I
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J’
AI été un adolescent précoce et timide.
A l’heure où je goûtais les Géorgiques et où Virgile, avant Lucrèce,donnait une forme antique aux émotions confuses qu’éveillait en moi lespectacle de la nature, je sentis les premières fièvres d’un sangtumultueux. Je ne courais pas après une jeune paysanne, mais jepoursuivais Galatée sous les saules. Elle fuyait et me laissait déçu.Plus heureux lorsque je rêvais, je serrais une nymphe dans mes bras etmêlais mes membres maladroits aux siens. J’étais élevé à la campagne,sans camarades. Le moindre lycéen aurait pris en pitié moninexpérience. Sain et fort jusqu’à l’excès, je courais, je nageais, jemontais à cheval ; je me fatiguais sans arriver à calmer l’ardeur quime dévorait.
Ma mère vivait fort retirée dans sa propriété. Elle ne voyait plusguère que des amies de son âge qui ne faisaient pas grande attention àmoi, ni moi à elles. Parfois arrivait de Paris une femme jeune,élégante, parée. Que de désirs elle excitait en ce grand garçon quirestait muet sur sa chaise dans un coin ! Elle causait avecma mère et cependant, à distance, sans l’écouter, je prenais possessiond’elle. Je la dépouillais de ses vêtements, je l’étendais nue sur undivan, je m’agenouillais près d’elle, nos vies se confondaient.
Mais lorsqu’à son départ je l’accompagnais jusqu’à sa voiture, je nesavais que lui dire. La robe dont elle était vêtue la séparait de moicomme une armure magique sur laquelle on ne peut porter la main sanstomber foudroyé. Comment imaginer que je pourrais la lui enlever ?Comment croire que cette personne, amie de ma mère, je la verrais enchemise et en pantalon, que j’entourerais sa taille de mon bras, que mamain inexperte s’approcherait d’un sein délicatement fleuri ? Ellem’adressait la parole. Gêné même dans mes regards, je me détournais nesachant que répondre. J’avais quatorze ans…
Je me souviens avec terreur de cette époque où la sève montait en moiavec tant de violence que j’en étais ébranlé. Je luttais, j’essayais deme dominer sans y parvenir et ce combat contre nature me laissaitirritable, abattu, dégoûté de tout.
Ma mère, si attentive aux moindres variations de ma santé, ne sedoutait pas de la crise que je traversais. Elle se faisait mille soucisà mon sujet. Le moindre coup de froid l’alarmait ; au plus léger mal detête, elle voulait mander le médecin. Qu’étaient une migraine ou unrhume auprès de la tempête qui me secouait ?
Il aurait fallu qu’une femme me prît par la main… Aucune d’elles ne fitattention à ce garçon poussé trop tôt, gauche d’allure, à la voixchangeante.
Avec les jeunes filles, je ne ressentais pas les mêmes troubles. Auprèsd’elles, j’étais libre, empressé, ardent à plaire. La sensualité qui metourmentait dans mes heures de solitude me laissait la paix lorsquej’étais en leur compagnie. Pourtant nous échangions avec mes amies descaresses charmantes ; c’étaient des serrements de mains, un bras passésous un autre, parfois des baisers dérobés, mais surtout mille parolestendres, une sympathie entière, un mouvement vif de l’âme à l’âme. Jegarde un souvenir délicieux de ces heures innocentes, fraîcheur d’unbain pur après de lourdes fièvres.
Les jeunes filles, je les voyais surtout dans la belle saison, car noushabitions un pays assez âpre en hiver, mais où l’été amenait desvisiteurs. Les maisons du voisinage s’ouvraient ; c’était soudain unbruit bien inattendu de fête.
Ma mère qui aimait la solitude avait pourtant gardé ses relations,moins pour elle que pour moi. Ma mémoire des dates est incertaine, jesais pourtant que je préparais la première partie de mon baccalauréatlorsque nous apprîmes que la propriété la plus voisine de la nôtre,inhabitée depuis longtemps, avait été achetée par des étrangers. Lesétrangers, c’étaient pour nous des gens d’une autre province. Ceux-civenaient du Midi et s’appelaient Maure. Je leurs rêvais tout aussitôtune ascendance sarrasine. Grand émoi dans le pays, car on gardait cheznous une méfiance un peu paysanne envers les inconnus. Qu’étaient cesMaure ? Les verrait-on ? On sut bientôt que M. Maure était avocat etqu’il ne passerait jamais beaucoup de temps aux Ormeaux qu’il avaitacquis. L’été venu, il y installa sa femme et ses enfants et repartit.
Peu de temps après, madame Maure fit une visite à ma mère. Nous étionstous deux à causer devant la maison sous les lauriers roses et lesorangers, lorsque madame Maure et sa fille aînée arrivèrent.
Madame Maure était une femme d’une quarantaine d’années, assez forte,assez commune, mais bonne et simple. Telle je la jugeais au premierjour, telle elle fut lorsque je la connus davantage. Comme on voit,elle ne trompait pas son monde et se livrait tout de suite. C’était unepersonne sans arrière-pensée, sans calculs, qui évitait de compliquerune vie prise tout entière par son mari, par ses enfants, par les soinsdu ménage. Derrière elle, sa fille… Par quel miracle apercevons-nous aupremier coup d’oeil jeté sur un être dont la vie va se mêler, neserait-ce qu’un instant, à la nôtre, tout ce à quoi nous donnons duprix ? Au moment même où mademoiselle Maure apparaissait sur lapremière des marches qui descendaient du salon à la terrasse, je savaisdéjà qu’elle était dans sa taille moyenne parfaitement proportionnée,que les membres s’attachaient souples au corps, que les pieds étaientétroits, les mains allongées, les poignets fins, la tête petite, lesdents éblouissantes et les yeux noirs, riants et les plus doux du monde.
Henriette Maure avait seize ans - mon âge -, jeune fille déjà, alorsque je restais un adolescent mal dégrossi. Elle était aimable et bonne,pareille en cela à sa mère. En elle, rien que de naturel et de simple,même sa coquetterie qui paraissait involontaire et qui l’était, eneffet. Il semblerait qu’à vivre dans l’intimité de cette charmantejeune fille - car nous fûmes intimes dès le premier jour - j’aurais dûm’éprendre d’elle et que des sentiments si forts et si longtemps sansobjet allaient enfin trouver à qui s’adresser. Mais non, Henrietten’était pour moi qu’une amie, la plus tendre des amies, et dans mesrêves passionnés, ce n’est pas elle qui apparaissait.
La propriété des Maure jouxtait la nôtre ; d’une maison à l’autre àpeine dix minutes de chemin. Le sentier qui y conduisait longeaitd’abord un champ, puis traversait un petit bois de chênes où coulait larivière qui séparait nos terres. Je franchissais le pont et j’étaischez nos voisins. La maison était ancienne et sans prétention. Auxheures chaudes je trouvais madame Maure sous les tilleuls de la cour.Un ouvrage à la main, elle surveillait les plus jeunes enfants. Elle megardait un instant près d’elle, s’informant de la santé de ma mère, desgens du pays. Puis elle me disait :
- Je vous ai assez retenu, Philippe, allez vers la jeunesse. Elle estlà-bas.
Là-bas, c’était un bosquet où les bouleaux au tronc blanc mariaient lagrâce flexible de leurs branches aux masses lourdes des sapins. J’yretrouvais Henriette, avec quelques cousines ou amies de son âge quipassaient l’été chez les Maure. Et des jeunes gens étaient là. De quoiparlions-nous ? De ce qui occupe les pensées des adolescents. Nospropos étaient parfois d’une singulière hardiesse, mais comme la pureIphigénie « l’innocence habitait dans nos coeurs ». C’était une courd’amour platonique et sans expérience. Des couples se formaient. Un denos voisins, un garçon de dix-neuf ans qui préparait l’Ecolepolytechnique dans un lycée de Paris, au visage pâle et âpre, étaitépris d’Henriette qui se moquait de lui.
Pour moi, je ne la quittais guère. Elle m’avait élu son ami. Et del’ami elle faisait un confident, me contraignant à un rôle que, certes,je n’aurais pas choisi. Mais, par une singulière contradiction,j’entrais comme de moi-même dans le caractère qu’elle me prêtait et jel’outrais. J’affectais d’être supérieur aux faiblesses du coeur ; jefeignais de croire et je croyais, en effet, que l’amitié est au-dessusde l’amour, d’essence plus rare ; et qu’entre deux êtres tels que nous,seule elle peut porter d’abondantes moissons. Ainsi je me trompaismoi-même.
Cependant l’admiration que je ressentais pour elle avait quelque peineà se concilier avec l’amitié, et si j’avais été plus clairvoyantj’aurais compris que c’était de bien autre chose qu’il s’agissait. Jelui faisais mille compliments, je lui disais ce que j’aimais en elle,je lui prenais les mains… Et je n’avais pas envie de la presser sur moncoeur et de poser mes lèvres sur sa bouche souriante !
Bien mieux, de son consentement, avec son appui et sa complicité, jefaisais la cour à une de ses cousines, ravissante fille aux cheveuxd’or, au teint plus délicat que la fleur du pêcher. Gertrude étaittimide et rêveuse, Henriette vive et décidée. Lorsque nous étions toustrois ensemble, Henriette parlait pour nous deux, elle taquinaitvivement sa cousine à mon sujet, la menaçant de me dire ce que Gertruden’osait m’avouer elle-même. Gertrude rougissait et levait sur Henrietteses beaux yeux suppliants.
Une fois, à la fin du jour, nous étions assis sur la mousse au piedd’un sapin, Henriette m’assura que les cheveux dénoués de sa cousineétaient admirables.
- Que ne la voyez-vous, disait-elle, lorsqu’elle s’agenouille pour saprière le soir en chemise de nuit ?
- Mais, Henriette…, soupirait Gertrude.
- Ses cheveux tombent alors jusque sur ses jambes. Elle est baignée delumière… Il faut que Philippe les voie, ajouta-t-elle vivement et, d’ungeste rapide, elle enleva les deux épingles qui soutenaient la masselourde des cheveux.
Ils s’écroulèrent. Malgré les protestations de Gertrude, Henriettevoulut que je les touchasse. J’y plongeai mes deux mains. Je sentisleurs mille caresses subtiles à fleur de peau.
Gertrude maintenant restait immobile, comme engourdie.
- Mais, Philippe, embrassez-la, dit Henriette, je ne vous regarde pas.
Je me penchai vers la jeune fille, cherchant sa bouche. Elle détournala tête et mes lèvres ne rencontrèrent que sa joue rougissante.
Telle était l’atmosphère dans laquelle nous vivions.
L’automne arriva trop vite. Une à une les maisons du voisinage sefermèrent et les Maure annoncèrent leur départ. Gertrude et sa mère lesdevançaient de quelques jours. Henriette, feignant de s’attendrir surle malheur de notre séparation, nous ménagea une dernière entrevue.C’était dans une partie du bois assez écartée où nous aimions à nousréfugier. J’y trouvai Gertrude seule, hésitante, voulant fuir. Je laretins, je la rassurai, je lui demandai si elle m’oublierait vite, s’ily avait pour moi une place dans son coeur, quel souvenir elle garderaitdes jours que nous avions vécus ensemble.
Par un dédoublement curieux, je m’aperçus, en ce moment où d’autrespréoccupations semblaient devoir m’absorber, que ma voix prenait pourprononcer ces mots une douceur persuasive et touchante que je ne luiconnaissais pas, une qualité musicale qui m’émut moi-même. Et jeparlais autant pour me plaire que pour gagner le coeur de Gertrude.
Celle-ci ne fut pas insensible à l’accent de la mélodie que je luimurmurai et je vis bientôt l’effet produit moins par mes paroles quepar le ton sur lequel elles étaient dites. Elle me serra les mains, sesyeux s’emplirent de larmes, elle pencha la tête sur mon épaule.
Je couvris de baisers sa figure humide de pleurs. Je trouvai du charmeà ces baisers, mais, faut-il l’avouer ? ces caresses échangéesm’émurent à peine. Ma curiosité y était plus intéressée que mes sens.Et mon coeur restait de glace…
Deux jours plus tard, j’allai chercher Henriette pour une dernièrepromenade. Elle partait le lendemain. Par un besoin de secrèteharmonie, nous choisîmes non pas les bois où souvent avaient retentiles éclats de rire de notre bande folle, mais une plaine dénudée aupied d’une colline et qui avait été longtemps un marécage. Aujourd’huides fossés la traversant en drainaient les eaux. Elle était nue ettriste, quelques touffes de ronces épineuses seules y poussaient. Leciel gris, bas, plein des brumes de l’automne, s’appuyait sur le finclocher d’une église au sommet du coteau. Dans les champs on brûlaitles feuilles et les tiges des pommes de terre. Les fumées traînaient etne s’élevaient qu’avec peine. Longtemps nous marchâmes sans parler.Enfin Henriette rompit le silence.
- Dire que je regretterai même cette pauvre plaine lorsque je serai àla ville. Je vous envie de rester ici.
Je ne répondis pas. Je venais de comprendre que rien dans ce pays quej’aimais tant n’aurait plus de charme pour moi du jour où Henriettel’aurait quitté. La surprise de ce sentiment nouveau, la pensée del’isolement où le départ d’Henriette me laisserait me serrèrent lecoeur au point que je fus obligé de m’arrêter.
Elle s’arrêta aussi et me regarda. Que lut-elle dans mes yeux ? Il meparut qu’elle pâlissait. Elle se mordit la lèvre, puis, avec unmouvement d’épaules que je ne sus comment interpréter, elle dit :
- Il faut rentrer.
Le lendemain elle partit, me laissant désespéré et fou de joie.J’aimais !
L’ivresse d’un premier amour suffit à remplir une âme moins enflamméeque ne l’était la mienne. Le monde transformé s’éclaira à mes yeuxd’une lumière inconnue ; je sentis s’agiter en moi la force qui animela nature ; je fus enfin une parcelle vivante de l’antique et toujoursjeune univers. Mes livres participèrent de cet enchantement. Je lesavais lus avec les yeux de l’esprit ; ma sensibilité cette fois-cis’émut. Les romans me racontèrent mon histoire ; les livres de scienceeux-mêmes me parlaient un langage que je comprenais pour la premièrefois. C’est alors que mon professeur me mit entre les mains l’
Originedes espèces de Darwin et je n’oublie pas l’émotion que j’en éprouvai.Je crus voir s’ouvrir devant moi les portes longtemps fermées dutemple. Les secrets m’étaient révélés de la vie qui palpite, identiqueen tous les êtres. Et, au même moment, je découvrais que l’amour seulvaut de vivre et qu’il serait désormais mon maître. Mais satyrannie, sous laquelle tant d’âmes faibles succombent, ne m’effrayaitpas. Elle me donnait, au contraire, un désir plus fort d’agir ; jevoulais maintenant exceller en mille choses ; j’entendais dominer. Jeme jetai dans l’étude, non pas tant par le désir d’apprendre et dem’enrichir ainsi que pour me prouver à moi-même ma puissance. Aucollège où je venais d’entrer, j’obtins cet hiver-là de mémorablessuccès. Mon professeur s’étonnait de mon ardeur et me prédisait unsuccès certain au baccalauréat qui, à la fin de l’année, termineraitmes études secondaires.
Mais Henriette ?... Chose étrange, j’étais exalté à ce point que je nesouffrais pas de son absence. Ne lui devais-je pas la magiquetransformation que j’avais subie ? Sans doute, je désirais la revoir ;je lui parlais comme si elle avait été présente ; son souvenirennoblissait chaque heure de ma vie. Mais je me créais de simerveilleux bonheurs qu’à la lettre je n’avais pas le temps de pleurersur notre séparation. L’image que je me faisais de mon amie était siparfaite que peut-être l’Henriette réelle, si elle m’était apparuesoudain, n’aurait pas rempli exactement la place et le rôle que jeréservais à l’Henriette de mes rêves.
Nous nous écrivions. Mais comment traduire mes sentiments dans deslettres qui pouvaient être lues par d’autres ? Comment lui écrire ceque je ne lui avais pas dit lorsqu’elle était près de moi ? Ses lettresétaient, il faut l’avouer, décevantes, tant ce qu’elles exprimaientétait éloigné du langage que je lui prêtais dans ma solitude.
Par ailleurs, je ne souffrais plus autant du malaise mystérieux etredoutable qui m’avait si cruellement accablé depuis deux ans, comme sila fraîcheur de mon amour avait fait disparaître les fièvres malignesde la puberté.
L’hiver, le printemps passèrent ; je ne comptais pas les jours qui meséparaient d’Henriette, je vivais avec elle sous la lampe près dupoële, dans les champs durcis par le froid ou sous les vertesfrondaisons. L’été la ramènerait près de moi…
Vers le début de juin ma mère tomba malade ; elle fut longtemps retenueà la chambre. Elle y était encore lorsque je partis pour passer mesexamens à l’Université voisine. Lorsque j’en revins, elle sortait deconvalescence et les médecins l’envoyaient aux eaux. Elle était encoretrop faible pour je pusse songer à l’y laisser aller seule.
Lorsqu’elle me l’apprit, elle pensait que la nouvelle de ce déplacementme serait agréable et qu’il me plairait de quitter, presque pour lapremière fois, nos campagnes.
Mais je ne songeais qu’à Henriette. Ses yeux riants ne rencontreraientpas les miens lorsqu’elle arriverait dans le pays ! Je lui envoyai unelettre désolée, la plus explicite de toutes celles que je lui avaisécrites. J’annonçai mon retour pour le mois d’août, je la suppliai dene pas m’en vouloir…
II
A
UX eaux la nouveauté du spectacle me fut une distraction. Pourtant jene voulais pas me l’avouer. Lorsque j’étais avec ma mère, je ne cessaisde regretter le confort, le calme délicieux de notre demeure, de meplaindre de l’impossibilité d’être seuls dans le va-et-vient du grandhôtel où nous habitions. Cependant je trouvais un charme singulier à cecoudoiement de tant de personnes inconnues, à ces rapides coups d’oeiléchangés avec des étrangers, à la vie en commun qui mêlait nos plaisirset nos occupations, aux repas au restaurant, à la danse, le soir.J’avais déclaré vouloir vivre en sauvage. Je n’étais pas à X… depuisquarante-huit heures que je jouais au lawn-tennis, que j’étais detoutes les parties, que je dansais chaque nuit. Je faisais tout avecfièvre comme si j’eusse voulu m’étourdir et oublier. Quoi ?
Je remarquai dès le premier jour une jeune femme qui mangeait à unetable voisine de la nôtre. Ses yeux étaient sombres et elle semblaitdésireuse d’en voiler l’éclat en tenant ses paupières à moitiébaissées. Elle me parut avoir une trentaine d’années. Ma mère lui endonnait plus généreusement quarante. Dans son visage pâle d’un ovaleallongé ses lèvres plus rouges que celles des femmes que nous avionsl’habitude de voir attiraient mes regards. J’eus la curiosité dechercher à connaître son nom. Elle s’appelait la comtesse deFrancheret. J’avais lu ce nom dans les journaux mondains de Paris. A X…madame de Francheret ne faisait partie d’aucune des coteries où segroupaient les baigneurs. Ses manières, sa distinction, la solitude oùelle vivait, le prestige aussi de la classe sociale à laquelle elleappartenait, voilà des motifs d’intérêt pour un jeune provincial jamaissorti de chez lui. Je me mis donc à l’observer, peut-être avec un peutrop d’insistance. Voulut-elle me faire sentir que je manquais auxconvenances ? Deux ou trois fois, elle fixa sur moi un regard quisemblait me pénétrer. L’après-midi, elle venait près du cours de tennisoù je jouais. Les spectateurs étaient nombreux qui suivaient nosparties. Elle se tenait à l’écart. Pourtant il était rare, lorsque jelevais les yeux sur elle que je ne surprisse pas les siens dirigés versmoi.
Quelques jours passèrent ainsi. J’aurais voulu me rapprocher d’elle,lui parler, mais je ne savais comment m’y prendre. Le hasard vint à monsecours.
Une fin d’après-midi, comme je descendais du tennis pour aller à ladouche, je dépassai madame de Francheret. Une écharpe avec laquelleelle jouait glissa sur le chemin. Je la ramassai et la lui tendis.
Elle me remercia, et simplement, comme si nous nous connaissions depuislongtemps, nous continuâmes à causer. La nouveauté de la situation eûtpu m’embarrasser. Comme je ne pensais pas à moi et au personnage quej’avais à jouer, mais à elle, je fus simple et ne ressentis aucunembarras. Sa voix avait une certaine gravité qui me plut.
Les jours suivants nous nous rencontrâmes encore. Elle paraissaitécouter sans ennui ce que je racontais de moi-même et de notre vieprovinciale, de mes plans incertains et magnifiques d’avenir. Elleparlait peu, mais ses paroles, lorsqu’on y réfléchissait, prenaient unsens plus profond que celui qu’elles présentaient tout d’abord. Elle necausait ni de littérature, ni d’art, mais elle semblait connaître lesgens et les choses mieux et plus réellement qu’il n’est accoutumé.Enfin son regard, dont elle était ménagère, ajoutait du poids à sesparoles.
- Que vous êtes jeune ! disait-elle souvent.
Nous ne nous voyions jamais que dans les jardins et, le soir, au salon,où elle s’asseyait près de ma mère.
Un jour, après déjeuner, je me rendis pour la première fois chez elle.Elle était un peu souffrante et m’avait fait demander un livre. Elleoccupait, sur la cour d’entrée célèbre par ses arbres centenaires, unappartement composé d’un salon minuscule et d’une chambre. Je latrouvai couchée sur une chaise longue, vêtue d’un blanc peignoir dedentelles. Les ormeaux jetaient leur ombre entre les persiennes àmoitié closes ; on entendait le bruit confus des conversations desbaigneurs à quelques pieds au-dessous de nous.
- Asseyez-vous là, me dit-elle, montrant un fauteuil à côté d’elle.
Une fois assis, moi qui étais à l’ordinaire si bavard, je ne trouvairien à dire. Je n’avais aucune idée, aucune volonté. Le silence ne mepesait pas. Un parfum de je ne sais quoi flottait dans l’air. Jeregardai madame de Francheret. Elle rêvait, un bras relevé sur ledossier de la chaise longue. Je voyais les chairs pleines et ambréespar où le bras s’attache à la poitrine qui se soulevait lentement àchaque respiration. Sa bouche s’entr’ouvrait comme pour un sourire. Jene pensais pas que je me trouvais à côté de la comtesse de Francheret.C’était une femme qui était là près de moi. Et nous étions seuls.
Sans plus y réfléchir, je pris sa main et j’eus la hardiesse de laporter à mes lèvres. Elle me laissa faire.
- Que vous êtes jeune ! dit-elle encore. C’est délicieux !
Elle m’attira vers elle ; je sentis l’odeur tiède de sa gorge, et sesdeux bras se nouèrent autour de mon cou.
Quand je sortis de sa chambre, une heure plus tard, j’étais un homme.
La joie que j’aurais pu prendre dans les bras de madame de Francheretavait été gâtée par la peur de lui paraître novice. Un jeune hommecraint le ridicule. N’eût-il pas été plus simple de lui dire : « Je nesais rien, je me remets entre vos mains ; soyez vraiment ma maîtresse.» Mais on ne gagne la simplicité que par des chemins longs etdifficiles. Je pensais : « Elle s’est aperçue, sans doute, de moninexpérience. En elle-même, elle se moque de moi ; elle ne voudra plusme voir. Et moi-même, comment la regarderai-je ? »
Mais, en même temps, j’étais gonflé de joie. Je connaissais enfin laréalité de ce monde féminin dont le mystère m’avait longtemps troublé.Ma première impression, la plus forte, celle qui ne devait points’évanouir, je la traduisis par ces mots de la Bible : « l’oeuvre dechair. » J’avais participé à une oeuvre de chair, cela et rien de plus.Pour un garçon qui avait vécu dans les livres et dans les plusromanesques enchantements, la nouveauté était grande. Je sentais aussique l’incomplète joie de cette première rencontre serait transforméebientôt en un bonheur plus complet, qu’il y avait là un point deperfection à atteindre et j’étais bien décidé à y arriver au plus vite.
Pas un instant, je n’eus l’idée que j’avais commis une infidélitéenvers Henriette. Henriette vivait sur un plan différent. Elle habitaitle palais que mon imagination lui avait bâti. Madame de Francheretm’avait invité dans une demeure plus terrestre. Je ne songeais même pasà me demander si j’aimais mon initiatrice. Aimer, c’était pensertendrement à une personne, désirer la voir, lui parler, deviner lesmoindres nuances de ses sentiments, s’émouvoir à son seul souvenir. Unregard d’elle, c’était assez pour être heureux ; se sentir maître deson âme, y régner sans partage, la félicité suprême.
Avec madame de Francheret, présente ou absente, je ne ressentais aucunede ces émotions. Lorsque je pensais à elle, des images précises selevaient devant mes yeux, et quelles images ! Je sentais avec troublesa chair contre ma chair et le désir m’agitait de renouveler cesobscures et violentes sensations.
Désormais je passai mes après-midi dans l’appartement de madame deFrancheret. Je ne montais au tennis, un peu las, qu’à la fin de lajournée. J’eus bientôt perdu la gêne des premiers jours. Déjà je mecroyais naïvement un maître…
La seule ombre à mon bonheur, où la chercher ? Dans la trop grandefacilité avec laquelle je l’avais gagné. J’étais assez sot pour ne pasestimer à son prix une victoire qui ne m’avait rien coûté. « Je suisl’amant, me disais-je, de cette femme charmante et qui appartient à lameilleure société, mais sans doute a-t-elle l’habitude de satisfaireses moindres caprices. J’étais là ; elle m’a pris. Moi absent, un autrel’eût possédée. »
La manière d’être de madame de Francheret n’était pas faite pour medonner une trop haute idée de moi-même. Avec elle, on était toujoursdans des rapports simples. Personne moins qu’elle ne prenait plaisir àjouer la comédie. Elle n’affecta aucun remords, aucune crainte ; ellene se crut pas obligée de chercher des excuses à ce que d’autresappellent leur faute ; elle n’essaya pas de me faire croire qu’elleavait cédé à un sentiment irrésistible. Avec une aisance parfaite(seule, pensais-je, une grande dame - Balzac ! - a cette inimitableliberté), elle m’invita à des jeux que j’ignorais et m’en apprit ladouceur. Je dois avouer à ma décharge qu’une semaine ne se passa passans que je lui avouasse que j’étais arrivé neuf dans ses bras.
Elle sourit.
- Croyez-vous que j’aie pu l’ignorer ? dit-elle.
Elle m’apprit bien d’autres choses encore, et surtout le prix dusecret. Hors de sa chambre, elle fut avec moi comme avec un étranger,et je m’émerveillais de cette transformation qui paraissait ne lui riencoûter. Il n’y avait alors entre nous aucune familiarité, pas un motéquivoque, pas un regard trop appuyé. Je la voyais au restaurant ou ausalon, le soir, causant avec ma mère, à son aise, libre, distante, etje ne pouvais m’imaginer que cette même femme je l’avais eue quelquesheures auparavant nue entre mes bras et que je connaissais les partiesles plus secrètes de son corps. Et je l’en admirai davantage.
Nous vécûmes ainsi pendant deux semaines. Puis il fallut nous quitter.Le dernier jour où je la vis chez elle, je lui dis :
- Comment pourrai-je me passer de vous ?
- Bien mieux que vous ne le croyez, me répondit-elle. Ce que je vous aidonné, d’autres vous l’offriront. Elles y mettront plus de façons sansdoute et moins de franchise. J’ai été la première, vous ne m’oublierezpas. Peut-être nous reverrons-nous à Paris puisque vos études vous yappellent. Les choses ne seront pas là-bas ce qu’elles ont été ici. Ilest des folies délicieuses qu’il faut savoir se refuser. Vous étiez envacances, moi aussi. Maintenant la vie régulière reprend. Au moment departir, vous donnerai-je un conseil ? La différence de nos âges me lepermet. Défendez-vous en amour des choses vulgaires qui ont vite faitde gâter les jeunes gens. Vous vous plairez toujours dans la sociétédes femmes. Ne croyez pas, comme quelques-uns, qu’il faille êtresincère avec elles. Il faut savoir leur mentir, ne serait-ce que pourles amuser. La plupart demandent à être trompées. Il est bon d’y mettrequelques manières. Voilà mon conseil. Et en voici un second : Ne croyezpas à l’irréparable. Il y a, cher ami, fort peu de choses irréparables…
Elle ne m’en avait jamais tant dit. Ainsi me fit-elle participer à sasagesse humaine au moment où nous nous séparions. Je quittai les eauxavec un beau sujet de méditation devant moi et les souvenirs toutproches d’un passé déjà plein de volupté.
III
J’
EUS le loisir d’y penser plus longuement que je ne l’aurais voulu. Aulieu de rentrer chez nous, nous allâmes passer quelques semaines aubord de la mer dans le sud de la Bretagne. Les médecins avaient ordonnéce repos à ma mère avant le retour au foyer.
J’en fus moins affligé que je ne l’aurais cru. J’étais encore toutétonné de mon aventure et, malgré mon désir de revoir celle quej’aimais toujours, j’éprouvais le besoin de mettre un peu de tempsentre le jour où j’avais quitté madame de Francheret et celui où jeretrouverais Henriette. On se plaît à raconter dans les romans qu’unefois séparé d’une femme que l’on a aimée charnellement on découvre peuà peu qu’on lui est attaché par d’autres liens encore. Rien desemblable ne m’arriva. J’aimais Henriette et madame de Francheretm’avait attaqué là où Henriette n’avait jamais régné. Je savais un gréinfini à madame de Francheret de m’avoir révélé la nature et l’agrémentdes rapports entre l’homme et la femme. Je n’oubliais pas les heurespassées près d’elle, mais, par un phénomène bizarre, elle m’incitait àpenser à Henriette et à voir celle-ci sous un jour nouveau. Grâce àmadame de Francheret, mon amour pour Henriette quitta les sphèreséthérées où il se mouvait et prit une forme sensuelle. C’étaitHenriette et non madame de Francheret que je tenais dans mes braspendant mes rêves. C’était le corps frais et juvénile de mon amie queje pressais à l’heure où le désir suscitait devant moi des imagesvoluptueuses.
Je n’ai gardé de ces semaines aucun autre souvenir. Les gens quim’entouraient étaient-ils vivants ? Ils allaient et venaient autour demoi comme des ombres. Je faisais de longues promenades sur la plage àl’heure où le soleil couchant borde de nacre le sable humide au long dela mer. Des enfants jouaient, des jeunes femmes passaient vêtues derobes claires. Je ne les voyais pas, je ne voyais, bercée au jeu desvagues molles dont les crêtes d’argent s’irisaient dans les vapeurs ducrépuscule, qu’Henriette, et quelle Henriette ! non pas la fille quej’avais connue près de sa mère sous les ombrages de nos campagnes, maisune Vénus adolescente endormie au bord des flots.
Nous nous écrivions. Que dire par lettre à une déesse ? Je ne savaistrouver le ton. J’étais grandiloquent et confus. En échange, jerecevais quelques cartes postales, assez insignifiantes à la vérité.Henriette paraissait de triste humeur. Pourtant sa maison était pleined’amis. Le cercle joyeux de l’an dernier s’était reformé. Seul, j’ymanquais.
Au début de septembre enfin, nous rentrâmes. A mesure que les heuress’approchaient où je devais revoir Henriette, je m’inquiétais. Jebrûlais de devancer les jours, de courir à elle, de me jeter à sesgenoux et, au même temps, une douloureuse appréhension me serrait lecoeur. Je craignais de cette rencontre je ne sais quel heurt, quelleblessure insupportable. J’aurais voulu retarder encore une minuteattendue avec tant fièvre.
Nous arrivâmes un matin. A la fin de l’après-midi, je me rendis cheznos voisins. De loin je vis madame Maure sous les tilleuls près de lavieille maison. Rien n’avait changé depuis un an. Henriette devait êtreà quelques pas de là. L’émotion de la sentir si près de moi me fitchanceler. Je m’arrêtai un instant, j’étais essoufflé moins par larapidité de ma course que par la violence des sentiments qui seheurtaient en moi. Je compris pour la première fois et d’un seul coup -ainsi un éclair illumine dans la nuit les prés et les bois, et lesmontre au voyageur égaré - que le roman magnifique que j’avais vécudepuis l’automne passé s’était déroulé dans mon imagination, que jel’avais créé à moi seul, qu’Henriette en ignorait encore le premiermot… Un instant, je pensai à retourner sur mes pas, à différer uneentrevue si hasardeuse. Mais j’eus honte à l’idée de reculer, je merepris et avançai vers madame Maure.
Elle me fit l’accueil le plus aimable. Après s’être informée longuementde la santé de ma mère, elle me dit :
- Comme vous avez grandi, Philippe. Vous voilà un homme, maintenant. Etcette pointe de moustache ! Qu’allez-vous faire ?
Je parlai de mes projets assez incertains. J’irais à Paris pourcontinuer mes études, à la Sorbonne sans doute et à l’Ecole de Droit,mais je ne désirais être ni professeur, ni avocat. D’autre part, nosterres n’étaient pas assez grandes pour absorber l’activité d’un jeunehomme. En somme, je ne me voyais dans aucun cadre et ne pouvais dire ceque serait ma carrière… Cependant je pensais à Henriette,alternativement avec terreur et joie, à Henriette que je n’apercevaispas.
La bonne dame d’elle-même me renseigna.
- Ma fille est avec sa cousine chez des voisins. Elles ne tarderontpas. Si elles avaient pensé vous voir aujourd’hui, elles seraient déjàlà.
Une demi-heure passa, j’entendis un bruit dans l’allée derrière moi.
C’était Henriette et Gertrude, accompagnées par le polytechnicien del’an dernier.
Henriette me parut plus grande ; elle restait mince, un peu maigre,mais le corsage de sa robe claire se gonflait légèrement et ses hanchesse dessinaient plus pleines. Son visage n’avait pas changé, son teinthâlé par l’été faisait paraître les dents plus blanches et jeretrouvais dans les yeux riants et doux le feu que j’aimais. Auprèsd’elle, magnifique contraste, Gertrude était éblouissante de fraîcheurblonde. Elles étaient toutes deux vêtues de blanc ; elles venaientheureuses et souriantes. Le printemps de ma vie s’avançait au devant demoi.
Gertrude rougit en me voyant. L’accueil que me fit Henriette ne trahitaucun embarras. Elle ne me cacha pas le plaisir qu’elle avait à merevoir et me gronda gentiment de mon retard. Elle me demanda quij’avais vu aux eaux et au bord de la mer. Rien de plus amical et deplus naturel que cette conversation, mais elle était si éloignée decelles que j’avais tenues avec la même Henriette dans mes promenadessolitaires que j’en restai glacé. Je m’efforçais de découvrir dans sespropos un mot à double entente à moi seul destiné. Je ne le trouvaipas. Pourtant il me parut qu’à deux ou trois reprises son regards’attachait à moi comme si elle y trouvait quelque chose de nouveau.Sur elle-même elle ne dit rien.
Charles-Henri (le polytechnicien) se chargea de faire valoir lesamusements de la saison. Rappelant des incidents que j’ignorais, il fitrire les filles en les évoquant et s’arrangea de façon que je mesentisse un étranger parmi eux. Cela me déplut.
Lorsque je pris congé, Henriette et Gertrude décidèrent dem’accompagner. Mais Charles-Henri ne les laissa pas seules et, quandnous nous séparâmes à la lisière du petit bois de chênes, je n’avais puéchanger un mot avec Henriette sans témoins.
Je ne fus pas plus heureux les jours suivants. Je vis Henriette, maistoujours entourée de sa cousine, de Charles-Henri, d’allants et devenants. Elle était le centre d’un cercle ; tout se rapportait à elle.Charles-Henri ne la quittait pas plus que son ombre. Je ne fus paslongtemps avant de comprendre qu’il montait la garde auprès d’elle etqu’il ferait l’impossible pour m’empêcher de la joindre. Gertrude, sansdessein, j’imagine, le secondait. Elle semblait ne vivre que parHenriette, toujours à ses côtés, la main dans la main, le bras passéautour de la taille. Si elle était séparée de sa cousine, ses yeuxrestaient attachés sur Henriette. Vis-à-vis de moi, elle gardait unecertaine réserve ; elle s’effarouchait pour un rien et lorsqu’enplaisantant je voulus reprendre le thème de l’an passé, elle eut unmouvement de retraite.
Malgré Charles-Henri, malgré Gertrude, je pensais arriver tout de mêmeà Henriette, mais, à ma grande surprise, je fus amené à constater quec’était chez Henriette elle-même que je trouverais l’obstacle le plusdifficile. Elle évitait tout aparté ; elle apportait une attentiontoujours égale à ne pas se laisser isoler ; et si, profitant d’unincident heureux, je réussissais à écarter ses deux gardiens, ellem’empêchait avec une incroyable habileté de choisir le thème de laconversation et, d’un mot, la ramenait à des banalités. Après unesemaine ou deux de tentatives infructueuses, j’étais exaspéré.
Tour à tour, j’imaginai ou qu’Henriette avait deviné que j’avais faitmon école d’homme et m’en voulait, qu’elle soupçonnait un danger à selier avec moi et qu’instinctivement elle me fuyait, ou plus simplement,que je lui étais devenu indifférent.
Suivant que j’adoptais l’un ou l’autre de ces partis, je décidais ou dem’imposer à elle ou de la fuir. Je déclarais alors que je ne lareverrais plus, que j’avais été victime de mon imagination, que je metrouvais en face d’une fille incapable d’éprouver les grands sentimentsque je lui avais prêtés. Cette farouche résolution ne durait pasl’espace d’un matin. Il n’y eut pas de jour où je ne décidais de rompre; il n’y en eut pas un qui ne me vît près d’Henriette.
Et cependant le temps coulait et bientôt octobre nous séparerait. J’eusl’idée, empruntée sans doute à mes lectures, d’essayer d’éveiller et depiquer sa jalousie. Je me mis à faire la cour à Gertrude ; j’ydéployais beaucoup d’application et, au bout de quelque temps, Gertrudeparut y être sensible. Mais sa cousine veillait sur elle et, comme unjour, moitié plaisantant, moitié sérieux, j’adressais à Gertrudequelques propos tendres et lui baisais la main, Henriette intervintassez brusquement disant que les jeux permis naguère ne l’étaient plusaujourd’hui.
Je fus surpris du ton vif sur lequel elle parla et qui était bienéloigné de celui que nous employions. Rentré chez moi et en yréfléchissant, il me parut que cette nouvelle attitude d’Henrietteavait quelque chose de flatteur pour mon amour-propre.
Le lendemain, je la trouvai de méchante humeur. Je cessai de flirteravec Gertrude, mais Henriette ne s’apaisa pas. « Peut-elle sérieusementm’en vouloir, me demandai-je, de ce qui n’est qu’un jeu ? » Mais ellene me laissa pas lui poser la question.
Je devins irritable ; elle me contredisait pour un rien.
Nous échangions des propos aigres. Les jours qui fuyaient ajoutaient àmon énervement. Un jour, sur un mot un peu plus piquant de moi, elleeut soudain les yeux pleins de larmes. Bouleversé à cette vue, je meprécipitai vers elle. Nous étions seuls, mais, à une douzaine de pas,sa mère brodait sous les tilleuls. Henriette me repoussa vivement et,sans me laisser le temps de m’excuser, rentra dans la maison.
Pendant deux jours je ne la vis point. Lorsque nous nous retrouvâmes,elle ne paraissait pas se souvenir de cette scène pénible.
La première semaine d’octobre commença. Les Maure partaient le 10. Letemps était d’une admirable douceur et la lune dans son second quartierpermettait de prolonger encore les soirées sur la terrasse. Un jour,une amie de ma mère s’invita à dîner. Ma mère envoya un mot à madameMaure, pour lui demander de venir avec sa fille et sa nièce. Le soir,je fus surpris de voir arriver madame Maure et Henriette seules.Gertrude un peu souffrante s’était couchée. « Enfin, pensais-je,j’aurai l’explication attendue depuis si longtemps. » Mais après-dînerHenriette refusa de quitter le salon pour s’asseoir avec moi sur laterrasse. A la demande de ma mère elle fit de la musique, puis restaprès des dames et je fus obligé de me mettre dans le cercle.
J’étouffais de fureur. En moi-même j’avais déjà rompu avec Henriette,je ne reverrais de ma vie cette fille insensible. Qu’elle parte et leplus tôt possible ! Cependant, je m’absorbais dans un silence farouche.
Vers dix heures, nos visiteurs se levèrent. L’amie de ma mère offrit àmadame Maure et à sa fille de les ramener dans son coupé. Madame Maure,fatiguée, accepta. Mais le vieux coupé, très étroit, n’avait que deuxplaces et Henriette, par politesse, se crut obligée de dire :
- Nous allons vous gêner beaucoup, madame.
Alors, par une décision subite inexplicable, je m’avançai, pris la maind’Henriette dans l’ombre et, la lui serrant fortement pour briser touterésistance, je dis à madame Maure :
- Je raccompagnerai Henriette par le bois. Nous arriverons presqueaussitôt que vous.
Henriette, stupéfiée par la pression de ma main, hésita avant de parler.
Déjà madame Maure de la voiture me jetait :
- Si cela ne vous ennuie pas, il sera excellent pour elle de marcher unpeu. Elle est si paresseuse.
La voiture partit nous laissant seuls sur les marches du perron.
Tout de suite, le long de l’allée qui menait au bois, nous fûmes dansl’ombre fraîche de la nuit.
Nous ne parlions pas, nous allions côte à côte sans nous toucher. Lesilence, à se prolonger, pesa sur nous comme une menace. Pourrien au monde, je ne l’aurais rompu. J’étais plein de colère. Il mesemblait qu’Henriette me devait des excuses pour son inexplicableconduite depuis ma rentrée. Je marchais la tête droite, les yeux fixésdevant moi.
Henriette fut la première à ne pouvoir supporter l’hostilitésilencieuse qui était entre nous. A un détour du chemin - nous avionsdéjà franchi la moitié de la distance qui séparait nos deux maisons -,elle se tourna un peu vers moi pour m’interroger du regard. Je vis à laclarté de la lune ses yeux inquiets chercher les miens. Bouleversé parla supplication muette que je lus dans son regard, je glissai mon brassous le sien. Le contact de ma main sur sa chair suffit à opérer unprodige. L’irritation qui nous avait dressés l’un contre l’autre fonditcomme neige d’avril au soleil ; des rapports naturels, confiants,heureux s’établissaient entre nous. Sans que nous eussions échangé uneparole, je sentis qu’Henriette, gagnée, m’appartenait. Nous entrionsdans le bois de chênes. Je la conduisis jusqu’au banc où cent fois nousnous étions assis au cours de nos promenades. Elle me suivit sansopposer l’ombre de résistance. Je m’assis près d’elle, je la pris dansmes bras, je me penchai sur son visage pâle, je vis ses yeux si beauxm’implorer, et sous la pression de mes lèvres sa bouche s’entrouvrit.
Nous eûmes une semaine entière pour épuiser notre bonheur. Henriette,transformée, montra la bravoure d’une femme. Elle n’essaya pas decacher ses sentiments. Nous étions ensemble le jour durant. Je lavoyais le matin, l’après-midi, le soir même. Elle inventait mille rusespour se débarrasser de Charles-Henri qui n’était pas de force à lutteravec elle. Quant à Gertrude, elle en fit sa complice, et cela sanshésitation, sans se demander si sa cousine en souffrirait, sans sesoucier d’être jugée par elle. Elles sortaient à deux. Dès qu’ellesm’avaient retrouvé, Henriette s’éloignait avec moi, la priant de nousattendre. Parfois même, elle l’appelait en riant : Brangaine. Un jourdevant Gertrude, elle risqua une caresse hardie. Celle-ci rougit, puispâlit, mais se tut.
Nous vivions ainsi comme en dehors du temps et de nous-mêmes. La dateapprochait qui l’emmènerait, elle, à Marseille, moi, à Paris. Nos joursétaient comptés, nous ne les comptions pas. Nous ne parlions, ni de laséparation, ni des moyens de nous retrouver. Jamais il n’y eut gensplus acharnés à se satisfaire du présent. Pas une minute, Henriette nesouffrit à l’idée qu’elle goûtait d’un fruit défendu. Elle m’aimait.Cherche-t-on des excuses à l’amour ? A ses yeux, il n’était pas besoinde se justifier.
La séparation vint. Je vis Henriette disparaître en voiture au détourdu chemin, n’essayant pas de cacher ses larmes.
Je restai seul quelques jours encore. Je ne sentais pas mon isolement.Le prix de mon bonheur était-il diminué parce que je l’avais perdu ?j’étais déjà enclin, sans que je pusse en analyser les motifs avecprécision à considérer toutes choses par rapport au développement demon individualité. Plus tard quand mes lectures s’étendirent, je metrouvai d’illustres frères dans la littérature européenne. A ce moment,ce sentiment en moi ne devait rien à l’imitation, j’aurai à en fournirune preuve bien prochaine. Ainsi la séparation me fut adoucie par lajoie orgueilleuse de constater que j’étais capable d’éprouver unegrande passion et aussi de la faire naître chez autrui. Je n’eus, dureste, pas la plus légère fatuité à voir que j’avais triomphéd’Henriette pas plus que je n’en avais ressenti à éprouver que madamede Francheret avait du goût pour moi. Une obscure, mais juste idée dela fatalité qui nous mène m’empêcha toujours de m’attribuer à mériterce dont je n’étais redevable qu’à un sort heureux.
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Six mois après, j’étais alors un jeune étudiant mal débrouillé dans lavie de Paris, j’appris par une lettre de ma mère qu’Henriette semariait avec un riche industriel de Marseille, gaillard à tout le poil,grand coureur de filles et de cabarets, six pieds de haut, le verbefort.
Je ne lus pas cette lettre sans un serrement de coeur. Henriette dansles bras d’un rustre ! La vilaine image !
Je m’efforçais à l’exemple des stoïciens dont les doctrines alorsm’enchantaient, à raisonner, pour l’amortir, sur le coup reçu. « Je mesuis trompé moi-même, me disais-je. Voilà une expérience salutaire àton début dans la vie. Ne mets pas à l’avenir les femmes sur un plantrop élevé. Elles ne sont jamais qu’à mi-hauteur et plus près de laterre que du ciel. »
Mais cette leçon de sagesse avait un arrière-goût d’amertume qui futlongtemps à s’effacer.