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BEAUNIER, André(1869-1925) : Le Dernier jour(1922).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électroniquede la Médiathèque André Malraux de Lisieux (26 Mars 2013)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx: 6671-15) du numéro XV (Septembre 1922) des Œuvres Libres, recueil littérairemensuel publié par Arthème Fayard à Paris.
 
Le Dernier jour
par
André Beaunier

~*~


I

- Croyez-moi, frère Siméon ; c’est la fin du monde !

- Mais non : c’est le commencement du printemps !

Et le frère Siméon, jardinier du couvent, montrait de la main le vergerfleuri blanc et rose, – on dirait d’une neige égayée d’aurore, – lesarbres sans feuilles et comme sans vêtement, déjà ornés de leurcoquetterie, l’air qui blondit au premier soleil.

Or, le prieur qui annonçait à son humble ami la fin du monde avait,pour déclarer cette rude nouvelle, un vif entrain : c’est qu’il donnaitle résultat de ses calculs, de ses dialectiques malignes, et trouvait,à bien argumenter, la consolation d’aboutir à une catastrophe ; lesdoctrinaires ont, même dans le désespoir, une allégresse d’orgueilintrépide. Au contraire, le jardinier regardait le printemps avec unedouceur de mélancolie telle que la conseille à une âme un peu attentivel’incertitude où l’innocent plaisir nous laisse.

- Eh bien ! repartit le prieur, c’est le dernier printemps !

- Dieu n’aime-t-il plus son ouvrage ? demanda le jardinier.

Le prieur impitoyable répondit :

- Le monde finira ; cela est écrit dans nos livres.

- Et je le crois docilement, reprit le jardinier. Mais nos livres nedisent pas quand finira le monde.

- Ils nous invitent à le prévoir.

Et le prieur, avec une impérieuse éloquence, épilogua sur les nombresde l’Apocalypse, d’où il tira sans maladresse la somme des probabilitésqui suffisent à un logicien pour être sûr de sa croyance. Il déroula lefil ténu des hypothèses qui doivent à leur enchaînement une apparencede rigueur et chercha ses preuves dans le fatras des similitudes. CommeDieu a fait le monde en six jours et, le septième jour, ayant accomplison dessein, se reposa, ainsi les millénaires sont les jours du monde...

- J’y consens, dit le frère Siméon.

Et, au bout de six mille ans, le monde, ayant accompli son dessindivin, aura son tracas achevé, son repos obtenu...

- Cela, dit le frère Siméon, serait assurément digne d’une volonté amiede l’ordre et de la belle symétrie.

Depuis la création du monde jusqu’à Notre-Seigneur, il y a cinq milleans ; et voici, depuis Notre-Seigneur, mille années bientôt écoulées ;voici la fin du monde !...

- A condition, dit le frère Siméon, que la présente année soit en effetla millième après la venue de Notre-Seigneur.

- Ah çà ! s’écria le prieur, en doutez-vous ?

Le frère Siméon sourit dans sa grande barbe. Le prieur ne s’en aperçutpas : il était à supputer les périodes, les règnes et les âges, et àtâcher de les grouper en ce total de mille années dont il avait besoinpour établir solidement ses comptes et prophéties. Faute de quoi, lenéant d’une opinion fausse. Les systèmes, n’étant que la combinaisondes idées ou des mots qui leur sont analogues, ne pèsent pas lourd etne pèsent rien, de sorte qu’ils tiennent debout sans appui : mais laréalité qui serait à leur ressemblance s’écroulerait et ne ferait qu’untas de ridicules décombres.

Le prieur, que le jardinier suivit obligeamment, avança de quelquespas. Et puis, avec la facilité accoutumée qu’ont les religieux àprendre la pose de la prière, il s’agenouilla. Ce n’était pas afin deprier ; mais, de son doigt, qu’il avait mince et habile aux écritures,il traça promptement des chiffres sur le sable et les réunit au gré desa pensée ardente. Le jardinier contemplait, avec une nonchalantecuriosité, ces indices d’un[e] présomptueuse rêverie, au terme delaquelle était possiblement la fin du monde, et songeait qu’au surplusni la justesse de l’évaluation ni l’erreur ne changeraient, en aucunefaçon, le divin projet que l’on appelle destinée.

Soudain, comme si le prieur venait de surprendre sa mémoire en défaut,il effaça l’un des chiffres et, sur le point de le remplacer par unautre, il broncha. Il se leva et s’en alla consulter ses livres.

Le jardinier ne le retint ni d’un geste ni d’un mot. Le jardiniersouriait encore. Il attendit un peu de temps, regarda le soleil matinalrayonner dans l’air et scintiller sur la rosée. Un piaillementd’oiseaux fut la gaieté du jardin joli. Le frère Siméon prit son râteauet, à grands coups résolus, il rendit au sable, qu’avaient un instantmaculé les symboles vains et arrogants de la destinée, sa gentillessed’ignorance.


II

Le frère Siméon et le prieur étaient amis de jeunesse et, dans cecouvent des bords de la Seine, gardaient une familiarité ancienne,malgré l’inégalité de leurs conditions. Le frère Siméon, d’ailleurs,avait jadis été un autre homme, assidu à lire les philosophes et plusadroit que personne à concilier la doctrine d’Aristote avec la loiévangélique. Sa jeune ambition le tentait de déchiffrer l’immense etméticuleuse allégorie de l’univers. Il étendait à l’univers entier cequi est dit des cieux, qu’ils racontent la gloire de Dieu ; ilprétendait que la gloire divine fût la pensée du créateur : et ilquêtait, dans le détail de la création, les intentions surnaturelles.Puis, étant compagnon des livres et des idées, il vint à considérer lesidées comme l’âme des livres et les livres comme des êtres vivants oùDieu se révèle ; ainsi les païens d’Athènes et de Rome seraient, à quiles entendrait sans faillir, les annonciateurs de la Vérité, sonpremier langage. Le frère Siméon avait appris le latin, le grec,l’hébreu, les phénomènes de la nature, le jeu divers des éléments,l’art de la controverse et la science de la foi. Mais un jour, lors desa trentième année, il s’aperçut que son étude l’aventurait auxalentours de sa croyance. L’examen qu’il faisait de la création ledivertissait du créateur, à cause de l’abondante et charmante beauté dela création qui occupe notre curiosité. Un symbole trop élégammentdessiné amuse nos regards et nous détourne de la signification secrète; nous aimons une image au détriment de l’objet. Puis les idées sontdes folles qui nous appellent, nous captivent, nous entraînent. Et l’onse lasse du perpétuel badinage de penser. Enfin, le frère Siméon, jeuneencore, éprouva cet ennui, mêlé d’inquiétude, qui veut qu’on abandonneses dilections périlleuses et qu’on se réfugie dans une sagesseprudente.

Il demanda qu’on lui permît de n’être plus un docte moine et l’honneurprésumé du couvent, mais le dernier des serviteurs de la maison. Ilrenonça aux industrieuses facéties de l’intelligence et devint, pour satranquillité, le simple frère qui veille aux fleurs, aux fruits et auxlégumes. L’hiver, on le mettait aux soins de ménage et d’économie.Balayant, essuyant la poussière ou faisant luire l’orfèvrerie sainte dela chapelle, il rêvait au prochain printemps, à l’éveil du verger. Ilaccueillait aussi les voyageurs et leur montrait un aimable visage demoine, qui prouve déjà que la religion n’est pas refrognée ni revêche.

A soixante et dix ans passés, il ne lui souvenait de ses entreprises deratiocineur que pour être content de son évasion, pour célébrer sonbonheur de liberté. Il s’était aperçu que le dogme nous impose un petitnombre de croyances, nous dispense d’une recherche indéfinie et nousdonne repos et loisir. En s’acquittant exactement de sa tâche et de sonmoindre devoir, en imitant le zèle de Marthe et la rêverie de Marie, lefrère Siméon se réjouissait d’avoir encore du temps pour ne rien faireet pour être pareil à un enfant qui joue dans un jardin sous l’œilindulgent du Seigneur.

Le prieur, lui, était resté ce qu’on l’avait connu, un laborieuxgarçon, gardien de la règle, et que l’amour de la règle portait àl’amour de la chronologie. Son principal souci était de soumettre auxheures de jour et de nuit la ponctualité de ses moines et la sienne.Son étude principale était l’histoire : il l’avait réduite àl’énumération des dates, ou repères qui vous préservent de vous égarerdans la durée comme risquent de se perdre les navires sur la mer sansroutes ni relais. Il s’était emparé ainsi du passé ; mais l’avenir, àl’extrémité des prophéties, s’étendait devant lui comme un océan quin’aurait ni plage ni horizon. C’est pour cela qu’il se tourmentait àfixer le jour de la fin du monde : la redoutable catastrophe, au lieude l’effrayer, le rassurait. Il attendait avec passion ce dénouement,le guettait, s’acharnait à en attraper la prévision positive : aprèscela, domptés les hasards et l’incertitude contrainte, il posséderaitl’horaire complet de notre aventure d’en-bas.

Une clochette appela le frère Siméon au parloir. Il y allait, lorsquel’appela aussi le prieur, disant d’une voix satisfaite :

- Il n’ya point de doute, frère Siméon ; nous sommes au dénouement !

Le frère Siméon fit semblant de n’entendre pas.


III

C’était sa nièce qui venait le voir, Michelle, fille de son frère etqui, sur un front de vingt ans, portait la couronne de ses cheveuxd’or. Il y avait, dans ses yeux et par tout son visage, une tremblantegaieté d’espoir. Ses lèvres commençaient un sourire et n’osaientl’achever jusqu’au rire. Elle ressemblait à l’indécis printemps quiprélude. Elle dit au bonhomme :

- On dit que la guerre est sur le point de finir ; le croyez-vous ?

Le frère Siméon, qui n’en savait rien, répondit :

- Je le crois volontiers.

- Et que les Sarrazins demandent merci ?

- Veuillent-ils s’amender !

- Et que nos soldats reviennent ?

- Il faudra les bien accueillir !

- Vous le saviez, oncle Siméon ?

- Mais non ! Tu es venue la première m’annoncer la jolie nouvelle,comme la caille et l’hirondelle annoncent le printemps.

Inattentive au gentil compliment, Michelle montra son dépit :

- Vous ne le saviez pas ? s’écria-t-elle. Ce n’est donc pas vrai !

- Eh ! petite, bien des choses sont vraies et je n’en sais rien. Celacompense d’autres choses que j’ai cru savoir et qui ne sont pas vraiesle moins du monde. Mais, à mesure que je vieillis, j’oublie et, parl’ignorance, j’éconduis beaucoup d’erreurs.

Michelle ne voulut point que son propos fût éludé ; elle interrompit lebavardage du bonhomme :

- Ah ! dit-elle ; vous ne croyez pas que la guerre finisse.

Le chagrin se vit dans ses yeux et par tout son visage.

- Mais, si ! je le crois, petite ! reprit le frère Siméon.

- Vous le croyez, mais vous n’en savez rien !

- Savoir et croire sont deux sortes d’opinions, moins différentes quetu ne le supposes.

- Pourquoi donc croyez-vous que la guerre finisse ?

Avec, une tendre sincérité, le bonhomme répondit :

- Parce que tu me l’as dit...

- Mais, moi, je n’en sais rien !

- Et parce que tu le désires.

Peu s’en fallut que le respect n’empêchât point Michelle de se fâcher ;et elle eût pris pour moquerie tant de loyale complaisance.

- Eh ! bien, dit le frère Siméon, s’il te faut des raisons, – quelleimprudence ! – je vais t’en donner : une, au moins. Si elle est bonne,je te prie de n’en pas chercher d’autres. Si elle ne l’est pas, lesautres non plus. Mais elle est excellente ! Il faut que la guerrefinisse : car rien ne dure, en ce monde momentané. Nos plaisirs nedurent pas, ni les roses. Si nos déplaisirs duraient plus longtemps,l’harmonie du monde en serait défaite.

- Les chardons et les ronces, répliqua Michelle, durent beaucoup pluslongtemps que les roses.

Le frère Siméon sourit au péril d’une allégorie, empruntée cependant aujoli art des jardins, petite affaire, où il avait sa compétence.

- Et, continua Michelle, la guerre dure depuis très longtemps.

- C’est pour cela qu’elle finit !

Le frère Siméon fut content de sa riposte ; et, pour encouragerMichelle, il insista :

- Elle est vieille, la guerre, et moribonde ! Si vieille et sifatiguée, à faire pitié !

- Que non ! Je n’ai point de pitié pour elle !

Michelle s’égaya. Le frère aussi, et dit pourtant :

- C’est quelque chose encore qui s’achève et meurt...

- Quelque chose de laid !...

- Oui !... quelque chose.

Mais la gaieté de Michelle ne permit pas qu’on l’attristât.

- Et, quand la guerre sera finie...

- Bientôt !

- Jean reviendra ; et je l’épouserai !

- Tu l’aimes ?

- Car il est beau, large d’épaules, mince du baudrier.

- Il t’aime ?

- Car je ne suis pas laide non plus.

- Non, Michelle, tu n’es pas laide. Et sauve-toi. Il est temps que jetravaille : j’ai beaucoup flâné, ce matin.

Le frère Siméon, qui s’en retournait au jardin, songeait à la beauté deMichelle, de sorte que lui venaient à l’esprit, et aux lèvres, mais ilavait soin de ne pas les prononcer, les mots du Cantique de Salomon,les seuls mots de volupté que l’Eglise consacre, où les attraits ducorps féminin sont vivement célébrés. Ils ne troublaient pas lasérénité du bonhomme : ils l’amusaient, pour ainsi dire. Et, comme ilest admis que les tendresses du cantique symbolisent une ferveur desainteté, le bonhomme allait à épiloguer en secret sur l’aide plaisanteque donne aux dignes volontés de l’amour divin le préambule deshumaines amours, en ce monde qui est le vestibule de l’autre.


IV

Le prieur attendait le frère Siméon dans le jardin. Siméon, dès qu’ill’aperçut, regretta de ne point éviter sa rencontre. Il n’aimait pasqu’on vint le rappeler aux noises de l’idéologie et n’aimait pas qu’onlui prédît la fin du monde, quand Michelle attendait le retour de sonamoureux.

- Maintenant, dit le prieur, j’en suis sûr !

Et il comptait que Siméon tâcherait de lui taquiner sa doctrine selonles stratagèmes de l’éristique. Au jeu de riposter, l’on fortifie sonopinion, pourvu qu’on n’ait point succombé : dont il n’avait aucunecrainte, ayant son armure de syllogismes bien attachée. Siméon, d’unhochement de tête, refusa vite la controverse.

- Qu’en dites-vous ? demanda le prieur.

- Je n’en dis rien... Je n’en sais rien.

D’une voix rude, le prieur l’admonesta :

- Frère Siméon, prenez garde : vous aimez le doute !

- Je l’aime, répondit le bonhomme, assez bien.

- C’est dangereux.

- Non. J’ai enfermé entre des murs solides mon credo, qui est la petitesomme de l’enseignement divin ; mais, hors de là, je me promène, avecla permission divine. Je baguenaude à ne pas conclure ; etNotre-Seigneur a discrètement limité nos certitudes obligatoires ; il alaissé à notre fantaisie tout le reste, un grand paradis où fleuritl’incertitude.

- La fin du monde n’agrée pas à votre fantaisie ?

- Aujourd’hui, non.

Le frère Siméon souriait.

- Pourquoi ?

- Notre-Seigneur n’exige pas que je souhaite la fin du monde.

Le sourire de Siméon, qui parut narquois au prieur, n’était pas àl’adresse du prieur, mais à l’adresse de lui-même : il trouvait drôle,un peu ridicule et plaisant, de refuser la fin du monde pour la raisonqu’une petite fille serait déçue, qui attendait son amoureux.

Toute la journée, il fut, dans son jardin, fort amusé d’un badinage oùsa pensée allait et venait de quelque mélancolie à quelque gaieté. Ence début de printemps, les grands arbres qui n’avaient pas de feuillescomposaient un paysage qui réunissait l’innocence et la simplicité.Malgré les teintes blondes que donnaient à l’air, par endroits, lesreflets du soleil, le froid de l’hiver demeurait dans les recoinsd’ombre et en sortait, chassé par la brise. Les blanches fleurs duverger semblaient de la neige. Et l’on eût dit que le premier printempsdu monde, avant de se produire, avait un frisson de timidité.

- Le premier printemps du monde, ou le dernier ? se demandait le frèreSiméon ; il ajoutait : chaque printemps est le premier, par le bienfaitde l’oubli. Dieu nous a donné, comme à la terre et aux arbres, un peud’étourderie afin que, tous les ans, le printemps nous semble nouveau.

Il y avait, aux branches et rameaux, de petits bourgeons, à peinevisibles, tels pourtant qu’un jardinier ne manque pas d’y apercevoir oudeviner l’approche de la sève. Siméon dit à son jardin :

- Tu ne crois pas à la fin du monde ; et le prieur, s’il s’avisait dete parler, ne te persuaderait pas. Tu as raison. Travaille, mon jardin,travaille et, dans l’incertitude, compte sur le printemps !

Mais Siméon dit à lui-même :

- Les jardins sont crédules et, non plus que de la fin du monde, ne seméfient de la grêle et des intempéries. Chaque moindre fleur est, pareux, faite pour le fruit ; faites avec le même soin les fleurs quis’épanouiront et les fleurs qui seront flétries sur l’arbre ou jetéessur le sol et gaspillées.

Siméon, dès lors, imita son jardin, qui travaillait peut-être en pureperte et, jusqu’au soir, pareillement les jours suivants, émonda lesbranches, corrigea le dessin courbé des rameaux, les dirigea en formesélégantes de vases et mesura leur ampleur à leur taille.

Il songeait que les arbres avaient l’intention de vivre et tirait de làun indice à l’encontre des prophéties funèbres.

- Ou bien faut-il penser que Dieu ait résolu de nous surprendre ?Larron des âmes, les veut-il ravir à l’improviste ? C’est possible.Mais ne dérangeons pas le projet divin ; voire, entrons dans lacomplicité divine et laissons-nous voler nos âmes, petites choses dansles grandes mains divines.

Enfin, le frère Siméon, qui avait toujours aimé son jardin, l’aima plusencore et l’aima de cette façon que réclame un bonheur menacé.


V

Il y avait, dans le premier bâtiment du couvent, près du porched’entrée, deux salles destinées aux voyageurs, l’une pour leur repas,l’autre pour leur sommeil. Le frère Siméon se chargeait de lesrecevoir. Il accomplissait de grand cœur cette œuvre de miséricorde etmême y trouvait de l’amusement. Comme il était confiné depuis sajeunesse, le récit de ces gens qui venaient de loin, après avoir vu lespays et enduré les aventures, lui ouvrait une large fenêtre où il sepenchait volontiers.

D’ailleurs, il se gardait de leur accorder une extrême confiance etdistinguait sans trop d’hésitation la véracité du conteur et seshâbleries. Les hâbleries ne l’offensaient pas et il admettait que,suivante l’usage des poètes, les vagabonds se plussent à embellir leuranecdote plus modeste. Il ne les démentait pas, car il n’eût aimé ni àleur faire de la peine, ni à se priver de leurs imaginations. Puis,n’étant guère informé de l’univers et ayant accoutumé de vivre dansl’espace étroit du couvent, ce reclus ne prêtait pas beaucoup deréalité à l’espace inconnu. Il en écoutait la description comme d’unechose un peu futile et qui serait au gré d’un chacun.

Mais il observa que les récits des voyageurs prenaient un sombrecaractère et une étrangeté un peu effarante.

A l’abbaye des Pucelles, dans la ville d’Orléans, le Christ en pierredu portail pleurait sans discontinuer ; l’on avait vu couler ses larmeslongues depuis ses yeux jusqu’à ses joues...

- Et, comme Jésus a pleuré sur la ruine prochaine de Jérusalem, nepleure-t-il pas, cette fois, sur un pareil dommage d’Orléans ?

A Tours, les gardiens de la grande église ayant ouvert la porte pourlaudes et matines, un loup entra, mordit la corde qui pendait à lacloche et carillonna : un peu après ce tocsin, le feu prit à l’église,dont il ne resta pierre sur pierre.

Il y avait la peste en Italie et le Vésuve lançait des flammes quimontaient jusqu’à lécher les nuages. Il y avait en Gaule une terriblemortalité des plus nobles seigneurs et des pontifes les plus religieux.

Siméon se disait que de tels événements, pour déplorables qu’ilsfussent, n’étaient pas de grandes nouveautés ; que les plus noblesseigneurs et les pontifes les plus religieux sont mortels comme vilainset moinillons ; que le feu du ciel n’épargne pas les églises les mieuxbâties, et qu’on le sait bien, même si l’on ignore pourquoi Dieu lepermet ; qu’enfin, si le Christ a pleuré, l’on n’est pas à douter queson grand amour du genre humain ne l’y engage. Il se disait aussi quetout cela, qu’on pouvait croire sans niaiserie, n’était pourtant paroled’évangile ou spectacle qu’il eût de ses yeux contemplé.

Un jour, vint un Provençal qui se vantait d’avoir été, par l’Hellespontet la mer de Marmara, au pays des Turcs infidèles ; et le fils del’Empereur, à Constantinople, s’était amouraché d’un fantôme qu’ilappelait la reine de Saba. Il avait glissé au doigt de cette ombreinvisible, ou à lui seul visible, une bague de mariage : et la baguerestait, comme suspendue dans l’air, à la hauteur d’une main.

Un Normand refusa de croire à ce prodige ; et le frère Siméon nel’approuvait pas de contredire un honnête homme qui, venant de loin,n’est pas forcé de soumettre sa fantaisie ou, peut-être, son souveniraux coutumes de nos cantons. Il craignit aussi que la verve duProvençal n’en fût affligée. Bien au contraire, celui-ci redoubla dezèle, multiplia les anecdotes et accumula les prodiges, parmi lesquelsse confondit la reine de Saba. Une génisse, au pays des Libyens, avaitmis bas un léopard...

- Allez-y voir ! dit le Normand.

- Je t’y emmène ! répliqua le Provençal.

En Bohême, un nouveau-né, chenu de poil, tenait des propos scandaleux àfaire monter la rougeur aux joues d’un vieux soldat.

- Dis voir un peu, si je vais rougir ! lança le Normand.

Siméon redoutait évidemment l’épreuve. Le Provençal le rassura d’unclin d’œil et répondit au Normand :

- Malin ! tu ne sais pas le parler bohême !

Le sommeil vint qui apaisa l’émulation de vantardise et d’incrédulité.Mais, après que le Provençal et le Normand furent allés dormir, un douxvieillard, jusque-là silencieux, resta en compagnie de Siméon et luiconta qu’il arrivait d’Italie où, fortune faite dans le négoce, ilétait allé visiter les églises de la chrétienté commençante. Il avaitvu le clergé de Rome en état de singulière dissipation, qui étonnait lepeuple naïf et le scandalisait.

- Cela est fâcheux, dit le frère Siméon. Mais il faut considérer qu’ensurmontant de si rudes inconvénients et les avanies que ses enfants luifont, l’Eglise prouve sa pérennité.

- Assurément ! répondit le marchand. C’est une opinion qu’il sied derépandre parmi les fidèles et de cacher aux clercs, qui en abuseraient,j’en ai peur. Mais, à Ravenne, un grammairien nommé Vilgard, trèssavant homme et qui sait lire en douze langues, a ses nuits troubléespar les démons. Ils lui apparaissent malignement sous les traits deVirgile, d’Horace et de Juvénal, lui recommandent la sagesse despaïens, la déguisent d’une apparence chrétienne : ils l’ont persuadé decroire aux mensonges des poètes comme aux prophètes authentiques et auxprécurseurs de Jésus.

Le souvenir des études qui autrefois l’avaient séduit, le rappel dudanger qu’il avait esquivé grâce à Dieu, touchèrent Siméon d’un émoibizarre et à la fois doux et gênant. Il murmura :

- Et ne nos  inducas in tentationem !

Et, à ce mot de tentation, la sécurité où il était parvenu lui semblatrès heureuse, bien que le caressât, d’une étrange manière aussi, leregret des délices mentales qu’il avait renoncées.

Le marchand reprit :

- Saint Jean, d’ailleurs, a prédit tous ces maux, dans la prophétie oùil déclare que Satan sera déchaîné au bout de mille ans.

- Veuille le Dieu puissant que la guerre finisse avant le monde ; oubien Michelle aurait tant de ferveur en pure perte !


VI

Il y eut un passage de pèlerins qui allaient à Lérida, en Catalogne.Ils venaient de Bretagne, de Flandre et d’Alsace. D’étape en étape,leur troupe avait augmenté ; ils étaient quarante et, le long duchemin, descendant le royaume, ils seraient par d’autres dévotsrejoints, de sorte qu’ils feraient un beau cortège à la pensée pieusequi les guidait. Fort inégaux d’âge et de condition, de caractère etd’esprit, ceux-ci de riches bourgeois, ceux-là de pauvres hères, et desmendiants parmi les seigneurs, des lettrés parmi les ignorants, tousétaient las et tristes. Qu’ils vinssent d’Alsace, de Bretagne ou deFlandre, tous racontaient la douleur du royaume.

Ils avaient vu partout misère et famine. La pluie, depuis de longsmois, rendait la terre de Flandre un cloaque. Le débordement desrivières obligeait, ici ou là, les villageois à quitter leurshabitations et à se réfugier sur les collines. Dans le pays plat, quefaire ? On croyait au déluge et, dans de calamiteux bateaux, sur desradeaux, à tout hasard, on s’enfuyait. Un opulent négociant de Brugesavait, à l’imitation de Noé, fabriqué une arche, où il s’était retiréavec sa famille, avec des couples d’animaux, avec des vivres de toutessortes. Les malheureux du voisinage tentaient d’envahir sa maisonflottante : il les repoussait et avait d’infâmes serviteurs occupés àcombattre et couler les chétives embarcations...

- Car il n’est plus de charité, en ce monde !

Les paysans de Bretagne ne voulaient plus travailler. Les champsétaient en friche, depuis deux années, et les prairies couvertes d’uneivraie mortelle aux troupeaux. Il n’y avait plus ni blé, ni alimentsd’aucune espèce. On mourait d’inanition, si l’on rechignait à senourrir de chair immonde. En quelques endroits, on déterrait, la nuit,les cadavres pour les manger. Il fallait surveiller les enfants : desbrigands les attiraient à l’écart, en leur offrant un œuf ou une pomme,les tuaient et les dévoraient...

- Car il n’est plus même de répugnance, à défaut de scrupules !

En Alsace, les hérésies les plus extravagantes foisonnaient dans lesfoules comme l’ivraie dans les prairies de Bretagne. Les inventeurs etprôneurs d’absurdité promulguaient maintes contrefaçons de l’Evangileet, comme nous savons que la souffrance est le rachat de nos péchés,ils répandaient de la souffrance ; des fanatiques se transformaient enscélérats, guettaient au coin des routes les passants, lesassaillaient, puis les martyrisaient pour les sauver. Ils prétendaientsacrifier au salut de leur prochain leur salut, par un abominabledévouement. Saints monstrueux, dont l’abnégation quasi diaboliquejetait la terreur dans la campagne et aux abords des villes !

Le conteur ajouta, d’une voix morne :

- C’est ainsi que devait s’accomplir cette prophétie du Seigneur, ensaint Mathieu : Alors les élus eux-mêmes seront séduits.

Un vieillard dit encore :

- Dieu nous châtie. Mais l’indice des temps maudits, c’est qu’au milieudes calamités, vous ne rencontrez plus de patience. Les hommes nes’inclinent plus sous le poing qui les frappe ; ils ne subissent plusavec la contrition requise la peine qu’ils ont méritée depuis dessiècles et, au lieu d’élever vers le juge leurs mains et leurs prières,ils s’égarent en rébellion. C’est ainsi que devait s’accomplir cetteparole d’Isaïe : Le peuple ne s’est point retourné vers celui qui lechâtiait.

Un autre vieillard dit enfin :

- La vérité du Christ Jésus s’efface dans les âmes. Elles oublient quel’Evangile a signalé toute l’erreur ancienne et retournent aux fablesdu paganisme. L’on divinise la nature et l’on ne distingue plus lecréateur de son ouvrage. On néglige l’avertissement de nos pèresspirituels : Prenez garde aux sortilèges et aux ruses des démons, quiont une étonnante promptitude à revêtir toutes formes trompeuses et quise cachent le plus volontiers dans les arbres et dans les fontaines.

Les citations de l’Ecriture et des Pères, au bout de tous les récits,arrivaient comme la moralité au bout des apologues, ou comme lesrefrains au bout des couplets, ou comme un tintement d’alarme, ou legémissement d’un malade, et sans cesse pour annoncer l’accomplissementdes présages suprêmes. Les pèlerins, surexcités par la secoussequ’avait donnée la prophétie à leur fatigue et à leur tristesse, nefirent, tout le soir, que bavarder confusément. Leurs paroles n’étaientque de petites plaintes, où le frère Siméon ne démêla que peu de chose.Il entendit pourtant :

- Arriverons-nous en Catalogne avant la fin du monde ?

Les pèlerins partirent le lendemain, dès avant l’aube, afin de gagnerdu temps sur la destinée qui allait vite. L’on court ainsi devantl’orage, quand le vent pousse les gros nuages à grande allure.

Et le frère Siméon disait en lui-même :

- Pourvu que jean songe à courir d’un train pareil, une fois déconfitsles Sarrazins, qui au surplus sont engagés dans l’universel désastre !


VII

Le frère Siméon, les pèlerins partis, médita leurs récits, leurstémoignages et la conclusion de tant d’arguments qui aboutissaient aumême point. Aucun des faits énoncés ne lui semblait incontestable, nide force à porter le fardeau du raisonnement qui s’épanouit, frêletige, et que ploie ou brise la fleur trop lourde. Cependant leurréunion valait mieux ; et il s’en étonnait, disant :

- La réunion de tout ce qui ne vaut rien ne vaut rien, comme il est sûrque, des prémisses négatives, l’on ne déduit que néant.

L’examen d’une dialectique aventureuse l’ennuya. Somme toute, le jouret l’heure de la fin du monde ne l’intéressaient pas d’une façon qu’ileût à s’en faire un souci : Dieu n’ayant pas fixé le jour et l’heure,ou l’ayant fixé, mais sans nous le dire, épargnons-nous cette recherche.

Le frère Siméon, si Dieu l’eût permis, aurait prolongé sans chagrin sonséjour ici-bas. Dans l’éventualité de la fin du monde, il éprouvait unregret subtil à se dire que ce printemps serait le dernier dont labeauté le dût réjouir et qui pût, en ce coin beauceron, réclamer sessoins délicats. Mais, quoi ! n’irait-il pas travailler, âme diligenteet habile, dans les vergers éternels ?

Tout ce qu’il avait de perplexité, il le portait, avec une amitiéfutile et tendre, sur l’aventure de Michelle et du soldat qu’elleattendait.

Le prieur dit au frère Siméon :

- Maintenant, j’ai compté les jours et, dans trois semaines, levendredi saint sera le dernier jour. Je vais l’annoncer aux multitudes !

- Laissez-les donc tranquilles ! répondit le frère Siméon.

Le prieur se fâcha :

- Craignez-vous de les alarmer ? Craignez-plutôt, frère Siméon, detomber dans la mollesse des Epicuriens.

- Si Dieu a pitié de son peuple, aurez-vous plus de sévérité ?

- Il est dit dans nos prières : A morte subitanea libera nos, Domine.Le péril de la mort subite est le plus redoutable ; et, si j’enpréserve le monde, aurai-je méfait ?

Le frère Siméon répliqua :

- Mais il est dit, selon saint Luc : Il y aura des signes dans lesoleil, dans la lune et dans les étoiles !

Le frère Siméon leva les yeux pour attester que nul signe n’avait paruencore au ciel diurne.

A ce moment, le prieur et lui aperçurent, qui venait du septentrionplus vite que des chevaux ailés, une grande nuée blanche et noire quipromptement gagnait sur la limpidité bleue du ciel. En peu de temps,elle eut empli tout l’espace. Une rafale se précipita en grêle drue etfaucha le jardin. Le frère Siméon ne bougea qu’autant que le poussaitla tourmente ; il était bousculé tout de même que ses pauvres amis lesarbres : il tomba. Il fut à genoux, les mains sur le sol, n’essayantpoint de lutter ni de résister. Mais, en dressant un peu la tête, ilvit, blanches ou roses, toutes les fleurs de tous ses arbres emportéespar le tourbillon, détachées comme le seront nos âmes de nos corps. Lesunes passaient en essaims denses ; d’autres, à des hauteurs où laviolence du vent se relâchait, voltigeaient, puis défaillaient dans laboue comme des papillons morts. Une reprise de l’ouragan déracina lesarbres, les coucha sur leurs branches cassées. La pluie creusa desravins dans le sol, brouilla le dessin des plates-bandes et changea enchaos affreux un jardin naguère ordonné à l’image d’une gentilleintelligence.

Après que la tourmente se fut apaisée, le frère Siméon fit l’effort dese relever ; grand effort, non pour ses bras ni pour ses jambes quiobéissaient encore à ses volontés énergiques, mais pour sa tristepensée qui eut peine à le soutenir. A quoi bon se mettre debout ?... Ilfut debout cependant, vit plus loin qu’il ne l’avait vue la désolationdu verger, du potager, le désastre où l’année perdait son espérance. Ilpleura et, sur ses joues, dans sa vieille barbe, les larmes se mêlèrentà la pluie.

Le prieur vint à sa rencontre et lui dit :

- Frère Siméon, il y a eu des signes dans le ciel !

Le frère Siméon, sans répondre aucunement, consentit à ne plus débattrede la durée du monde. Il avait vu son jardin dévasté : que luiimportait l’univers ? Même il ne songeait plus à Michelle et au soldatqui tenait à merci les Sarrazins avant de recevoir de Michelle sarécompense d’ici-bas.


VIII

Il y eut, le soir, de bruyants éclats de tonnerre, et sans nuages : leciel était parfaitement pur ; de sorte que ce vacarme semblait une voixsurnaturelle, inintelligible et menaçante.

A la mi-nuit, l’on vit l’une des étoiles les plus brillantes, commeprise de folie, se mettre à danser. L’on se souvint de Salomé, dont ladanse avait précédé le trépas de Jean le baptiste ; et les savants lesplus habiles à interpréter les analogies, où les hasards montrent desintentions, dirent que la danse de la céleste Salomé annonçait letrépas du monde matériel qui nous octroie l’eau du baptême en vue del’éternité spirituelle.

Après que l’étoile eut dansé, elle disparut. On la chercha en vain dansle ciel. Les rêveurs qui avaient accoutumé de l’y voir s’enattristèrent ; les astrologues déclarèrent que l’économie de l’universétait dérangée.

Le lendemain, plus noire que la figure des Ethiopiens, la lune passadevant le soleil et l’offusqua. Elle était venue sans qu’on la vîtcheminer ; elle s’arrêta de manière que fût évidente sa volonté ou lavolonté qui la guidait ; puis elle partit en catimini sans qu’ondevinât quel Josué, dompteur nouveau du soleil, l’avait amenée etl’éconduisait. Pendant que dura l’étrange aventure, les objets naturelsou fabriqués revêtirent la couleur du safran ; les visages, une pâleurlivide et mortuaire.

La nuit, dès son commencement, fut marquée d’une autre épiphanie. Unecomète emplit de son feu une partie du ciel. D’abord, les bonnes gensla regardèrent avec plaisir, à cause de sa beauté, à cause de sadrôlerie d’un incendie suspendu aux voûtes aériennes du monde. Latimidité de quelques spectateurs suscita une réplique de fanfaronnadeoù les plus hardis s’amusèrent. Il advint aussi que des vieillardsmieux informés avertirent les étourdis de n’être pas sans crainte, lescomètes ayant toujours été de mauvais augure. La dernière fois qu’uneavait jailli des étendues nocturnes, le mont Saint-Michel s’étaitenflammé comme un brasier dans la mer ; la précédente fois, l’Empereurd’Allemagne était devenu fou ; la précédente fois, le Pape avait étéchassé de Rome. Et, cette fois, que fallait-il attendre ? Les sages nele disaient pas. Mais le retour de la comète, chaque nuit, fatiguatoute curiosité, ennuya le populaire et le mit en inquiétude maussade.

Au couvent, le frère Siméon n’avait plus ni entrain ni courage. Lesconvers qui l’aidaient au jardin lui demandaient en vain ses avis : àpeine leur répondait-il et son peu de mots ne témoignait plus de sonart exquis ou de son intérêt seulement. Il ne voulait revoir ni lepotager ni le verger, ni les plants défaits ni les arbres défleuris ;la besogne lui semblait immense et inutile, de sorte qu’il ne bougeaitpas. Il rêvait tristement et même la prière ne l’animait pas d’uneferveur qui valût le nom de piété.

Le prieur vint le voir et le secoua de remontrances cordiales puisrudes. Le frère Siméon n’opposait qu’une extrême douceur de faiblesse àtant de fougue. Mais le prieur avait, dans son grand zèle, une fureurde joie terrible et ridicule. Ah ! que l’horreur de la catastrophe oùle monde serait englouti comptait peu, au regard de cet homme quipressentait que ses calculs et pronostics étaient justes ! L’enivrantorgueil de la mort de l’univers nous mène au sacrifice : le prieuragréait de mourir. Ce petit prieur d’un couvent perdu dans un coinbeauceron se croyait régent de la destinée, pour entrevoir unecoïncidence des événements et de l’idée qu’il en avait adoptée.

Une telle arrogance et quelque férocité en surcroît choquèrent le frèreSiméon, lui offensèrent son indulgente humilité. Il en fut éveillé desa mélancolie et, sur un ton de polémique dont il n’avait pas l’usage,il dit :

- Qu’est-ce que le monde vous a fait ?

Le prieur, éberlué, ne répondait pas...

- Ce pauvre monde, que vous condamnez sans chagrin ?...

- Ce pauvre monde pour qui vous avez tant d’attachement, frère Siméon,n’est que péché. Il expiera : cela est dit !

- Cela est dit : ne le répétez pas.

Le prieur demanda au frère Siméon :

- Avez-vous pitié du monde ?

- Oui ! répondit le frère Siméon.

- Vous avez donc pitié du péché, li rétorqua le prieur qui, ayantaffirmé que le monde et le péché se confondaient, usait maintenant delogique simpliste à l’encontre de l’adversaire.

- Si j’avais pitié du pécheur, répliqua le frère Siméon, je suivraisl’exemple divin.

- Le temps de la patience est passé ! reprit le prieur. Voici le jourde la colère et de la vengeance, où le monde sera mis en poudre. Je lesais et le prophétise. Il faut que la prophétie éclate !

Il pérorait ainsi. Le frère Siméon, las de l’entendre, lui dit :

- Prenez garde. Il est écrit qu’à l’approche des jours derniers, il yaura de faux prophètes, qui devanceront l’Antéchrist et qui seront lesprécurseurs de son imposture.

Le prieur s’en alla, très mécontent.


IX

Tous les moines, au couvent, savaient que le prieur avait conclu à lafin prochaine du monde. Ils accueillaient diversement cette nouvelle,les uns volontiers, les autres avec regret ; plusieurs d’entre euxn’étaient pas sûrs d’y accorder leur confiance.

Un jour, le frère Siméon, par ennui, entra dans la bibliothèque. Depuislongtemps, il n’y fréquentait plus.  Il y entra en flânant, toutdénué de curiosité.

Le prieur avait mis à la bibliothèque un moine, l’un des plusignorants, l’un de ceux qui gardaient le mieux préservée la simplicitéde leur esprit ; mais il écrivait à merveille. Il traçait joliment surle vélin les caractères latins et grecs, sans chercher à comprendre lesphrases. Il copiait, sans préférence aucune, les livres sacrés ouprofanes ; il dessinait docilement des signes dont la signification luiétait nulle. On eût dit que la providence le destinait à cette tâche,où son habileté de main n’aventurait pas sa pureté mentale. Lescouvents s’étaient alors constitués les refuges de la pensée humaine,au milieu des tribulations que la barbarie infligeait à la chrétienté.Ils conservaient, parmi les livres de la révélation, parmi lescommentaires de l’Evangile et parmi les gloses dévotes, l’Antiquitéaussi, tout ce qui avait surmonté l’injure des siècles et, auprès deslamentations de Jérémie sur les malheurs de la Judée, les plaintes deTibulle relatives à l’infidélité d’une amie. Le frère Jérôme copiait,depuis des années, ce qu’on lui donnait à copier, les livres que lecouvent possédait, de sorte que le risque d’une perte ou l’inévitableusure des feuillets et le dommage de l’encre qui pâlit fussent moins àredouter, puis les livres qu’à cette fin d’autres communautés prêtaientpour un peu de temps.

Le frère Siméon vit que le frère Jérôme pleurait et lui demanda :

- Quelle est votre peine ?

Le frère Jérôme répondit :

- De tout cela qui sera consumé par le feu du ciel.

D’un geste menu et pathétique de la main, le frère Jérôme indiqua lesrayons de livres bien rangés. Il pleurait de plus belle, dont le frèreSiméon sourit, d’une manière que le frère Jérôme pût le voir souriresans le croire moqueur.

Le frère Siméon marchait de long en large, tandis que le frère Jérômene se consolait pas. Il vint à la table où, d’habitude, le bon copistese penchait et, sur la page commencée, vit un poème assez libertin deCatulle, laissé en suspens :

Da mihi basia mille, deinde...

Il murmura :

- Deinde centum...

Et sa mémoire continuait la kyrielle des mots câlins, quand il aperçut,tracé d’une tremblante main, ce mot désespéré. FINIS, que le frèreJérôme entendait la fin du monde avant la fin du poème.

Par la fenêtre ouverte, il vit son jardin qu’il avait, ainsi que lefrère Jérôme le poème, abandonné.

Alors, il s’approcha du frère Jérôme et lui dit :

- Nous sommes fainéants, frère Jérôme !

Le frère Jérôme répondit :

- Pour manger vos fruits et vos légumes, ou porter à la chapelle lesfleurs que vous auriez cultivées, il n’y aura plus personne ; et, pourlire ces livres, personne. J’ai grand’pitié de mon ouvrage et du vôtre.

- Le mien, dit le frère Siméon, n’était pas d’une année sur l’autreannée. Le vôtre allait du commencement de la rêverie humaine jusqu’à cejour : il avait suivi tous les siècles d’une traite.

La suprématie que le frère Siméon voulait accorder à la besogne dufrère Jérôme rendit le frère Jérôme un peu fier et la fierté lesoutint. Le frère Siméon, voyant cela, eut le sentiment de bien faire.Il prit l’un des livres, qui était Virgile, et y choisit la quatrièmeéglogue, où est promise au monde la venue de Notre-Seigneur, en termesvoilés de poésie païenne.

- Ecoutez-moi, dit-il, frère Jérôme. Il faut que ce divin poème, oùbalbutie très joliment la vérité, soit lu encore une fois.

- Je n’entends guère le latin, confessa le frère Jérôme.

- Vous entendrez du moins le bruit que fit la vérité par la voix deVirgile, un jour ; et vous croirez voir une blanche et rose lueurd’aurore, venue d’Orient, colorer le faîte des monuments, à Rome.

Il lut toute l’églogue, et son plaisir était visible sur son visage. Ilajoutait un peu de méditation secrète aux passages qui semblent marquésde prescience et accordait aux endroits où la poésie redevient païennesa bienveillance amusée. Le frère Jérôme l’écoutait, contented’observer que l’activité de ses doigts eût donné de si belles choses.

Ayant achevé sa lecture, le frère Siméon dit :

- Cela est charmant ; et l’erreur s’y mêle à la vérité de la plusgracieuse manière. Il m’a souvent coûté d’arracher dans mesplates-bandes les jolis brins de l’herbe folle !

Il reposa Virgile sur le rayon et dit encore, en montrant toute larangée des livres de toute sorte :

- Voici beaucoup d’erreur mêlée à quelque vérité.

- Beaucoup d’erreur ? demande le frère Jérôme avec un peu d’inquiétude.

- Mais oui ! Les livres ne seraient pas si nombreux, frère Jérôme,s’ils ne contenaient que la vérité. La somme de la vérité tiendrait enpeu de mots. Ce sont les alentours et les accès de la vérité qui fontun interminable chemin tout en lacets et dont il faut que rendentcompte les courageux ou nonchalants explorateurs. Frère Jérôme, neméprisons pas l’erreur : elle circule aux abords de la vérité ; elle yatteindrait, si elle avait le temps, après avoir tenté les sentiers lesuns après les autres ; et, ne fût-ce que par hasard, elle y seraitamenée, au moment le plus imprévu. Quand je lisais tous les livres,dans ma jeunesse, il me semblait parfois que la vérité, du fond de sapetite cachette, regardait d’un œil curieux ou compatissant les égarés,suivait leurs tribulations, les voulait avertir, déplorait leurétourderie, aimait leur entrain, leur persévérance et, à leur approcheou à leur départ, était en perplexité amicale. Sans doute, plusieurs deces vagabonds fervents ont-ils, quelque jour et par mégarde, pousséleurs pas jusqu’à elle : ils ne le savaient pas et ils sont retournés àl’erreur. La vérité allait leur dire : me voilà ! et ils étaientailleurs déjà.

Le frère Jérôme écoutait le frère Siméon avec une attention qui, sanslui rendre clair un tel discours, le divertissait de sa douleur. Ilétait content que son ouvrage fût l’objet d’une éloquente estime et,avec une simplicité avantageuse, confondait l’initiative des auteurs etle zèle de leur copiste. Peu à peu, il oubliait qu’un si grand labeurfût destiné à périr.

- L’erreur est le faubourg de la vérité, frère Jérôme, reprit le frèreSiméon, qui charmait aussi sa mélancolie et, plus fine, la berçaitd’une chanson plus délicate. Nous ne sommes que petites gens et gensdes faubourgs : il y avait là des artisans ; quelques-uns n’auront faitque baguenauder, au lieu d’être à la besogne. Il y avait, dans cefaubourg, des bohémiens, à peine campés. Maintenant, nous allons entrerdans la ville : c’est la Jérusalem céleste, où la vérité nousaccueillera. Frère Jérôme, adieu !

Avant de quitter la bibliothèque, le frère Siméon donna un dernierregard aux livres. Il en toucha, de son doigt furtif, une rangée ; songeste désigna tous les autres. Et il dit :

- Voilà tout l’effort de la pensée humaine. Elle avait ingénieusementbâti un château de rêverie, où l’on pouvait demeurer sans tristesse etavec honneur, en attendant mieux.

Alors, le frère Jérôme, confus de reconnaissance, voulut rendre sapolitesse au courtois visiteur et lui dit :

- Votre jardin aussi était beau ; il commençait de bien fleurir, avantcette bourrasque prémonitoire qui l’a dévasté. Vous auriez eu unprintemps gracieux et un été fertile !...

Le frère Siméon s’attendrit sur tant d’aménité, s’attendrit sur sonpauvre jardin, puis médita un instant sur la double gentillesse de lanature et de la pensée. Il lui sembla que Pan et Psyché, divinités dupaganisme provisoire et jolis emblèmes, étaient réunis par un mutuelamour, étaient un corps où une âme s’éveille, étaient la Terre animéede l’Esprit. La mort intervenait pour séparer ces deux êtres imparfaitset charmants.

Les deux frères Jérôme et Siméon pleurèrent un peu de temps, l’un naïfet l’autre avisé, la merveille inutile et fragile du monde promis à ladestruction.

- J’ai pitié d’un brin d’herbe, dit le frère Siméon, et pitié d’unpetit trait noir sur blanc marqué dans un livre.

Ni le frère Siméon ni le frère Jérôme ne pensaient l’un ou l’autre àlui, mais à l’univers où ils éparpillent leur chagrin.


X

Les deux frères étaient à ce point de rêverie, quand ils furentdistraits par un bruit de voix, un bruit de foule. En se penchant à lafenêtre qui donnait sur le jardin, le frère Siméon ne vit rien. Mais illaissa le frère Jérôme dans la bibliothèque ; il descendit et crut quedes pèlerins, comme naguère, demandaient pour la nuit prochainel’hospitalité du couvent. Ce n’était pas cela : c’était le village,pris de peur et qui se réfugiait au couvent. Le portier refusait lepassage et débattait le terrain comme fit Léonidas autrefois dans ledéfilé que sa résistance a rendu célèbre. Une panique avait affolé levillage ; et les poltrons mettaient au service de leur timiditébeaucoup de violence et d’effronterie.

- Laissez entrer ces bonnes gens ! cria le frère Siméon.

Le portier faisant mine de s’écarter, on l’assomma ; il dégringola, onlui passa sur le corps. En peu d’instants, la foule fut dans le cloître.

Le frère Siméon, que deux convers secondaient, releva le portier, lemena dans sa loge, l’étendit sur sa paillasse, vit que ses blessuresn’étaient que bosses. Et il se rendait au cloître, mais il rencontra leprieur qui se trémoussait éperdument. Il lui dit :

- Les voilà, vos prophéties !...

- Je n’ai rien dit, répliqua le prieur ; j’allais le dire !

- Ainsi, demanda le frère Siméon, d’un ton narquois et bourru, ils onttrouvé ça tout seuls, sans vous ?

Le prieur sentit la moquerie et la repoussa :

- Mais oui, frère Siméon ! pour ne pas voir l’évidence, il n’y a quevous, par opiniâtreté philosophique.

- Eh bien ! répondit le frère Siméon, je consens à la fin du monde,puisque tout le monde la réclame...

- Non : la devine !

- La réclamer, la deviner, la consentir, autant de mots pour désignerune pareille vanité. Aussi me verrez-vous, dans l’incertitude, rangé àl’avis du peuple et d’un savant : j’éviterai de cette façonl’inconvénient de solitude, où il y a orgueil et tristesse, et un froidpire que la mort.

- Oui ! repartit le prieur. Mais qu’est-ce que nous allons faire detous ces gens-là ?

- Vous ne les avez pas pour longtemps ?

- Pour quatorze jours bien comptés.

Le prieur compta sur ses doigts, en effet, les jours de répit que sescalculs laissaient au monde et infligeaient à son hospitalité.

- Il faut, dit le frère Siméon, leur donner logement et nourriture.

- Peuh ! fit le prieur, avec un sublime sursaut de spiritualité.

- Je vous entends ! répondit le frère Siméon. Mais prenez garde que lafaim ne les conduise à une extrémité où ils se dévoreraient les uns lesautres et ainsi prépareraient mal leur vie éternelle.

Dans le cloître, les gens étaient blottis en plusieurs paquetsd’épouvante, hommes, femmes et enfants. Lorsque arriva le frère Siméonparmi eux, un tel silence l’accueillit que toute sa pensée en futmalheureuse. On attendait qu’il annonçât les prochains phénomènes et letracas des minutes dernières. Les regards étaient dirigés vers lui,tendus vers lui, avec une extraordinaire ardeur de curiosité ; lesbouches étaient ouvertes et prêtes à pousser leur cri de désespoir. Ileut pitié d’une angoisse qu’il ne saurait pas relâcher. Il s’approchade l’un des groupes effarés, puis d’un autre. Il était surpris d’avoir,aux yeux de cette foule, un singulier prestige et bien désolé d’êtresans efficace.

- Allons ! murmurait-il, sur un ton d’encouragement, qu’il aurait voulurendre persuasif ; allons, allons !

Il n’osait dire, ce que lui suggérait une complaisante bonté :

- Allons, ce n’est rien !...

D’ailleurs, il lui semblait que les paroles fussent en pure perte : ilcroyait voir une bande d’oiseaux effarouchés que jette l’orage contreun mur sous le rebord du toit. Cependant le silence l’interrogeaitd’une façon qu’il ne pouvait se taire plus longtemps. Et il dit :

- Mais, quoi ! vous ne doutiez pas de mourir ?

Cette remontrance ne fit d’abord que détendre le silence. Les mots nevalurent qu’ainsi et sans que leur signification pût aller promptementjusqu’à l’esprit de la multitude en émoi ; les mots ne furent que lesgouttes d’eau qui, après le coup de tonnerre, commencent de rendrel’atmosphère plus fraîche, plus légère et facile à respirer.

- Vos parents sont morts ; Dieu ait leurs âmes ! continua le frèreSiméon. Vous n’avez pas cru être, depuis Adam, les premiers quiseraient dispensés de mourir ; vous ne l’avez pas cru, n’est-ce pas ?

On l’écoutait ; on ne lui répondait pas. Il eut l’idée de s’adresser àun bonhomme énormément vieux qui appuyait sur deux cannes ses mainstremblantes ; et il lui demanda !

- Compère, le croyais-tu ?

Le bonhomme sourit, avec un air de modestie un peu gênée, comme s’ilavait conscience de durer plus qu’il n’est de coutume.

- Seulement, reprit le frère Siméon, tu n’y pensais pas ? Frivole !...

Et il lui posa gentiment la main sur l’épaule.

- Voilà : vous n’y pensiez pas, les uns et les autres. Dieu vousavertit à présent d’y penser. Bon avertissement ! Et rien n’arrivera,mes petits, que ne l’ait permis la divine miséricorde.

Les gens étaient moins accablés, comme si l’étreinte de la peur sedesserrait et laissait un peu de liberté à leur intelligence.

- Allons ! reprit le frère Siméon ; soyez raisonnables. Je ne vous disrien que vous ne sachiez depuis l’âge de raison. Rentrez chez vous !

- Non ! non ! non ! gémirent ou crièrent maintes voix.

Et, comme il était visible que chacun sentait l’étreinte de la peur seresserrer en lui, pareillement les groupes de gens se tassèrent.

Le bonhomme, que le frère Siméon tout à l’heure avait interpellé, eutl’entrain de répondre :

- Nous voulons rester ici jusqu’au dénouement.

- Bah ! fit, avec bonne humeur, le frère Siméon. Enfants que vous êtes,qui vous abritez comme d’une averse ! Or, mes petits, ce n’est pas ça.Cette maison ne tiendra pas plus que les autres debout, quand il n’yaura plus de sol et que toute matière sera dissoute. Puis le termen’est point arrivé. Vous n’allez pas rester ainsi pendant...

- Conduisez-nous à la chapelle, dit le bonhomme ; et faites-nousréciter nos prières jusqu’à la fin.

- Vous n’allez pas sans discontinuer prier pendant...

- Quatorze jours !dit le prieur, qui survint. Quatorze jours, autant denuits !

Le frère Siméon eût mieux aimé que nulle date ne fût déclarée ; ilaurait laissé l’incertitude, analogue à l’espérance, et qui convient ànotre infirmité, tempérer la rude et âcre certitude : ainsi l’a vouluDieu probablement, qui nous impose l’assurance de mourir et nouspréserve d’en connaître l’échéance.

Mais, à l’étonnement du frère Siméon, le délai que le prieur accordaità ses condamnés leur fit un grand plaisir. On les vit soudain commedélivrés : c’est qu’ils avaient senti la mort toute proche, et la morts’éloignait un peu. Elle ne s’éloignait pas beaucoup et seulementdifférait sa menace. Il suffit d’un si bref écart et la vie recommençade palpiter dans ces décombres d’humanité consternée. Il y eut même unélan physique et mental, qui suscita cette matière inerte et qui laportait dehors, à l’air libre de la campagne, au labeur ou àl’insouciance. Il parut un instant que ces gens oubliaient leurscraintes, méconnaissaient le terme fixé, retournaient à l’illusion, dumême cœur et avec la même naïveté que naguère. Les groupes déjàs’ébranlaient. Et le frère Siméon se demanda si l’on avait bien entenduce que disait le prieur et qu’on agréait sans doute aucun : pour cesquatorze jours de répit, fallait-il changer de sentiment ? Quatorzejours ! puis revenir au même désespoir ?

- Enfants ! songeait-il. Au surplus, tant de puérilité a sauvé le mondejusqu’à ce jour et le rendait un lieu agréable, une prison où lescondamnés à mort étaient de gaie humeur et bien dissipée...

Or, dans les groupes qui s’étaient ébranlés, la mésentente semanifesta. Certaines gens partaient d’un pas allègre. D’autres, quid’abord avaient cru partir, demeuraient décidément, se rencognaient denouveau ; et l’espoir ne leur durait pas. Il y eut des familles quedivisèrent les deux velléités. Ceux-ci  essayaient de tirer dehorsles affligés ; ceux-là tâchaient de retenir les étourdis. Ceux-ci etceux-là usaient de douces paroles et de larmes touchantes et, si lesparoles ni les larmes n’obtenaient l’obéissance, ils recouraient àquelque brutalité. On aurait dit d’un terrible débat de bien-aimés aubord des tombes, les uns voulant arracher leurs amis à la mort, lesautres les y attirer. Les exhortations se mêlaient aux plaintes ; etcela faisait une grande rumeur.

Ce n’étaient point les jeunes, qui s’en allaient gaillardement, ni lesvieux, qui restaient le plus volontiers. Il y avait, dans les deuxpartis, des jeunes et des vieux, des costauds et des invalides, desriches et des pauvres. Leurs conditions d’infortune ou de chance ne lesdistribuaient pas en deux partis...

- Mais, se disait le frère Siméon, ce qui les sépare n’est qu’unedifférente façon d’évaluer la durée de quatorze jours. Après cela,comment s’étonner que l’éternité les effare ?...

Quand fut achevée la séparation des uns et des autres, il ne resta dansle couvent que trois quarterons de gens au désespoir. Et, parmi eux, laplus cachée, la plus triste et silencieuse, le frère Siméon découvrit,à cropetons dans un coin, Michelle.

XI

Il l’appela doucement :

- Michelle ! Tu étais donc là ?

Elle ne l’entendit pas. Elle paraissait endormie, les yeux ouverts. Ill’appela encore ; et elle ne l’entendit pas davantage. Il dut écarterdeux bonnes femmes et trois hommes pour s’approcher d’elle. Alors, illui toucha l’épaule ; elle le regarda et ne parut pas le voir. Il luidit :

- Lève-toi, Michelle, et viens !

Elle se leva, fut aussi docile à se lever qu’elle eût été docile à nebouger plus jamais ou à mourir. Le frère Siméon l’emmena.

Comme elle était orpheline, elle avait son logement chez d’honnêtesbourgeois qui, depuis la veille et dès le premier soupçon d’unecatastrophe, quittant le village, couraient à la recherche d’un coin dumonde où le monde fût moins calamiteux. Ils auraient voulu qu’elle vintaussi ; mais elle refusait de quitter le village où elle attendait lesoldat du roi et de Jésus-Christ, Jean, large d’épaules et mince dubaudrier.

Le frère Siméon la conduisit au parloir, où il n’y avait personne. Illa fit asseoir sur une chaise basse. Il essaya de lui parler. Il luidemanda :

- Es-tu malade en quelque façon ? Dis-le-moi. Nous avons de l’herbepour les tisanes, et des remèdes que prépare un de nos frères...Michelle, est-ce que ton âme s’est endormie dans ton corps éveillé ?

Il s’assit auprès de Michelle, en face d’elle. Comme il était grand, ildut se pencher pour être à même hauteur de regard. Il posa l’une de sesmains sur les cheveux de Michelle. Ne sachant si elle n’allait pointmourir, une prière lui monta aux lèvres ; il la murmura pieusement.Puis, sur les yeux grands ouverts de Michelle, son regard se fixa ettâcher d’éveiller les vagues souvenirs par lesquels prélude, le matin,la pensée. Ils furent ainsi, vieux moine et jeune fille, un peu detemps : si deux âmes ont jamais pu se réunir, ce n’est pas àl’invitation plus fervente de l’une d’elles, ni plus attentive ettendre, ni plus discrète.

Le frère Siméon avait compris que seule était malade, en Michelle, sonâme, non point son corps ; et il savait que les yeux sont les portesqui ouvrent le chemin vers l’âme. C’est pour cela qu’il donnait àMichelle dolente l’aide seule de ses regards. Du reste, l’âme deMichelle lui était inconnue, comme sont inconnues toutes les âmes à uneautre, mais plus encore l’âme d’une jeune fille à un vieux moine. Ilcomptait que pourtant les âmes, dégagées de ce qu’on appelleintelligence ou esprit et qui n’est point d’elles, ont des analogies etpossiblement une amitié que les regards, mieux que les mots, attestent.Bref, il lançait par les chemins des yeux, vers l’âme lointaine etretirée de Michelle, au-devant d’elle, son âme pure.

Michelle enfin s’éveilla de sa torpeur ; une idée remua dans ses yeux,qui brillaient d’un vif éclat ; et elle dit :

- Oncle Siméon, pour aller au pays d’Aquitaine où est Jean qui se batcontre les Sarrazins, combien faut-il de jours ?

- Beaucoup de jours !

- Plus de quatorze jours ?

- Oui.

Elle reprit :

- Mais, si la guerre est finie, – et voilà bien le cas de la finir, àprésent que tout sera fini, – sans doute Jean revient-il : et je lerencontrerai sur les routes ?

- Il y a beaucoup de routes, Michelle, comme un écheveau que tes doigtsauraient brouillé par mégarde et où tu as grand’peine à retrouver lefil que tu cherches. Les routes de la terre sont pleines d’erreur.

- Mais si le bon hasard me guide ? ou mon ange gardien ?

- Mais si Jean revient d’autre part ? Et toi, tu n’es plus là ! Il medemande : où est Michelle ? Je lui réponds : elle est partie. Et lui,après avoir couru, quel chagrin !

Michelle se tut ; et elle était à se consulter. Songeant à ce qu’ilavait dit des routes de la terre, le frère Siméon se dit que l’espaceet le temps sont de vastes étendues où il est merveilleux que parfoisse rencontrent, puis se reconnaissent, deux êtres l’un à l’autredestinés. Michelle pleura. Quand elle eut pleuré, soudain, comme sielle était au bout de la tristesse et ne savait plus où aller, elle sedressa. Le frère Siméon ne savait que lui dire. Elle dit au frèreSiméon :

- Nous avons laissé là-bas de pauvres gens qui ont besoin qu’on lesseconde. Allons les voir : ils ont peur de mourir.

- Et toi, Michelle, en as-tu peur ?

- Non plus que vous, répondit-elle, étant comme vous détachée de la vie.

Le frère Siméon, qui l’avait conduite, la suivait et se disait :

- L’amour est une abnégation récompensée.


XII

Le prieur, aidé de ses  moines, organisait en asile ou hospice lessalles de son couvent qui étaient jusqu’alors l’auberge des étrangers,des voyageurs et des pèlerins. Après cela, il règlerait la journée deslaïcs d’une façon qu’ils ne fussent ni désœuvrés ni incommodes.

Michelle proposa de servir dans la chambre des femmes. Elle fut en uninstant servante, ménagère, amie.

Le frère Siméon la voyait aller et venir, sans hâte, sans bruit ; surson passage, elle faisait de l’ordre, du repos, de la soumissiontranquille et de la douceur. Elle n’avait pas cet empressement d’unzèle tout neuf et qui sera court ; elle semblait continuer une tâchedont elle eût depuis longtemps l’habitude et le goût persévérant. Lefrère Siméon se disait :

- Pourtant elle était sur le point de mourir ; et la voici plus viveque jamais, plus vive que personne !

Il lui demanda :

Tu ne songes plus à t’en aller, Michelle ?

Comme si elle ne comprenait pas et n’attachait aucune importance à nepas comprendre, elle sourit et s’éloigna.

- Elle est morte à elle-même, se dit le frère Siméon, et ne vit plusqu’en dehors d’elle, charitablement donnée. Les âmes se détachent ainsiet préparent leur séparation pour la vie éternelle, probablement.

Certaines femmes, dans la prévision du grand désastre, négligeaient lesoin même de leurs petits enfants. Michelle ne leur adressa point uneréprimande, pour les engager à n’être plus négligentes. Elle prit l’undes enfants, le fit jouer. L’enfant cessa de crier. La mère le repritet eut recours au même jeu qu’avait commencé Michelle ; d’autres mèresn’attendirent pas la leçon. Puis on manquait de linge, d’ustensilestels que bassins ou écuelles. Michelle sorti et alla quérir, dans lamaison qu’elle avait quittée, ce qu’elle avait qui pût servir. A sonimitation, ses compagnes apportèrent ce qu’il fallait pour que bientôtla chambre fût commodément habitable, ensuite un peu ornée.

Au repas, elle donna l’exemple de manger. Une vieille, qui refusaitd’en faire autant, ricanait avec amertume :

- A quoi bon ? C’est bouillie perdue !

Michelle éclata de rire. La vieille crut avoir sottement dit et, sur leconseil de la honte, mangea de bon appétit.

Une espèce de vie ordinaire s’établit peu à peu. Voire, le souci de lapropreté fut, à l’instigation de Michelle, un divertissement dont lanouveauté parut assez attrayante. Les exercices religieux et laconfession nettoyèrent aussi les âmes, de sorte que la triste chambréeeut un air de pureté singulière et jolie, une beauté d’innocence.

Michelle parlait peu et ne parlait que doucement ; les voix se firentdouces comme la sienne. Elle inventait une besogne, puis une autre,afin d’occuper toutes les heures du jour. Elle veillait à ce quel’ennui ne devînt pas le dangereux marasme où naît la rêverie mauvaise.Elle distribuait les tâches ; elle encourageait d’un sourire lesravaudeuses. Si elle apercevait que, sur de pauvres lèvres, tremblaientpour être murmurés, les mots désespérants de la vieille : à quoi bon ?Le sourire tournait au rire ; et la moquerie amicale semblait unmystère auquel on aurait tort de ne pas accorder la déférence et lecrédit. Elle ne demandait pas la gaieté, mais supprimait la tristesse.

Il arriva, le cinquième jour, qu’un des petits enfants mourut, quiétait un nouveau-né de quelques semaines. La pauvre femme qui luidonnait le sein avait eu, par tant d’alarmes, son lait vicié ; le petitenfant parut ne vivre qu’à peine, avant de mourir, et sa mort ne futpas très différente de sa vie atténuée. Cette mort excitant beaucoup detristesse, Michelle dit :

- Ce petit enfant sera le dernier d’entre nous à recevoir une sépultureici-bas, les honneurs et les cérémonies de l’église, nos regrets et nosprières.

Il sembla ainsi que cet enfant, sur qui l’on se lamentait, fût enquelque sorte privilégié. Michelle dit encore :

- Ce petit enfant sera, au ciel, notre avant-coureur.

A la mère éplorée, elle promit la céleste réunion prochaine ; et auxfemmes que troublait, dans leur patience difficile, cet épisode, ellemontra sans maladresse l’analogie d’une mort et d’une autre mort, l’uneet l’autre menant au ciel à des heures dont les différences ne comptentguère au prix de l’éternité bienheureuse.

- Pourquoi être né ? demandait la vieille chicanière.

Michelle répondit malignement :

- Pour mourir.

- Na ! fit la vieille qui, écartant ses deux mains et ouvrant large lesyeux sur l’évidence, eut l’air de constater un aveu.

- Mais oui ! Pour naître à la vie éternelle ; et mourir est-il autrechose que naître à cette vie sans fin ? Car il n’y a qu’une mort : il ya deux naissances ; et notre compte est bon, grand’mère !

Dont la vieille fut rembarrée. A la fine manière que Michelle avait euede feindre la défaite, puis de reprendre l’offensive et l’ascendant,l’on s’aperçut de son habileté où il y avait de l’entrain. Comme elleavait réponse à tout, l’on ne doutait pas qu’elle ne fût savante ; et,comme elle était en parfaite sérénité, l’on apprenait ainsi que cequ’elle savait n’était pas affligeant. D’ailleurs, on la connaissaitdepuis l’enfance ; et l’on n’eût pas deviné qu’elle devînt d’un jour àl’autre une étonnante personne à qui l’on se fierait si bien. Mais onvoyait de plus singuliers prodiges, en ce temps-là. Et le prestige deMichelle s’imposait comme s’épanouit la lumière.

Le frère Siméon, malgré la suprématie de son intelligence, le subittrès volontiers, l’accueillit avec bonhomie et, de son mieux, tâchad’être, parmi les hommes, ce qu’elle était parmi les femmes,l’initiative, le conseil et le réconfort. Il ne sut y parvenir. Ce nefut pas la charité qui lui manqua, ni la bonté, ni le désir de bienfaire, mais quelque chose de simple et de familier qui rend lapersuasion facile. Comme ses pas alourdis n’avaient point la jolieallure de Michelle, ainsi ses paroles étaient, sans le vouloir, tropéloquentes et, ses idées, une trop forte nourriture pour des esprits unpeu débiles à qui aurait convenu le petit lait d’un moindre bavardage.

Un gaillard qui avait sa chaussure décousue, et qu’il invitait à larecoudre, lui répondit :

- C’est inutile !

Le frère Siméon vanta l’excellence d’une activité inutile, en termes sibien venus que lui-même, au fil du discours, s’éprenait d’unephilosophie où le badinage de l’inutilité devient l’art de vivre ; etle désintéressement que la religion commande, l’inutilité le facilite :et le détachement que l’inutilité favorise, les circonstances ne luiavaient jamais été si propices...

Le gaillard n’écoutait plus et n’affectait seulement pas une attentionde politesse. Le frère Siméon en eut beaucoup de peine, et voire un peude futile rancune. Il monta chez le frère Jérôme. Il le trouva morosedans l’oisiveté. Il luit dit, sans ménager sa voix :

- Frère Jérôme, il faut travailler !

- Que faire ? gémit le frère Jérôme.

- Ce que vous savez faire : copiez. Vous ne savez pas autre chose,n’est-ce pas ? Alors, copiez, frère Jérôme, sans faute ni rature !

Le frère Jérôme, parmi ses larmes, bredouilla :

- C’est inutile !

Bien rudement, le frère Siméon répliqua :

- Je vous dis de copier : m’entendez-vous ?

Intimidé, le frère Jérôme se dirigeait sans nul entrain vers sonécritoire. Le frère Siméon lui lança comme un sarcasme ces derniersmots :

- Ayez au moins copié Catulle avant la fin du monde !

Et il se retira, plutôt que de voir que le frère Jérôme n’avait pas étécrédule à ses réprimandes.

Il descendit au jardin, prit sa bèche et se mit à refaire un massif deterre que la grande pluie avait abîmé. Il maniait avec énergie sonoutil et ne bougeait pas son regard de sa besogne. Il tassait bien lespelletées et traçait exactement les contours.

Le prieur, en passant, lui grommela :

- Vous êtes fou, frère Siméon ?

Il répondit, en bougonnant :

- Non, je suis sage !


XIII

Au bout de la première semaine, le bruit de la fin prochaine du mondes’étant répandu au-delà du village où était le couvent, loin dans lacampagne, jusqu’aux villes et aux châteaux, une quantité de gens detoutes sortes arrivèrent, qui apportaient au couvent les dépouilles deleurs existences. Ils prétendaient ainsi montrer leur abandonnementvolontaire aux intentions divines, leur consentement qui allait, pourainsi dire, à une approbation manifeste.

- Eh ! songeait le frère Siméon, ils ont raison de consentir ; et,s’ils n’approuvaient pas la Toute-Puissance, ils ne modifieraient passon projet.

Le premier qui vint, gros châtelain des environs, apportait dans unecharrette ce qu’il possédait en fait de monnaie d’or et d’argent.C’était un homme qui n’avait jamais donné un denier à personne, ayantle goût de thésauriser. Vidés ses coffres, il donnait, pour la premièrefois de sa vie, et la dernière, ce qu’il aimait plus que la vie.

Le frère Siméon lui demanda :

- Au moins, gardez-vous de quoi vivre une semaine encore ?

Le châtelain fit un geste vague, un geste qui lui était nouveau et dontses mains n’avaient pas l’habitude ; pareillement, il esquissa unsourire que ses lèvres ignoraient jusqu’alors : le sourire et le geste,pour indiquer l’indifférence et une espèce de bohème où il lançaitl’imagination de sa destinée. Son visage était d’un homme attentif auxcalculs de la cupidité ; ses mains ne savaient pas s’écarter del’étroit espace qu’on a devant soi pour compter, essayer, peser lespièces de tout métal. Et sa voix n’eut pas beaucoup d’accent, mais ildit :

- Qu’importe ?

Le frère Siméon murmura :

- Poète !...

Et, pour taquiner cet avare, ou l’éprouver, il ajouta :

- Nous allons distribuer cela, messire, à de pauvres gens qui sont ici,à d’autres qui viendront sans doute...

Mais, refrogné, l’avare objecta :

- Qu’en feront-ils ?

- Ce que vous en faisiez.

- Je le gardais !

- Ils le garderont.

- Ils vont mourir...

- Et vous.

Le châtelain ne put dissimuler que l’éparpillement de sa monnaie luicoûtait plus que de la donner en l’état de trésor amassé, complet,parfait. Le frère Siméon lui voulut épargner un sacrifice de surcroît,le sacrifice d’une manie.

- Allons, dit-il, nous mettrons dans le cellier ce trésor inutile entredeux barriques d’un vin qui a vieilli vainement et qui n’égayerapersonne désormais.

- Et vous y veillerez ?

- Nonchalamment ! répondit le frère Siméon, impatienté.

Il vint des gens d’épée, des gens de robe, des gens de rien, desseigneurs, des paysans, de bonnes femmes, des filles folles. Tout cela,en foule de plus en plus dense et à la file, battait une coulpefervente et, en gage de dure sincérité, apportait son avoir, tout sonavoir, l’abandonnait, le dédiait à Dieu, par l’intermédiaire desmoines. Ebaubi, le frère Siméon regardait le cortège, analogue à celuides bergers et des mages. Mais ceux-là, les bergers et les mages, uneétoile obligeante les avait guidés à la vie nouvelle ; ceux-ci, lacomète, mauvaise étoile, leur annonçait le désastre de la vie.

Des serviteurs et des ânons, chargés de cadeaux, affluèrent. Il y avaitdes sacs bondés d’or et d’argent, des étoffes de soie, des paruresbrodées ; il y avait des colliers d’ambre et des statues de marbre ; ily avait Romulus et Rémus en orichalque ; il y avait, en ivoire, Vénus,les cheveux en or ;il y avait, sur des parchemins, le dessin coloriédes demeures et des domaines et l’acte écrit des donations ou desemplettes ; il y avait les titres de noblesse et les actes quiattestent l’ancienneté des familles ; il y avait aussi les menus objetsqui sont tout ce que les misérables possèdent.

Et l’on eût dit d’un immense déménagement, l’opulence ou la moindrefortune, la pauvreté même, portées ailleurs et à destination du néant.Le frère Siméon s’en attristait, malgré une espèce d’humeur plaisante,mêlée de quelque raillerie, que lui suggérait par moments l’air oupiteux ou emphatique des bénévoles donateurs. Son habitude monacale dene rien posséder lui rendait petite et facile une abnégation qu’ilvoyait qui était pénible aux futiles propriétaires. Il n’estimait pasbeaucoup leur désintéressement qu’il avait, tous les jours de sa vie,surpassé en n’ayant même pas le désir de ce qui leur laissaitmaintenant du regret. Leur regret lui paraissait dérisoire.

Une idée le séduisit d’une façon qu’il y céda, de proposer à certainsdonateurs un vif témoignage de leur renoncement : l’on brûlerait tousles documents d’orgueil et de lucre, les diplômes et les quittances.

- Au point, disait-il, où sont vos baronnies ou vos comtés, au point oùest votre espérance d’une prospérité future !...

Les uns par véritable indifférence et les autres afin d’éviter lamoquerie consentirent qu’on allumât, dans la cour dallée du couvent, ungrand feu de ces glorieuses ou précieuses misères. Un poète jeta dansle brasier le poème qu’il avait commencé naguère et qu’il achèverait auciel si l’on peut imaginer que les Muses soient, au Paradis chrétien,remplacées par les Anges qui inspiraient peut-être Sannazar ainsi qu’autemps des païens elles dictaient à Virgile ses plus beaux vers. Lefrère Siméon fut, à l’offrande du poème, plus sensible qu’à celles deviles écritures.

- C’est, pensa-t-il, que je suis de lignée humble et n’eus jamaisd’argent ; mais la poésie aurait pu me tenter. Comme ces gens admirentleurs sacrifices, je dédaigne surtout ceux qui ne me coûteraient pas.En quoi je blesse la charité, sans doute, et la raison.

Pourtant, la foule des donateurs infatués de leur prodigalité l’amusa,en dépit du reproche qu’il s’en faisait, et il leur disait à part lui :

- Vous donnez ce qui, aussi bien, vous échappe. Si le monde finit,comme il y a le plus d’apparence et comme, en tout cas, vous le croyez,à quoi renoncez-vous, tardifs donateurs, trop lents hier et maintenantémus d’un entrain quasi drôle, donateurs de néant !

Une meilleure estimation des choses, et plus aimable, fit que bientôt,se ravisant, il ajouta :

- Mais vous donnez, pauvres petits, et grands plus petits que vous necroyiez, vous donnez tout ce qui était votre attache à la terre ; vousdonnez ce qui vous restait : ce n’était quasi rien, vous le donnezcependant. Puissiez-vous être ainsi plus légers dans les mains desanges !


XIV

Michelle fut, par la fumée qui montait de la cour, avertie de l’étrangeholocauste où les vanités du monde allaient à se consumer. Elle vit lesdonateurs affluer, vit les merveilles dont s’enrichissait le couventcomme s’il était le garde-meuble du ciel. Et, tandis que le frèreSiméon avait grand’peine à dégager de cet épisode une bellesignification qui ne fût pas endommagée de ridicule, cette petiteenfant le fit plus vite et beaucoup mieux. Elle dit au frère Siméon :

- Moi, je n’ai rien donné à Dieu.

- C’est que tu n’avais pas de trésors, Michelle ! Dieu ne t’en avaitpas donné : tu n’as donc rien à lui rendre. Car on ne donne rien à Dieuqu’il ne vous ait donné d’abord.

Elle rêvait là-dessus quand arrive un invalide, lequel, faute d’uneseconde jambe, n’avançait pas autrement qu’à forts coups de béquille.Et il se dépêchait comme s’il avait grand’hâte d’agir selon sa volontébien résolue avant d’avoir changé de volonté. Il s’approcha du brasier,chercha des yeux l’endroit où le feu était le plus vif et sans laissersa pensée aller ailleurs, il jeta dans le feu sa béquille.

Le frère Siméon s’élançait pour empêcher le bois de prendre. Michellele retint par le pan de sa manche, disant :

- Ne privez pas ce pauvre garçon de donner ce qu’il avait d’utileencore pour un peu de jours !

L’invalide sautillait sur sa jambe unique et attendait que le feu prîtà sa béquille. Il eut alors au visage le signe d’une joie contrariée dechagrin. Puis, sautillant toujours, il gagna un coin de la cour et s’yacoufla pour n’en plus bouger.

Sans émulation ni envie, mais seulement par docilité à cet exempled’une heureuse abnégation, Michelle se demanda ce qu’elle donnerait àDieu, n’ayant rien à elle.

- Tu donnes ton dévouement perpétuel et une intelligente bonté, lui ditle frère Siméon ; et, à ces femmes plus infirmes que ce garçon, tu asdonné, pour qu’elles fissent tant bien que mal le rude chemin desderniers jours, les béquilles de ta jeunesse encourageante. Ne cherchepas à donner davantage : tu n’as plus rien.

- Si ! répliqua Michelle.

Et, quelque temps, elle garda un silence où le frère Siméon eut soin dene pas la troubler : elle examinait une idée furtive et qu’il fallaitimmobiliser, une idée importante, car elle en était visiblement trèsoccupée, une idée alarmante, car elle en avait le visage bouleversé,une idée enfin qu’elle adopta. Elle dit au frère Siméon :

- Voici. Je ne suis pas si pauvre que je n’aie rien à donner. Il merestait une espérance, qui était que Jean pût revenir avant le dernierjour, au moins avant l’heure dernière : et ainsi je l’aurais revu !...Il ne me fallait plus que le revoir ; le monde eût fini sans medécevoir.

A cette pensée, une rougeur colora ses joues. Ce n’était pas timiditéou pudeur puérile, mais seulement le signe d’une sensibilité en émoi.Le frère Siméon ne sut si elle ne pleurerait pas : elle avait savolonté bien tendue à surmonter les alarmes de son cœur.

Et elle continua :

- Je donne mon espérance... J’avoue que ce n’est pas un grand cadeau :mon espérance était petite, que Jean revînt dans un délai si court.Mais, s’il revient, je ne le verrai pas.

- S’il revenait, Michelle, comment pourrais-tu ne pas le revoir ? Tupromets plus qu’il n’est possible de tenir.

Tout simplement, Michelle fut contente de présumer que son cadeau étaitmoins petit qu’elle ne l’aurait cru, si le frère Siméon faisait, avantde l’accepter au nom de Dieu, des cérémonies. Et elle sourit, n’ayantpas d’orgueil, mais une gentille humilité.

Le frère Siméon insista ; et comme il n’avait de notion de l’amourmondain que par les élégies des poètes païens, il ne croyait pas qu’unetelle passion fût aisée à contraindre :

- Michelle, dit-il, réfléchis encore avant de t’engager.

- C’est tout réfléchi ! répondit-elle.

Son visage montra qu’elle avait sa résolution nettement prise.

Le frère Siméon, somme toute, songea qu’il y avait très peu de chanceque revînt Jean plus tôt que passée la semaine, et c’est la raison pourlaquelle, au bout du compte, il accepta le sacrifice admirablementsincère et vain de Michelle amoureuse.


XV

Mais Jean revint, comme un dieu qu’une machine amène au dénouementd’une tragédie grecque ou latine. Et, si l’on raille, en de telsouvrages, une liberté que le poète prend d’ajuster selon ses projetsd’auteur les épisodes et si l’on réclame un désordre analogue à celuique présente le plus souvent la réalité, l’on oublie que les hasardsont quelquefois l’air de rivaliser avec les poètes et d’organiser, parun jeu subtil, des coïncidences plaisantes ou pathétiques, de sortequ’on y reconnaît providence ou fatalité. Puis, ces jours-là que lesprésages se multipliaient, les prodiges étaient nombreux et lavraisemblance bouleversée.

D’ailleurs, Jean ne survenait pas au dénouement ; il le précédait etintervenait à la péripétie, où l’on admet un accident, faute de quoi iln’y aurait pas de conte, et voilà tout.

Or, Jean, qui avait demeuré dans les pays de soleil et de gaieté, quiavait déconfit les Sarrazins et qui portait en lui une allégresse deprintemps et de victoire, ne croyait pas à la fin du monde. Dans lesheureux pays d’Aquitaine et de Provence, on n’y croyait pas : telleest, en effet, l’imprudence humaine ; et le bonheur devrait sentir lamenace plus qu’il ne sied au malheur d’attendre son achèvement. Ce nefut qu’en chemin que Jean connut qu’on redoutait la catastrophe ; et ilrefusa d’y souscrire.

Le village, quand il arriva, lui parut un lieu d’absurdité, quil’étonna et le fâcha. Comme il n’avait participé ni au prélude ni auprogrès d’une opinion qui au surplus contrariait son désir et sonespoir, il traita de folie cette opinion qu’il aurait eue ainsi qu’unautre s’il se fût lentement accoutumé à elle et, d’heure en heure, eûtsuivi le cours et l’accroissement de la certitude. En outre, savivacité de soldat, qui sort de la mêlée où il a surmonté l’ennemi,l’incitait à une indocilité un peu arrogante. Il détesta lescirconstances qui l’importunaient, s’informa de Michelle et, auxréponses des paysans, répliqua sans douceur.

Il se rendit au couvent, demanda Michelle ; et ce fut le frère Siméonqui l’accueillit, avec beaucoup d’embarras.

- Je vais lui dire que tu es là...

- Et que je l’attends !

Michelle était à réciter les litanies de la sainte Vierge avec sescompagnes. Elle disait l’invocation ; les femmes répétaient l’insistantrefrain de prière. Il fallut que le frère Siméon fût patient, puiscomptât sur la moindre patience de Jean qui attendait en bas sonretour. Il n’eût point osé interrompre la supplication ; mais ildoutait que le soldat fût tranquille. Enfin, lorsque la dévoteguirlande eût amplement déroulé ses métaphores pareilles à des fleursbénies et que Michelle se releva d’être agenouillée, il s’approchad’elle, la tira un peu à l’écart et lui dit, d’une voix douce etattentive et qu’il aurait voulu qui ne fît pas de bruit du tout :

- Jean est revenu...

- Ha ! répondit-elle, avec une extrême vivacité.

Elle ajouta :

- Dieu soit loué !

Puis elle parut tout occupée à contempler l’idée nouvelle et imprévueque Jean fût de retour. Elle garda un silence, dont le frère Siméon nedevinait pas tous les sentiments, de sorte qu’il ne savait à quelendroit y placer un mot qui pût s’y joindre sans le blesser. Mais ilfallait redouter que Jean, qui attendait Michelle et ne voyait pascomme elle était en rêverie, n’eût pas la même précaution. Le frèreSiméon dut se résigner à dire :

- Il demande à te voir.

Michelle sourit et cligna des yeux pour chasser les larmes quitremblaient à ses cils ; et, sans répondre, elle murmura :

- Ainsi, ne m’ayant pas oubliée, il m’aime encore !

- Et il te réclame. Que lui dirai-je ?

- Ce que vous savez.

Après avoir un instant médité, le frère Siméon se récria :

- Mais non, Michelle !.... Je te relève de ton vœu.

- Je ne sais pas, répondit-elle, si vous en avez le pouvoir, comme vousen avez la bonté ; mais moi, je ne veux pas m’en départir.

- Mais si ! En vérité, je me repens d’une imprudence qui n’est pasdigne de mon âge. Quelle folie ! Je n’aurais pas dû t’écouter ;j’aurais dû avoir plus de circonspection que toi et t’avertir d’êtresage. Eh ! bien, je l’efface, ton vœu absurde !

- Et moi, dit-elle, je le renouvelle !

Michelle vit le frère Siméon si pantois qu’elle eut grand’hâte de leconforter par son gentil courage. Elle reprit :

- Je le renouvellerai, mon vœu, si assidument et si dru que vous netrouverez pas où insinuer entre mes vives promesses votre permissiond’y manquer : je vous en défie !

Elle donnait à son dur sacrifice l’air d’un jeu qui l’aurait amusée :elle dissimulait ainsi une souffrance contre laquelle toute sa volontéjeune avait la résistance difficile. Le frère Siméon s’en aperçut, caril était amical et intelligent. Mais il ne savait plus que dire, et quedire à Jean non plus qu’à Michelle, de sorte qu’il demeurait plein detristesse et d’inquiétude. Il essaya d’un nouvel argument :

- Ton vœu avait le tort d’engager deux personnes ; tu n’avais pas ledroit d’engager en même temps que toi, Jean que nous n’avons pasconsulté.

- Mon vœu, dit-elle, était imparfait sans doute et participait de moninfirmité. Ce n’est pas une raison pour le trahir.

Elle retourna bientôt à sa feinte gaité :

- Vous êtes attrapé ! dit-elle. Vous ne croyiez pas que Jean dûtrevenir : c’est pour cela que vous avez accueilli mon vœu... Et, moinon plus, je ne le croyais pas ; je risquais beaucoup d’avoir fait unevaine promesse, dont j’avais honte. Et je donnais ce qui n’était pas àmoi : maintenant, je donne ce que j’ai. Dites-le à Jean, s’il vousplaît. Et ne me dites plus rien de lui.


XVI

Jean se mit en rude colère. Le frère Siméon se trouva, pour le calmer,fort dépourvu ; car il n’avait pas d’autres arguments à lui offrir quede raison, tandis que la colère s’exaspère d’avoir tort. Il eût comptéen vain que son âge ou son costume lui valût quelque déférence : lacolère écarte le respect comme un obstacle, et passe. Jean repoussa lesarguments, puis repoussa le frère Siméon lui-même et, brusque, prit lechemin par lequel il avait vu le bonhomme arriver. Il eut vite grimpéun escalier. Son allure était d’un fol ; mais une absurdité apparente aune adresse et a des chances qu’elle ne mérite pas. Jean bouscula lesgens qu’il rencontra ; il ouvrit une porte, qui donnait sur la chambredes femmes.

Il s’arrêta : Michelle était en face de lui. Elle le vit une secondeet, sans retard, elle amena sur son visage un voile qu’elle fit monterde ses épaules à ses cheveux et descendre plus bas que sa bouche. Ellene dit pas un mot. Jean s’écria :

- Michelle !

Et elle ne répondit pas.

Jean, qui avait éconduit lestement les remontrances du frère Siméon,subit le prestige de Michelle silencieuse.

Les femmes éparpillées dans la chambre s’approchèrent, les unesalarmées, les autres évidemment résolues à défendre Michelle sil’intrus faisait mine d’être mauvais. Ce ne fut pas cette gardefarouche qui intimida le fol et amoureux : Michelle voilée suffisait àlui rabattre son effronterie ; de sorte que Michelle et Jean furenttout près l’un de l’autre et, par la seule initiative de Michelle, plusséparés que les précédents jours qu’il y avait de lui à elle ladistance des routes longues et incertaines.

Le frère Siméon n’aurait pu rivaliser de vitesse avec un si ardentjeune homme. Il l’avait suivi de son mieux et, quand il l’eut rejoint,ses craintes étaient grandes : ses craintes, et aussi l’espoir inavouéqu’à la vue de Jean Michelle eût renoncé à ses contraintes. Il regardaJean et Michelle avec beaucoup d’étonnement. Ni l’un ni l’autre nebougeait. Mais Jean soufflait comme une bête qui, après avoir couru,tombe en arrêt devant une impossible capture. Michelle ne donnait, sousson voile, aucun signe de vivre et cependant vivait d’une si intensemanière que toute la vie environnante se heurtait à ses volontés commese brisent les rayons de la lumière à la surface mobile de l’eau.

Jean balbutia :

- Michelle !... Michelle !...

Sa voix était courte et sa plainte éperdue tombait dans l’espace qu’ily avait de lui à Michelle. Le frère Siméon, qui le voyait en douceur dechagrin, l’emmena. Les femmes qui étaient auprès de Michelle, sa gardeinutile, l’avertirent de ce départ. Elle rejeta son voile sur sesépaules ; et son visage reparut tel qu’auparavant, joli de sérénité.Elle reprit sa tâche accoutumée. L’on ne l’eût pas interrogée ; voireelle abolissait la curiosité, par son air tranquille et ordinaire.

Jean suivit le frère Siméon si docilement que le bonhomme en étaitémerveillé. Mais, quand ils furent en bas et que le bonhomme eût aimé àlaisser Jean partir sans plus d’esclandre, voici que Jean perd tout cequ’il avait de soumission, retourne à se fâcher, s’emporte à un excèsde langage indigne de lui et de son amour. C’est pour l’amour deMichelle, en définitive, que son cœur a tant de peine : et cependant ilinvective contre sa bien-aimée, lui reproche d’être méchante et fausse,lui reproche d’être infidèle...

- Eh ! dit le frère Siméon ; une infidélité qui mène à Dieu l’âme quinous délaisse mériterait un autre nom : tu n’appellerais pas Dieu tonrival, ou tes paroles seraient imprudentes.

Déjà le frère Siméon se repentait d’avoir donné à cette juste remarquele ton de quelque sévérité ; Jean se récria :

- Vous l’approuvez ? Je m’en doutais ! Avouez-le donc : c’est vous qui,d’une gaie jeune fille, avez abominablement fait...

- Quoi ? demanda le frère Siméon ; car Jean hésitait à le dire.

- Quoi ? Une nonne !... C’est vous qui l’avez entichée de balivernes etme l’avez prise pour le couvent. Moines qui recrutez les nonnes ! Ah !je vois clair, à présent : toutes vos histoires de fin du monde ne sontque farce et des appeaux à tromper les petites âmes crédules. Vous êtesmalins et, par vos finesses, vous enrichissez les couvents. Les richesvous apportent leurs trésors, tout, de même que vous a Michelle donnésa jeunesse : vous l’avez faite nonne et servante !

Le frère Siméon se fût disculpé. Jean refusa de l’entendre ; et, commeil déblatérait sa rancune avec trop de violence et un éclat de voixinimitable, un vieillard eût vainement essayé d’en faire autant : àpetits pas discrets, le frère Siméon se retira.


XVII

Il demeura, les jours suivants, plus confiné. Il se disait que sonactivité n’avait pas eu de résultats utiles et que sans doute iln’était pas destiné au remuement. Peut-être aussi ferait-il bien desonger à lui et, si la fin du monde approchait, de préparer sa vieéternelle par quelque méditation. Le soin du jardin ne serait désormaisque vanité mêlée d’un soupçon d’ironie. Le couvent n’avait pas besoinde lui : tout allait au gré des heures pareilles. En ne lui imposantnulle besogne, en ne lui laissant rien à faire, la Providencel’invitait à la seule prière et à la rêverie d’une âme que ladissipation ne doit plus amuser.

Il était pieux et pourtant ne méditait pas sans difficulté. C’est leprincipal effort de l’intelligence, où il faut qu’elle évite les deuxpérils de l’oisiveté molle ou de l’aventureux pourchas.

Le frère Siméon tendait sa pensée à désirer le paradis et puis,soudain, s’apercevait qu’il se disait :

- Jean a tort d’affirmer si haut ce qu’il ne sait pas ; mais, s’il necroit pas à la fin du monde, je serais en peine de l’en convaincre ;et, s’il ne croit pas à la fin du monde, sa colère n’est point absurde.

Il retournait à méditer la vérité surnaturelle et puis ne savait pascomment, par quels chemins de traverse et petits sentiers couverts,s’était évadée sa pensée à déplorer que Michelle eût son vœu si roide.Il regrettait aussi d’avoir reçu les riches offrandes des châtelains etle don que Michelle avait voulu faire à Dieu.

- Si, par hasard, le monde ne finissait pas au moment fixé par leprieur, de quoi, mon Dieu, aurions-nous l’air ? se disait-il.

Par ce détour, il venait à souhaiter la fin du monde ; il la consentaitet la méditait de son mieux.

Dans le village, qui était plus qu’à demi dévasté par la retraite d’ungrand nombre d’habitants, la vie languissait. L’on ne travaillait qu’àpeine et tout juste assez pour manger un peu. Il y avait la doubletristesse de la certitude mauvaise et de la nonchalance. Par rancune etpar l’entrain que donne la colère, Jean tâcha de susciter contrel’annonce de la fin du monde une incrédulité analogue à la sienne. Maisla sienne était l’œuvre de quelques hasards. Il ne trouva qu’une petitetroupe de partisans, qui d’ailleurs lui fut bientôt infidèle. Le peud’ardeur qui l’avait animé dut céder à la contagion beaucoup plus amplede l’opinion désespérée. Quelques-uns des villageois, qui d’abord nemontraient nul empressement vers le couvent, s’y vinrent enfermer commeles autres, abandonnant leurs champs et leurs maisons. Jean lesaccusait de sottise et de lâcheté, les poursuivait de railleries. L’onvint à le considérer comme un serviteur du Malin qu’il fallait fuir ;et ce fut ce qui le sauva : on l’aurait assommé, si l’on n’avait eugrand’peur de lui.

Le dernier jour, il fut tout seul dans le village.


XVIII

Tout le village, le dernier jour, était au couvent. Puis, dansl’après-midi, vinrent des gens d’autres villages, et des gens de laville, en foule qui emplit les chambres, les corridors et les cours. Leprieur accueillit la multitude. Il n’avait plus l’esprit tatillon ni lafierté prophétique des premiers jours. Il atteignait sans accidents aubout du programme et comptait que tout irait bien jusqu’à la minuteaprès quoi l’éternité règne.

Il éprouvait un sentiment de débarras ou de moindre souci, à se direque son gouvernement pouvait sans reproche délaisser le temporel : pourquelques heures, les gens se nourriraient ou jeûneraient ; s’ils nemangeaient pas à leur faim, beau dommage ! Il suffisait d’organisercongrûment la spiritualité du dernier jour, les offices, les chants, laméditation. Ce fut où le prieur ne manqua ni de méthode ni d’un zèleexcellent.

Pour contenir toute la foule, l’église n’était point assez large. Onlaissa ouverts les battants de la porte ; et des dizaines d’hommes etde femmes, dehors, tournés vers l’autel qui resplendissait de lumière,étaient à genoux, priaient, répondaient à l’invocation des officiants.Qui aurait vu, de quelque hauteur, l’église et le parvis eût imaginéque l’église préfigurait le ciel et le parvis, la terre en postured’aller au ciel. Les cantiques retentissaient dans l’église et avaientdehors une espèce d’écho analogue aux répercussions proches oulointaines de l’orage : le splendide vacarme s’atténue, s’éparpille etse dilue en médiocres et vagues sonorités, indignes du thème une foisposé qu’elles rabâchent et ne font plus que balbutier. Dans l’église,il n’était chanteur ou chanteuse qui ne voulût clamer plus fort, pourque Dieu l’entendît.

Le frère Siméon, par humilité, par charité aussi, était dehors. Ilchantait avec peu de voix. Et il priait. Mais il pensait à Michelle,qui secondait la prière des femmes. Il pensait à son verger du couvent,qui ne fleurirait plus. Il pensait à sa jeunesse aventureuse, à toutesa vie. Et il pensait à la création, qui certes ne doit pas offusquer ànos yeux humains le créateur, mais qui était jolie, variée, jeune tousles ans et qui allait bientôt périr. Il la regrettait ; et il disait àDieu :

- Seigneur, étant votre créature, j’aimais la création. Si je l’ai tropaimée, vous l’aviez aussi faite bien aimable !

Quand le soir tomba, le frère Siméon dit adieu à la lumière du jour etse souvint de l’avoir aimée en effet comme un ange au souriant visageet habillé d’une blanche robe. Il lui sembla que cet ange quittait laterre et, au-delà du ciel que nous voyons, gagnait à grands coupsd’ailes l’autre ciel où luisaient les hypostases dans l’éternité.

L’heure d’entre chien et loup fut extrêmement alarmante. Les parcellesde l’ombre, qui tombaient comme une pluie menue et pénétrante,promenèrent ou répandirent une tristesse et un froid dont les âmestouchées tremblèrent. Il y eut, parmi la foule, des plaintes, desgémissements puérils, un chagrin vague, et puis un frisson de peur, unmouvement de houle vers l’église.

A la nuit close, et tandis que brillait dans l’église la flamme deslampes et des veilleuses, la foule du dehors, plus séparée, commeéloignée par le contraste que faisait avec l’illumination l’obscurité,se détendit, se relâcha ; et des causeries s’engagèrent.

Un vieillard disait à un jeune homme :

- Je n’étais pas du tout prêt à mourir, je l’avoue. J’ai toujours eu,et maintenant même, une curiosité qui m’a dispensé de trouver la vieennuyeuse, une frivolité qui m’a préservé de l’ennui. Or, fauted’ennui, l’on vit à peine ; l’on ne s’aperçoit guère du passage desannées ; l’on ne vieillit pas. Je suis trop jeune pour le trépas.

- Que âge avez-vous ? lui demanda le jeune homme.

- Quatre-vingts ans : mais ce n’est rien.

Le frère Siméon sourit au vieillard et lui dit :

- Dépêchez-vous de vous ennuyer ; l’heure avance.

Il y eut des groupes un peu dissipés, où l’on bavarda : c’est que, lanuit, l’on a peur du silence. Le frère Siméon se disait :

- Un cabaretier qui ouvrirait son échoppe à cette heure verrait touteune clientèle de moribonds distraits affluer !

Il fit le tour de la multitude, comme un bon chien de berger le tourd’un troupeau qui s’égaille. Mais il ne donna du gosier ni ne dépensade rudesse. Il murmurait seulement :

- L’heure avance !

Et les ouailles étaient dociles.

Mais, à la longue, l’impatience devint plus difficile à contenir ; uneétrange dissipation, la plus inopportune, se produisit, et quelqueabsurdité. Un homme dit :

- Deux mois de plus, j’étais cornard... Sauvé, sauvé !

Il éclatait d’une joie ridicule et monstrueuse ; il faisait la nique àl’objet de ses vives appréhensions, maintenant dépassées.

On le tarabusta ; on lui demanda :

- C’est donc pour toi, la fin du monde ?

Il répétait avec une extrême fureur de sécurité :

- Sauvé, sauvé ; merci, mon Dieu !

La petite épouse pleurait de honte et, qui sait ? de dépit.

Vers l’heure de minuit, quelqu’un s’écria :

- J’entends les trompettes du ciel !

Une clameur d’épouvante, qui s’éleva de la foule, empêcha de contrôlerce dire. Des gens crièrent :

- Ecoutez !... Silence !... Ecoutez donc !...

Pour obtenir le silence, ils augmentaient le vacarme. De sorte qu’ilfût impossible de savoir si les trompettes avaient retenti dans lesprofondeurs du ciel. On ne le sut pas, mais on le crut.

Alors, pris de scrupule et de hâte, les pécheurs, qui n’avaient plus letemps de chercher un prêtre pour lui confesser leurs fautes récentes,se mirent à les déclarer tout haut. Dans cette foule en désarroi,l’usage ancien de la confession publique tenta les consciencestourmentées. Ce fut un immense aveu, une indiscrète proclamation deméfaits, crimes ou peccadilles. Les dupeurs racontaient à leursvictimes les stratagèmes de la duperie. Les larrons se dénonçaient aumagistrat. Les femmes infidèles montraient à leurs maris leur faiblecœur embaumé de concupiscence. Mais la demande du châtiment n’obtenaitque le pardon, vil cadeau de l’indifférence.

- Dieu vous remette vos péchés ! disait le frère Siméon à maintspécheurs qui l’abordaient, contrits et pourtant animés d’une émulationtelle que leur repentir allait à une bousculade.

Il eut grand’peine à se dégager ; il se faufila, entra dans l’égliseet, à son instigation, le prieur vint sur le porche donner l’absolutioncommune. Après cela, le calme se rétablit. Crainte de pécher une foisobtenue l’absolution, la foule se tint comme endimanchée d’innocence.

- Pauvres petits ! songeait le frère Siméon ; la mort est une épreuveun peu rude pour votre faiblesse.

Et il eut pitié de cette foule, maintenant sage et courbée sous lamenace de la délivrance.

Un peu plus tard et quand, à l’évaluation des uns et des autres,approcha l’instant suprême, les voix qui chantaient mollirent peu àpeu. Un frémissement de panique passa. Mais on ne bougeait pas de laplace où l’on était agenouillé. Les plus vaillants continuaient dedérouler l’ample prière. Enfin gagna, comme la fatigue, le besoin derecueillement, ou le besoin d’un silence qui est ce que nous avons quiressemble le plus à la méditation. Et l’on se tut. L’angoisse étreignitles âmes vulgaires ; un petit nombre d’âmes privilégiées s’épanouirentdans l’extase.

On attendit l’appel des trompettes.

Et le temps voletait, avec des ailes si lourdes que les oiseaux qui ontles plumes mouillées de pluie ou de neige sont moins lents.

On attendit les tonnerres et les désastres.

Et le temps n’était-il pas immobile, comme un oiseau qui n’en peut pluset qui se pose à l’angle d’un toit ? Le temps n’était-il pas mort avantle monde ?...

Un coq chanta. Et le frère Siméon rit à part lui de cet imbécile, malinformé, qui annonçait une aurore de néant. Mais un autre coq répondit; et puis toute la campagne environnante fut peuplée de tels coupletsd’aurore ; et puis enfin, dans l’obscurité du ciel, une raie blanche etbleue attesta que naissait le jour.

Et naquit, avec le jour, en l’honneur du jour qu’on n’attendait pas, unalleluia, pour les matines de la terre.


XIX

Quand il fut avéré que l’heure de la fin du monde n’était pas venue,décidément, les gens menèrent une grande joie. Une joie étonnéed’abord, et les yeux semblaient hésiter à contempler la lumièrehabituelle ; une joie pourtant qui eut bientôt éliminé toutehésitation, comme le soleil supprime les buées de l’aube.

Le frère Siméon salua le matin clair et dit au créateur :

- Merci !

Ensuite, le frère Siméon circula gentiment parmi la foule et vitqu’elle était reprise de frivolité ; lui-même cédait au plaisir den’être pas mort. Il regardait, au ciel, la comédie charmante del’aurore. Les petits nuages qu’il voyait n’étaient là que pour secolorer de lueurs roses. On eût dit que des roses fleurissaient dans lejardin du ciel. Quand elles furent effeuillées, il ne resta quel’étendue bleue, délicatement pure et palpitante de lumière.

Les personnes les plus dévotes ne sortirent pas de l’églisepromptement, mais y demeurèrent à prier, soit que les y maintînt lareconnaissance qu’il faut que l’on témoigne au bienfaiteur avant deprofiter du bienfait, soit qu’un sentiment morose leur fît trouver unpeu décevante une reprise de la vie après que l’on a consenti de mourir.

Le frère Siméon observa que plusieurs hommes et maintes femmes nes’égayaient pas. Une femme qu’il interrogea lui répondit :

- C’est tout à recommencer !

Les autres n’eussent rien répondu, ne sachant peut-être pourquoi l’idéede vivre encore ne les aguichait aucunement. Le frère Siméon, qui lesblâmait, ne compta point leur démontrer que la vie est digne deprédilection provisoire ; mais il leur dit, en cachant sa gaieté :

- Allez, ce n’est que partie remise ; et, puisque la mort vous tente,je vous promets que vous mourrez : patience, d’ici-là !

Ces tristes personnes étaient, d’ailleurs, le très petit nombre et ilfallait, pour les remarquer, l’attentif esprit du frère Siméon. Ellesdemeuraient ou s’en allaient sans attrister les alentours ; etl’allégresse générale se trémoussait à merveille dans le couvent et auxabords de l’église. Les gens riaient, se disaient bonjour, secongratulaient d’une façon cordiale ou comique et bavardaient. Il y eutdes chansons, des rondes. Et l’on vit que les jambes étaient contentesde baller, les gosiers contents de crier, les poitrines contentes derespirer largement l’air du matin, frais et léger, l’air d’ici-bas,l’air de la vie.

Mais le frère Siméon, qui approuvait une félicité si naïve, observabientôt qu’il s’en détachait, par endroits, divers sentiments d’unetoute autre sorte.

Un couple traversa furtivement la cour : le mari, naguère si glorieuxd’éviter par l’universel trépas la disgrâce de cocuage, et la petiteépouse alarmante. Le mari ne badinait plus et confusément balançait lesavantages d’être ou aimable, s’il se pouvait, ou redoutable, s’il lefallait ; la petite épouse, en tapinois, souriait.

Puis, des pécheurs qui, dans la nuit mortuaire, avaient à haute voixconfessé leurs délits, passèrent d’un repentir à un autre ; et, commenaguère ils s’accusaient d’avoir méfait, ce furent leurs aveux qui leurparurent la pire faute. Cela causa une gêne sensible. On vit deslarrons se sauver à toute jambe ;  on en vit de plus malins quiessayaient d’organiser, par leur bonne humeur, une espèce d’oubli ou decomplaisance ; et l’on en vit de moins malins qui avaient le tort de nepas se fier aux vertus persuasives du silence et qui, succombant à ladangereuse  éloquence de palinodie, démentaient leurs confessions.Les femmes infidèles démentaient le larcin d’amour et tâchaient detranquilliser les époux étourdiment avertis. Il y eut des cris, untumulte ; et la violence n’était compensée que par l’indolence.

Le frère Siméon se disait :

- La vérité est périlleuse ; pour avoir dit la vérité, par mégarde,voilà des gens qui auront de la peine à demeurer dans le même village :en vérité, la vérité n’est pas de ce monde !

La plupart des querelles s’arrangèrent par la réciprocité decomplaisance. Un magistrat ne sévit pas contre un larron qui se souvintde l’avoir entendu s’accuser de prévarication. Les dupes avaient aussileurs dupes. Enfin, tel qui eût volontiers jeté la pierre à sonprochain, redouta que la pierre ne lui fût renvoyée, plus grièveencore. Il se fit un accord de naïve ingéniosité qui rétablit tant bienque mal un équilibre suffisant pour assurer la tranquillitéquotidienne. Le frère Siméon, qui assistait à ce phénomène de viesociale, en éprouvait de la surprise et une admiration plaisante. Il sedisait que la nature, en toutes ses parties, révèle une volontéidentique et l’unité d’une pensée : chacun de nous cicatrise avechabileté son cœur, ainsi qu’un arbre son écorce ; et les foulesréparent, comme les forêts, leurs désastres.

Cependant cette foule gardait de l’amertume et avait, sous les dehorsde simagrée, l’humeur mauvaise. Le frère Siméon s’en aperçut et, afind’épargner au couvent l’offense de quelque désordre, il s’efforça deguider les agités vers la porte ; il leur prodiguait le conseil etl’encouragement ; surtout il les divertissait de savoir qu’il leséconduisait.


XX

Or, il les saluait à leur départ. Mais il découvrit, à quelquedistance, et qui venait à grands pas, une troupe de forcenés. Jean lamenait ; Jean qui, pour avoir prophétisé que le monde n’était pas àl’article de la mort, était promu grand homme.

Le frère Siméon, sans broncher, très ému néanmoins, attendit lesfurieux. Quand ils arrivèrent, il leur demanda :

- Que voulez-vous ?

Les cris les plus divers lui répondirent :

- Nos richesses !

- Ma Vénus d’ivoire et d’or !

- Mes coffres !

- Ma vaisselle d’argent !

- Mon beau manteau de brocart et d’hermine !

Jean criait plus fort que les autres :

- Et la tête de l’imposteur qui a lancé le mensonge du dernier jourafin de chaparder aux alentours les trésors des riches et le menu avoirdes pauvres. A la potence, l’imposteur, ou au billot !

Les compagnons de Jean répétait à qui mieux mieux :

- A la potence, ou au billot !

Le frère Siméon put glisser parmi les vociférations ces mots :

- On vous rendra vos biens.

Cette promesse apaisa quelques furieux.

Mais Jean reprit :

- D’abord, livrez-nous l’imposteur !

Le frère Siméon lui dit gentiment :

- Michelle te sera bientôt rendue.

Jean, très vilainement, fit un geste de mépris :

- Ah ! Michelle, gardez-la ! Je ne suis pas amant de nonne ; et catinme plaît davantage. Saute, catin, ma belle et douce !

Le frère Siméon n’avait pas vu que cette fille accompagnait Jean. MaisJean la prit par les mains, la fit sauter, rit de ce qu’elle fût légèreet elle rit de le sentir fort. Elle lui mit au cou ses deux bras et lebaisa aux lèvres avec une ardeur messéante.

Soudain, Jean tressaillit, se dégagea, eut les yeux fixes. Michelle,qui sortait de l’église, traversait la cour et venait lentement, seule,petite et gentille. Jean tourna les talons et, la belle fille au bras,se sauva. Michelle, qui le vit partir, continua de venir. Le frèreSiméon hésita s’il ne devait aller au-devant d’elle ; mais on lehouspillait :

- Mes coffres !

- Mon argent !

- Plus vite que ça !

Il emmena les énergumènes aux caves et en divers lieux où l’on avaitrangé les donations fallacieuses.

Les gens qui, n’ayant rien donné, n’osaient rien réclamer, puis lesgens qui n’auraient eu à réclamer que les parchemins de l’orgueil et dela cupidité, – brûlé, tout cela ! – restèrent dans la cour. Le dépitles rendit les plus mauvais. Ils déblatéraient contre le prieur,calculateur de malencontre et qui, méjugeant de la divine patience,avait condamné le monde à périr...

- Pour le voler !

Les quolibets devenaient menaces. Michelle dit :

- Laissez le prieur. Il n’a point menti.

Un farceur demanda si le monde avait fini, peut-être, sans qu’on s’enaperçût.

- Oui ! répondit hardiment Michelle.

On trouva l’audace un peu vive. Cependant Michelle, qui avait l’énergiede la douceur et du chagrin, continua :

- Mais oui, le monde a fini tout à l’heure. Et comment n’aurait-il pasfini tout à l’heure ? Car il finit à chaque instant de tous les jourset de toutes les nuits.

On l’écoutait avec surprise ; on l’écoutait sans crédulité ; mais onl’écoutait.

- Oui, reprit-elle ; et il n’est point ici-bas un instant où ne meurel’univers : vous n’avez pas vu deux fois le même univers. Il n’est pasun instant ici-bas où ne meure ce que vous aimiez, où ne meure aussivotre amour. Mais vous êtes si futiles que vous ne le remarquez pas :il y a cet accord, entre le monde qui meurt et vos âmes futiles. Nousdevrions ne pas quitter le deuil de nous-mêmes.

Elle ajouta :

- Seule n’est pas mourante incessamment l’éternité !

Elle parlait encore : les gens peu à peu s’en allaient, qui ne lecomprenaient pas, la croyaient folle et pourtant n’avaient point enviede la railler, parce que ses paroles, même étranges et malintelligibles, répandaient aux alentours une tristesse à la foisimportune et imposante. Une petite fille s’attardait auprès de Michelle; et Michelle dit à cette petite fille :

- Tu n’as pas vu finir le monde ; mais tu as vu finir un jour. Et,regarde, un instant vient de finir ; un instant qui était une brèveimage de la durée...

La petite fille eut peur et se sauva. Michelle lui dit et, à tous ceuxqui s’éloignaient, dit avec un triste sourire :

- Au revoir !

La cour était déserte. Michelle pleura silencieusement. Elle nebougeait pas. Elle avait l’air d’attendre quelque chose ou quelqu’un :mais elle n’attendait rien ni personne. Un gémissement l’avertitqu’elle n’était pas seule dans la cour qui semblait déserte. Elledécouvrit, acouflé à la même place que la veille, l’invalide sansbéquille. Elle courut à lui, l’aida, le mit debout, le mena au villageet puis alla s’enfermer dans un couvent de femmes où, avant de mourir,elle rêva longtemps au jeu divers de nos fugitives journées et del’éternité immobile.

ANDRÉ BEAUNIER.