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ARÈNE, Paul (1840-1913) : Le Secret dePolichinelle, (1897).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la Médiathèque AndréMalraux de Lisieux (05.III.2004)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (coll. part.)des Huit Contesà Mariani publiés à Paris en 1900.
 
Le Secret de Polichinelle
par
Paul Arène

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A mon ami Mariani

Que n’eussé-je pas donné, toutpetit, et que ne donnerai-je pas, aujourd’hui comme tant d’autres, pouren savoir le fin mot ?

C’est évidemment grâce àce secret, dont tout le monde parle, demeuré pourtantmystérieux, que Polichinelle, au cours d’une turbulentecarrière, a pu, anarchiste ivre de son moi, se mettre au-dessusdes lois et des sentiments, renouveler chaque jour, sans jamais payer,son flambant justaucorps, ses chausses mi-parties, son chapeau, sessabots sonores ; c’est grâce à ce secret qu’il a puberner ses créanciers, rosser sa femme, assommer le commissaire,et, d’un geste plus méritoire encore, pendre son bourreau qui levoulait pendre ; puis, vaincu par le diable ou paraissantl’être, rouler dans l’enfer tout ouvert, mais pour enleverProserpine et laisser au départ Lucifer doublement cornu.

Car, dans la légende intégrale,Polichinelle survit, toujours bruyant et indompté, à sagrande bataille contre l’esprit de science et de malice.

Descendu aux ténébreusesdemeures comme Héraklès, Orphéus et saint Brandan,ses aventures s’y continuent, puis recommencent sur la terre.

Admirable matière à mettre enbeaux vers et qui, le jour où la France aura trouvé sonGoethe, pourrait après un polichinelle définitifoù s’éterniserait, transformé par le génie,le drame primitif et rudimentaire des théâtres en pleinvent, inspirer un « second Polichinelle » qui serait notre« second Faust ».

De cette dernière partie de sonexistence, nous ne connaissons qu’un épisode miraculeusementdéchiffré sur des lambeaux de parchemin devenus lasacrilège reliure d’un vieux registre de comptabilitésmonacales, et dont notre insuffisance essaiera, sans espérerpourtant en conserver la saveur, de traduire le latin barbare.

Donc, après quelques mois deséjour aux enfers, où, naturellement, il avait fait lediable à quatre, Polichinelle, traînant sur ses pasProserpine amoureuse et terrorisée, venait, par un long couloirsouterrain, ancien soupirail de volcan qui illuminait l’éclatdes gemmes, de retrouver, non sans plaisir, la douce lumière dujour.

Au sortir de l’interminable conduit, ilsavaient, sa compagnie et lui, débouché brusquement touten haut d’une montagne abrupte au bas de laquelle de vastes plainess’étendaient.

Éblouis d’abord, essoufflés unpeu, ils s’assirent dans l’herbe et regardèrent.

Ils virent des champs couverts de moissons etde fleurs, des clos d’arbres fruitiers, des prairies oùbrillaient des sources ; et au milieu, une ville blanche aux toitsbleus, entourée de murailles basses que ceignaient desfossés de roses et dont les créneaux étaientdorés.

Autour, palpitait la mer immense, sans unbateau, sans une voile ; et tout de suite Polichinelle compritqu’il se trouvait dans une île ignorée des navigateurs,dernier débris émergeant encore de cette fabuleuseAtlantis disparue, voici combien de siècles, sous les flots,ainsi qu’en témoigne Platon. Cependant, Proserpines’étant mise à pleurer :

- Qu’avez-vous, mignonne ?

- Rien, mon doux ami.

- Le pays vous déplairait-il ?

- Non, mais je voudrais y être Reine.»

Ce disant, elle avait jeté sur le gazonsa couronne aux sept pointes de fer incrustée de septénormes escarboucles.

- « Reine ? Pourquoi pas !grommelait Polichinelle. Proserpine reine et moi roi !L’idée me va ; on peut essayer de la chose.

- Et comment, mon doux ami, vous yprendrez-vous ?

- Ça, mignonne, c’est mon secret.»

Alors, Proserpine consolée remit sacouronne sur ses cheveux tordus en flamme ; Polichinelle empoignasa trique neuve toute récemment taillée dans le grenadierinfernal dont les fruits aux grains de rubis, quelque mille ansauparavant, avaient su tenter Eurydice, et tous deux, bras dessus, brasdessous, prirent le chemin de la ville.

Des députations les attendaientaccompagnées de fanfares et de musiques, un petit pâtrequi, caché derrière une roche, venait de surprendre leurconversation, ayant couru devant et répandu partout le bruit quePolichinelle arrivait avec son secret, pour être roi et pourfaire le bonheur des Altantes.

Les Atlantes étaient naïvement etimmémoriablement heureux. Ils n’avaient aucun besoin d’essayerdu secret de Polichinelle. Mais tous les peuples se ressemblent :la curiosité l’emporta.

- « Eh quoi ! leur dit le nouveauroi, car on le sacra dare dare, avant même qu’il en eûtexprimé le désir, vous ne rougissez pas de vivre commevous vivez ? C’est honteux, saperlipopette !

« Etre égaux, libres et unis ;vous nourrir des fruits de la terre fraternellementpartagés ; n’avoir pas même d’ennemis, si bien queles remparts de votre capitale dont un clown, leste tant soit peu,franchirait aisément les inoffensifs créneaux, n’ont pourdestination, avec leur enceinte de roses, que d’empêcher legibier qui pullule aux champs de se promener par les rues ; aimerles femmes qui vous aiment et en changer à l’amiable quand letorchon commence à brûler ? En vérité,la belle malice ! Des bestiaux en feraient autant. Mais laProvidence veillait et m’a dépêché devers vous,ainsi que ma gracieuse épouse, pour mettre ordre àl’état de choses. »

Des cris : « Vive Polichinelle etson secret !... Vive la Reine Proserpine ! »accueillirent ce beau discours.

Vous devinez que l’île d’Atlantis, enrien de temps, fut dotée par Polichinelle de toutes lesinstitutions qui font l’orgueil des nations civilisées.

Polichinelle partagea les champs, indivisjusque-là, pour en distribuer la meilleure part à ceux deses sujets dont le nez avait su lui plaire, parce qu’il ressemblait ausien ; et les Atlantes purent désormais se réjouirde posséder enfin une aristocratie.

Polichinelle fit cueillir et monnayer, nonsans se réserver le monopole, les cailloux d’or vierge etd’argent brut mêlés au gravier des ruisseaux.

Désormais, les Atlantes connurent larichesse et sa pâle soeur, la misère.

Polichinelle supprima l’amour libre etinstitua le mariage, afin d’avoir le royal plaisir de pouvoir faire descocus ; et, ses favoris l’imitant, tout le monde imitant sesfavoris, l’adultère devint à la mode, de sorte que l’ondut créer spécialement des tribunaux pour juger les marismeurtriers.

Au bout de quelque temps, des bandesaffamées, lasses d’errer par les campagnes où les fruitsn’étaient plus à tous, ayant fait mine de serévolter, Polichinelle fortifia sa capitale, arma de mousquetsses séides. Une bataille fut livrée ; de part etd’autre on s’égorgea.

Des veuves, des mèrespleurèrent ! Mais les Atlantes, enivrés de l’odeurde la poudre et du bruit des tambours, surent dès lors ce quec’est que la gloire.

Puis, quelques maussades rêveurss’étant permis d’insinuer que, peut-être, lesaffamés n’avaient pas tort, Polichinelle dressa lapotence ; et les Atlantes, avec un frisson, s’inclinèrentdevant la majesté du Pouvoir.

Béni des dieux, redouté deshommes, toujours grâce au fameux secret, l’ex-anarchiste, devenutyran, put bien mieux qu’Antoine avec Cléopâtre, durantdes années et des années, mener avec Proserpine cette« vie inimitable » plus généralement connuesous le nom de Polichinelle.

Bon prince, d’ailleurs, il nedédaignait pas, à l’exemple de Louis XIV et deNéron, dans les occasions solennelles, de se donner en spectacleau peuple sur une estrade exprès dressée devant la portede son palais ; et là, au milieu des nombreux enfants queProserpine lui avait pondus, tous comme lui bossus et vêtus depaillons, tous comme lui à chaque pas éveillant un bruitde clochettes, noblement, hiératiquement, il exécutait la sabotière.

Le peuple prit le deuil quand il mourut. Sonagonie fut sereine et plutôt narquoise.

Comme il semblait près de rendrel’âme, l’aîné de ses fils appelé à luisuccéder s’approcha pour demander, l’heure étantsuprême, la révélation du fameux secret.

Polichinelle rouvrit un oeil. «Saperlipopette, le secret !... Et moi qui allais oublier de tetransmettre avant de partir cet instrument de ma puissance, qui doitdevenir, pour toi et tes successeurs, le Palladium de la dynastie.»

Puis, écartant les assistants d’ungeste : « Fillot, murmura-t-il, écoute-moi d’un peuplus près, c’est toute une histoire.

« Mais auparavant, comme l’histoire estassez longue et que les forces pourraient me manquer, fouillelà, sous mon oreiller. Tu vas y trouver un étuidécoré de figures à la Morisque, étuirenfermant un flacon de cristal dans l’épaisseur duquels’incrustent, en or, des étoiles…

As-tu trouvé ? C’est bien cela…Pourvu qu’il reste quelques gouttes de la mirifique liqueur ?... Ama santé !... Merci, ça va mieux… Et maintenant,comme dit cet autre, tâche de me prêter une oreilleattentive.

« Tu sauras donc, fillot, que versquinze cent soixante-dix, soixante et douze, Charles IX régnanten France, et les Vice-légats gouvernant Avignon, un de nosaïeux, bon gentilhomme, s’en fut, à la suite dedémêlés avec quelques gens de justice,s’établir en terre papale.

« Derrière ses remparts auxcréneaux sarrasins, dans l’ombre de son palais géantqu’écussonnent les clefs et la tiare, Avignon était alorsvrai séjour de bénédiction ; et certes !aucune ville n’aurait pu rivaliser avec elle, tant par la magnificencedes palais et des villas cardinalices, l’étendue des couvents,le nombre des églises, la richesse des boutiquesd’orfèvres et de fourbisseurs, la commodités des tripots,le luxe des tavernes, que pour l’incroyable abondance, attiréelà par ces merveilles, d’usuriers et de filous, depoètes, de joueurs de luth, de capitaines d’aventure, bretteurs,buveurs et brelandiers, d’écoliers et de belles filles.

« Comment notre noble et illustreaïeul fit-il dans Avignon la connaissance du propre fils deNostradamus ? je l’ignore.

« Je me souviens pourtant avoir entendudire que s’étant battus en duel après une querelle de jeuet s’étant blessés mutuellement, ils jurèrentamitié et vécurent désormais en frères.

« Ce deuxième Michel deNostre-Dame, gai compagnon, homme d’épée, s’occupait luiaussi à ses moments perdus de magie et d’astrologie.

« Or, comme il avait cru lire au livredes constellations que sa fin était proche et qu’il mourraitdans l’embrasement d’un village – la chose en effet se réalisasi exactement, à l’heure et à l’endroit prédits,que de certains jaloux l’accusèrent d’avoir incendiélui-même, par amour-propre et point d’honneur, la maison sous lesdébris de laquelle son cadavre fut retrouvé – leprophète ne voulut d’autre héritier que notre illustreaïeul en question.

« Il lui légua ses livres, sesarmes, et, présent plus précieux encore, ce flacon pleind’une liqueur dont Nostradamus l’ancien avait acheté le secretde deux Indiens américains venus en foire de Beaucaire, àtravers les mers Océane et Méditerranée, sur unebarque faite d’écorce.

« Cette liqueur que les Indiensappelaient COCA en leur langue, est extraitepar distillation et manière de quintessence, des feuillesfraîches cueillies d’un arbuste qui ne pousse qu’au fond decertaines périlleuses vallées, dans le pays oùmûrit l’or.

« J’ai déposé, fillot, surla plus haute planchette de ma royale librairie, un vieux livret, unparchemin dont la reliure s’illustre des mêmes cabalistiquesfigures que l’étui, des mêmes étoiles que le flacon.

« Ce livret t’enseignera comme quoi,prévoyant l’heure où le flacon s’épuiserait, notreillustre aïeul entreprit le voyage des Grandes-Indes et enrapporta la provision qui depuis a fait la fortune et la gloire denotre race.

« Car, traité suivant lesformules que Nostradamus perfectionna et transformé dansl’athanor et l’alambic en un tout-puissant cordial, couleur de sang,couleur de pourpre, ce feuillage, dont l’Indien misérable nesait guère qu’apaiser sa faim, devient pour le buveurinitié, jeune désormais jusqu’au dernier jour, uneintarissable source de belle humeur et d’énergie.

« La belle humeur et l’énergie,privilèges vraiment divins, par qui l’homme domine l’homme, sefait aimer de la femme, et brave le diable lui-même.

« Tu connais maintenant, fillot, lesecret de ma vie et de mes triomphes. Garde-le précieusementpour le transmettre le plus tard possible à tes héritierscomme je te le transmets aujourd’hui !

« Ne t’offusque pas cependant sij’achève le fond du flacon. Tu ne chômeras pas de lamirifique liqueur, il en reste en cave des cuvées. Atlantis fitjadis partie de l’Amérique, et le coca fleurit sur ses monts.

« Seulement, garde bien le secret,fillot ! N’indique la plante à personne et la recetteencore moins. »

Soudain, comme sous l’influence d’une vague etlointaine vision, le sarcastique agonisant sembla pris demélancolie.

« Hélas ! fillot,ajouta-t-il, tout secret enfin s’évapore. J’ai le tristepressentiment qu’un jour ou l’autre quelque bienfaiteur del’humanité – Belzébut l’emporte ! –révélera au populaire les extraordinaires vertus de laplante mystérieuse.

« Grâce à elle, un peupartout, sous des noms divers, depuis des siècles et dessiècles, Polichinelle est roi, Polichinelle danse ; maisque deviendra notre héréditaire prestige quand le secretde Polichinelle sera le secret de chacun ?... »

Puis il fit « couic ! » et,tournant son nez au mur, expira.

En quoi le madré compère agitsagement, comme toujours, puisque une centaine d’années plustard, mon cher Mariani, avec ton vin, ton élixir, tu devaisappeler le monde entier, humbles ou puissants, riches ou pauvres,à bénéficier du secret de Polichinelle.

PAUL ARÈNE