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ALMAGRO, A.(18..-19..) : La queue du diable,conte du bocage normand (1892). Saisie du texte : SylviePestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (30.X.2013) Texte relu par : A. Guézou. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx: norm 34.) des numéros 3-5 avril-juin 1892 de la Revue Normande et Percheronne illustrée. LA QUEUE DU DIABLE Conte du Bocage Normand par A. Almagro _____ Lecteur bénévole et charmante lectrice, je viens vous raconter unehistoire qui vous semblera peut-être un conte, tant elle estinvraisemblable, mais qui doit être vraie de tout point, car je l’aitirée d’un recueil d’anciennes légendes, et je suis persuadé que lepieux anonyme qui nous les a transmises pour notre instruction et notreédification était un homme véridique, qui n’aurait jamais voulucompromettre le salut de son âme en cherchant à nous faire prendre lesvessies pour des lanternes. La légende étant écrite dans un style vieillot et peu intelligible, jeme suis dit qu’il serait utile de lui donner une forme plus jeune et dela traduire dans le style du jour ; et c’est ici qu’a commencé monembarras. Quel genre de style devais-je adopter ? Le genre sentimental,vaporeux et nuageux ? Il est quelque peu démodé et j’aurais ennuyé meslecteurs qui ont bien assez de sujets d’ennui. Le genre réaliste ?J’aurais fait rougir les dames. Un instant je me suis arrêté à l’idéede recourir au genre décadent, aujourd’hui fort en vogue et qui seglisse comme un serpent sous la prose fleurie de maint auteur detalent. En mettant mon esprit à la gêne, je serais parvenu, moi aussi,à trouver de ces phrases péniblement niaises, de ces tours inattenduset de ces locutions extravagantes, qui font les délices du décadent quiles écrit et causent au profane qui ose les lire un étonnement voisinde la stupéfaction. Toutefois, si séduisant que fût ce projet, j’ai dûy renoncer par crainte qu’on ne crût que je parlais charabia, ce quim’eût profondément humilié. Tout bien pesé, j’ai pris le parti de revenir au chemin battu, qui estle bon, et de me servir du style pédestre, simple et uni, parlant commetout le monde pour que tout le monde me comprenne. Ceci dit en guise de préface, j’entre en matière. I Il y avait une fois, au pays bas-normand, une veuve et sa fille quivivaient pauvrement dans une pauvre maisonnette, aux murs de torchis etau toit de chaume, comme toutes celles de la campagne d’alentour. Unepetite vache, des poules, un cochon, sauf votre respect, un courtil peuétendu, un jardinet et quelques pommiers formaient tout leur avoir,auquel s’ajoutait le mince produit de leurs fuseaux qui tournaient,tournaient sans cesse. Grâce aux indications de l’anonyme, je puis préciser l’endroit oùs’élevait la maisonnette de la veuve ; c’était dans l’un des hameauxqu’on voit éparpillés à travers la verdure sur les pentes méridionalesdu mont de Cérisy, à une faible distance de la célèbre abbaye deBelle-Etoile et à quelques milles des murs de Tinchebray, qui, soit diten passant, était alors une petite ville assez malpropre, mais ne fut àaucune époque une caverne de voleurs, ainsi qu’on l’a faussementprétendu. Notre veuve portait gaillardement ses cinquante-cinq hivers. Ellen’avait rien d’attrayant, je dois le confesser ; elle était longue etmaigre comme le carême, laide comme le péché et mauvaise comme la lèpre; quant à son caractère, c’était le plus maussade, hargneux etacariâtre que le ciel eût jamais créé dans son juste courroux. Onl’avait surnommée la mère Rabat-Joie, parce que sa seule présencesuffisait pour rabattre et éteindre toute joie et tout contentement. Son mari, qu’on appelait le père Mathieu, succomba à dix de mariage quifurent dix ans de lente torture ; il expira en bénissant la mort qui ledélivrait de sa femme. Le curé de la paroisse était très attaché aupère Mathieu qui avait été son chantre et son sacriste ; il annonça enchaire qu’il dirait un certain nombre de messes pour le repos de cetteâme en peine ; mais le père Mathieu revint tout exprès de l’autre mondepour le prier de n’en rien faire, assurant qu’il n’avait besoin derien, que son âme était en repos et qu’il était allé tout droit enparadis, ayant fait son purgatoire ici-bas. Si la mère Rabat-Joie fut méchante et dure envers son mari, ons’imagine aisément qu’elle ne le fut pas moins envers sa fille,laquelle avait nom Mariette et semblait prédestinée au même sortque son père. Mariette était alors dans tout l’éclat et toute la fraîcheur de lajeunesse. Elle était bonne comme la manne du ciel, belle etradieuse comme une aube de mai, chaste et pure comme le lis duvallon, modeste, recueillie et obéissante comme une nonne ; avec celatrès dévote à la bienheureuse Vierge Marie, à l’archange saint Michel,vainqueur du démon, et aux saints Anges, gardiens et protecteurs de savertu. Sa bonne grâce, son air candide et son angélique patience luiavaient gagné tous les cœurs ; chose à peine croyable : elle n’avaitjamais donné le moindre signe de coquetterie. Bref, elle était, auphysique et au moral, tout l’opposé de sa mère, et l’on se demandaitpar quel caprice ou quel prodige de la nature une si vilaine chouetteavait pu mettre au monde une si douce, tendre et innocente colombe. Dans l’opinion du peuple Mariette passait pour une sainte, une vraiesainte du paradis, ce qui alors n’était point rare, mais ne se voitplus depuis longtemps. Cette auréole de sainteté, loin de toucher l’âmede son odieuse mère, ne fit que l’exciter à redoubler de mauvaistraitements. Grondée, accablée d’injures, souvent battue, la pauvrettesouffrait en silence, offrant ses peines au Seigneur en expiation defautes qui n’étaient pas les siennes. Tandis que d’autres jeunesfilles, fières de leur bonheur, traversaient joyeusement la vie, lachanson aux lèvres et le front couronné de roses et de myrte, elle s’ytraînait douloureusement, courbée sous sa lourde croix et le frontcouronné d’épines. Parmi les jeunes gens les plus huppés et les plus riches de la contrée,plus d’un, ému de son malheur et séduit par ses charmes, eût volontierstenté de l’arracher à son dur esclavage en se l’attachant par les liensde l’hyménée ; plus d’un même fut assez téméraire pour aller demandersa main. Mais la mère Rabat-Joie rabattit leur ardeur amoureuse ;l’accueil fut si brutal qu’ils durent fuir à toutes jambes ets’estimèrent heureux d’avoir sauvé leurs yeux des griffes du monstre. Cet exemple refroidit le zèle des autres prétendants qui, de guerrelasse, renoncèrent à une poursuite par trop dangereuse. Evidemment,pour dompter ou endormir le dragon redoutable qui veillait à la garded’un si précieux trésor, il n’eût fallu rien moins que le diable, lediable lui-même. La jeune victime fut donc abandonnée à son triste sortet se vit irrévocablement condamnée à mourir vierge et martyre. Mariette était aussi laborieuse que bonne ; c’était une excellenteménagère et une fileuse incomparable. Entre ses doigts de fée lechanvre disparaissait si vite que les gens du pays croyaient que lesanges descendaient du Ciel pour l’aider à filer sa quenouillée. Elleétait propre, soigneuse, et lorsqu’elle ne filait pas, on la voyaitvaquer avec ardeur aux soins multiples du ménage : elle cousait,lavait, repassait, nettoyait la maison, apprêtait les repas, trayait lapetite vache, sa seule amie dans cette solitude, battait le beurre eten faisant de si exquis qu’il eût pu figurer sur la table du pape. Sa mise était toujours d’une extrême simplicité ; pas de colifichets,ni de parures, ni aucun de ces riens coûteux, inventés pour laperdition des femmes. Elle ne paraissait jamais aux assemblées ; ellen’allait à aucune noce, quoiqu’elle en fût souvent priée. Sa seulesortie était pour se rendre à l’église, où elle priait avec une ferveurexemplaire. Notre siècle corrompu ignore, hélas ! ces vertus simples etrustiques. La perversité des villes a envahi les campagnes et en aaltéré les traditions et les mœurs. L’innocence primitive s’est enfuie,la face voilée, vers d’autres sphères, et le mal, qui jadis étaitpartiel et passager, est devenu général et durable. Il est aisé de voirque nous approchons de la fin du monde. Un soir, à la veillée, Mariette préparait le souper et étendait la pâtegrise de sarrasin sur la galettoire de terre cuite que chauffait un feuclair. Ce n’était pas la galette du riche, mince, légère, où abondaientle beurre et les œufs frais, mais la galette du pauvre, lourde,massive, sans œufs, et presque sans beurre. Le matin, un amoureuxs’était présenté ; il fut reçu, cela va sans dire, en ennemi, et ce futun miracle s’il ne laissa pas sa peau sur le champ de bataille.L’humeur de la mère Rabat-Joie s’en était ressentie ; ce n’était plusdu vinaigre, c’était du vitriol. Mariette fut injuriée tout le jour etsouffletée à plusieurs reprises ; comme si c’était un crime pour unejeune fille charmante et malheureuse d’inspirer la pitié et l’amour ! Le soir, l’orage grondait encore et la grêle menaçait toujours.Mariette tremblait comme la feuille ; sa main était mal assurée et, envoulant retourner la galette, elle la laissa maladroitement tomber dansles cendres. A la vue de cette catastrophe, la mégère pousse un cri derage. « Coquine, hurle-t-elle, ribaude, dévergondée, tu n’en faisjamais d’autres ; je voudrais que le diable t’emporte ! » Et ellerépète par trois fois d’une voix stridente : « Oui, je voudrais que lediable t’emporte ! » Fatale imprudence ! Par le plus grand des hasards, à cet instant même,le diable rôdait aux alentours, étant venu dans le pays pour aider unbaron de ses amis à délivrer une jolie nonnain enfermée contre son grédans un moutier du voisinage. Le cri de la mère Rabat-Joie,retentissant dans les ténèbres, parvient à son oreille ; il reconnaitsa voix, entend son vœu impie et fait un bond de joie si violent qu’ilcasse comme un fêtu, avec son crâne, une grosse branche de pommier souslaquelle il passait à ce moment. D’ordinaire il ne prêtait aucune attention aux souhaits de cette sorte; s’il lui fallait emporter tous ceux dont on lui fait don ou qui sedonnent à lui, son temps si précieux n’y suffirait point. Mais cettefois le cas est bien différent ; il ne s’agit pas d’une proie vulgaire; il s’agit bel et bien d’une sainte, d’une véritable sainte. Queltriomphe pour ce maudit si, à la barbe du Tout-Puissant, il emportaitune sainte au séjour des damnés ! Tout l’enfer serait dans l’allégresseet l’on devine sans peine ce que peut être l’allégresse de l’enfer. Lesgazetiers de là-bas lui consacreraient des articles élogieux etmenteurs où l’enthousiasme déborderait à tant la ligne ; les poètes luidédieraient des strophes enflammées ; les hauts dignitaires luiliraient des adresses et baiseraient avec respect ses pieds de bouc ;les garde-chiourmes l’acclameraient à grand bruit de chaînes ; on luiélèverait des arcs-de-triomphe faits d’ossements humains, et sa gloireéclipserait celle des plus fameux conquérants, qu’il connaissait tousintimement, puisqu’ils logeaient chez lui. Pour dire le vrai, il se méfiait de la mère Rabat-Joie. Elle ne luiétait pas inconnue et il ressentait même pour elle de l’estime et del’amitié, à preuve qu’il lui réservait une chaudière d’honneur ; maisenfin il s’en méfiait et ne comptait guère qu’elle accomplitreligieusement sa promesse. Il comptait plutôt sur lui-même et surl’abondante provision de ruses, de pièges et de stratagèmes qu’ilportait toujours dans son bissac. Aussi, sans s’amuser aux bagatelles,conçut-il sur-le-champ un projet machiavélique et diabolique qu’iln’allait pas tarder à mettre à exécution et dont nous verrons plus loinles fâcheuses suites. Le roi des damnés avait raison de se méfier de la mère Rabat-Joie, carelle ne songeait nullement à lui livrer sa fille, laquelle, après tout,était le sang de son sang et la chair de sa chair. Elle avait été tropvive, c’est évident, elle avait parlé sans réfléchir, dans un accès decolère. La visite intempestive de l’amoureux, puis la vue de la galetterenversée dans les cendres l’avaient mise hors des gonds et lui avaientfait oublier les règles de la civilité ; mais un chrétien n’est pastenu d’accomplir une promesse imprudente. Jarnicoton ! donner sa filleà Satan ! Jamais de la vie. Et qu’il ne s’avisât pas de venir laréclamer, car, foi de normande, elle lui casserait les cornes. A cet endroit du récit, l’auteur anonyme de la légende, qui était trèsprobablement un moine de l’abbaye de Belle-Etoile et paraît avoirbeaucoup connu la mère Rabat-Joie, entre à son sujet dans des détailscurieux et instructifs dont je me ferais un scrupule de priver meslecteurs. A l’en croire, la veuve du père Mathieu était une femme deprincipes austères auxquels elle conformait tous ses actes, et elleavait des idées très personnelles sur une foule de questions. Elle enavait, par exemple, sur l’éducation des filles et avait imaginé unsystème éducatif qui reposait tout entier sur l’antique maxime : Quiaime bien, châtie bien. Elle prenait la maxime à la lettre etappliquait son système dans toute sa rigueur. C’est parce qu’elleaimait sa fille qu’elle la châtiait sans l’ombre d’une raison, et c’estparce qu’elle l’aimait beaucoup qu’elle la châtiait sans miséricorde.Qui aime bien, châtie bien. C’était logique, mais très désagréable pourla pauvre Mariette. Ses idées sur la propriété n’étaient pas moins dignes de remarque. « Mafille, disait-elle, est ma propriété, mon bien, ma chose, puisque c’estmoi qui l’ai faite (elle oubliait le père Mathieu, mais passons).Quiconque, sous prétexte de mariage, s’introduit chez moi et cherche àme la ravir, attente à ma propriété ; c’est un voleur, un pirate, unscélérat, et je lui briserai les reins, jour de Dieu ! Au surplus,ajoutait-elle, je ne veux pas qu’elle se marie, et elle ne se marierapas, car tel est mon bon plaisir. On est mère ou on ne l’est pas. »C’est ainsi que la mère Rabat-Joie comprenait la propriété ; il estdouteux que les prétendants à la main de Mariette la comprissent de lamême façon. L’opinion qu’elle professait sur les hommes en général était tout àfait singulière. Pour elle l’humanité n’était qu’une immensefourmilière de petits êtres vicieux, difformes et ridicules quipassaient tout leur temps à se contredire et à s’entre-dévorer. C’étaitune espèce plus nuisible qu’utile et dont la perte affligerait plutôtle diable que le bon Dieu. Conclusion : l’humanité est haïssable, ilfaut la haïr ; et toujours conséquente, elle détestait cordialementl’humanité qui le lui rendait avec usure. Mais ce qu’elle détestait par-dessus tout, c’était le diable ; elle luiavait juré une haine farouche, implacable ; il était sa bête noire etson cauchemar. Dans ce sentiment il entrait de la jalousie de métier etune peur atroce d’aller bouillir dans la grande chaudière. Autant elleexécrait le diable, autant, par une conséquence naturelle, elleadmirait et révérait l’archange saint Michel qui l’avait combattu etvaincu. Il existait dans sa paroisse une confrérie d’hommes qui avaitsaint Michel pour patron et qui chaque année accomplissait unpèlerinage au mont béni où trône le glorieux archange. La mèreRabat-Joie ne manquait jamais d’en faire rapporter par quelque pèlerindes médailles de plomb à l’effigie du saint et de menus objets de piétéqu’elle conservait comme un talisman. Cette confrérie possédait sa chapelle dans l’église paroissiale, avecun autel spécial surmonté d’un groupe, œuvre d’un moine sculpteur del’abbaye de Belle-Etoile et qui représentait saint Michel terrassant ledémon. Rien de si noble, de si animé et de si harmonieux que ce groupeoù le génie de l’humble religieux avait mis comme un souffle de vie. Leguerrier céleste se dressait superbe, faisant flamboyer dans sa mainl’épée vengeresse, tandis que l’éternel révolté se tordait en rugissantsous son pied vainqueur. Des cierges brûlaient devant la sainte image,et la mère Rabat-Joie y avait toujours le sien. C’est là qu’elle venait faire ses dévotions accoutumées, profitant dumoment où l’église était déserte, afin, disait-elle, d’avoir moins dedistractions. Agenouillée devant l’autel, elle priait d’abord le saintlonguement et avec humilité ; puis, sa prière faite, elle sautait surses pieds et, menaçant du poing le démon, elle l’apostrophait ainsi : « Vilain sire, tu es laid comme Judas Iscariote, noir comme laconscience d’un procureur, barbu comme un bouc, cornu comme un maritrompé, et tu portes des griffes sales et crochues que t’envierait unusurier juif. Tu fais une grimace aussi drôle que celle du braconnierJean Le Borgne, que les archers emmenèrent et que je vis pendre àDomfront. Tu es plus méchant que moi, vieux loup-garou. Je voudrais tevoir rôtir à la broche dans ta cuisine d’enfer et je t’arroserais degrand cœur avec du plomb fondu. Si je te tenais, bandit, canaille,hérétique, je t’arracherais la queue, je t’arracherais les griffes etles cornes, puis je te tordrais le cou comme à un poulet. Ainsisoit-il. » Le démon ne répondait pas, et la mère Rabat-Joie, ayant débité sonchapelet d’injures qu’elle appelait l’oraison au diable, s’enretournait triomphante et satisfaite. II Peu de temps après la soirée orageuse où la mère Rabat-Joie entra en sibelle fureur et fit si beau tapage pour une galette mal retournée, ilvint au pays un étranger qui excita partout sur ses pas la plus vivecuriosité. C’était un de ces chanteurs nomades, connus sous le nom detrouvères ou troubadours et qui s’en allaient de ville en ville et dechâteau en château, déclamant ou chantant leurs vers où ils célébraientles exploits des preux et la beauté des dames. Celui-ci n’avait pas la mine famélique ni le costume râpé de sesconfrères ; on l’eût pris plutôt pour un gentilhomme. Il était grand,élancé, d’élégante tournure, avec des traits expressifs, un teintbistré et comme brûlé, une barbe rousse en pointe et des yeux dont onavait peine à soutenir l’éclat. Son accoutrement était aussi riche quefantastique ; tout y était rouge, depuis la fine chaussure de cuir deCordoue jusqu’à la toque de velours que surmontait une plume écarlate.Par un singulier caprice, cette toque était comme soudée à son front ;jamais on ne le vit tête nue. Il fut surnommé l’Homme-Rouge, etlorsqu’il s’avançait d’un pas rapide et que le vent secouait les rougesplis de son manteau, on l’eût cru enveloppé de flammes. Il jouait de tous les instruments et chantait agréablement d’une voixvibrante qui avait quelque chose de métallique. On avait remarqué quejamais il ne franchissait le seuil d’une église ni d’un lieu consacré,et l’on en conclut qu’il devait être maure ou païen ; bien certainementil n’était pas juif, car il se montrait large jusqu’à la profusion etgénéreux jusqu’à la prodigalité. On en fut quelque peu surpris, lesdisciples de la gaie science n’ayant pas l’habitude de rouler sur l’or: art et pauvreté sont frère et sœur. Du reste, quelle que fût lasource de ses richesses, qu’elles vinssent du ciel ou de l’enfer, lefait est qu’elles lui attirèrent une grande considération et lui firentde nombreux amis. On ignorait son nom et sa patrie. Aux curieux qui l’interrogeaient surce dernier point, il se contentait de dire que son pays était trèsloin, très loin, qu’il y faisait très chaud, très chaud, qu’on yarrivait par des routes fleuries, que les gens de toute condition s’yprécipitaient par milliers et qu’aucun n’en sortait, tant ils s’ytrouvaient bien. Ceux qui l’écoutaient auraient voulu vivre dans cepays-là. Quoiqu’il fût, à n’en pas douter, de haute origine, il n’avait pas demorgue et frayait familièrement avec tout le monde. Il avait un entrainendiablé et de l’esprit comme un démon. Il buvait aux assemblées autantque quatre normands et n’en était pas plus gris ; il dansait ou faisaitdanser des journées et des nuits entières et n’en était pas plus las ;il restait à table, selon l’us et coutume de Basse-Normandie, huitheures consécutives et n’en était pas plus repu. C’était leboute-en-train de toutes les fêtes, de toutes les noces, et il n’yavait pas de bonne partie sans le gai et amusant compagnon quis’appelait l’Homme-Rouge. Il advint sur ces entrefaites que le seigneur de Briouze songea àmarier sa fille, jolie personne, quoique boulotte et marquée de tachesde rousseur ; le prétendu était un grand benêt dont le père, autreseigneur du voisinage, n’en ayant pu rien faire, avait pris le partiextrême de le marier dans l’espoir que sa femme en ferait quelquechose. Le seigneur de Briouze était de la première noblesse, car il sevantait de descendre du bâtard d’un bâtard de je ne sais quel duc deNormandie ; il était très instruit, à preuve qu’il savait lire etsigner son nom. Il avait un beau château, une belle meute, de beauxétangs et de beaux domaines tellement vastes, qu’il s’y perdait chaquefois qu’il allait les visiter. Mais ce qu’il avait de plus beau,c’était son bourg de Briouze. Ce n’est pas que les chemins qui y menaient fussent moins effondrés quepartout ailleurs, ni les masures moins sordides, ni les échoppes moinspuantes. Sa beauté consistait dans la façon originale et neuve dont leshabitations étaient groupées. D’ordinaire, lorsqu’un bourg se bâtit,les maisons se rangent tant bien que mal le long des chemins etfinissent par former des rues et des places. A Briouze rien de pareil :ni places, ni rues ; les maisons étaient jetées çà et là à travers leterrain, se présentant sous toutes les faces, les unes par devant,d’autres par derrière, d’autres de côté, dans la plus complèteindépendance et sans le moindre souci de la géométrie. On eût ditqu’elles étaient tombées du ciel et qu’elles s’étaient fichées dans lesol au hasard de la chute. Depuis lors la civilisation a passé par là,escortée d’ingénieurs des Ponts et Chaussées et d’agents voyers, etelle a mis de l’ordre dans ce beau désordre ; mais si Briouze y agagné, le pittoresque y a beaucoup perdu. Les gars de Briouze étaient de fort braves gens, élevés dans la craintede Dieu et de leur seigneur, qui était un maître débonnaire et doux, etdont ils conservèrent la mémoire en mettant sa figure moustachue,sculptée sur pierre, au-dessus du portail de leur église, où on la voitencore. Ils n’avaient qu’un défaut ou plutôt qu’une passion : ilsaimaient à boire. Dans ce bienheureux pays il régnait une soifinextinguible ; les femmes y buvaient comme des hommes, et les hommescomme des trous. Le café était alors inconnu ; l’eau-de-vie était unremède d’apothicaire et le vin réservé à la table des riches ; mais ilrestait le gros cidre et le poiré, et le diable n’y perdait rien.Chaque maison était un cabaret ; au-dessus de chaque porte verdissaitla branche de houx qui chuchotait à l’oreille du passant : Ici l’onboit. Et le passant entrait, s’attablait et buvait ; et tous lesassoiffés de la campagne environnante accouraient là par bandes pour sedésaltérer. On conçoit, d’après ces goûts bachiques, avec quels transports futreçue la nouvelle du mariage seigneurial, qui promettait des nocessplendides et de franches lippées. Le seigneur était puissamment richeet aussi libéral que riche ; il invita, outre les parents et les amis,ses vassaux, ses tenanciers, tous ceux qui dépendaient de lui,c’est-à-dire le pays tout entier. D’immenses tentes avaient étédressées pour abriter le populaire, pendant que la gent blasonnées’ébaudirait dans la grande salle du château. Ainsi qu’il fallait s’y attendre, on fit venir l’Homme-Rouge pourentretenir la gaîté et dégourdir les jambes de la jeunesse. Il futjovial, infatigable, pétillant de verve, étourdissant, cynique. Ilchanta devant les nobles invités une sorte d’épithalame émaillé determes équivoques et de facéties plus que libres, qui faisaient rougirla mariée et rire aux éclats son imbécile d’époux. Il poussait à boire,portait des défis aux plus intrépides buveurs et buvait lui-même commes’il eût voulu éteindre un incendie intérieur. Onques on ne vit simonstrueuse ripaille ; elle dura sept jours et sept nuits, pendantlesquels on mangea des troupeaux et l’on but la récolte de cidre d’uneannée. A la fin, le diable s’en mêla. Le vin aux épices et les flots de cidrepur avaient à tel point échauffé les têtes, qu’une sorte de délirefurieux s’empara de tous les convives, nobles et manants. L’époux giflesans égard sa tendre moitié, qui tombe en pâmoison ; le beau-père sauteà la gorge de son gendre ; les épées sortent du fourreau ; les rustresbrandissent leurs gourdins ; la mêlée est épouvantable ; chacun frappeau hasard, pris d’une rage aveugle ; ce ne sont que cris de détresse,injures, imprécations et blasphèmes ; vaisselle, brocs, gobelets,écuelles, débris de tables et de bancs volent de toutes parts. Danscette effroyable bagarre, il y eut des membres brisés, des crânesfendus, des côtes enfoncées, des morts laissés sur le carreau parmi desflaques de sang et dans une inondation de cidre. Le banquet de noces,commencé dans la joie, se termina comme le festin des Lapithes, etl’Homme-Rouge s’en alla en pouffant de rire. Le lecteur aura deviné que l’Homme-Rouge n’était autre que l’espritmalin, lequel, venu sous un déguisement pour rendre visite à la mèreRabat-Joie, son ennemie intime, avait voulu tout d’abord s’amuser unbrin, en jouant aux gars de Briouze, moins malins que lui, un tour desa façon dont ils se souviendraient dans les siècles des siècles. Il sedisposa, aussitôt ce bel exploit accompli, à exécuter le noir desseinqui lui avait fait entreprendre son voyage terrestre. Son but était des’introduire chez la mère Rabat-Joie sous prétexte de lui demander lamain de sa fille, de gagner ses bonnes grâces à force de bassesse ;puis, un beau jour, d’emporter l’infortunée Mariette en laissant là sarespectable mère à laquelle il ne tenait pas. Le plan, comme on voit,était aussi simple qu’infâme et n’eût pas été indigne d’un baron degrands chemins. Malheureusement pour l’auteur de cette trame infernale,la mère Rabat-Joie avait aussi son idée qu’elle mûrissait dans l’ombreet le mystère. C’était une rusée commère, dissimulée comme pas une, etqui, en fait de roueries, eût rendu des points à toute la robinaille deDomfront et au diable lui-même. Elle l’avait du premier coup dévisagéet reconnu, et se tenait sur le qui-vive, prête à lui rendre embûchepour embûche. Un matin, l’Homme-Rouge se présente chez elle, la bouche en cœur,sémillant, pomponné, mis à la dernière mode qu’il eût inventée, etinondé d’eaux de senteur pour masquer certaine odeur sulfureuse qui sedégageait de sa personne. Sa vue fait sur Mariette l’effet de celle duloup sur l’innocente brebis. Saisie d’une terreur subite, elle s’enfuittoute tremblante dans le coin le plus éloigné de la demeure et, tombantà genoux, prie avec larmes le saint archange Michel et les saints angesgardiens d’écarter d’elle le péril qu’instinctivement elle sentsuspendue sur sa tête. La mère Rabat-Joie ne se déconcerte pas et reçoit le visiteur d’un airgracieux et affable. « Bonjour, cousine », lui dit-il àbrûle-pourpoint. Elle fait un geste de surprise, mais l’Homme-Rouge luidéroule une interminable généalogie, où le diable seul comprendraitquelque chose, et qui prouve clair comme le jour qu’ils ont pour auteurcommun un certain Caïn, mort depuis très longtemps et qui tua son frèrepar mégarde. La veuve semble flattée d’une si illustre origine etaccepte d’autant plus volontiers le cousinage, que dans ce pays-là oncousine jusqu’au trentième degré de parenté. Il la complimente alorssur sa réputation de femme à principes, sur son système d’éducation etsur ses opinions philosophiques qui étaient aussi les siennes. Il sedécide enfin à fondre la cloche et lui dépeint en termes éloquents laviolence de l’amour que lui ont inspiré les charmes de Mariette. «J’ose espérer, ajoute-t-il, chère cousine, que vous voudrez bien donnervotre consentement maternel à cette union qui comblera tous mes vœux. » La chère cousine d’abord ne répond ni oui ni non, selon l’usage deNormandie, et comme l’amoureux insiste de plus belle, elle finit par serendre et dit franchement oui. « Mais Mariette, interroge-t-il avecanxiété, est-elle disposée à consentir » ? « Ma fille, répond gravementla mère Rabat-Joie, consentira du moment que je consens. Grâce à monsystème d’éducation, et je vous le recommande, mon gendre, quand vousaurez des enfants, grâce à ce système je l’ai rendue souple comme ungant et docile comme un agneau. Ma volonté est la sienne, et elleacceptera de ma main un borgne, un bossu, un bancal, le diable même, àplus forte raison un gentil cavalier tel que vous. N’ayez souci, j’enfais mon affaire. Adieu, mon gendre ». « Adieu, belle-maman », répondl’Homme-Rouge, et il se retire joyeux et fier du rapide avancementqu’il avait obtenu, puisque de cousin il était passé gendre en quelquesinstants. Le lendemain et le surlendemain nouvelle visite, nouveaux complimentset nouvelle disparition de Mariette qui s’évanouissait comme une ombre,dès que l’Homme-Rouge montrait son nez à l’horizon. Il en fut d’abordsurpris, puis contrarié et s’en ouvrit à la mère. « Ma fille, dit-elle,est timide et farouche ; elle a été élevée dans les bons principes, etla vue d’un homme, surtout d’un bel homme tel que vous, alarme toujourssa pudeur. Mais n’ayez souci ; je lui ferai la leçon. Revenez demainsoir entre chien et loup, et je vous réponds qu’elle vous accueilleracomme vous le méritez. Adieu, mon gendre ». L’homme-Rouge s’enretourna en se frottant les mains et résolu à profiter del’occasion pour frapper le grand coup et s’emparer de sa proie. Le jour d’après la mère Rabat-Joie fut fort occupée à des préparatifsqui n’étaient pas ceux des fiançailles : elle boucha avec soin lacheminée ainsi que toutes les ouvertures de l’unique pièce durez-de-chaussée, ne laissant libre que la chatière pratiquée au bas dela porte. Dans l’angle le plus sombre était placé un vase plein d’eaubénite où trempait un rameau de buis. Mariette avait un rôle à jouerdans ce drame, rôle si effrayant, qu’aux premiers mots de sa mère elledevint pâle comme la mort et faillit lui désobéir pour la première foisde sa vie. Il ne fallut rien moins, pour l’encourager et la décider,que le serment qu’elle lui fit sur le crucifix de lui permettre, enrécompense de sa docilité, d’aller s’enfermer dans un cloître, ce quiétait depuis longtemps son désir le plus ardent. A l’heure convenue, l’Homme-Rouge, je veux dire le diable, arrivefringant et guilleret. La diablesse, je veux dire la mère Rabat-Joie,se tenait sur le seuil aimable, souriante et empressée. « Entrez,entrez, mon gendre, dit-elle ; ma fille est prête à tout ; vous n’aurezpas lieu de vous plaindre de son accueil. » Il entre sans méfiance, pendant que la mère Rabat-Joie, restée dehors,ferme derrière lui la porte à double tour. Mariette, debout dans uncoin, le rameau de buis à la main, attend l’assaut, ferme et intrépide,car l’archange saint Michel la couvrait de son divin bouclier et luiinspirait un courage au-dessus des forces de son sexe. Au moment où lediable fond sur elle, il est accueilli par une aspersion d’eau bénitequi retombe sur lui comme une pluie de métal en fusion. Il pousse unrugissement de douleur et de rage, recule effaré, voyant trop tard lepiège où il est tombé, et cherche anxieusement une issue pour échapperà l’averse de feu dont l’inonde le rameau bénit. Il court à la porte,elle est fermée à clé ; il vole aux fenêtres, elles sont barrées ; ils’élance vers la cheminée, elle est bouchée. Tout à coup, il aperçoitla chatière, se félicite de cet oubli providentiel, et se croit sauvé.Il se fait tout petit, tout petit, se pelotonne, passe comme un traitpar l’étroite ouverture et tombe dans un sac que l’astucieuse commère ytenait étroitement collé du dehors. En un tour de main, la bouche dusac est liée, et voilà messire Satan pris comme une souris dans unesouricière. Pour plus de précaution, la mère Rabat-Joie enroule solidement toutautour une forte corde, qui ôte tout mouvement au captif et ne luilaisse libre que la langue, dont il se sert pour menacer, jurer, sacreret blasphémer. Elle ne s’en émeut guère et le regarde d’un air demépris triomphant. Ah ! traître, s’écrie-t-elle, vil hypocrite,abominable imposteur ! Tu as cru me jouer et c’est moi qui t’ai misdedans. Tu ne connaissais pas, malgré toute ta science, la mèreRabat-Joie ; il y a plus de malice dans son sac qu’il n’y eut jamais detours et de diableries dans ton bissac. Ah ! tu voulais, serpent,emporter ma Mariette qui est la consolation et la joie de mes vieuxjours ! On t’en fricassera des Mariettes. Quel joli gendre j’avais làet comme c’eût été honorable et distingué pour une femme à principescomme moi ! Attends, attends un peu ! je vais t’appliquer mon systèmed’éducation, car ta mère t’a bien mal élevé, sacripant ! » Etempoignant un manche à balai, elle décharge sur le sac et son contenuune si furieuse grêle de coups, qu’elle eût tué le diable, si le diablepouvait être tué. Malheureusement, il est immortel comme le mal. La nuit était tombée. La mère Rabat-Joie charge sur ses épaules encoresolides son incommode prisonnier qui frétillait comme une anguille etcriait à s’enrouer. Le mont de Cérisy était tout proche ; c’est làqu’elle dirige ses pas. Ce mont était alors couvert d’une végétationtellement dense et touffue, qu’elle n’eût jamais réussi à y pénétrer,si l’archange saint Michel ne lui avait pas ouvert la voie avec sonépée pour la récompenser de la première et unique bonne œuvre qu’elleeût faite en sa vie. Elle atteint, hors d’haleine, le sommet aride etnu, où ne se posait nul pied humain, y dépose son fardeau et l’entourede grosses pierres de peur d’accident. Le diable, dans cette fâcheuse extrémité, devient humble, doucereux etinsinuant ; il appelle la mère Rabat-Joie sa chère amie et s’efforce del’attendrir par les plus touchantes supplications. Autant eût valuchercher à attendrir un tigre. La chère amie hausse les épaules et luijette ces mots ironiques : « Adieu, mon gendre, je vous souhaite unebonne nuit de noces. Heureux coquin ! que d’agrément vous allez avoiret comme vous allez faire des jaloux ! Adieu, amusez-vous bien ettâchez de ne pas vous enrhumer ». Puis elle dévale par le même sentier,sans plus se soucier de sa victime dont les mésaventures ne devaientpas se borner, ainsi qu’on le verra dans le cours de ce véridique récit. Le lendemain, la mère Rabat-Joie alla s’agenouiller devant l’autel desaint Michel et y consacra le rameau de buis bénit, qui avait mis endéroute le roi de l’abîme. La figure de l’archange lui parut illuminéede rayons et il lui sembla que le démon faisait une plus laide grimaceet de plus affreuses contorsions qu’à l’ordinaire : cela ne la surpritpas. L’orgueil et l’ivresse de la victoire adoucirent un instant sanature indomptable, et elle n’hésita pas à tenir son serment enpermettant à sa fille de se donner à Dieu. Quelques semaines plus tard, Mariette entrait comme novice dans unmonastère des environs. Mais les jours de la jeune vierge étaientcomptés et la terre fuyait déjà sous ses pas. Cette fleur d’innocenceet de pureté, qui languissait et s’étiolait dans notre atmosphèreempestée, ne devait briller de tout son éclat et répandre tout sonparfum que dans les jardins du Ciel. Le long martyre enduré sous unemère barbare avait miné ses forces ; les austérités du cloîtreachevèrent de les user. Elle s’éteignit doucement, au bout de peu detemps, en pardonnant à sa mère, et les anges fidèles, qui l’avaientconsolée et soutenue dans le dur chemin de la vie, l’emportèrent mortesur leurs blanches ailes et la déposèrent au pied du trône de Dieu : ily avait une sainte de plus au Paradis. III Abandonné sans secours sur le sommet désert d’un mont, étroitementserré et emmailloté, exposé nuit et jour à la rigueur des intempéries,le diable se trouvait dans la situation la plus critique et la plushumiliante où fût jamais tombée une puissance déchue. Il pestait,maugréait, enrageait, pleurait, grinçait des dents, gémissait, sedésespérait, séchait d’ennui, crevait de dépit, suffoquait de colère etde honte, et ne se soulageait un peu qu’en maudissant mille et millefois toute l’engeance des filles d’Ève, toutes les normandes deNormandie et en premier lieu, la mère Rabat-Joie, ce monstre, cetteharpie qui avait si indignement abusé de sa confiance et violé dans sapersonne les droits sacrés de l’hospitalité. A l’aversion profonde qu’elle lui inspirait, se joignait maintenant,tout diable qu’il était, une frayeur extrême. La terrible volée de boissec dont elle l’avait régalé, lui cuisait sur tout le corps, et iltremblait qu’elle ne revînt lui en servir une autre, celle-là de boisvert, très abondant en ces parages, pour qu’il pût faire la comparaisonet juger de la différence. Mais elle s’en abstint par générositénaturelle et par grandeur d’âme. Quoiqu’elle affichât en toute occasion la haine et le mépris deshommes, la mère Rabat-Joie leur avait rendu, sans le vouloir, uninappréciable service, en les délivrant de leur plus cruel ennemi, decelui qui fut dès le principe l’auteur de tout mal, le tentateur desfaibles, le corrupteur des bons, le grand semeur de zizanie, le fauteurdes passions et des vices, l’instigateur des méfaits, le boute-feu desséditions et des guerres. Aussi, dès qu’il eût été réduit àl’impuissance et éloigné du théâtre de ses hauts faits, vit-on seproduire, dans les idées, les sentiments et les mœurs, unetransformation si générale et si merveilleuse, qu’il semblait qu’onretournât vers l’âge d’or. On eût dit le coup de baguette d’une bonnefée venant détruire l’œuvre perverse d’un mauvais génie. Les hommes cessèrent tout à coup d’être intempérants, dissipés etjoueurs, les femmes d’être légères, médisantes et coquettes. L’unionrégna dans les familles, les hameaux, les cités. La fidélité conjugale,la pureté des mœurs, le respect pour les parents, le désintéressement,la bonne foi, la probité ne furent plus de vains mots. Les différendss’arrangèrent à l’amiable ; et même en Basse-Normandie, terre promisedes gratte-papier et des plaideurs, on n’entendit plus parler deprocès. Les juges oisifs baillaient d’ennui comme s’ils eussent étéencore sur leurs sièges ; les avocats, condamnés au silence, se firentchartreux, et tous les suppôts de la chicane accomplirent des œuvrespies en expiation de leurs péchés. Plus de crimes, de vols, de guet-apens, de brigandage des gens deguerre, de tyrannie féodale, de révolte de serfs poussés à bout ; toutau plus, de loin en loin, quelque larcin commis par inadvertance ouquelque coup porté dans les ténèbres sans intention de nuire. A Domfront, ville de malheur pour ceux qu’on menait pendre, car on leuraccordait à peine une heure pour se lester l’estomac avantd’entreprendre le grand voyage, à Domfront, dis-je, la potence devintun ornement inutile et les corbeaux des clochers et des tours ycherchèrent vainement leur pâture accoutumée. Le bourreau de Domfront, dont j’ai oublié le nom, était un homme doux,serviable, de joyeuse humeur et ami de la plaisanterie. Il se disaitmaître de danse, parce qu’il apprenait à ses clients à danser sous lacorde dans la perfection ; il prétendait que sa potence l’emportait surtous les pommiers et poiriers du Bocage, parce que ceux-ci ne donnaientdes fruits qu’en automne, tandis que l’arbre de justice en portait detrès mûrs en toute saison. Quand la besogne lui fit complètement défaut, ce brave homme perdit sagaité et tomba dans la plus noire mélancolie. Il eût pu vivrehonnêtement du métier de rebouteux où il était très habile ; mais ilaimait passionnément son art, il regrettait ses chers pendus, et sondésespoir fut tel qu’il se pendit lui-même. De même que les pendards manquèrent aux gibets, de même aussi lesprétextes de guerre manquèrent à l’ambition des princes. Il soufflaitde toutes parts comme une brise tiède de pacification et de concorde.Les épées rentrèrent au fourreau et les mains désarmées s’unirent dansune fraternelle étreinte. Les conquérants cessèrent de ravager etd’ensanglanter la terre, et la terre cessa de célébrer les exploits etla gloire des conquérants. Plus de tueries héroïques, de villesréduites en cendres, de troupeaux humains emmenés en servitude ; plusde soldatesque effrénée se ruant, comme une horde de démons, sur lespopulations inoffensives. On fut alors témoin d’un événement unique dans l’histoire, le règnetrop court, hélas ! de la paix universelle. Ce beau rêve, qui ne pritcorps que cette fois-là, a été depuis le thème de bien des discours, lesujet de bien des discussions, et il s’est trouvé récemment des espritsgénéreux et candides pour tenter d’en faire une réalité. Rienassurément n’est plus digne d’encouragement et d’éloges ; mais, tout enrendant hommage aux efforts et aux intentions de ces philanthropesémérites, je me permettrai de leur dire qu’ils n’atteindront jamaisleur but par les moyens dérisoires et puérils qu’ils préconisent. Iln’y a, d’après mes faibles lumières, qu’un moyen pratique et sûr d’yparvenir, c’est celui qui fut imaginé par la mère Rabat-Joie et qu’ellesut appliquer avec autant d’à-propos que de succès. Le diable étant, en effet, l’éternel perturbateur de la paix entre leshommes, il importe avant tout, si l’on veut obtenir une paix durable,de le mettre dans l’impossibilité de la troubler. Je conseillerai doncaux vénérables apôtres de la paix universelle et perpétuelle, au lieude s’attarder à des minuties, d’aborder la difficulté de front, deprendre le diable par les cornes, de le fourrer dans un sac et de l’ytenir dans une rigoureuse captivité. Mais surtout qu’ils veillent à nepas le laisser échapper, car il recommencerait à faire des siennes etce serait peut-être pis qu’auparavant. L’heureuse métamorphose qui s’était opérée dans les conditions moralesde l’humanité, ne pouvait manquer de causer un juste étonnement et demettre en éveil la curiosité publique. Tout le monde, en effet, futfrappé d’un changement si subit et si en dehors du cours naturel deschoses, et chacun à l’envi tendait son esprit et aiguisait ses facultéspour tâcher de pénétrer la cause de ce phénomène psychologique. Mais cefut en vain ; on eut beau hasarder des conjectures, former deshypothèses, on ne trouva aucune solution satisfaisante et il fallutjeter sa langue aux chiens. Afin de sortir d’embarras, on alla consulter les sophistes, gens trèsferrés sur la métaphysique et qui dissertaient à ravir sur les effetset les causes. Les sophistes pérorèrent douze heures de suite sansreprendre haleine, parlèrent grec, latin et bas-normand, argumentèrenten *darii*, en *baroco*, en *baralipton*,remuèrent une montagne de textes, citèrent Aristote, Platon, Averrohès,Tertullien, Moïse, Hésiode, David et la Sibylle, l’Écriture et lesPères, la Loi et les Prophètes. Pour finir, car tout a une fin, mêmeles divagations d’un sophiste, ils fournirent des explicationstellement obscures, confuses, embrouillées, enchevêtrées, biscornues,stupéfiantes et abracadabrantes, que les auditeurs se sauvèrent, àmoitié idiots, en se bouchant les oreilles. Il fut déclaré par sentence rendue dans les formes que les sophistesétaient des ânes bâtés, bons à porter les sacs au moulin, et qu’ilsrecevraient chacun une botte de foin à titre d’honoraires. Après quoi,l’on décida de s’adresser aux sorcières, personnes tenues en très hauteconsidération, car elles passaient aux yeux du vulgaire pour savoirbeaucoup plus que les sophistes et un peu moins que le diable qui avaitété leur maître d’école. Les sorcières, s’étant fait payer d’avance en bonne monnaie ayantcours, se mettent vivement à la besogne ; elles rôtissent force balais,éventrent force crapauds, vont cueillir, au clair de lune, des herbesmystérieuses et des os de mort dont elles composent une étrange salade,marmottent des paroles cabalistiques et célèbrent des cérémoniesbizarres pour lesquelles elles se font livrer une quantité fabuleuse depoules noires qu’elles mangent de fort bon appétit. Malheureusementpour ces filles d’enfer, elles avaient compté sur le diable pour lesinspirer et leur dicter une réponse, et le diable étant empêché, commeon sait, elles ne firent que balbutier, bredouiller, ânonner,bafouiller, et restèrent honteusement à court. Convaincues desupercherie, de mensonge et d’imposture, elles furent rudement fessées,mais on leur fit grâce du fagot, ce qui était un signe non équivoque del’adoucissement des mœurs. Après ce double échec, on fit partir des messagers pour allerinterroger un vieil astrologue qui habitait près de Tinchebray unevieille tour en ruine, en compagnie des chats-huants et deschauves-souris. C’était l’homme le plus savant de ce temps-là et saréputation était européenne, car elle s’étendait jusqu’à Falaise.L’astrologue, ayant caressé sa longue barbe blanche, commence parobserver longuement les espaces célestes ; il se plonge dans de longscalculs, trace des figures avec un long compas et déclare d’un tond’oracle que le phénomène sur lequel on l’interroge est dû àl’influence des astres et qu’il a pour cause première une conjonctionfavorable de je ne sais quelles planètes. Cette réponse est pour les messagers comme un trait de lumière ; ilsdemeurent en extase devant une science si profonde ; puis chacun s’enva répétant : « Il a raison ; ce doit être l’influence des astres ;c’est certainement l’influence des astres. » Et bientôt, de tous côtés,on n’entend que ces mots : « C’est l’influence des astres. » Pauvres gens qui, ayant le malheur de vivre à une époque d’ignorance etde barbarie, attribuaient aux astres une prétendue influence sur leschoses d’ici-bas et allaient chercher très loin, au plus haut de lavoûte des cieux, la raison d’un phénomène dont la cause était là, toutprès d’eux, sans qu’ils eussent l’air de s’en douter ! La mère Rabat-Joie dut bien rire en entendant vanter l’influence desastres, elle qui savait de quoi il retournait et qui eût pu, dès lepremier jour, déchiffrer l’énigme mieux que tous les sophistes, toutesles sorcières et tous les astrologues ; mais elle était trop madréepour en souffler mot, craignant non sans sujet que quelque curieuxmalavisé ne vînt rendre la liberté au vilain oiseau qu’elle avait tantd’intérêt à garder en cage. L’oiseau finit pourtant par en sortir, ou plutôt il en fut tiré, dansdes circonstances peu ordinaires, par un personnage que je dois d’abordprésenter au lecteur. Il se nommait le Chevalier Sans-Sou-ni-Maille ;c’est ainsi du moins que le désigne l’anonyme, lequel ne fait pasdifficulté d’avouer que ce n’était là qu’un sobriquet ou nom de guerredonné au Chevalier par ses compagnons de débauche ou de combat. Quantau vrai nom et au vrai titre, il refuse de les faire connaître par desmotifs respectables de prudence et par égard pour la famille qui étaitl’une des plus puissantes de la noblesse normande. Le Chevalier Sans-Sou-ni-Maille était un terrible sire, un colosse pourla taille, un Samson pour la force, et son aspect était si truculentqu’à l’exemple de certain gascon de Gascogne, il ne pouvait se regarderdans un miroir sans se faire peur à lui-même. Il ne fut pas toujours sans sou ni maille ; il avait été au contraireextrêmement opulent ; mais, si grande que fût sa fortune, ses passionset ses appétits étaient plus grands encore et l’entraînèrent à toutesorte d’excès, de prodigalités et de désordres. Le vin, le jeu et lesfilles étaient la seule trinité à qui il rendît assidûment hommage. Ilmangeait son blé en herbe, ses bois jusqu’à la racine, ses villagesmorceau par morceau et dissipait en quelques semaines le revenu d’uneannée. Il existait alors en Normandie un vieux proverbe à l’usage de labourgeoisie et des petites gens, lequel disait : Qui paie ses dettess’enrichit. Le Chevalier, en avance sur son temps de plusieurs siècles,y avait introduit une très légère variante et lui fit dire : Quis’endette s’enrichit. C’était presque la même chose, mais c’était toutle contraire. Je sais fort bien que la maxime : Qui s’endette s’enrichit, malgré sonair absurde et paradoxal, forme aujourd’hui la base du systèmeéconomique des nations civilisées. Toutes la mettent en pratique,empruntant à outrance, afin de s’enrichir sans mesure, et l’on en voitqui, chargées d’une dette écrasante, marchent aussi allègrement que legéant Atlas, lorsqu’il portait la Terre sur ses robustes épaules.Seulement, gare à ne pas broncher, car toute chute serait mortelle. Ce système, excellent pour les nations, parce qu’elles ont les reinssolides et des grâces d’état qui leur sont spéciales, ne vautabsolument rien pour un particulier, fût-il baron ou duc, et notreimprudent Chevalier ne tarda pas à en faire la triste expérience. Iln’eut pas de peine à trouver des prêteurs, car s’il n’existait pasencore des banquiers israélites, il y avait à foison des usuriersjuifs, gens forts expéditifs à plumer tout volatile qui s’abattait àportée de leurs mains rapaces. Il put donc s’endetter à son aise ; mais, chose surprenante, il n’endevenait pas plus riche. Bien au contraire, il s’appauvrissait de plusen plus, laissant chaque jour quelque plume grosse ou petite aux doigtscrochus des fils d’Abraham : c’était un champ, un pré, un moulin, uncoin de forêt, une métairie ou quelque autre lambeau de ses vastesdomaines. A dire vrai, il n’y songeait guère et ne s’en inquiétait pas,tellement il était occupé à mener un train d’enfer et une vie bruyanteet folle, tant il était absorbé par les plaisirs et les fêtes, par lesparties de chasse, le jeu et les orgies. Enfin vint le moment fatal où, tout le reste ayant été dévoré, il luifallut aliéner le dernier débris de son opulence, le château de sesnobles ancêtres, qui durent tressaillir d’horreur dans la tombe. Il setrouvait désormais entièrement ruiné, dépouillé, mis à nu, et cet aigleféodal, naguère effroi des campagnes, présenta l’aspect lamentable d’ungrand oiseau déplumé à qui il ne restait qu’un bec énorme et des serresdémesurées. Bec et serres ne demandaient qu’à s’enfoncer dans une proievivante et le Chevalier résolut de se servir de ces armes redoutablespour regagner sur les chrétiens ce que lui avaient pris les juifs.Sentant renaître en lui les instincts belliqueux de sa race, il recruteune bande d’aventuriers, de malandrins et de désespérés, tous gens desac et de corde disposés à devenir des héros, se met à leur tête, ditadieu à son ingrate patrie et s’en va au loin offrir ses services auxrois et aux princes engagés dans des guerres. Aux combats et aux assauts il déploie une bravoure extraordinaire,toujours le premier à l’attaque, toujours le premier sur la crête dumur assailli. Le Chevalier et sa troupe passent comme une trombe àtravers la bataille, renversant tout ce qui leur résiste et jonchant lesol de morts et de mourants. Après la victoire, le butin. Malheur aux populations qui se trouventsur le passage de la bande infernale ! Elle ne respecte rien, neconnait ni amis ni ennemis, met tout à feu et à sang, viole, dévaste,massacre, emporte ce qu’elle peut et détruit le reste. La terre sur sespas se change en désert. Cependant, contre toute attente, l’heure de la pacification générale asonné. Il faut, la rage au cœur, s’arracher à la curée, renoncer auxcombats et aux conquêtes, plier bagage et reprendre le chemin oublié deses foyers. C’est ce que fait le Chevalier qui, parti pauvre pour laguerre, revenait aussi pauvre qu’il était parti ; et ce n’était pas,croyez-le bien, faute d’avoir volé, pillé et saccagé autant et plus quen’importe quel chef de bande, mais parce que l’or se fondait comme laneige entre ses mains prodigues. Voyageant à pied, car il s’était vu réduit à vendre son cheval, il sedirige vers le pays de Tinchebray, où il espérait trouver un asile, etarrive un beau matin au pied du mont de Cérisy qui, dressant sa massesombre, lui barrait audacieusement la route. Tout autre l’eûtcontourné, en prenant à droite ou à gauche ; mais le fougueux Chevalierabhorrait les détours, ne reculait devant rien et s’irritait contretout ce qui lui faisait obstacle. Il crie au mont de se ranger ; lemont ne bouge pas. Eh bien, qu’à cela ne tienne, il lui passera sur lecorps et lui fera sentir la vigueur de son bras ; il en a vu biend’autres. Et le voilà qui se précipite sur le mont, furieux et le ferlevé. Les fourrés impénétrables qui en hérissent les flancs ne lui opposentqu’une fragile barrière. Que pourraient-ils contre un preux habitué àtraverser les forêts de lances et de piques ? Il se jette au plusépais, s’ouvre un chemin à grands coups d’épée qui retentissentjusqu’au fond de la gorge où roule le Noireau, et luttantvictorieusement contre cette nature rebelle, il avance, monte, grimpe,gravit et atteint enfin le sommet, où ses regards tombent sur un objetinforme qui remue et qui geint. Il s’arrête stupéfait. « Quelle est cette bête-là ? » se demande-t-il et, se penchant à terre,il reconnaît un sac soigneusement ficelé et quelque chose dedans quis’agite et fait effort pour sortir. Il essaie d’entr’ouvrir le sac ;mais une vapeur méphitique qui s’en échappe, manque de le renverser etil le referme aussitôt. « Quelle est cette bête puante et nauséabonde ?» se demande-t-il de rechef. O prodige ! la bête se met à parler d’unevoix dolente et faible comme celle d’un moribond. « Brave Chevalier !murmure la voix, je t’en conjure par tout ce que tu as de plus cher surla terre et en enfer, ouvre, ouvre vite ce sac où j’étouffe. Rends-moila liberté et je te récompenserai dignement. » « Par les cornes de Belzébuth s’écrie le Chevalier, ta voix est celled’un chrétien, mais tu ne l’es pas, je le jurerais, car un chrétien eûtcrevé dans une si étroite prison. Tu es certainement le diable et jesuis ravi de faire ta connaissance. Mais, dis-moi, tison d’enfer ! parquel hasard es-tu ici à faire pénitence comme un anachorète, au lieud’être à courir le monde en semant la discorde et en nous taillant dela besogne à nous autres, gens de guerre et de proie ? Qui t’a fourrédans ce sac ? » « Une femme, répond le captif, presque une belle-mère, car j’étais surle point de lui donner un nom si doux. Cette créature infâme m’a tenduun guet-apens et m’a apporté garrotté dans cette solitude. Mais ouvre,ouvre vite, guerrier magnanime ! car j’étouffe. » Le guerrier magnanime, que cette aventure réjouissait fort, se livre àun accès de fou rire que le diable ne partage pas. « Ah ! tu t’esfrotté aux femmes ! lui dit-il, il t’en a cuit et c’est bien fait. Nesavais-tu donc pas, imbécile, qu’une femme a plus de malice qu’un démon? Et tu voulais même te marier, comme si tes cornes n’étaient pas assezlongues ! Allons, je vais avoir pitié de toi et te tirer de ce mauvaispas, car tu as été diablement naïf et d’ailleurs il est écrit qu’ilfaut secourir ses semblables. » Et pendant que d’une main il se boucheles narines, de l’autre il coupe les cordes et ouvre le sac. Le diable en émerge lentement, engourdi, perclus, efflanqué, aminci,fluet, desséché, ridé, momifié, tanné, ratatiné et semblable à une deces longues andouilles, qui pendent noires de suie aux vastes cheminéesdu Bocage. Il aspire l’air avec délices, s’étire, s’allonge, se secoueet tâche de dégourdir ses membres martyrisés ; sa force et son agilitéreviennent par degrés ; il hasarde un pas, puis plusieurs autres,essaie une cabriole et s’apprête à prendre son vol ; mais il ne peutaller loin. Le Chevalier, qui avait son idée, l’avait saisi par laqueue qu’il serrait fortement. - Tout doux, camarade, tout doux, lui dit-il. Ne sois pas si pressé ;on dirait que tu as le feu au derrière, toi qui le mets aux autres.J’ai infiniment du plaisir dans ta compagnie, et l’on gagne du reste àfréquenter les personnes de ta condition, quoiqu’elles ne sentent pasla rose. Avant de me priver de ta société, je dois t’adresser uneprière que, je n’en doute pas, tu t’empresseras d’exaucer. - Fais vite et lâche-moi. J’ai hâte d’aller à mes affaires que j’ainégligées depuis un bout de temps. On me réclame de tous côtés et lemonde soupire après moi. - Le monde soupire après toi comme l’agneau après le loup ou ledébiteur traqué et aux abois après son féroce créancier ; il nes’apercevra que trop tôt de ton retour. Ecoute-moi, voici ce quej’avais à te dire. Tu me dois de la reconnaissance, non pour t’avoirdélivré, – je ne l’ai pas fait, crois-le bien, pour tes beaux yeux –mais à cause du grand nombre d’âmes que je t’ai envoyées à maintereprise. Je conviens qu’elles étaient fort laides, car c’étaient desâmes d’aventuriers ; mais je ne pouvais mieux faire, à moins det’envoyer la mienne dont tu n’aurais pas voulu. D’autre part, je n’aipas à t’apprendre que je suis gueux comme le saint homme Job dont lescompatriotes m’ont plumé tout vif, et tu le sais d’autant mieux que jete loge depuis longtemps dans mon escarcelle, ce dont je me seraisvolontiers dispensé. Fais-moi donc la grâce de me prêter sur ma mineune petite somme qui me permette de redorer mon blason et de satisfairemes goûts qui, je t’en préviens, sont immodérés et insatiables. J’aidit. - Fort bien, lâche-moi et je t’apporterai tout l’argent que tu pourras désirer. - Nenni, nenni ; nous sommes normands en Normandie, je veux direméfiants et soupçonneux. Nous pratiquons le sage proverbe : Mieux vauttenir que courir ; et puisque je te tiens par le bon endroit et que jen’ai pas envie de courir après toi, ce qui serait courir après le vent,je ne te lâcherai que quand tu auras lâché la petite somme quej’implore de ta générosité. - Mais que veux-tu que je te donne, bourreau ? Tu le vois, je n’ai rien; j’ai eu des malheurs ; j’ai éprouvé de grosses pertes d’argent. Lepercement du Panama infernal a percé et vidé ma bourse, et elle estrestée aussi plate que si tous les juifs de l’enfer y avaient passé.Regarde-moi, ai-je l’air d’un Crésus ? Je ne suis qu’un pauvre diablesans sou ni maille comme toi. - A d’autres avec tes jérémiades, faux indigent ! Je n’en croirai pasun traître mot, car tu es le père du mensonge et tu mens par la gorgecomme un chevalier félon. Tu dois avoir un magot quelque part, et tantque tu ne l’auras pas déposé tout entier entre mes mains loyales, jem’attacherai à ta queue et ne te lâcherai pas d’une semelle. » Le dialogue se poursuit sur ce ton et menace de s’éterniser. L’un exigeavec arrogance, l’autre refuse avec opiniâtreté. C’est à qui n’endémordra pas, à qui montrera plus d’obstination. Jamais bretonbretonnant ou mulet d’Auvergne ne fit preuve d’un entêtement pareil.Las enfin de piétiner sur place, ils se mettent en route sans butdéterminé, le diable faisant des efforts inouïes pour se dégager et leChevalier lui marchant sur les talons, la queue du prisonnier serréedans sa main comme dans un étau, et lui caressant de temps à autrel’échine à coups de plat d’épée, qui seuls avaient le don de le ramenerau calme convenable à sa situation. Le Chevalier avait un poignet de fer ; il eût arrêté instantanément unemeule de moulin ou un attelage de six chevaux ; et d’ailleurs rien nedouble les forces et l’énergie d’un homme comme le manque d’argent etle besoin impérieux de s’en procurer. Le diable ne put jamais lui fairelâcher prise, et il fallait que sa queue fût solide comme un câble pourne s’être pas rompue dix fois sous les violentes secousses qu’elle eutà supporter. Tous deux errent ainsi longtemps à l’aventure. Ils vont en amont, enaval, à droite, à gauche, en avant, en arrière, décrivent des courbeset des zigzags, franchissent des rivières, traversent les hameaux etles bourgs, tandis que les bons villageois se mettent curieusement auxportes ou interrompent leurs travaux champêtres et regardent passer,tout ébahis, le Prince des ténèbres respectueusement suivi de sonfidèle caudataire. Si l’on s’en rapporte à la tradition, c’est pendant cette pérégrinationfantastique que le malin esprit creusa, par vengeance et malice, lesinnombrables fossés qui, dans ce pays-là, usurpaient le nom de cheminset qui, fangeux en toute saison et presque impraticables, ont faitdamner durant des siècles charretiers et piétons. Quoiqu’il fût parti avec la ferme volonté de ne pas céder, le diableéprouva en route divers accidents qui ébranlèrent sérieusement sarésolution. A Landigou il faillit se casser le cou ; à Landisacq ilperdit son bissac ; à la Lande-Patry il le retrouvit ; à Claire-Fougèreil chut sur le derrière ; à Crasménil il chut sur le nombril ; àMille-Savates il s’écorchit les pattes ; à Sainte-Honorine il faisaitpiteuse mine ; à Echalou il était à bout ; enfin à Monci il cria merci. Il était temps, car la queue, si dure, fibreuse et coriace qu’elle fût,menaçait de se détacher à force d’être secouée et tiraillée en toutsens. Et que serait devenu son prestige s’il avait eu le malheur de laperdre ? Se figure-t-on un diable sans queue ? On l’eût partout montréau doigt ; il eût été honni, déshonoré, exclu de la bonne société,livré à la risée publique, et il n’aurait eu d’autre ressource qued’abdiquer et de se faire ermite, quoiqu’il se sentît encore trop jeunepour cela. Il se résigna donc, fit taire son orgueil ulcéré, se rendit àdiscrétion et, toujours tenu en laisse, conduisit son acharnépersécuteur à une carrière abandonnée du mont Crespin, entre Flers etTinchebray, où, dans une excavation habilement dissimulée, il luimontra un trésor qui eût fait la fortune d’un monarque. C’était sacassette particulière ; c’est là qu’il puisait, quand, pour faireréussir un plan, il avait besoin de corrompre, de suborner et deséduire. Ce trésor provenait d’un juif de Germanie qui avait été sonami intime et dont il favorisa les opérations véreuses jusqu’au jouroù, le trouvant riche à point, il lui tordit le cou et s’appropria sonbien. Le Chevalier fut ébloui à la vue de tant d’or, mais il fut surtoutenchanté d’en connaître l’origine et de pouvoir prendre sa revanche surla race papelarde et pillarde qui l’avait détroussé. Pour témoigner sareconnaissance au diable, il lui applique plusieurs coups de pied bienpointus sur la double proéminence postérieure ; puis il le lâche.L’autre, sans demander son reste, ne fait qu’un bon jusqu’auxfrontières de son empire ; mais il n’y rentre pas en triomphateur,comme il s’en était flatté, lorsqu’il espérait y emporter une saintetoute en vie. Berné et battu par la mère Rabat-Joie, battu et dévalisépar le Chevalier Sans-Sou-ni-Maille, il s’y glisse tout penaud,l’oreille basse et la queue entre les jambes, et s’en va soigner sonroyal appendice meurtri et disloqué, ce qui donne encore quelque répitaux humains. Son retour dans le monde fut signalé par un coup d’État, qui mit fin aurègne éphémère du bien et restaura l’empire antique du mal. Le vicereparut ; les instincts pervers se réveillèrent ; l’ambition gronda denouveau et la discorde ralluma ses torches. Les désordres, lesrévolutions et les guerres reprirent de plus belle et se déchaînèrentavec une fureur croissante. Ces fléaux n’ont cessé depuis lors dedésoler la terre et ils ne disparaîtront que le jour, très éloigné, jepense, où les apôtres de la paix universelle auront trouvé le secret denous ramener l’universelle concorde, qui fait universellement défautdans ce pauvre Univers. Le Chevalier se disposait à recommencer sa vie de scandale,lorsqu’il fut tout à coup éclairé par un rayon de la grâce divine. Ilse convertit et renonça à la voie de perdition pour entrer dans cellede la pénitence et du salut. Les prières d’une sainte qui, du haut duCiel, veillait sur ceux qui, même par des moyens peu corrects,combattaient l’esprit des ténèbres, contribuèrent beaucoup à cetteconversion qui fit grand bruit dans toute la chrétienté et fut mise aunombre des miracles. Devenu aussi humble et doux qu’il avait été orgueilleux et violent, ilprit l’habit religieux dans l’abbaye de Belle-Etoile, consacrant à debonnes œuvres et purifiant par ce pieux emploi le trésor qu’il avaitextorqué au diable et qu’il n’eut garde de lui restituer. Il fitd’importantes donations à cette abbaye et de riches présents aumonastère du Mont-Saint-Michel ; il bâtit des églises, créa desléproseries et des hospices, racheta des captifs et fonda sur le montde Cérisy un ermitage en commémoration de la victoire qu’il avaitremportée sur Satan et qui fut la dernière et la plus éclatante de sesvictoires terrestres. Il mourut comme un saint après avoir longtempsvécu comme un damné. Si les prières de Mariette furent assez puissantes pour obtenir laconversion du Chevalier, elles n’eurent pas le même effet sur sa mère,dont la méchanceté, défiant la grâce et les miracles, augmentait àmesure qu’elle avançait en âge et qui de diablesse aux trois quartsdevint diablesse tout-à-fait. Aussi, lorsqu’elle délivra le monde de saprésence, s’en alla-t-elle tout droit vers l’enfer, seul endroit dignede lui offrir un gîte. Mais Satan, instruit de son approche, fut saisid’une telle épouvante, qu’il fit fermer et barrer à la hâte toutes lesportes de l’infernal séjour. La mère Rabat-Joie se trouva dans le plusgrave embarras. Aller au Ciel ? Il n’y fallait pas songer ; elle en eûtfait un enfer, et d’ailleurs le portier saint Pierre lui en interdisaitsévèrement le seuil. Retourner sur la terre ? Cela présentait desdifficultés. Elle prit donc le seul parti qui restât à prendre : ellese réfugia dans le Purgatoire. La façon dont le Chevalier Sans-Sou-ni-Maille gagna un trésor ens’attachant à la queue du diable fut d’un exemple pernicieux, car ellesuscita et suscite encore une foule d’imitateurs. Tous les besoigneux,les gens criblés de dettes, les commerçants dans la détresse, lesspéculateurs ruinés, les joueurs malheureux, les auteurs crottés, lesviveurs sans le sou, les ménages dans la gêne, tous ceux, en un mot,que tourmente le mal d’argent, et ils se nomment légion, se sontaccrochés désespérément à cette queue mirifique, dans la persuasionqu’elle les tirerait de misère et les mènerait à la fortune. Aucun n’adécouvert le moindre trésor ; tous, au contraire, ont peiné comme desgalériens, sué, ahané, reçu force ruades et coups de corne. Mais, endépit des déceptions et des déconvenues, ils y reviennent sans cessecomme les mouches au gâteau de miel. Tellement est puissant et tenacel’espoir de trouver de l’argent chez eux qui en sont dépourvus ! Et maintenant, comme à toute histoire, conte ou légende, il faut unemoralité, j’énoncerai la mienne sous la forme d’un conseil amical àl’adresse de ceux qui auront eu la bonté de me lire et la patienced’aller jusqu’au bout. Soyez, leur dirai-je, économes, sobres et prévoyants ; ménagez vosressources ; mesurez vos dépenses à vos moyens ; ne cédez pas auxentraînements du jeu ; fuyez les cafés, brasseries, estaminets etautres lieux de dissipation et de buverie, où s’engloutit tant d’argentpéniblement gagné ; tenez-vous en garde contre les coupeurs de boursequi vous guettent au coin d’une réclame alléchante ou d’un prospectusinsidieux ; ne risquez pas votre faible nacelle sur cette mer perfidede la finance, toute peuplée d’écueils, de requins et de forbans ; nesouffrez pas que vos fils compromettent votre fortune par leurs folies,que vos femmes et vos filles vous ruinent en parures frivoles et entoilettes extravagantes ; faites enfin tout au monde pour ne pas êtreréduits à la tâche ingrate, fatigante, écœurante et , en somme, inutilede tirer le diable par la queue. A. ALMAGRO. |