I
E
N province, beaucoup d'âmes délicates, douloureusement froissées dansleurs plus légitimes instincts, n'ont d'autre parti à prendre que celuide la résignation, et c'est à celui-là que s'était arrêtée MmeHenriette Simonat, après des luttes inutiles. Mariée à un hommed'esprit grossier, tyrannique, libertin, profondément égoïste et, deplus, avare, elle comprit bien vite qu'elle devait abandonner touteespérance ; et, à vingt-huit ans, merveilleusement belle, et mère dedeux enfants déjà grands, elle avait fait son deuil de la vie. LesSimonat habitaient une campagne nommée les Bernadets, prèsd'Azay-sur-Cher, à quatorze kilomètres de Tours ; mais, en réalité, MmeHenriette était à mille lieues de cette ville, où son fils Françoisétait au lycée, sa fille Julie en pension, et où elle avait laissé sesamitiés d'enfance. Car son mari la tenait à la maison commeprisonnière, n'ayant ni les plaisirs de la compagnie, ni l'âprejouissance de la solitude. En effet, Simonat qui faisait valoir sesgrandes propriétés, recevait assez fréquemment des marchands de vin, degrains, de bestiaux, et des compagnons de chasse ; Mme Henriette devaitalors faire les honneurs de sa table à des hommes qui buvaient commedes sourds, mettaient leurs coudes sur la table et, au dessert,fumaient leurs pipes.
Dans une si triste vie, et privée de toute amitié, Mme Simonat netrouva aucun recours, si ce n'est dans le dévouement de sa femme dechambre, Rosalie Hulin, une grande fille blonde, alerte, stylée, pleined'attentions, qui savait soigner et choyer sa dame, lui éviter toutesles besognes ennuyeuses, lui tenir compagnie, lui faire la lecture,être au besoin pour son service une repasseuse, une couturière, unemodiste et une dentellière de premier ordre. D'une très faible santé,minée encore par l'incurable ennui, madame Henriette était en proie àdes crises fréquentes, pendant lesquelles elle perdait toute force, etavait besoin de mille soins délicats ; elle trouvait alors chez Rosaliel'affection la plus affectueuse, la plus tendre ; la plus discrète. Siquelque faute avait été commise qui devait exciter la brutale colère deSimonat, la servante n'hésitait pas à s'en charger, toujours prête àaffronter l'orage, à suppléer sa maîtresse en toutes choses, et même,comme on le verra, en trop de choses. Mais telles furent la patience,la sollicitude, l'ingénieuse bonté de cette aimable fille qui, à chaquevacance, allait chercher les enfants à Tours, les y reconduisait etveillait sur eux, d'ailleurs toujours prête à partir, si leur mèreétait tourmentée d'un pressentiment ou de la moindre inquiétude ; ellesut si bien se rendre indispensable, tout en restant sans nul oubli àson humble place de servante, que Mme Henriette Simonat lui pardonnadans son âme, lorsqu'elle apprit enfin que Rosalie était la maîtressede son mari.
II
D'ailleurs, les deux femmes n'abordèrent jamais dans sa réalité cettequestion brûlante ; mais tout en restant dans les allusions et lessous-entendus, la femme de chambre fit très bien comprendre à samaîtresse que le mal eût été beaucoup plus grand, si une autre qu'elleeût pris de l'influence sur Simonat, trop égoïste et sensuel pourn'être pas gouverné par ses désirs. Mme Henriette fut persuadée avecraison qu'en tout état de cause, Rosalie prendrait son intérêt et celuide ses enfants, et si elle ne se consola pas de se voir amèrementdélaissée, elle dut garder encore à son indigne rivale quelque chosecomme une reconnaissance triste et désolée. Cependant tant dedéceptions, l'incurable regret d'une vie manquée et sans issue netardèrent pas à détruire les dernières forces de Mme Simonat ; usée età bout de résistance, sans maladie apparente, elle s'alita bientôt pourmourir, et mourut, en effet, tenant dans ses bras François et Julie,que Rosalie était allée chercher à Tours. Tout en les couvrant de sesderniers baisers, la malheureuse mère les confiait, les recommandait duregard à sa servante, à qui elle avait chrétiennement pardonné.
De nombreux parents vinrent assister aux obsèques de Mme Henriette, etau retour du cimetière, Simonat les régala d'un plantureux festin, oùfurent mangés des cochons de lait rôtis, des pâtés de venaison et descarpes de la Loire, et où les vins de Vouvray coulèrent à pleins bords; le soir même, chacun partit de son côté, et Rosalie reconduisit lesenfants à Tours, où elle coucha, et d'où elle ne revint que lelendemain matin. Dés qu'il fut seul, Simonat se débarrassa tout desuite de ses regrets, et cela d'autant plus facilement qu'il n'en avaitéprouvé aucun. Lorsque Rosalie rentra à la maison, elle le trouva gai,le sourire alerte, et se frottant les mains.
- « Donnez-moi le trousseau de clefs, dit-elle ; toutes les clefs ! Eten même temps, elle regardait complaisamment la cour du domaine oùrentraient de grands boeufs, les cimes des grands arbres du jardinqu'on voyait par-dessus le mur, les chariots, les charrues, lesvolailles picorant dans l'herbe, les dindons au jabot rouge, les chiensde chasse aux taches fauves, et elle se disait que tout cela était àelle.
Simonat rendit le trousseau de clefs à Rosalie, et la regardanthumblement avec un air de chien battu
- « Tu sais, dit-il, ce que je t'ai toujours promis ; c'est que jet'épouserais, si ma femme mourait. Je suis prêt, quand tu voudras, àtenir ma promesse.
- A d'autres, dit la belle Rosalie Hulin. Je ne veux pas donner unebelle-mère aux chers petits, mais j'aurai soin que, sans moi, vous neleur en donniez pas une. Quant à faire ma pelote, croyez que je n'ymanquerai pas, et je n'aurai pas besoin d'être votre femme pour mettrece qu'il me plaira dans ma bourse. Enfin, je n'ai pas envie de souffrirce qu'a souffert madame ! Ou je me trompe bien, ou vous mourrez dans lapeau d'un homme qui chiffonne la belle femme de chambre : mais la femmede chambre, s'il vous plaît, ce sera moi ! Et maintenant allez fairevotre tour, et pas de paroles inutiles. »
III
Rosalie tendit sa joue avec un air auquel Simonat ne savait pasrésister, et il partit, après avoir mis son baiser de rustre sur cettebelle chair fraîche. Dés que la servante fut seule, elle ouvrit laporte de la cuisine, et s'adressant à une fillette qui écurait unchaudron de cuivre jaune :
- « Va, dit-elle, me chercher la Suzanne, qui garde ses vaches dans lepré, et qu'elle vienne tout de suite. »
Quelques minutes plus tard, la Suzanne entrait, une grande jolie fillemince aux bizarres yeux verts, avec de lourds cheveux blonds, une peauaussi blonde que ses cheveux, et des lèvres d'un rose vif,extraordinairement spirituelles.
- « Ma fille, lui dit Rosalie, tu es engagée jusqu'à la Toussaint ;c'est cinquante écus qu'on te doit, les voici, et tu vas, s'il vousplaît, tourner les talons.
- J'entends bien, Madame Rosalie, dit la vachère, après un assez longsilence ; seulement, je vais vous dire, j'aime autant rester ici.
- Allons! dit la femme de chambre, je serais une mauvaise ménagère sije n'avais pas fait des trous de vrille à toutes les portes ! Et plusde vingt fois, avec les yeux que voilà, je t'ai vue toute dépenaillée,assise sur le lit de monsieur, qui fourrait ses doigts dans tes cheveuxjaunes !
- Ça se peut bien, dit Suzanne, dont la bouche retroussée en arc eut unmalicieux sourire. Moi, je n'ai pas eu besoin de faire des trous auxportes pour savoir que le laboureur Pierre Mabru est de vos amis. C'estun beau garçon aux larges épaules, chevelu comme un chêne, et qui saitgouverner les filles, aussi bien que ses boeufs et ses chevaux. Moiaussi, je vous ai vue plus de vingt fois avec lui, dans sa chambre del'écurie, dans le grenier à foin, et dans le petit bois qui est au boutdu pré ; car, mademoiselle, je marche pieds nus, on ne m'entend pasvenir, et je ne fais pas plus de bruit qu'une souris !
- Eh ! dit Rosalie Hulin, qui te croira ? Ce n'est pas M. Simonat, sansdoute ?
- Le malheur, dit Suzanne, levant ses grands yeux aux longs cils dorés,c'est que vous et moi, on nous a envoyées à l'école. Toutes les deuxnous savons lire et écrire ; mais moi je n'écris pas, je lis seulement.Quand Mabru s'en est allé pour l'héritage de ses parents et qu'il apassé un mois à Larçay, chez son frère le meunier, vous vous êtes tropennuyée après lui, vous lui écriviez, pour peu, tous les jours que Dieufait, et moi, j'ai toutes les lettres ! Mabru me les a cédées de bonneamitié ; elles sont dans un lieu sûr, où vous ne les trouverez pas, etM. Simonat les recevrait tout de suite, si on touchait à un cheveu dema tête.
IV
- Ah ! dit Rosalie, grinçant des dents, tu es aussi la maîtresse dePierre Mabru !
- Après vous, mademoiselle, dit humblement Suzanne. Je vois bien quevous me souhaitez loin d'ici, et que vous allez m'offrir quelquesbillets de mille francs. Mais au contraire, mon idée est de rester. Jepense que M. Simonat a assez de méchanceté et de bêtise et d'argentpour nous deux, et que Pierre Mabru a aussi assez de jeunesse etd'amour pour nous deux ; vivons dans une bonne intelligence, etrentrons nos griffes. Si vous voulez bien me supporter, mademoiselle,vous me trouverez prête à vous obéir et à vous servir en touteoccasion, à cacher vos fautes, si vous en faites, et à suivre de monmieux vos commandements. Mais je ne veux pas m'en aller d'ici, et jesuis trop attachée à la maison.
- C'est bon, dit Rosalie Hulin, je tâcherai d'arranger cela et j'yréfléchirai. En attendant, va garder tes vaches. »
Arranger ça ! et comment ? La servante se brisait la tête à yréfléchir, mais la vie sait tout dénouer avec ses combinaisonsmystérieuses. Aux suivantes vacances de Pâques, pendant les quelquesjours que la petite Julie Simonat était venue passer chez son père,avec son frère François, elle fut attaquée de la petite vérole. Ladévouée Rosalie s'installa à son chevet, la soigna comme une mère, nela quitta ni jour ni nuit, et, la guérit enfin ; mais elle-même gagnala maladie de l'enfant, et mourut au milieu de longues et cruellessouffrances. M. Simonat qui, en sa qualité de tyran, a le goût invétérédu mariage, a épousé un an après sa voisine, la riche Mme Dufourcq,dont il convoitait les vastes propriétés, et naturellement, c'estSuzanne qui est devenue la belle femme de chambre. Très entendue ettrès fine, elle a su, en suivant les traditions de sa devancière, sedévouer parfaitement à sa maîtresse, et lui éviter de nombreux ennuis.Comme Rosalie aussi, elle protège et défend de son mieux les enfantsSimonat ; elle maintient le bon ordre et la propreté dans la maison, ettout doucement, sans faire semblant de rien, elle est devenue riche.Cette spirituelle personne, qui se propose d'aller plus tard à Paris, atrès bien su garder son argent, et n'a pas commis la faute d'épouserPierre Mabru. Elle se sait très étrangement jolie et très désirable ;mais elle n'ignore pas du tout qu'une belle femme vaut une autre bellefemme, et elle surveille attentivement ses vachères.