tu joueras du Beethoven. » Elle jouait du Beethoven.Il avait livré son cerveau pour qu’elle pût jouer ce Beethoven. Alorsil n’avait qu’à la rejoindre et lui dire : - Je vous salue, Germaine. Comme c’est grand, ce Beethoven. Il alla. Et voilà : elle ne jouait pas du Beethoven. Elle causait avecun ami. Pourquoi, au lieu de jouer du Beethoven, causait-elle avec unami ? Quand elle était malade, on causait aussi avec des amis quin’étaient pas tous des amis. Certains voulaient qu’on l’enferme. Il dit : - Tu as mal agi. Tu as appelé un médecin, parce que tu veux qu’onm’enferme. Elle soutint : - Non, je n’ai pas appelé de médecin. Mais il savait bien : elle avait appelé un médecin. Il fallait à toutprix éviter qu’on l’enferme. Il appela l’homme dans un coin. Il clignavers Germaine : - Quand elle était malade, elle ne pouvait pas avaler sa salive et jene voulais pas qu’on l’enferme. Moi, vous allez voir... Avec la gorge, il fit ce qu’il faut quand on veut avaler sa salive.Mais il y avait un mot, il y avait Valère et ses pouces sur sa gorge :il ne parvint pas à faire passer sa salive. Il ne voulait pas montrerau médecin qu’il craignait qu’on l’enferme. Il rit. - Docteur, je plaisante. Patientez. Vous verrez comme je vais avaler masalive. Il refit ce qu’il faut. Il y eut un mot. Il ne put faire passer sasalive. Il dit : - Cela ne fait rien. Je vous laisse. Je m’en retourne dans ma chambre. Il n’avait pas pu avaler sa salive. C’étaient les mots quil’empêchaient d’avaler sa salive ; c’étaient les mots parce qu’ilsvoulaient qu’on l’enferme. Il fallait à tout prix enfermer ces mots quivoulaient qu’on l’enferme. Comment enfermer les mots qui voulaientqu’on l’enferme ? Il fut content quand il eut trouvé. Il était écrivain: c’est avec de l’encre qu’on enferme les mots qui voulaient qu’onl’enferme. Il se mit à écrire. Il écrivait. Il vit entrer Germaine, ildit : - Tu vois, j’écris. Il vit entrer le soir ; il dit : - Tu vois, j’écris. Il vit entrer la nuit ; il dit : - Tu vois, j’écris. Il écrivait des mots, des mots, avec des ailes, des mots avec desdards, des mots avec des pinces qui entraient dans sa tête et voulaientqu’on l’enferme... ~ * ~ ÈVE ET KIKI DRAME FAMILIAL I LES mamans avaient l’œil dessus. Ils ne parvinrent pas à la chiper etc’est dommage, car la botte était grosse, ils auraient eu de quoi senourrir de radis pendant tout le premier jour de leur voyage. Ilsemportaient, il est vrai, une provision de ces bonnes groseilles àcolique, arrachées bien vertes aux arbrisseaux d’un voisin ; mais ilsdurent aussitôt en céder la moitié à une vilaine rapporteuse de fillequi leur avait dit : - Je vous ai vus. Si vous ne me donnez pas ma part, vous êtes desvoleurs. Ils profitèrent du moment où les mères leur criaient de rentrer. Ilsentendirent, lui : « Kiki, nous partons ! » ; elle : « Ève, viens fairetes devoirs. » Ils détalèrent à toutes jambes, tête baissée, afin depouvoir répondre plus tard : - Nous étions si occupés à courir que nous n’avons rien entendu. Ils cessèrent de courir, lorsqu’ils eurent atteint un sentier bordé debuissons si épais que jamais on n’eût su les y découvrir. Ils savaientd’ailleurs qu’on ne les chercherait pas ; du moins, pas tout de suite. Il serait difficile de dire qui avait eu la première idée de ce départ.Kiki, il est vrai, était un méchant garnement qui désobéissait souventà sa mère. Ève se conduisait mieux. Mais Kiki se trouvait en visite ;comme il venait rarement, elle souhaitait le garder le plus tardpossible, d’autant plus qu’après elle aurait à faire ses devoirs. Unvoyage arrangeait tout cela. Ils se tinrent sous les buissons, le temps qu’il fallut pour constaterqu’on ne les appelait plus et qu’au lieu de se fâcher les mamans sedécidaient à les attendre avec patience. - Et maintenant, dit Ève, allons un peu plus loin. - Oui, fit Kiki. C’est moi le guide. Il faut être juste. Ève était l’aînée et connaissait cette partie dufaubourg mieux que Kiki dont la maison se trouvait loin, à l’autre boutde la ville. Elle eût fait un guide plus sûr. Mais outre qu’il détenaitles groseilles, Kiki était l’homme ; et puis, quand on file àl’aventure, il est préférable de marcher derrière un guide qui ne saitpas où cela mène. Ce fut donc Kiki. Il alla jusqu’au bout du sentier, puis jusqu’au bout d’un autre où untroisième s’amorçait. On était en pleins champs, mais pas encore bienloin. Ève reconnut un groupe de maisons qu’elle avait dépasséesquelquefois en flânant avec ses parents. Puisqu’on les avait rappelés,elle crut que le voyage s’arrêterait là et que Kiki tournerait à droitepour rentrer. Il tourna à gauche. Tant pis ! elle n’était pas une lâche; elle ne pouvait pas laisser son guide se perdre seul. Un peu plusloin, ils arrivèrent dans un chemin qui se trouva tout à coup trèsobscur parce qu’il passait sous de grands arbres. Elle se souvint qu’unjour un orage l’avait mise en retard et que sa mère inquiète avaitpleuré. Elle ne voulait plus la faire pleurer ; mais justement Kikiracontait comment, toute une après-midi, il avait abandonné la siennepour lutter, seul contre tous, avec de méchants gamins, dans unecarrière de sable et cette histoire était bien amusante... Elle durait encore quand ils s’arrêtèrent devant un champ de trèfleavec de belles fleurs pourpres qui sont bonnes à manger. Bien qu’ilseussent croqué leurs groseilles, ils avaient encore faim. Ils nemangèrent pas les fleurs. Avec les lèvres, ils aspirèrent de chacune cequ’elle renferme de bon et de doux à sucer. Ainsi font les abeilles.Quand ils furent rassasiés, ils en arrachèrent tant qu’ils purent pourse nourrir en route. Comme ils n’avaient plus faim, ils préférèrenttransformer en guirlandes cette nourriture et, les guirlandes étant unpeu lourdes, les jeter. Kiki était un très bon guide. Le chemin qu’il voyait, il le prenait ;il babillait tout le temps. Derrière lui, on ne se sentait pas marcher.On pensait de moins en moins aux parents. Une chose l’agaçait. Comme ilarrive quand on va en visite, sa mère lui avait dit : - Nous allons te faire beau. Elle lui avait mis sa belle culotte de velours, puis une blouse. Cetteblouse était blanche, cette blouse était en soie, cette blouse étaittrop propre. - Si je rencontre un petit paysan, dit Kiki, j’échangerai ma blousecontre sa veste. Il marchait parfois très vite. Il comptait marcher jusqu’à rejoindreson père qui voyageait de l’autre côté de l’eau, en Angleterre. Ilcomptait aussi se vendre et travailler dans les fermes. Il aurait étéfier de montrer sa force, par exemple comme l’homme qu’ilsrencontrèrent poussant sur une brouette un tonneau de purin. Il eûtaimé cela. Déjà, pour qu’on ne le reconnût plus, il avait changé denom. Il ne s’appelait plus Kiki ; il s’appelait Alexandre. - Toi, fit-il à Ève, tu t’appelleras Proserpine. Il avait entendu ce nom. Ils passèrent devant une auberge où, moyennant de l’argent, on est unvoyageur qui commande à boire. Ce fut désolant. A d’autres promenades,il possédait un franc, sept francs, trente centimes, au hasard de cequ’il trouvait dans la bourse de sa mère. Aujourd’hui, il n’avait pascherché. Il dit à Ève : - Ton chapeau est beau. Tu le vendras. Nous en aurons cinq francs. Ils arrivèrent près d’un étang. Avec ses nénuphars en tasses deporcelaine, ses joncs comme des sabres, la mousse de ses bords qui voussuce les semelles, c’est beau un étang, quand les parents ne sont paslà pour vous tourmenter : - Attention, Kiki ! ta culotte ! Ève, tes bottines ! Kiki se pencha vers l’eau qui, pour un garçon, sert d’abord à semouiller le visage ; Eve, vers tout ce qu’un étang cache, pour unepetite fille, de tritons qui sont des bêtes et de sirènes qui sont desfées. Ainsi penchée, elle se souvint que ce vilain Kiki l’avaitempoignée, un jour, dans l’escalier et précipitée du haut en bas desmarches. Elle aimait bien son guide, mais elle était prudente. Elle sepencha moins fort. Elle dut d’ailleurs se relever tout à fait pourcourir derrière un papillon avec des ailes comme ils ont tous, mais quilui parut d’une espèce plus rare, puisque le jour où elle l’attrapaitétait un jour très rare. Elle ne le tua pas ; elle l’emprisonna dansune feuille : elle le donnerait à ses parents au retour. Puis ils dirent au revoir à l’étang. Quelle heure pouvait-il être ? Quand ils avaient pris la fuite, ilétait quatre heures, cinq heures, ils ne savaient pas. Maintenant ildevait être beaucoup plus tard, passé peut-être l’heure où l’on dîne etcertainement l’heure où l’on s’ennuie sur ses devoirs. Des tramwayspassaient, pas des verts comme ceux qui roulent en ville : des jaunes,des bruns. Des gens passaient aussi qui revenaient sans doute depromenade, car ils marchaient tous à rebours du chemin que suivaientÈve et Kiki. On n’apercevait presque plus de maisons. Au ciel, il yavait du rouge, mais on voyait encore clair. On ne sait à quoi Kikipensa à ce moment. Peut-être parce que le soir venait et qu’il eutbesoin de se rassurer, il dit tout à coup : - Ma mère, je m’en moque. Ce mot était nouveau pour Ève. Il lui parut très laid. Pourtant, elleimita son guide. - Ma mère, je m’en moque. Après cela, pendant quelque temps, ils ne parlèrent presque plus. Ils entrèrent dans un bois et là, brusquement, il fit très noir. Cen’était pas un bois, comme il y en avait un près de chez Ève, avec debelles allées et qui s’appelait le Bois. C’était plutôt une forêt, avecdes arbres qu’on devinait tordus, des branches méchantes, des ornièresà terre et de grandes flaques dont on ne se rendait compte qu’après,lorsqu’on avait marché dedans et qu’on sentait l’eau jusqu’auxchevilles. Dans un endroit plus sec, ils choisirent un taillis oùcamper et passer la nuit, car le guide n’allait plus en Angleterre. Ilfaisait mieux. Ils étaient devenus explorateurs. Tout de même, quand ils furent installés, ils regrettèrent de n’avoirpas emportés leurs fusils d’explorateur. Ils n’avaient pas songé nonplus aux allumettes. Le taillis leur parut bien sombre. S’il cachait unlion ? Ou bien de ces mauvais sauvages à flèches empoisonnées contrequi on se défend mal dans le noir ? Ils eurent besoin d’aller plusloin. Ève ne retrouva pas le papillon qu’elle avait déposé près d’elledans sa feuille. Elle ne retrouva même pas la feuille. Kiki lui enramassa une autre au hasard : - Tu diras qu’il était là dedans. Mais ce n’était pas la même chose. Elle pleura. Comme c’est drôle ! Quand ils furent sortis du bois, ils auraient pu,aussi bien, y rester, puisque dehors il ne faisait pas moins noir. L’air était bon pourtant, comme le soir à la maison quand on se tientun instant devant la fenêtre avant de se mettre au lit : des étoilesbrillaient. Ils marchèrent plus vite. Ils remarquèrent une maison oùpar terre ce n’était pas pavé avec des pierres mais avec du sable. Ilsvirent cela parce que, la porte était ouverte, une femme se tenait làqui allumait sa lampe. Ils crièrent : « Hou ! » pour l’effrayer, puisils se mirent à courir, comme si la femme, et pas eux, avait poussé ce« Hou ! ». Certes, ils n’avaient pas peur. Kiki l’expliqua très bien :s’ils avançaient si vite, c’est qu’ils avaient hâte de savoir ce qu’ilstrouveraient au bout de cette longue route et voilà ! chaque foisqu’ils atteignaient ce bout, un nouveau, plus loin, les obligeait àcourir. Ils n’étaient pas fatigués non plus. Si Ève traînait un peu lajambe, si Kiki boîtant un peu la querellait : « Allons ! Viens plusvite ! » ; il l’expliqua encore : ainsi se dépêchent les explorateurs. Ils auraient eu cependant quelque peine à préciser ce qu’ilspréféraient : voir, ou ne pas voir quelqu’un. Mais ce qui leur fit unvrai plaisir, ce fut de reconnaître les petits clins d’œil rassurantsque font dans la nuit les maisons où de braves gens ont de la lumière. C’était la place d’un village et sans doute la place du village qu’ilsavaient cherché. Un bonhomme se tenait devant sa porte. Sans riendemander à Kiki, Ève tout à coup devint le guide. Elle alla versl’homme : - Monsieur, pouvez-vous nous dire où nous sommes ? Il répondit un de ces noms compliqués à retenir quand on les rencontredans une leçon de géographie, mais qui, après cette promenade, leurentra du premier coup dans la mémoire. Et alors, il se passa quelque chose d’étonnant. Bien qu’il l’eûtannoncé, Kiki n’avait pas échangé sa blouse, Ève n’avait pas vendu sonchapeau. Sans doute n’avait-on pas l’habitude en cet endroit de voirdes enfants à blouse et à chapeau, ou peut-être parce qu’ils avaientdemandé : « Où sommes-nous ? » auprès du premier homme, il en vint undeuxième, puis une femme, d’autres femmes, encore des hommes, à croireque chacune des lumières qui vivaient dans ces maisons, leur envoyaitquelqu’un. Certains, d’ailleurs, leur mettaient un peu de cette lumièresous le nez au bout de la main dans une lanterne. Même si tantôt, ilsn’avaient pas été à leur aise, ils y étaient maintenant. Ils étaientfiers aussi. Ils avaient l’air d’un accident qu’on regarde sur la placed’un village. On leur demanda : - Qui êtes-vous ? - D’où venez-vous ? Ève fut maligne. Depuis le taillis si noir, tout en courant, elle avaittrouvé le temps de réfléchir. Dire : « Ma mère, je m’en moque. » ets’en moquer, c’est différent. Kiki était un méchant qui, une fois déjà,l’avait bousculée dans l’escalier. Elle n’aurait pas dû l’écouter... Elle prit sur elle de répondre... Elle commença vaguement d’abord : - Oh ! nous venons de loin. Sans regarder Kiki, car il l’avait menacée : - Si tu dis qui nous sommes, je te battrai. Mais ensuite elle n’eut l’air de rien et trouva le moyen d’expliquertout : qu’elle était Ève, lui Kiki ; qu’ils avaient quitté les parentspour faire une promenade ; qu’elle ne croyait pas marcher si loin ;qu’elle aurait bien voulu retrouver son chemin. Elle ne faisait pascomme les petites filles qui sont en faute et pleurent. Elle reniflaitseulement. Kiki baissait un méchant front. Lorsqu’elle eut fini, elle s’avisa que l’homme qui l’avait interrogée,portait sur sa tête un képi d’agent de police. Elle ne l’avait pasremarqué plus tôt. C’est du moins ce qu’elle avoua par la suite à Kiki.L’agent fit : - Je vois cela : vous vous êtes égarés ; venez donc avec moi. Ils n’allèrent pas loin. Le dernier bout de chemin leur parut plus longque les autres ensemble. On les mena dans une grande salle où deshommes sommeillaient qui étaient également des agents de police. Il yen avait un très gros. Il dit : - Vous êtes de fameux bougres. Comment vous appelez-vous ? Ève ne cacha rien. Quand son tour arriva, Kiki oublia qu’il s’appelaitAlexandre, il ne s’appelait même plus Kiki. Il s’appelait Émile, toutbêtement comme beaucoup d’enfants. On ne leur demanda pas s’ils avaient faim. On étala par terre unepaillasse, on retira leurs chaussures et, bonsoir, on les fourra sousles couvertures. Ève avait rangé soigneusement la fausse feuille dupapillon. Quelle heure pouvait-il être ? Ils n’eurent pas le temps depenser qu’ils s’endormaient. Le lendemain continua très naturellement leur aventure de la veille.Ils s’étaient endormis sur une paillasse : ils s’éveillèrent sur unepaillasse. Ce fut d’abord Kiki. Une idée de la nuit lui était revenue.Puisqu’un agent les avait pris, ils n’étaient plus des explorateurs.Ils étaient des prisonniers : un prisonnier s’évade. Malheureusement,il trouva sur la porte une grosse serrure. Une armoire bonne à fouillermontra aussi une grosse serrure. Tant pis ! il lança ses couvertures enplein sur le nez de la petite fille. A ces manières de la réveiller,Eve comprit qu’elle ne se trouvait pas à la maison. Elle avait trèsbien dormi. La feuille de son papillon n’avait pas changé de place.Depuis qu’elle avait tout dit, elle n’était plus inquiète. Elle ne sedemanda pas spécialement si elle reverrait ses parents aujourd’hui.Elle se demanda : - Que va-t-on faire ? Ce qu’on leur fit fut bien simple. On les mena dans une cour, entouréed’un mur que Kiki mesura aussitôt de son regard de prisonnier. Le murétait trop haut, ou Kiki trop bas. Il dut renoncer à poursuivre par làson voyage vers l’Angleterre. Le temps lui eût manqué d’ailleurs. Un agent vous l’empoigna, le traînavers une pompe et solidement, sous le jet, lui rafraîchit la figure. Sablouse en fut éclaboussée. Un autre s’occupa d’Ève avec plus dedouceur, car elle était une fille. Un troisième leur tira, avec unpeigne, une belle raie au milieu de la tête. Il usa même d’un peu desalive comme pommade pour les cheveux d’Ève. C’était le plus gentil :celui qui les avait interrogés hier. La toilette finie, il dit : - Maintenant, mes petits, je vous ramène à la maison. Le retour fut ce qu’il devait être : moins amusant que l’aller et plusrapide puisqu’ils prirent des tramways. Ils en prirent beaucoup, ils enprirent trois. On a fait une longue route quand pour la refaire on abesoin de trois tramways. Kiki rageait un peu. On ne lui avait pas misles menottes. Le méchant homme qui les ramenait, au lieu d’être enagent, s’était habillé comme tout le monde : pas de tunique, pas deképi, pas même un sabre. Comment les voyageurs auraient-ils pu savoirqu’il surveillait un prisonnier dangereux ? Ève était plus simple. Ilest agréable de rouler en plein air pendant que les compagnes étouffentà l’école. Que leur raconterait-elle ? Elle tenait toujours sa feuilleet peut-être, après tout, était-ce la vraie feuille du papillon. Ellene pensait guère à sa maison. Elle n’y pensa vraiment que lorsquel’agent lui donnant un coup de coude, elle la reconnut qui arrivait àleur rencontre. Alors elle rit, non parce qu’elle était contente de larevoir, mais parce qu’en être si près lui rappela qu’elle en avait étési loin. Kiki riait aussi. Ils furent d’ailleurs déçus parce que leurs mamans ne les attendaientpas à l’arrêt. Le père d’Ève se tenait sur le balcon, seul. Sans douteles aperçut-il tout de suite, car il rentra et presqu’aussitôt il futdans la rue et venait au-devant d’eux. Il serrait les dents. A son airÈve comprit qu’il était furieux et qu’elle avait mal agi. Il était unpeu tard pour pleurer. Elle n’osa pas demander : « Où est maman ? » nioffrir la feuille du papillon qu’elle avait cependant conservée pourcela. Elle prit sa mine la plus sage : - Bonjour p’pa. Il ne répondit rien. Il adressa quelques mots à l’agent, puis il seplaça entre Ève et Kiki : « Toi, là. Vous, là » et l’une devant,l’autre derrière, les poussa dans l’escalier, ensuite chacun à partdans une chambre, sous clé. Ce qu’il advint de Kiki, Ève ne le sut que longtemps après. Ce qui estsûr, c’est qu’entre ses quatre murs, il eut tout le loisir des’imaginer qu’on l’avait jeté dans un cachot. Il en fut encore pluscertain quand le père d’Ève, avec sa figure de geôlier, lui lança, pourdéjeûner, quelque chose qui était une vilaine tranche de pain sec. Unpeu après, le geôlier lui jeta une autre tranche. Tout de même, commec’était encore du pain sec, on y avait étalé une couche de confiture : - Bonne prison, pensa Kiki. La confiture était aux fraises... II IL faut cependant que l’on y pense : tandis que lesenfants s’amusent à regretter les menottes, il se passe autre chose ducôté des parents. Il est un fait certain : toutes les mamans affirment que leurs petitssont les plus beaux, les plus intéressants, les mieux doués de tous lespetits de ce monde. Mais oui, braves mamans, c’est entendu. Nous avonstoutes passé par là. Jouissez d’être aveugles ! Il sera toujours tempsde vous apercevoir que votre enfant a le nez de travers ou des idéesqui louchent. Mais pour la mère de Kiki, pour la mère d’Ève, ellespouvaient dire à bon droit l’une de sa fille : « Ma fille est unemerveille, » l’autre de son garçon : « Mon garçon est un trésor, » carils possédaient chacun une qualité dont nul autre enfant n’eût pu setarguer, c’est qu’ils étaient, Kiki, le fils de la mère de Kiki, Ève,la fille de la mère d’Ève. Elles ne les gâtaient pas pourtant. Suivant les bons principes, ellesétaient « sévères mais justes ». Sévères ? Bien sûr : elles savaientmontrer à l’occasion que ce n’est pas toujours aux parents d’obéir.Justes ? Encore plus sûr : car une merveille, un trésor ont des nerfsqu’il est dangereux parfois de contrarier. Et ce n’est pas pour dire :quand elles eurent rappelé les enfants et qu’au lieu de venir cesvauriens décampèrent, elles montrèrent qu’elles réprouvaient cescaprices et pensèrent, l’une : « Ma petite, si tu crois que je vais tecourir après, » l’autre : « Il faudra bien que tu reviennes. » Quant aux pères, on sait bien, ils sont de nature plus rude et bien àtort, à cause de ces mêmes questions, de nerfs, reprochent aux mamansde n’être ni sévères ni justes. Celui de Kiki se trouvait pour lemoment en Angleterre. A part l’idée de son fils de le rejoindre, iln’eut aucun rôle dans cette histoire. Pour celui d’Ève, la visite deKiki l’avait dérangé au milieu de son travail. Quand les mèresrentrèrent seules parce qu’elles n’avaient pu se faire obéir, il pensa : - Sacrés rossards ! Si j’avais été là ! Toujours la même chose : pourpeu qu’ils traînent, ce ne sera pas aujourd’hui que je terminerai macorrespondance. Après quoi, ils firent ce qu’eussent fait tous les parents qui sontsévères mais justes : ils poussèrent trois fauteuils sur le balcon etattendirent. Il faisait d’ailleurs très agréable, en plein air, devantles arbres d’un beau parc de l’autre côté de la rue. Et puis la mère deKiki n’était pas pressée de partir. Comme elle venait rarement, il luirestait à placer un gros arriéré de nouvelles qu’elle eût dû remportersans cela. Il était alors cinq heures. A six, ils ne s’impatientèrentpas trop à constater qu’ils attendaient depuis une heure. Le père ne dit rien. - Ils tardent un peu, dit la mère d’Ève. - Ils ne tarderont plus, dit la mère de Kiki. Et aussitôt elle déballa un nouveau lot de nouvelles. Quand celles-cifurent placées, on ne s’étonna pas encore d’avoir attendu vingt minutesde plus. Ce ne fut que quelques moments après. La mère de Kiki, qui racontait denouveau, s’arrêta tout à coup. Elle dit : - Méchant garnement ; il n’aura pas volé sa fessée. - Pour sûr, répondit la mère d’Ève. - Et solide, précisa le père. Mais enfin, pour administrer cette fessée, il fallait bien attendre queles enfants fussent là. Cela fit quelques secondes toujours assezcourtes. Et voilà que brusquement celles qui suivirent parurentbeaucoup plus longues. On avait réfléchi. En donnant la fessée, onprononcerait une réprimande : des mots, beaucoup de mots, des mots trèsdurs, et ces mots pour les recevoir bien chauds, il eût fallu que lesenfants rentrassent, pas dans une demi-heure, pas dans un quartd’heure, mais tout de suite, à la minute. Un peu plus tard, les mères cessèrent de parler. Il était six heurestrois quarts. L’air du balcon était aussi doux que tantôt. Cependant onle savourait moins. On se levait, se rasseyait, s’accoudait parfois àla balustrade pour voir plus loin. L’idée de la fessée avait fait sonchemin. Bien entendu, ils ne l’auraient pas volée. Pourtant, ellepouvait attendre ; la réprimande aussi ; mais les enfants, mon Dieu !que faisaient-ils, les malheureux ? Ce fut la mère d’Ève qui prononça la parole dangereuse. Elle dit : - Je crois que nous n’avons aucune raison d’être inquiètes. Et aussitôt, parce qu’elles n’en avaient aucune, elles en eurent cent. La plus urgente était que les sept heures s’en allaient et qu’à neuf ilferait noir. Le père qui n’oubliait pas la fessée, pensa qu’il devaitprofiter de ce dernier morceau du jour, pour faire mieux que rager. Ilabandonna son fauteuil. - Je vais, annonça-t-il, voir où se cachent ces rossards. - Oui, dirent les mères, ramenez-les nous. Il poussa jusqu’au sentier par où ils avaient décampé. Rien. Puisjusqu’à la ferme d’une paysanne que l’on connaissait par là. Rien. Puisdu côté du Bois, avec un serrement de cœur à cause du lac. Ouf ! rien. Après chaque tour, il revenait vers le balcon et d’en bas criait : - Eh ! bien ? Et les femmes de là haut jetaient : - Eh ! bien ? Après le Bois, il fit un tour plus long. Il était un peu gêné, comme leserait tout homme dont la fillette désobéit sans qu’il y soit pourquelque chose. Il n’aurait pas voulu avoir l’air ; pourtant, enrencontrant la fermière qui fournissait le lait, il demanda : - A propos, y a-t-il longtemps que vous avez vu notre petite fille ? - Mais, Monsieur, je crois bien l’avoir entrevue hier. Hier ! Cette fois, quand il revint sous le balcon, il n’eut plus besoinde demander aux femmes : « Sont-ils là ? » Elles ne s’accoudaient plus,elles se penchaient par-dessus la balustrade, jusqu’à tomber. Elles connaissaient maintenant les accidents qui guettent les petits,comme de méchantes bêtes : l’eau dont on s’approche, où l’on glisse,l’eau hypocrite, l’eau vorace qui ouvre une bouche juste où l’on tombeet la referme sans plus rien montrer des lèvres ; les arbres quimettent leur plus beaux fruits exprès au bout des branches pour quel’on y grimpe et que l’on tombe en se cassant la jambe ; les chiens quimordent ; les sablonnières avec leur gueule de sable ; les paysans avecleurs fourches ; et certains hommes, mon Dieu ! qui rôdent après lespetites filles, après les petits garçons pour leur ouvrir le ventreet... - Mais où sont-ils ? Où ? - Ils reviendront. Il répondait cela, le père ; il ne disait plus « les rossards ». Iln’était pas inquiet, non. L’eau, les arbres, les sablonnières, il necroyait pas à ces méchantes bêtes. Des enfants partent et puisreviennent : c’est l’histoire de tous les jours. Mais quandreviendraient-ils ? Ce pourrait être tard. Ce pourrait être... Et lesfemmes avec leur inquiétude ! Il pensait : - Elles sont trop bonnes. Ça leur apprendra. Mais il pensait aussi : - Pourvu que la leçon ne leur soit pas trop dure. Il voulut gagner du temps. Il connaissait une Mme Vatenne. Il dit : - C’est évident ! Ève aura voulu montrer Kiki à Mme Vatenne. Si vousalliez jusque-là ? Mme Vatenne était une brave dame chez qui Ève passait quelquefois sesdimanches. Elle habitait à une vingtaine de minutes à travers champs.Les mères partirent. Vingt minutes pour aller, vingt minutes pourrevenir, sans compter le temps de raconter à Mme Vatenne comment lesenfants avaient décampé ; de lui demander si par hasard elle ne lesavait pas vus ; d’apprendre de la bouche de Mme Vatenne ce qu’ellesdevinaient déjà à sa mine, que non, vraiment non, elle ne les avait vus; de la supplier que, si elle les voyait, elle voulût bien les rameneraussitôt ; d’entendre la réponse que oui, vraiment oui, il en seraitainsi, mais qu’auparavant elle enverrait quelqu’un pour prévenir,pendant qu’elle ferait manger les enfants qu’elle ramènerait ensuite.Il fallut, en plus, beaucoup de minutes à cause de quelque chose deblanc qui bougeait sur une butte et de loin ressemblait à la blouseblanche de Kiki, qui, plus près, mon Dieu ! oui, fut la blouse blanchede Kiki ; qui, tout près, quand on eut péniblement grimpé jusqu’au hautde la butte, se trouva n’être qu’une chemise sale sur le dos d’unvagabond. Toutes ces minutes mises ensemble, quand elles revinrent, ilétait presque neuf heures. Le père les guettait du balcon. Il ne se demanda pas : « Les enfantssont-ils là ? » Il lui suffit de voir les femmes. Il eut une singulièreidée. Il pensa : - La mère de Kiki est épaisse. Elle me déplaît tant elle est épaisse.Ma femme est mince, elle a de l’allure, c’est une belle femme.Aujourd’hui, elle semble aussi lourde que l’autre. Elle traîne lespieds ; son corps, à gauche et à droite, se balance ; et celles quiarrivent là, ce n’est pas ma femme, ce ne sont pas deux femmes ; cesont deux mères, pas même des mères : des mamans, un ventre et desseins, de pauvres mamans pesantes, et belles seulement de leur beautéde mamans. Il descendit vers elles. Il regarda sa femme. Il était plein de pitié.Il ne put cependant s’empêcher de lui dire : - Ce n’est pas une raison, parce que ta fille vagabonde, de mettre tonchapeau de travers. Après, il eût voulu n’avoir pas prononcé cette parole. Non qu’il fûtinquiet : les enfants, il en était certain, rentreraient. Mais puisquel’obscurité ne les avait pas ramenés, il faudrait attendre le jour, etquelle nuit se préparait pour les mères ! Il n’aurait pas dû lacommencer en se montrant si brutal. Peut-être à cause de ce chapeau, ou parce qu’elles faisaient de grandsgestes, tout le monde dans la rue savait que la voisine et l’autre damequi était son amie, avaient perdu leurs enfants. Des gens s’arrêtaientpour voir comment c’est fait une mère qui a perdu son enfant. D’autrespensaient : - Pas moi qui perdrais mon enfant. Il y eut un gamin qui trouva l’aventure amusante : - Eh ! celles-là, elles ont perdu leur enfant. Heureusement, elles n’entendirent pas ces mots. Elles étaient en trainde se consulter : - Peut-être ferions nous bien d’avertir la police ? Avertir la police, c’est grave. Avec les mots que l’on prononce, ildevient tout de suite certain que l’on a perdu son enfant, que l’on estinquiète parce que l’on a perdu son enfant et que l’on a cent raisonsd’être inquiète, puisqu’on s’adresse à des gens qui s’occupent demalheurs et de crimes. D’autre part le commissaire est quelquefois uneespèce de médecin qui soigne les mères quand elles ont perdu leurenfant. Il arrive qu’il dise : - Ah ! c’est vous, Madame... Parfaitement ! nous avons cela... Uneminute : entrez donc. Nous allons vous rendre votre enfant. Pas plus qu’aux sablonnières, aux étangs, le père ne croyait auxremèdes de la police. Mais les mamans voulaient. - Allons ! dit-il. La mère de Kiki resta pour accueillir les enfants s’ils rentraient.Elle demanda : - Si on vous rend Kiki, ne le brusquez pas trop. Et la mère d’Ève répondit : - Si vous voyez notre Ève, ne soyez pas trop dure. Chez le commissaire, le commissaire qui aurait dû être là, n’était paslà. Ou plutôt il dormait. Ses agents ne dirent pas : - Attendez donc, Madame, nous allons vous rendre votre petite. Ils jouaient aux cartes. Quand ils surent qu’il n’y avait pasd’accident, pas de vol, pas de crime, qu’il s’agissait d’un garçon etd’une fille, qu’ils avaient décampé au moment où on les rappelait, ilsrépondirent ce que répondent en ces circonstances de bons agents quijouent aux cartes : - La nuit, rien à faire. Vous repasserez demain. Tout de même, il y en eut un qui trouva : - Écoutez, Madame. Ces histoires-là, on nous les raconte tous lesjours. Soyez tranquille : ils reviendront. Ce qui fournit à un troisième une excellente idée : - Moi, à votre place, puisque vous habitez près du Bois, j’irais aucommissariat du Bois. Le commissariat du Bois, c’est peut-être là que loge le bon docteur quivous rend les enfants perdus... A l’entrée du Bois, devant son commissariat, le commissaire du Bois nedormait pas. Il veillait devant sa porte. Il avait l’air de dire : - Dépêchez-vous, Madame... Moi, vous voyez, je fume une cigarette.Votre enfant est là : il s’impatiente. Elle commença : - Monsieur le Commissaire... Il ne la laissa pas poursuivre. C’était un homme qui procédait avecméthode. Il dit d’abord : - Vos noms et prénoms ? Il dit ensuite : - Ah ! ah ! Il s’agit de deux enfants. Il dit après : - Ah ! bon : sexe masculin, sexe féminin, je vois cela d’ici. Il dit encore : Comment ! vous êtes les parents de la fille, pas du garçon : celas’embrouille. Il dit, pour finir : - Non, nous n’avons pas cela. Comme c’était un brave homme, il ajouta : - Ils ne sont pas davantage dans le Bois. Grâce à leurs chiens, mesagents les auraient découverts. - Mais plus loin, Monsieur le Commissaire, il y avait le lac ; il yavait la forêt ; il y avait les broussailles, il y avait les voleurs!... - Ça, Madame... D’ailleurs, moi, à votre place, j’avertirais lecommissaire de votre quartier. Ils en venaient, ils retournèrent. Pour une maman, cela n’est passtupide. Les mêmes agents jouaient avec les mêmes cartes et les accueillir avecles mêmes paroles : - La nuit, rien à faire. Le bon qui avait dit : « Soyez tranquilles » précisa : - S’ils ne sont pas rentrés demain, il sera toujours temps. Mais le troisième qui avait parlé du commissariat du Bois, jugea bon den’en plus reparler : - Bonsoir, Madame, Monsieur. Ils sortirent. La mère se traînait. Mon Dieu ! Mon Dieu ! ces gens avec leurs cartes,ces gens avec leur demain, ces gens avec leur bonsoir, ne comprenaientpas que c’était tout de suite, tout de suite que cette mère voulait sonenfant ; qu’ils auraient dû tout de suite boucler leur ceinturon,décrocher leur sabre, tout de suite avec des armes, avec des torches,courir à droite, courir à gauche, fouiller des buissons, enfoncer desportes afin que cette mère avant demain pût ravoir son enfant... Le père la soutenait par le bras. Il l’embrassa sur le front, là où lesidées d’une mère lui font mal dans la tête. Comme les agents, il répéta: - Écoute, sérieusement, je crois que tu peux être tranquille. Ah ! si ç’avait été hier. Hier il avait fait de l’orage : de la pluie,de la grêle, des coups de foudre à épouvanter des enfants. Cettenuit-ci était bonne. Une brise soufflait très douce, bien tiède. Mêmes’ils ne trouvaient pas d’abri, il n’y avait pas grand mal à passer unenuit en plein air. D’ailleurs... - Je t’assure, s’ils ne sont pas rentrés, c’est qu’ils ont trouvé unabri. Le croyait-il ? L’écoutait-elle ? - Mon Dieu ! Mon Dieu ! Et les bêtes qui rôdent. L’air comme un couteau froid dans la poitrine.La pneumonie qui guette ! Les hommes qui ouvrent la nuit des yeux pourle mal. Et s’ils étaient morts ! Un agent avait dit : « S’ils ne sontpas rentrés, il sera toujours temps demain. » Temps de quoi ? Et demain? Si ce demain ils ne rentraient pas !... Et puis, elle pensait autre chose. Jusqu’à présent elle s’était refuséd’en parler, parce que les idées deviennent plus vraies quand on lesexprime avec des mots. Pourtant ce Kiki, cet enfant qui multipliait sesincartades... Elle ne peut se retenir. Elle dit : - As-tu remarqué ? Ces gros yeux, cette vilaine tête : un dégénéré. Ilest capable de tout. - Mais non ! Mais non ! A sept ans, voyons ! Le père secouait la tête. Et pourtant oui. Ces yeux trop gros ! Cettevilaine tête : on eut dit parfois un chien sournois qui préparait unmauvais coup. - Mais non ! Mais non ! Ils revinrent à la maison. Minuit ! Minuit déjà quand on pense à hier ;minuit seulement quand on pense à demain ; minuit avec ses douzegriffes qui pèsent lourd sur les petits loin de leur mère. Voici le litd’Ève : elle n’y est pas. Voici sa poupée couchée par terre ; voici seslivres prêts pour l’école demain. - Mon Dieu ! Mon Dieu ! Elle dut s’asseoir, laissa tomber la tête. Elle pleurait. Et l’hommelui tapotant les joues : - Voyons !... voyons !... Ne sois donc pas inquiète. Et pourtant oui ! L’eau existe, les sablonnières existent. Et ce Kikiavec sa tête de monstre ! Et alors l’autre, la mère du monstre, montra qu’elle aussi était là :elle et son mal. On l’avait oubliée. Seule elle avait attendu ; elleavait feuilleté un livre, elle avait réfléchi : - Mon pauvre Kiki, si innocent, et avec lui cette enfant plus âgée.Peut-être dépravée, sait-on jamais ? Et pendant ce temps, son mari si loin en Angleterre. Elle dit : - Vous du moins, vous êtes deux. Mais moi toute seule. Elle ! Qu’avait-elle eu besoin de venir ? Quand on a comme enfant unmonstre, on le cache dans sa maison. Il était, elle était la cause detout. On lui répondit : - Vous ! Pas autre chose. A cause du monstre, à cause de la fillette peut-êtredépravée, il y eut entre les deux mères un long instant de haine. Ilfut ainsi plus que minuit, il fut la demi, il fut une heure. A quoi bonattendre ? Quand même, on attendait. Le père se dit : - Les enfants sont quelque part. Ils y sont bien : je suis sûr qu’ilssont bien. Ici, dans cette chambre, il y a deux femmes, deux femmesdont l’inquiétude broie le cerveau, qui pensent peut-être à mourir, etauprès d’elles, il y a moi : l’homme qui doit être raisonnable, quiveut être raisonnable. Il alla faire un tour du côté de la cuisine. On n’avait pas dîné. Ilrevint avec du pain, du lait, de la viande, ce qu’il trouva : - Vous devriez manger un peu. Non ! Elles n’avaient pas faim. Il essaya lui-même, pour donnerl’exemple. Il se tailla dans le pain une belle tranche. - Faites comme moi. - Non. Un peu plus tard, il passa dans une chambre, inspecta si tout était enordre pour loger une dame. Il versa de l’eau dans un broc : - Écoutez ! Si vous étiez sages, vous vous coucheriez un peu. Se coucher dans un lit, pendant que les enfants sans abri... Des idéesd’homme ! Elles ne répondirent pas. Cependant, comme elles baîllaientun peu, il répéta : - Écoutez ! Si vous étiez sages... Sa femme pourtant était douce ; elle se fâcha. - Laisse-nous tranquilles. Tu nous énerves... Allons ! puisqu’il s’agissait de se taire, de n’énerver personne etsans doute de veiller, il se gêna moins. La dame ne fut plus unevisiteuse ; elle était une femme que l’on accueille afin de luipermettre de passer la nuit. Il mit des pantoufles, il déploya despapiers, il commença des lettres. Elles pouvaient le voir : on n’estpas inquiet, on ne pense pas aux sablonnières, on ne croit pas aumonstre, quand on s’applique avec tant de soin à écrire toutes ceslettres. Il en réussit une très bonne, une « bien tapée », comme il eutenvie de dire. Il releva la tête. Sa femme pleurait, l’autre aussi. Elles retournaient, chacune, sa pensée de maman. Les hommes sont durs :c’est matériel. Ils voyagent au loin quand ils devraient être là. Ilspensent à vous coucher. Ils mangent. Ils écrivent des lettres. Quand,par sa faute, un enfant se fait mal, ils osent dire : « Tant mieux ! çale corrigera. » Quand on se dit sévère mais juste, ils ricanent. Maiselles ! Kiki l’autre jour avait apporté son bulletin. Maximum enorthographe, maximum en histoire naturelle. Il lui prenait certes deslubies quelquefois : preuve d’imagination. Un futur poète, cet enfant !Ève, ce matin sa maman lui avait donné une bonne leçon de piano. Ellerévélait déjà son talent, cette petite. Elle avait dit : « Si tu medonnes deux sous, demain j’arrondirai mes doigts. » Il n’existait pasd’enfant plus intelligente. Et puis c’était la sienne. Une chosel’épouvantait. La veille elle avait rêvé. On égorgeait un coq. Ellen’était pas superstitieuse, mais ce sang qui coulait, cette gorgeouverte, cette blessure rouge et saignante, oh ! comme une blessuredans de la chair humaine : - Mon Dieu ! Mon Dieu ! La mère de Kiki semblait plus calme. Elle était grasse : à traversertant de graisse, la douleur prenait du temps avant de se loger dans lecœur. Une fois là, elle y restait. Elle s’en rendit compte. Elle dit : - J’ai l’air insensible. Dans huit jours, vous verrez. Mais depuis trop longtemps elle restait sans bouger sur sa chaise, ellese sentit mal à l’aise. Elle annonça : - Je vais me délacer un peu. Le père se détourna et c’est alors qu’il lui vint une idée. Comment n’yavait-il pas songé ? C’était clair : Kiki avait voulu montrer sa maisonà sa petite amie. Une fois là, comme la douleur à travers la graissedans un cœur, ils y étaient restés. Il dit : - Vous prendrez le tramway dès qu’il fera jour. C’est là-bas que vousles trouverez. Le croyait-il ? L’espérance est un voile qui tombe sur l’angoisse desmamans. S’étant délacée, la mère de Kiki accepta de manger une tartine,puis de la viande ; elle but aussi une tasse de lait et, comme aprèstout elle somnolait à attendre sur un siège, elle comprit qu’elleattendrait aussi bien dans un lit. Un peu après, ce fut la mère d’Ève.Elle se reposerait un peu – rien qu’un peu – car tantôt, elle auraitbesoin de ses forces. Le père acheva sa lettre, puis se coucha aussi. On ne peut pas affirmer qu’ils dormirent. Ils se retournaient dans leurlit, comme on se retourne quand on a perdu son enfant, qu’on écoutedans la rue des pas qui seraient ses pas s’il arrivait, qu’on croitl’entendre « toc-toc » à la porte et qu’on se refuse à refermer lespaupières, parce qu’elles ont comme peints à l’intérieur, dessablonnières avec leur gueule, des mares avec leurs lèvres et, dans cesmares, dans ces sablonnières, une fillette, un garçon jetés là les brasen croix avec du sang d’assassiné sur les habits. Le gaz brûlait. Il était trois heures. Il en fut quatre, puis un peu declarté sur les vitres, un peu de rose du soleil, des oiseaux dans leparc, une charrette, des voix, puis tout à coup, dans plus de bruit,cet aujourd’hui dont un agent avait dit : - Demain, s’ils ne sont pas rentrés... Les femmes furent bientôt prêtes. L’espérance est un voile qui se lèvele matin. Le père n’y croyait plus. Il les laissa aller. Il y eut, dansun premier tramway, tout au long de la ville, mal coiffées, les yeuxgros, deux mères qui roulaient vers quelque chose et n’en parlaient pas. Les enfants, on le sait, rentrèrent dans la matinée conduits par unagent et furent assez déçus de ne pas voir leurs mamans à l’arrêt.Elles s’y étaient trouvées, mais plus tôt. Le père guettait au balcon.Pour laisser de la marge à sa patience, il s’était promis : « Ce serapour dix heures. » A huit, quelque chose le fit se pencher et voilà :ils arrivaient, ils étaient entiers. Certes, depuis hier et pendanttoute la nuit, il avait eu le temps de penser : « Ce que je laverai latête à ma fille ! Ce que je tirerai les oreilles à Kiki ! » Pourtant,dès qu’il les vit, il ne fut plus question de tête ni d’oreilles. Il nesut plus que ceci : « Ils sont là ! » Il descendit pour les toucherplus vite, il les regarda, et alors, oh !... Il n’eût pas souhaité lesvoir en morceaux sur une civière, mais ils riaient. Non seulement ilsriaient : ils semblaient très fiers de ce qu’ils avaient fait. Il pensabien que, du premier coup, il aplatirait le crâne à ce monstre de Kiki.Il dut auparavant serrer la main au brave homme qui les ramenait,s’informer : « A qui ai-je l’honneur ?... Où les avez-vous trouvés ? » - Et maintenant, fit-il, à vous deux. Il se plaça entre eux comme on sépare au couteau deux tronçons qu’on neverra plus jamais ensemble... Malheureusement on ne corrige pas lesenfants en pleine rue ; l’escalier aussi se trouva un endroitincommode, et dans l’antichambre, où vraiment il eût pu du premier coupaplatir le crâne à ce monstre de Kiki, il eut la sotte idée de vouloir,avant tout, serrer dans ses bras le corps de sa petite fille. Il avaitd’ailleurs réfléchi : « Je n’ai aucun droit sur l’enfant d’un autre :pourquoi commencerais-je par la mienne ? » Sévère, mais juste ! Après, il est vrai, il les enferma séparément dans une pièce, il leurdonna du pain, il eut la volonté de ne mettre de la confiture que surla deuxième tranche de pain sec, il cria même : « Ce Kiki, s’il remetles pieds dans la maison, je l’étrangle ; » ce fut néanmoins un beauratage. Il se l’avoua et certes tout cela eût tourné beaucoup mieux si, au lieude rouler Dieu sait où par la ville, les femmes se fussent trouvées làpour le soutenir. Les femmes sont des sottes. Qu’avaient-elles besoinde courir si loin, alors qu’avec un peu de patience on eût pu être tousensemble à jouir du retour des enfants. A cause d’elles, il dut seplanter une nouvelle fois, dans le balcon et, après avoir attendu toutela nuit, recommencer à attendre ! Mais dès qu’il les aperçut, il oubliasa colère. Il ne prit pas le temps de regarder si elles étaienttristes, il ne songea pas que si l’une de ces femmes était la sienne,l’autre était la mère d’un monstre : il se mit à sauter pour leursignifier qu’il y avait de la joie, il montra avec ses doigts : « Deux! Deux ! » que de cette joie il y en avait pour deux. Les pauvres femmes ! Elles n’étaient pas à l’étage qu’elles savaientdéjà tout. Puis il devint sérieux. Il dit : - Comme vous n’étiez pas là, dans ma surprise, je n’ai pas voulu êtretrop dur. Vous êtes averties : j’espère que vous vous montrerez sévères. Elles répondirent : - Bien sûr ! Et en effet ! Quand la mère d’Ève revit sa fille, elle gronda : - N’es-tu pas honteuse d’avoir fait de la peine à ta mère ? Et la mère de Kiki dit à son fils quelque chose du même genre. III VOILA beaucoup de mots pour deux enfants qui reviennentchez leurs parents, après une escapade. Parlons un peu de l’agent. Cet agent était un honnête homme, très jeune, des yeux clairs, des motslimpides, comme l’eau qui jaillissait, sans doute, de la fontainepublique sur la grande place de son village. Vraiment ce qu’on peutappeler un brave garçon. Comme il ne portait pas sa tenue d’agent, onn’aurait même pas pu dire : - Quoi d’étonnant s’il paraît bon ? C’est parce qu’il est agent depolice. Et pas tant qu’il eût ramené ces vauriens, mais le père avait étéheureux de serrer la main à cet homme, d’insister : - Asseyez-vous... si... si... vous avez le temps. Ces dames vontrentrer. Nous fumerons un cigare. Quand l’agent eut raconté comment il avait trouvé puis logé lesenfants, qu’il eut dit incidemment, en regardant le Monsieur : « Jecrois déjà vous avoir vu quelque part, » il resta encore quelquesinstants pour causer comme on cause et c’est ainsi qu’une heure plustard, du fauteuil au balcon, ils causaient toujours. Les mères revinrent. Ce fut pour lui l’occasion de recommencer sonrécit. Naturellement, avant tout, il leur laissa le temps de faire lenécessaire avec les petits. Il écouta l’une qui commençait : « N’es-tupas honteuse ?... », l’autre qui disait quelque chose du même genre.Ensuite, il annonça aux dames ce qu’il avait déjà révélé au Monsieur :« Il me semble vous avoir déjà vues quelque part. » Et pour les enfantsaussi il lui semblait les avoir déjà vus quelque part. Il devait êtretrès perspicace. Il sut d’ailleurs se montrer modeste avec noblesse. Comme on leremerciait, il dit : - Oh ! je n’ai fait que mon devoir. Et à propos de ses collègues qui avaient également soigné les enfantset fait leur devoir, il affirma : - Oh ! chez nous, on les reçoit tous très bien : qu’ils soient voleursou vagabonds. Après cette vérité, on aurait pu croire qu’il prendrait congé, et lesparents, sans doute, l’espéraient un peu. Mais, comme il l’avoua, iln’était pas de service, il avait encore du temps de reste. Il racontaquelque chose à son propos. Comme les petits, qu’il s’était fait un devoir de ramener, il avait étéjeune. Un jour, lui aussi, il avait commis une faute. C’était la foire.Une charrette passait. Vous savez, Monsieur ? une de ces charrettespleines de ces bonbons rouges, jaunes ou verts qui fondent dans labouche avec un goût de fruit et de sucre. Oui, c’est cela, desfondants. Alors de ces fondants, il en avait chipé un. Rouge, vert, ilne savait plus. Mais sa mère l’avait vu. Oh ! non, elle n’avait pas dit: « N’êtes-vous pas honteux de faire de la peine à votre mère ? » Maisvous ne vous imaginez pas, Madame, ce qu’il avait été battu. Avec lamain ouverte, avec le poing, des coups dans le dos, des coups dans lesjambes, des coups sur le derrière, à ne pas croire que l’on pûtrassembler à la fois tant de coups sur un même point. Après, ce fut letour du père. Celui-là, Monsieur, ne cria pas : « S’il revient, jel’étrangle, » mais partout où la mère avait passé avec sa main, ilrepassa avec son pied. Ce n’avait pas été tout. On le mit en pénitenceà genoux, pas sur les pavés : sur le bois de ses sabots, vous savez,Monsieur ? du côté où cela coupe. La leçon avait été dure, trop durepeut-être pour un fondant. N’importe ! Il n’avait eu que celle-là. Elleavait suffi : il l’avait retenue et il en était bien content, car grâceà cela, au lieu d’un voleur de fondants : - Voyez, Madame, ce que je suis devenu. Ce qu’il était devenu ? Un honnête homme, assurément. Le Monsieur etles dames s’en rendaient compte. Mais à quel propos racontait-il cettehistoire de coups ? Où voulait-il en venir ? On lui avait donnécependant un gros billet en récompense... Pour la véracité de l’histoire, il sied d’ajouter que les garçons qu’onnomme Kiki les fillettes qui s’amusent à se faire appeler Ève, ou, parraccroc, Proserpine, prennent en grandissant un autre nom qui est levrai. Quant à l’agent, honnête comme il était, rien d’étonnant s’ildevint le commissaire en chef de son village, plus tard quand lesévénements eurent suivi leur cours. C’est ainsi qu’il eut, un jour, à donner un coup de main, chez unpauvre Monsieur, plus jeune que lui, qui n’en finissait pas d’écriredes mots et des mots, ce qui pouvait être dangereux « rapport auporte-plume ». Il fut introduit par la dame. Quand il l’eut regardée,et ensuite le Monsieur, comme entrée en matière, il dit : - Je crois vous avoir déjà vus quelque part. Bien que commissaire, il était resté très perspicace. |