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BEAUCLAIR,Henri(1860-1919) : Le Pantalon de Madame Desnou.- Paris : Tresse &Stock, 1886.- 144 p. ; 14 cm.
Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (26.IX.2007)
Relecture : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Texteétabli sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx :n.c.).
 

LePantalon
de
Madame Desnou
par
Henri Beauclair


~ * ~

I

LA LESSIVE

DANS le verger, sur les cordeaux tendus depommiers en pommiers, surles haies d’épines, le linge qui séchait en fumant sous le soleil, avecses taches multicolores, couvrait d’un vaste habit d’arlequin la massede verdure.

Des bouffées de vent chaud apportaient des clameurs de voix aigres etles claquements de coups de battoir. Au bas de la cour, où passela Vivanne,les lessivières, agenouillées dans leur coffret,travaillaient dur, tout en bavardant ferme.

- Dis donc, la Boulotte, la maîtresse est bien chienne. As-tu vu commeelle regardait de coin, quand j’ai mis l’eau-de-vie dans mon café ?

- Oui, répondit la grosse fille interpellée, j’ai vu ça ; mais, bonchat, bon rat !

- Parbleu, allez donc prendre les intérêts des gens ! Moi, j’use moitiéplus de savon chez des maîtres comme ça !

- Chut ! la patronne !

Et, tous les regards se tournant vers le haut de la cour où Mme Desnouvenait d’entrer, les coups de battoir repartirent de plus belle.

La Vivannecoulait, lente, entre deux haies de saules et decoudriers. Les hochequeues, poussant de petits cris, voletaientau-dessus de l’eau claire où les bulles de savon mettaient descolorations d’arc-en-ciel en miniature.

Ce n’est pas petite chose que la lessive, en Normandie. On la faittrois ou quatre fois par an, tout au plus. C’est dire les monceaux denippes à laver et quel travail incombe à la maîtresse de maison quidoit surveiller tout, compter soigneusement son linge et le plier, pourle mettre en ordre dans les grandes armoires de chêne embaumant lesherbes aromatiques.

Mme Desnou, femme du notaire de Val-Semé, faisait sa lessive cejour-là. Et elle était bien fatiguée.

Néanmoins, très contente. Un temps superbe, et les ouvrières, n’ayantpas bu plus que de raison, travaillaient sans rechigner.

Une seule chose la tourmentait. Elle ne pouvait pas mettre la main surun de ses pantalons, tout brodé, une merveille de lingerie. Et elleallait, de place en place, affairée, demandant si on l’avait vu quelquepart.

L’une des lessivières vint montrer l’endroit où elle l’avait étendu lematin.

- Je suis moralement sûre de l’avoir mis là !

Il n’y était plus. Sans nul doute, on l’avait volé. Et tout le monde seremuait, cherchait, ému par cet événement.

- Oh ! que cela me fait de peine, dit Mme Desnou, j’aimerais mieux,voyez-vous, avoir perdu deux douzaines de draps neufs que ce pantalon.

Et elle disait vrai. Elle avait les larmes aux yeux. C’est que cepantalon était plein de souvenirs.

Mme Desnou avait eu, au commencement de son mariage, deux jumeauxcharmants qui moururent ensemble, du croup, à l’âge de trois ans.

Pendant les longs jours passés à veiller et à bercer les enfants, touten leur chantant ces refrains bêtes et doux, dont le souvenir est sibon, elle leur avait brodé à chacun une pelisse qui, hélas ! n’avaitpas servi longtemps.

Ces pelisses, elle les avait conservées pendant plusieurs années. Maiscomme les vers s’y mettaient, elle en avait fait un pantalon qu’elleportait aux grandes fêtes et à celle du saint patron de son mari.

Pendant que Mme Desnou cherchait son pantalon, la journée avait prisfin ; les coups de battoir cessèrent. Les lessivières prirent leurdîner sur l’herbe. On parla longuement de la disparition du pantalon.Qui donc l’avait volé ? Personne, assurément ! Il était bien entenduqu’aucune lessivière ne pouvait être soupçonnée. Jeanne, celle qu’onappelait la Boulotte,finit par dire que la maîtresse avait rêvé etque le pantalon n’était pas dans la lessive. L’ouvrière qui, tantôt,était moralementsûre de l’avoir lavé n’osait plus rien affirmer.

Après avoir pris le café, le pousse-café, la rincette et le dernierverre du coup de pied, les lessivières, très animées, sortirent de lacour.

Mme Desnou, restée seule, allait encore visiter des recoins oubliés.Quand elle eut tout remué, elle eut la conviction d’avoir été volée parune des femmes.

Assise sur le seuil de la porte, elle songeait au passé. Le lingeblanc, sur les cordeaux, prenait des teintes roses reflétées par lesrayons du soleil s’enfonçant dans une éclaboussure cuivrée. Dans l’aircalme montaient des cahotements de chariots, des appels de paysans. Lesboeufs poussaient leur long mugissement mélancolique.

II

LE NOTAIRE DE VAL-SEMÉ

MONSIEUR Desnou, notaire, avaitquarante-cinq ans. Il était petit detaille, presque obèse. Toujours vêtu de noir, une redingote longue luibattant les genoux. D’un faux-col raide et éclatant de blancheursortait sa tête rougeaude, rasée de frais, avec deux yeux en boule deloto, une bouche à grosses lèvres, des cheveux grisonnants ayantl’allure d’une perruque.

Quand le notaire traversait la rue de Val-Semé, marchantlentement,sa serviette noire sous le bras, l’oeil à terre, avec l’air d’unpenseur, les boutiquiers le saluaient profondément.

- Bonjour, monsieur Desnou.

- Bonjour, mon cher monsieur, répondait le notaire en levant lentementson chapeau haut de forme. Un sourire lui plissait les lèvres.

- Quel brave homme, disait le citadin. Et, se tournant vers son gaminoccupé à jouer à la toupie :

- Voilà un exemple à suivre ! Vois M. Desnou. Il est parti de rien etil est arrivé. Mais toi, tu n’es pas travailleur. Sais-tu ta leçon ?

Le gamin allait quelques pas plus loin faire tourner sa toupie, sanss’inquiéter du succès de M. Desnou. Et le père, désespéré d’avoir donnéle jour à un tel enfant, se rappelait le passé de l’excellent notaire.

Fils d’un ouvrier forgeron qui lui donnait beaucoup de taloches et peude pain, Desnou, dont l’intelligence avait été remarquée parl’instituteur, était entré, dès l’âge de quinze ans, comme petit clerc,chez maître Fresnay, notaire de Val-Semé. Il était rusé, souple et pasfainéant. Comme il avait une belle écriture, le maître clerc luifaisait copier tous les actes. Chez lui, il aurait reçu des gifles,autant valait rester jusqu’au soir à l’étude où il était aimé. Sescamarades de classe étaient devenus ouvriers et portaient la blouse,lui avait un paletot ; il ne fréquentait pas ses anciens amis, leurdisant le bonjour, cependant.

Le dimanche, il allait à la messe, puis revenait à l’étude. QuandDesnou eut vingt ans, son patron, qui ne pouvait plus se passer de lui,paya un remplaçant à celui qui était devenu maître clerc. Les clientsne voulaient traiter qu’avec lui.

- M. Desnou est si aimable ! disaient-ils.

Certes, et les clients n’étaient pas seuls à le penser.

La fille de Me Fresnay guettait du coin de l’oeil, à table, le maîtreclerc de son père, qui s’en était aperçu. Un jour, il dit à Desnou :

- L’honnête homme, mon jeune ami, est rare, à notre époque. Quand on enrencontre un, il faut savoir l’apprécier. Or, je sais ce que vousvalez, je vous connais depuis quinze ans, je me fais vieux, c’est vousqui faites marcher mon étude, ma fille vous aime, les deux sont à vous.

Et Desnou, qui avait manoeuvré habilement sa barque, voyait son rêveréalisé en épousant la fille se son patron et prenant l’étude deVal-Semé.

Mme Desnou, qui n’était ni jolie ni laide, avec une tête insignifiante,un corps un peu maigre, avait assez d’intelligence pour conduire samaison, ne s’occupant, d’ailleurs, que de surveiller sa servante, sonlinge et les menus.

Le notaire la rendait heureuse. Il allait tous les dimanches à la messeavec elle, puis la conduisait faire un tour de promenade ou des visiteschez quelques amis.

Mme Desnou était dévote. Depuis la perte de ses deux jumeaux, elleavait été prise de mélancolie ; elle ne sortait plus de l’église. Elleaimait son mari sans passion, mais profondément, avec affection etrespect. Jamais de soupçons d’aucune sorte ne l’avaient effleurée. Pasle moindre écart à reprocher à M. Desnou. Et la brave femme étaitendormie dans le calme de son existence, plate comme l’eau d’une mare.

III

UN DINER DE FAMILLE

MONSIEUR le curé, un petit trou ?

- Ce n’est pas de refus, dit le prêtre, en tendant son verre à M.Desnou.

Le notaire, qui était membre du conseil de fabrique, recevait sescollègues : Varin, le pharmacien ; Mignet, le mercier ; Lemeignot, grospropriétaire, et Pigeon, un ancien épicier retiré des affaires. M. lecuré Cardine avait été naturellement invité. Pas de dames, si ce n’estla maîtresse de maison.

- Un dîner de famille, avait dit le notaire.

A six heures du soir, à la sortie des vêpres, on s’était mis à table.Les plats défilaient interminablement. Rien de recherché, de bonnegrosse cuisine de campagne ; le potage, le bouilli, un rôti de veau, unpoulet à la sauce blanche, un lièvre, des perdrix aux choux et unénorme dindon.

On sortait de faire le carême, et Mme Desnou n’avait pas voulu donnerun seul plat de légumes ou de poisson. Elle était fatiguée du maigrage.

Quels estomacs solides ! Tous mangeaient de tout. Et entre chaqueservice, pour faciliter la digestion, une bouteille de bonne vieilleeau-de-vie de cidre faisait le tour de la table pour faire un trou.

- Oui, cher monsieur Desnou, disait Pigeon, si cela continue, on nesait pas où cela s’arrêtera.

- Il est de fait que l’on n’a jamais vu ça ! Grâce à l’instruction quel’on donne maintenant, on ne croit plus à rien dans nos campagnes.

- Moi, qui vous parle, reprenait Varin, j’ai habité Paris, lorsque jesuivais mes cours de pharmacie. Jamais ! entendez-vous, jamais ! jen’ai vu, dans la jeunesse, un dévergondage pareil à celui des gamins dubourg.

- Vous exagérez le mal, dit le curé.

- Vraiment ! s’écria le mercier, savez-vous que le petit Laplace, lefils du peintre, a osé se promener dans le bourg, le 14 juillet, avecun bonnet phrygien !

- C’est d’un faible dévergondage, répliqua doucement l’abbé Cardine,qui souriait de la naïveté du mercier. J’aime mieux, ajouta-t-il, voirun bonnet phrygien sur la tête des enfants, que des oreilles d’âne.

- Oh ! vous, monsieur le curé, vous êtes un communard !

Et, Lemeignot, qui, jusque-là, n’avait rien dit encore, riait à groséclats de son bon mot.

- Enfin, messieurs, dit le mercier, une chose est évidente : c’est que,sans religion pas d’honnêteté. Jamais, autrefois, un domestique n’eûtosé voler quelque chose : il lui aurait fallu s’en confesser.Maintenant, ça lui est bien égal ! Ainsi, le pantalon de Mme Desnou…

- Hum ! interrompit le notaire.

- Quoi ? Mais oui, c’est bien une des lessivières qui l’a pris ; onn’aurait jamais vu ça, autrefois, jamais !

- N’accusons personne, monsieur, dit Mme Desnou, on ne sait rien.

- On ne sait rien… on ne sait rien... Si ! On en a causé dans le bourg.Et, on se doute… Vous avez là, parmi vos ouvrières, une fille qui nevaut pas grand’chose ; et, c’est comme je le disais tout à l’heure,tout se tient, sans religion, pas d’honnêteté…

- Mais si, interrompit le curé, ça s’est vu !

- Enfin, j’ai mes idées. Une des lessivières, cette fameuse Jeanne, n’apas de conduite, elle est coquette, et pour sûr…

- Hum ! hum ! Et le notaire toussait d’une façon extravagante. Le sanglui montait à la tête.

- Vous accusez cette personne d’inconduite, reprit l’abbé, elle nepratique pas, c’est vrai, mais je n’ai jamais entendu dire cela d’elle.Vous n’êtes pas charitable…

- Je sais ce que je dis… Il y a, au Val-Semé, certain petit domestique…tout se tient…, je vous l’ai dit. Eh bien ! Laplace, celui qui avait unbonnet phrygien… Il est au mieux avec elle… Je l’ai vu sur le bord dela Vivanne

- Assez sur ce chapitre, - dit le curé…, - assez… Mais qu’avez-vous,mon cher Desnou, vous étouffez ?

Maître Desnou étouffait positivement. La quinte de toux redoublait etson visage était apoplectique.

- Ce n’est rien, - dit le notaire troublé, - j’ai avalé une arête…

- De quoi ? s’écria le curé.

On en était au fromage.

Tout le monde se mit à rire, Mme Desnou et son mari lui-même.

Les nombreux trousavaient, d’ailleurs, produit leur effet. L’abbéCardine, voulant détourner la conversation d’un sujet scabreux, se mità raconter ses discussions avec le maire du bourg, à propos d’un cochonque ce brave homme, qui était charcutier, lui avait vendu, moyennanttrente messes à dire pour le repos de l’âme de sa défunte.

Comme il avait tué le cochon, ce qui n’était pas dans le traité, ilréclamait deux messes de plus, d’où conflit.

Et, pendant la fin du dîner, il ne fut plus question que de cettehistoire racontée avec belle humeur par le curé.

Seul, M. Desnou était triste, ne disait mot.

- Qu’a donc notre cher Desnou ? dit Pigeon.

- Ce qu’il a, reprit le curé : Il se fait tard, Desnou voudrait resterseul avec sa femme… et ça se comprend…

Quand le curé et les quatre membres du conseil de fabrique furent dansla rue :

- De bien braves gens, les Desnou, dit l’épicier Pigeon.

- Et si honnêtes, répondit Varin.

- Et pas fiers, reprit Lemeignot.

- Sans cérémonie, bégaya Mignet.

- Oui, murmura l’abbé Cardine, c’est un ménage bien uni… et quel caveau!...

Ils s’en allaient, sur un seul rang, dans l’unique rue du bourg,éclairée par la lune et coupée des ombres que projetaient les cheminées.

Leurs silhouettes noires vacillaient falottes. M. Desnou, à la fenêtrede sa chambre, les regardait s’éloigner. Et il songeait à ce que,pendant le dîner, Mignet avait dit de Jeanne et du petit Laplace, ausujet du pantalon. Il s’oublia jusqu’à dire à mi-voix :

- On verra…

- Quoi ? demanda Mme Desnou, qui marchait par la chambre.

- Rien, ma chérie, je suis pressé de me coucher.

- Laisse-moi toujours faire ma prière.

- C’est juste… dit le notaire qui se plongea dans sa rêverie.

Dans la chambre, Mme Desnou, voyant cette impatience de son mari,allait, venait, se déshabillant, avec des remuements de lèvres et dessignes de croix.

Et, comme le notaire entendait un clapotement :

- Un brave homme, notre curé, n’est-ce pas ?

Mais sa femme lui répondit avec humeur :

- Ma prière n’est pas finie…

IV

LES DESSOUS DE LA GRAVITÉ

UN soir que ses affaires l’avaient appelé àParis, le notaire deVal-Semé, après avoir dîné avec un client dans un cabaret desboulevards, sous l’influence de quelques bouteilles de pomard, s’étaitlaissé entraîner dans une brasserie.

- Tiens ! le petit Desnou !

La femme qui avait ainsi salué son entrée, vint s’asseoir à sa table.Desnou riait, très surpris.

- Vous me connaissez donc ?

- Si je te connais, mon petit ? Je te crois !

Et, dans un flux de paroles, la fille, à moitié ivre, lui raconta que,partie du Val-Semé, où elle était fille de ferme et où ses parentshabitaient encore, pour se mettre en place à Paris, elle était entréeen brasserie.

- Ça rapporte plus qu’une place, et c’est plus amusant. Mais, tu paiesencore une tournée, hein ? Quelle rencontre ! Un pays ! Et Me Desnou,gagné par l’ivresse, avait passé, petit à petit, son bras à la taillede la fille.

- Dites donc, Jeanne, si vous veniez faire un tour ?

- Certainement, je vais demander la permission…

Et puis, tout bas :

- Lâche ton ami.

Le notaire et la fille, dans un fiacre découvert, montaient lesChamps-Elysées. Et le papillotement des clartés de gaz, le bruit desvoitures, le va-et-vient de la foule, la griserie des soirs d’été, labeauté commune de cette femme, avaient fait oublier à Me Desnou letrain de minuit vingt-cinq qu’il devait prendre sans faute.

- Une folie, se disait-il, ni vu ni connu, je prendrai le train demainmatin.

En rentrant à Val-Semé, dans la monotonie du trajet en wagon, ilsongeait à la fille étrange qu’il venait de quitter. Une chaleur luifatiguait le cerveau, au souvenir de caresses inconnues jusque-là. Ilavait un grand malaise, ayant laissé un peu de son coeur dans unechambre d’hôtel meublé.

Quinze jours après ce voyage, il vit entrer, un après-midi, dans sonétude où il donnait des ordres à ses clercs, une femme, vêtue de noir,voilée, en grand deuil, dont il ne pouvait distinguer les traits.

- Monsieur Desnou, je désire vous parler.

Il fit entrer la dame dans son cabinet. Alors elle leva son voile.

- Vous ?

- Moi ! mon gros chéri.

- Mais pourquoi êtes-vous à Val-Semé ?

- C’est bien simple, ma mère vient de mourir, mon père, qui est infirmeà moitié, ne peut pas rester tout seul. Je profite de cela pour lâcherla vie que je menais là-bas et qui ne me plaisait pas du tout. Et puis…je voulais te revoir.

- Chut ! Plus bas.

Moitié ennuyé, moitié content, le notaire lui prit les mains :

- Ma fille, revenez demain, je serai seul, nous causerons.

Jeanne revint le lendemain. Elle apprit à Desnou qu’elle venait delouer une petite maison, toute petite, à l’extrémité du bourg. Son pèreavait une rente de quatre cents francs ; elle allait se mettre àtravailler, elle irait en journées faire des raccommodages et même lalessive, s’il le fallait. Ce serait encore plus propre que de servirdans un café, n’est-ce pas ? Et elle serait bien sage. Elle voulutalors faire une allusion au voyage, à Paris, du notaire.

- Ah ! non pas, dit Desnou, Paris et Val-Semé, cela fait deux.

- Je le sais bien, reprit Jeanne ; car, là-bas, j’avais de l’argent, etj’ai tout dépensé ce que j’avais pour mon deuil et mon voyage. Et il vafalloir que je paye le loyer de notre maison…

Le notaire vit ce qui allait arriver, et, regardant sa montre :

- Ma chère amie, nous allons nous quitter, j’ai une affaire à régler…

- Moi aussi, reprit Jeanne, et tu seras bien gentil de me donner centfrancs, hein ?

M. Desnou faillit tomber à la renverse.

- Cent francs ! cent francs ! Vous voulez me faire payer cher…

- Quoi ? Ce n’est pas ce que tu crois, mon ami. C’est un service que jete demande, voilà tout.

M. Desnou s’exécuta, par crainte que Jeanne ne révélât ce qui s’étaitpassé à Paris. Mais, par malheur, cette femme voulut le remercierchaleureusement, et il oublia encore une fois sa dignité.

Ce fut sa chute. Jeanne était dès lors sa maîtresse, le tenant par unsilence qu’elle lui faisait payer et par une passion qu’elle sut luimettre au sang.

Il fut convenu entre eux que, pour détourner les soupçons, elletravaillerait, comme elle l’avait annoncé, et viendrait en journée chezMme Desnou.

Le notaire n’avait aucun remords à tromper sa femme. C’était rarementd’ailleurs. Jeanne ne venait que tous les huit jours pour lesraccommodages, et, les jours de lessive, elle était chargée du lingefin. Dans le bourg, on ne se doutait de rien. On trouvait que laParisienne était un peu délurée cependant, et le mercier avait racontéà tout le monde qu’il l’avait vue, en compagnie du petit Laplace,assise, sous un arbre, au bord de la Vivanne, au petitjour.

V

OU LE TORCHON BRULE

LE notaire dormit mal la nuit qui suivit lerepas où le mercier luiavait appris ce que personne n’ignorait, les amours de Jeanne et dugalopin au bonnet phrygien.

- Mignet est une mauvaise langue, songeait-il. Jeanne m’aime, etcependant…

Aussi, dès le jour levé, Desnou était hors du lit. Sa femme se réveilla.

- Où vas-tu ? Il n’est que quatre heures.

- Je suis un peu fiévreux ce matin. Je vais aller faire un petit tourpour prendre l’air. Je ne serai pas longtemps.

Et il partit. Au risque de se compromettre, n’y pouvant tenir, il allafrapper à la porte de la petite maison que Jeanne habitait avec sonpère. La maison était à plus de cinquante mètres de la dernière dubourg ; il n’y avait personne sur la route. Il était entré sans être vu.

- Qu’est-ce que cela veut dire ? s’écria Jeanne, qui lui avait ouvertla porte.

- Rien, répliqua le notaire, ton père ne peut pas nous entendre ?

- Non, il est à l’étage au-dessus. Qu’est-ce que tu veux ?

Jeanne était en chemise, nu-bras, jambes nues, et ses cheveux châtains,un peu courts, lui pendaient sur le dos.

Le notaire la regarda avec une fureur dans les yeux, il ouvrit labouche pour l’interroger, mais, lui prenant les mains, il l’embrassa àpleine bouche et l’attira vers lui.

Il rageait, au fond, de voir combien cette femme le tenait. Il étaitvenu avec l’intention de faire une scène et à peine arrivé…

- Si c’est pour cela que tu es venu, dit Jeanne, c’est bien gentil,mais tu avait l’air furieux en entrant !...

- Oui, et je l’étais. Tu ne sais pas ce qu’on m’a dit hier ? Eh bien,on m’a affirmé que…

Il allait parler du petit Laplace, mais il n’osait plus. Une idée luivint :

- On m’a affirmé que c’est toi qui as le pantalon de ma femme.

Jeanne se mit à rire aux éclats.

- Ah ! c’est très drôle, laisse-moi rire, c’est pour cela que tu esvenu ? C’est pour cela que tu étais furieux ? Ha ! ha !

Et, dans un rire, elle alla s’affaler sur une chaise.

Desnou s’approcha d’elle :

- Eh bien ?

- Eh bien oui, je l’ai ; veux-tu voir comment il me va ?

Elle partit en courant et monta l’escalier, laissant Desnou fort étonnéet devenu songeur.

Si ce que Mignot avait dit pour le pantalon était vrai, il étaitcertain que le petit Laplace…

Jeanne redescendit bientôt. Elle avait mis le pantalon, un peu étroitpour elle, qui dessinait les formes épaisses.

Et comme elle continuait de rire, Desnou la regardait, abruti.

- Est-ce qu’il me va aussi bien qu’à ta femme ?

Jeanne s’approcha de lui et l’embrassa.

- Tu es furieux ? Ce n’est pas un bien grand mal, j’ai eu envie dupantalon, je l’ai pris ; mais si tu veux, je le remettrai dans le lingesans que ta femme s’en aperçoive. Je n’y tiens pas, au fond. Veux-tudis ?

- Oh ! tu peux le garder, il te va bien.

Desnou ne s’inquiétait guère du pantalon.

- Eh bien, non, dit-il brusquement, ce n’est pas pour le pantalon queje suis venu. On m’a dit que l’on t’avait vue te promenant avec lepetit Laplace, un garnement !

Jeanne pâlit.

- C’est trop fort ! On t’a dit ça ?

- On me l’a dit, et c’est vrai.

- On en a menti ! Es-tu bête ? Un gamin comme celui-là : Je serais samère ! Si tu crois ça, par exemple, tu peux t’en aller. Tiens, rentrechez toi et reporte le pantalon à ta femme, c’est fini !

Et Jeanne retira le pantalon.

Devant cette indignation, le notaire sentit ses doutes s’évanouir, et,en l’embrassant :

- Non, je suis fou ; mais je t’aime tant !

Ce fut Jeanne qui lui fit remarquer que, s’il ne voulait pas être vudes passants, il ferait bien de ne pas tarder. Et, le notaire, un peurouge, rajeuni et joyeux, sortit sur la route déserte, où les oiseauxchantaient dans les haies mouillées.

Il n’avait pas fait cent pas que Jeanne, qui était restée deboutderrière la porte entre-bâillée, poussa le verrou et, du bas del’escalier, appela :

- Georges, descends.

C’était le petit Laplace qui vint, tout habillé.

- Ah ! tu t’es habillé ? Tu as bien fait ! Il est temps que tudécampes, et promptement.

- Pourquoi ça ?

- Ça ne te regarde pas. Mais tu ne reviendras plus ici !

Il regardait, avec deux grands yeux étonnés et pleins de larmes, lafille qui l’avait ensorcelé.

- Vrai ? Et pourquoi cela ?

- Je t’ai déjà dit que tu ne le sauras pas. Tu n’as pas vu avec qui jeparlais ?

- Non, tu me l’avais défendu.

Jeanne respira, elle craignait que le gamin n’eût surpris ses amoursavec le notaire.

- C’est bien, je t’aime beaucoup, mais tu ne reviendras plus. Tu as debeaux yeux qui pleurent bien ; mais, si je revois ces beaux yeux-là, jeferais une jolie bêtise.

- Alors, dit le petit Laplace, c’est fini ?

- Oui. Et elle lui ouvrait la porte.

- Eh bien ! tu verras !

Et il partit. Jeanne regarda l’heure au coucou.

- Je vais faire la soupe à papa, dit-elle.

VI

AU BORD DE LA VIVANNE

A CENT pas de la route, au bas d’une couren pente, la Vivanne coulait,cachée à demi par les cressons et des branches mortes tombées descoudriers qui, montant de chaque rive, la couvraient en dôme. Etroite,on pouvait la franchir d’un bond. Elle était peu profonde ets’élargissait aux coudes où, pendant les orages, s’étaient amassés descailloux qu’elle roulait. Tombant de petite cascades ainsi formées, laVivanne bruissait doucement et, plus rapide, fuyait dans la faibleclarté zébrée des rayons du soleil passant à travers les feuilles. Leslibellules voletaient en zigzags. Des guêpes et de grosses mouchesnoires effleuraient les myosotis poussés entre les cailloux du bord surlesquels de petits vers frétillaient. Des chants de fauvettes partaientdes arbres, d’où les merles noirs s’envolaient avec un cri strident.Une vie intense bourdonnait dans ce coin frais, plein de verdeur.

Ses eaux, grossies par les pluies, avaient affaissé par places lestalus dans lesquels elle était encaissée. Un arbre était ainsi tombé,barrant le cours.

Sur ce ban improvisé, Jeanne et le petit Laplace étaient venuss’asseoir un matin, et c’est là que le mercier avait surpris le mystèrede leur amour.

En sortant de chez Jeanne, le pauvre petit était affolé. Il ne songeamême pas à rentrer avant que son père fût levé, ainsi qu’il le faisaitchaque matin, en passant par une fenêtre du rez-de-chaussée laisséeentr’ouverte.

Il avait d’ailleurs les yeux rouges et n’aurait pas voulu dire pourquoiil pleurait.

Comment ! elle le mettait à la porte, celle qui, le prenant, un jourqu’elle l’avait rencontré sur le bord de la Vivanne et, l’embrassant àpleine bouche, lui avait donné des désirs insoupçonnés ?

Il l’aimait tant ! Ne lui avait-il pas dit, ce gamin de quinze ans :Quand je serai en âge, nous nous marierons.

Il savait maintenant pourquoi elle avait ri. Et il revenait, au bord dela Vivanne, s’asseoir, pour pleurer, sur l’arbre où le matin ilsétaient venus s’aimer en pleine nature.

- Tiens ! tu es levé de grand matin, mon petit.

Il se retourna et reconnut M. Desnou.

Le notaire était sorti de chez Jeanne avec une grande joie au coeur etla face congestionnée. Il avait voulu, avant de rentrer chez lui, seremettre un peu des émotions éprouvées, et était venu prendre le fraisau bord de l’eau, les pieds dans la rosée.

Quelle belle matinée ! Il trouvait à la campagne une poésie qui,jusque-là lui avait échappé. Jeanne l’aimait ! Comment avait-il pu, uninstant, écouter les racontars de cette vieille bête de Mignet ?C’était son rival qu’il avait devant lui, ce petit gamin joufflu, auxyeux bêtes et encore gonflés par le sommeil.

- Eh bien ! petit, tu ne me réponds pas ? Tu t’es levé trop tôt, tu asencore les yeux rouges.

Le gamin, qui ne voulait laisser voir à personne ses chagrins, luirépondit en essuyant ses yeux :

- Dame, m’sieu, faut venir de bonne heure pour prendre des écrevisses.Et puis, le matin, les yeux me pleurent.

Le notaire rayonna. Parbleu ! le jour où Mignet avait vu le petitLaplace, au bord de la Vivanne, il y était venu pour pêcher !

- Tu viens souvent pêcher des écrevisses ?

- De temps en temps, répondit le gamin.

Desnou avait bien envie de l’interroger sur la présence de Jeanne lejour où le mercier les avait vus, mais il n’osa. Tout soupçon,d’ailleurs, avait disparu. Jeanne était venue sans doute pour laver àcet endroit où l’eau était très claire.

Il va falloir que je fasse plaisir à ma femme, songea-t-il. Elle aimeles écrevisses.

- Dis donc, gamin, veux-tu m’en vendre, si tu en prends.

- Mais oui, m’sieu.

- Eh bien, apporte m’en deux douzaines, hein ? C’est entendu !

Et il partit, remontant le cours d’un pas gaillard.

Le gamin s’assit sur l’arbre, caché par la haie. Quand Desnou fut surla route :

- Dis donc, cria-t-il, je te les paierai quinze sous !

Et, pour se railler lui-même des craintes qu’il avait eues, il ajouta :

- Tu pourras faire un cadeau à ta bonne amie.

Le gamin, que ce mot frappa au coeur, poussa un cri et tomba ensanglotant.

- Tiens ! dit Desnou, il en a déjà pris une, mais elle l’a pincé !

VII

TOUTE PEINE MÉRITE SALAIRE

DESNOU, en rentrant chez lui, trouva safemme sur le seuil de la porte.Elle allait partir pour la messe.

- Comment tu as été longtemps ! Vas-tu mieux ?

- Mais oui, ma bonne amie, je vais très bien, j’ai pris le frais aubord de la Vivanne et ça m’a ragaillardi. A propos, le petit Laplace,que j’ai rencontré là-bas, va venir te voir tantôt. Ça va te faireplaisir, tu lui donnera quinze sous.

- Quoi donc ? mon chéri.

- Tu verras, tu verras, c’est une surprise.

A ce moment, le facteur qui passait lui remit une lettre.

- D’où vient-elle ? dit Mme Desnou, curieuse, une lettre d’affaires ?

- Ah ! que c’est ennuyeux ! s’écria le notaire qui lisait. Je suisforcé de partir tout de suite !

- Où ?

- A Caen. On ne m’a pas prévenu ! C’est aujourd’hui que vient laliquidation des foulonniers. Et ça va durer trois jours !

- Mais tu vas toujours prendre le temps de déjeuner.

- Oui, mais au galop. J’emmène le second clerc avec moi…

Une heure après, M. Desnou montait dans la diligence qui le menaitjusqu’à Dozulé où se trouve la gare la plus proche.

Mme Desnou, revenant de la messe, passait.

- N’oublie pas de donner les quinze sous ! lui cria son mari.

Elle rentra chez elle, fort intriguée par cette commission mystérieuse.

Pendant ce temps, le petit Laplace, au bord de l’eau, cherchait desécrevisses. Il trouvait dans ce travail diversion à sa peine. S’étantmis les pieds à l’eau, le sang ne lui fouettait plus les tempes et ilredevenait raisonnable. Un sanglot lui montait encore, quelquefois, àla gorge - comme les coups de tonnerre intermittents lorsque l’orageest parti.

Son caractère inconsciemment féroce de paysan lui suggéra une idée. Ilsortit de l’eau et rejeta les quelques écrevisses qu’il avait déjàprises.

- Ah ! des écrevisses ! je vais lui porter autre chose à M. Desnou.

Et il partit. Ses yeux brillaient à la pensée qu’il allait être vengé.

Quand il arriva chez le notaire, il demande Mme Desnou. Le petit clercle fit entrer dans le jardin, où la brave femme cueillait du persil. Lematin, elle aidait un peu la bonne à préparer les repas.

- Ah ! voilà le petit Laplace qui m’apporte quelque chose !

Le gamin était devant elle, tenant sa casquette dans ses mains, raidecomme un pieu et avec un léger tremblement sur ses lèvres pâles.

- Qu’est-ce que c’est ? Dis-moi ?

Mme Desnou était bien intriguée. Il devait apporter quelque chose etn’avait rien dans les mains. Le petit Laplace la regarda et dit :

- Je n’ose pas.

Puis, presque à voix basse :

- Voulez-vous savoir où est votre pantalon ?

Mme Desnou, qui était agenouillée en cueillant ses herbes, se redressavivement.

- Mon pantalon ? Qu’est-ce que tu dis ?

- Oui, dans le bourg, tout le monde a parlé d’un beau pantalon qui vousa été pris.

- Eh bien ?

- Je sais où il est, c’est chez la Jeanne.

- Je m’en doutais, s’écria Mme Desnou. Mais tu es bien sûr ? Commentsais-tu que c’est le mien ?

- Il y a un grand D, au fond, tout brodé.

- C’est bien lui. Mais comment sais-tu que la Jeanne l’a chez elle ?

- Bédame, dit le gamin, je l’ai vue se déshabiller !

Mme Desnou rougit un peu. Mignet avait donc raison.

- Tiens, attends !

Et, tirant son porte-monnaie de sa poche, elle compta quinze sousqu’elle remit au petit Laplace, ainsi que son mari le lui avaitrecommandé.

Cette surprise lui causait un grand plaisir, certes, et M. Desnou avaiteu raison de ne pas lui dire dès le matin ce qu’il en était. Elle eûtété capable de ne pas écouter la messe sans distraction.

Et, pleurant de joie, elle entra dans sa cuisine où elle dit à lavieille bonne :

- J’ai retrouvé mon pantalon !


VIII

VAL-SEMÉ DESCEND DANS SA RUE


QUE vous avais-je dit, ma chère madame ?J’aurais fait un bon juged’instruction, n’est-ce pas ? Par déduction, on arrive à savoir biendes choses ; car tout se tient ! Je ne sors pas de là.

Le mercier Mignet, que Mme Desnou avait fait venir en grand’hâte, étaitenchanté.

- Ah ! cette coquine ! Elle est punie par où elle a péché. C’est lepetit Laplace qui la vend ! son complice. Mais, si vous m’en croyez,nous allons la faire arrêter. C’est l’ami Desnou qui va être content !

- Certainement. Mon mari n’est pas méchant, mais il est sans pitié pourles voleurs !

On frappa à la porte de la salle à manger où ils se trouvaient, et lepharmacien Varin entra.

- Eh bien ! qu’est-ce que j’ai donc appris, madame, Mignet avait raison?

- Mais, comment savez-vous ?

- Comment ? Tout le monde le sait à Val-Semé. Votre vieille bonne estvenue me le dire, la mienne l’a dit à celle des Pigeon, ses garçonsl’ont répété aux petits clercs. Ça va son train.

- Alors, s’écria Mignet, nous n’avons pas un instant à perdre. Allonsprévenir le brigadier. Il va faire une perquisition, si la voleusen’avoue pas du premier coup. Vous venez avec moi, Varin ?

Les deux hommes sortis, l’abbé Cardine entra.

- Bonjour, monsieur le curé.

- Bonjour, madame, et mon cher Desnou est-il ici ?

- Non, malheureusement.

- Pourquoi, malheureusement ?

- Parce que je suis forcée de confier à des amis une commission peuagréable pour eux.

- Laquelle donc ?

- Comment, vous ne savez pas ? On a retrouvé mon pantalon chez une demes lessivières. M. Mignet et M. Varin sont partis chercher lesgendarmes pour la faire arrêter.

L’abbé Cardine soupira profondément.

- Qu’avez-vous fait là, mon Dieu ! Le bon Mignet est fou ! Il est bienmalheureux que votre mari ne soit pas là, en effet, car il n’auraitjamais eu l’idée de faire arrêter cette femme.

- Vous croyez ? mais pourtant…

- Songez donc : la femme arrêtée, on va la conduire en prison, puis lajuger ; vous allez être forcée d’aller déposer au tribunal. Comme toutcela est ennuyeux ! Je sais bien que vous tenez beaucoup à cet objet.C’est un moyen de vous le faire rendre. Mais la relique est un peuprofanée… Vous n’oserez plus vous en servir, après qu’il a été porté,ce pantalon, par…

Mme Desnou pâlit. Elle n’avait pas songé à cela. Le curé reprit :

- Enfin, il vaut mieux qu’il soit entre vos mains. Voulez-vous unconseil ? Faites pour lui comme pour les choses sacrées qui ont étésouillées. Brûlez-le quand on vous l’aura rendu.

Au revoir, ma chère madame.

Et l’abbé Cardine, avec un sourire sur les lèvres, eut à traverser,pour rentrer au presbytère, la place de la Fontaine, où desgroupesstationnaient.

Toutes les femmes avaient besoin d’eau pour leur ménage. Elles étaientune quinzaine.

- Je m’en étais bien doutée, disait l’une, cette Jeanne qui était alléeà Paris, c’était louche…

- Comme de juste. Celui qui vient et qui revient…

- Parbleu !... si ça ne fait pas pitié !

- Et jamais aux offices ! ça vit comme un chien ! C’est pas étonnant !

- Mais, comment queMme Desnou a su que c’était elle !

- Tiens, c’est vrai, on n’en connaît rien !

- Mais si, mais si, c’est M. Mignet qui l’a dit, puisque c’est lui quiest avec les gendarmes.

- Tiens ! Mme Laplace.

Une femme d’une quarantaine d’années, très grosse et en toilette fortnégligée, tête nue, s’approcha :

- Vous n’avez pas vu passer mon gamin ?

- Que oui, il a traversé la rue il n’y a pas une heure.

- Figurez-vous que son père le cherche sans mettre la main dessus.

Elle n’osait pas dire, la brave femme, qu’elle était très inquiète.Ayant trouvé le lit de son garçon à peine défait, une fenêtre ouverte,elle avait compris que le gamin avait découché. Le père Laplace étaitfurieux.

- Oh ! les enfants, avait-il dit, ça vous abrège la vie !

Il allait être dix heures, et le garnement n’était pas encore rentré.Ce que venaient de lui dire les femmes avait rassuré la mère.

- Et de quel côté allait-il ?

- Je l’ai vu entrer chez M. Desnou, dit l’une des commères.

Mme Laplace était bien surprise. Son garçon chez le notaire ? Pourquoifaire ? La curiosité la prit, malgré une retenue inspirée par lacrainte d’entrer, sans motif très sérieux, chez une dame d’une positionsupérieure à la sienne. Et, à mi-voix, elle dit :

- Je voudrais bien aller demander ce qu’il faisait là.

- Allez-y ! Pas fière pour un sou, la bonne dame. Et puis, en cemoment, elle doit être bien contente.

- Pourquoi ?

- Vous ne savez pas qu’elle a retrouvé son pantalon ? C’était la Jeannequi le lui avait pris.

Mme Laplace se dirigea vers la maison du notaire, pendant que lesfemmes disaient :

- Restons là, nous allons bientôt voir les gendarmes l’emmener, lacoquine.

Et l’épicier Pigeon, debout sur le seuil de sa porte, les regardait enleur criant :

- Oh ! les femmes ! comme c’est curieux !

A ce trait d’esprit, elles se mirent à rire bruyamment.

Mme Laplace était entrée dans l’étude de M. Desnou.

- Pardon, madame, vous n’avez pas vu mon garçon, à ce qu’on m’a dit ?

- Mais si, j’ai vu le petit ce matin, même il m’a bien servi. C’est luiqui m’a appris que mon pantalon était chez la blanchisseuse.

- Lui ! fit la mère. Comment le savait-il ?

Mme Desnou rougit, comme d’habitude, à toute question effleurant unchapitre brûlant.

- Je suis bien contente que vous l’appreniez ; aussi, je vais vous ledire, ma bonne dame, votre petit l’a vue se déshabiller. C’est doncqu’elle l’avait débauché, cette gueuse. Veillez-y.

Ces paroles éclairèrent complètement Mme Laplace sur la situation. Legamin avait passé la nuit chez cette voleuse ! Sans remercier même MmeDesnou, elle sortit en courant et arriva, rouge et suffoquant decolère, auprès de la fontaine.

- Ah ! la gueuse ! la gueuse ! Vous ne savez pas ! Elle m’avait volémon garçon ! Je viens de savoir ça ! Elle l’avait débauché, la fille !Je le cherchais tout à l’heure, c’est parce qu’il n’était pas rentrécette nuit ni ce matin. Il avait couché chez elle, une catin et unevoleuse !

Ces paroles, jetées avec rage à la face des commères, produisirent uneffet foudroyant. Les boutiquiers, sur le devant de leur porte, attiréspar les cris et les clameurs, arrivaient en courant. Des parolesindignées s’échangeaient avec le récit répété et grossi de Mme Laplace.

- La gueuse ! la gueuse !

On disait déjà, à l’extrémité du bourg, que Mme Laplace cherchait songarçon depuis la veille, et qu’on l’avait trouvé mort dans la chambrede Jeanne.

Mais la coquine était arrêtée.

- La voilà ! la voilà !

A ce cri, la foule se porta vers le cortège qui s’avançait sur laroute. En tête, Mignet, le mercier, et Varin, le pharmacien. Unbrigadier les suivait, sabre au poing ; puis Jeanne, les poignetsattachés, entre deux gendarmes, s’avançait, souriante et commeglorieuse de cette curiosité soulevée.

Mais la mère de Laplace et le groupe de commères arrivèrent.

Et des poings tendus, des yeux braqués, des cris injurieux montait unetelle haine, que Varin, ne comprenant rien, dit au brigadier :

- Prenez garde, ils vont la tuer. Et pour un pantalon !

- Catin, Catin ! Gueuse ! Coquine !

Jeanne, étonnée, leva la tête et regarda ces imbéciles qu’elle tint enrespect par la puissance de son regard jusqu’au moment où, arrivée à lagendarmerie, elle fut enfin débarrassée de ses cordes et enfermée dansune petite voiture qui prit le trot vers Pont-l’Evêque où on laconduisait en prison. Varin et Mignet sortirent.

Quelques personnes les interrogèrent pour savoir ce qu’on avait trouvéchez Jeanne, mais ils répondirent :

- Vous verrez ça quand on la jugera.

Mme Desnou les attendait impatiemment.

- Eh bien ! elle est arrêtée.

- Oui, elle a été admirable, cette coquine, fit Mignet qui, décidément,prenait intérêt à cette affaire ; elle a été arrêtée sans résistance.Nous sommes arrivés avec le brigadier et les deux gendarmes. Elle nousa demandé ce que nous voulions. J’ai répondu : « Le pantalon de MmeDesnou. » Elle a dit : « Est-ce M. Desnou qui vous envoie ? »

Je l’ai informée que M. Desnou serait venu lui-même s’il avait été àVal-Semé et que nous étions là à sa place en qualité d’amis. Elle esttrès distinguée, au fond, cette lessivière. Nous sommes entrés.

- Messieurs, a-t-elle dit, je reconnais que j’ai volé le pantalon, jel’avoue ; mais je ne vous dirai pas où il est. Inutile de faire uneperquisition, vous ne trouveriez rien. Puisque, je le répète, j’avoue,cela doit suffire.

Pensant inutile de faire des recherches, d’ailleurs le temps pressait,le brigadier a pris alors la parole :

-  Je vous arrête, au nom de la loi !

- Ah ! bah ! laissez-moi embrasser papa, et je suis à vous.

Elle court en ce moment vers Pont-l’Evêque. Attendez-vous bientôt à cequ’elle passe en jugement.

- Au revoir, mes chers amis, et merci !

- Mâtin ! dit Mignet à Varin lorsqu’ils furent sortis, est-ce unegaillarde ? hein ?

- Oui, dit Varin. Quand elle regardait les femmes qui l’injuriaient,elle m’a rappelé Marie-Antoinette allant à l’échafaud !

La rue du Val-Semé était en mouvement. De boutique en boutique, onallait, commentant l’événement.

- C’est ça qui sera curieux à voir juger, hein ?

- Mais vous savez bien que le petit Laplace n’est pas rentré chez sonpère. C’est lui, le gamin, qui l’a dénoncée.

- Vous viendrez à Pont-l’Evêque ?

Mme Laplace cherchait toujours son fils. Les trois cabarets de Val-Seméétaient pleins de consommateurs, et même on profita de la circonstance,puisque la journée était perdue, pour jouer aux boules sur la place dela Fontaine, ce qui, depuis dix ans, n’était jamais arrivé un lundi àVal-Semé.

IX

L’INÉVITABLE REMORDS

QUAND il eut dénoncé Jeanne à Mme Desnou, lepetit Laplace regretta cequ’il venait de faire. Sa vengeance était assouvie, il en vit toute laméchanceté. Il aimait, après tout, cette fille qui l’avait couvert decaresses en lui révélant les doux mystères d’amour.

Il prit sa course vers la campagne, car il n’osait plus rentrer chezlui. Son père s’était aperçu sans doute de sa disparition ; on lecherchait, et une bonne correction l’attendait.

Le gamin retourna sur les bords de la Vivanne et s’assit sur l’arbre oùDesnou l’avait rencontré le matin.

Il restait là, les yeux ouverts et comme endormi ; - le vent soufflaitdans les arbres, les oiseaux chantaient, le ruisseau coulait enclapotant, un murmure s’élevait de toutes les choses et de tous lesêtres, - songeant à ce qui venait de se passer. Il crut que c’était unrêve.

Les voitures passaient sur la route. Des grelots du cheval et lescahotements des roues berçaient son hébétude - celle des gens qui n’ontpas assez dormi.

En regardant à travers les branches, il vit une forme noire sur laroute.

C’était l’abbé Cardine. Il était sauvé !

Sortant de sa cachette, il alla vers le brave curé.

- Bonjour, m’sieu l’abbé.

- Tiens ! qu’est-ce que tu fais là ?

Le gamin était devant le prêtre, muet. De grosses larmes lui vinrentaux yeux.

- Tu pleures ? mon petit ; voyons, pourquoi ?

Le gamin, avec des hoquets dans la voix, lui raconta ce qui s’étaitpassé, sa visite à Mme Desnou, sa rencontre avec le notaire, et enfin,l’abbé Cardine le pressant, ses amours avec Jeanne. Il finissait par lecommencement.

- Alors, dit le prêtre, tu n’oses pas rentrer chez ton père ?

- Non, m’sieu l’abbé.

- Dis donc, gamin, depuis six mois que tu es sorti de l’école, tu neviens plus aux vêpres.

- Non, mais je vais à la messe.

- Parce que ta mère t’y force. Et tu ne viens plus à confesse.

Le petit Laplace rougit.

- Tu te trouves trop monsieur pour ça ? hein ? Tu vois que ça n’est pasdifficile pourtant. Tu viens de te confesser comme tu ne le ferasjamais. Allons, viens avec moi.

Le prêtre retourna vers Val-Semé et continua à lire son bréviaire,pendant que le gamin le suivait en mâchonnant de grandes herbes jaunesqu’il arrachait au talus.

Quand ils entrèrent dans la boutique du peintre, Mme Laplace, qui étaitassise derrière une table sur laquelle un registre était ouvert, seleva. Et avant qu’elle eût pu ouvrir la bouche :

- Je vous ramène un pécheur repentant, dit le curé. Vous allez mepromettre que vous ne le gronderez pas. Il s’est confessé, je luipardonne. Faites-en autant.

Des larmes vinrent aux yeux de la mère. Elle regardait son fils,honteux, qui se cachait derrière le prêtre.

- Il vous a donné de l’inquiétude, hein ?

- Oh ! monsieur le curé, dit Mme Laplace en pleurant : Quand je pensequ’il est déjà… Nous n’en ferons rien de bon !...

- Voyons, calmez-vous… Embrasse ta mère et demande-lui pardon.

- Maman, je ne le ferai plus, dit le gamin.

Le père Laplace entrait.

- Ah ! te voilà ! cria-t-il furieux, et se retournant : Bonjour,monsieur le curé.

L’abbé Cardine, voyant la colère du père, le prit par le bras et,l’entraînant dans un coin, pendant que la mère et le filss’embrassaient :

- Ne le grondez pas, voyons, je vous le ramène, la fille est arrêtée,le gamin ne la verra plus, il va être sage.

- Oh ! monsieur l’abbé, je veux lui donner une leçon !

- Voyons, reprit le prêtre, laissez-le tranquille. Est-ce qu’il ne vautpas mieux le voir comme ça !... Il n’est pas bête.

Et se retournant vers le gamin :

- Viens embrasser ton père, la paix est faite. Mais, tu sais, tâche detravailler mieux que tu ne fais. Et se tournant vers le peintre : Ilvous aide, n’est-ce pas ? Fais un bon ouvrier. A propos, venez meremettre un carreau qui manque dans ma salle à manger. Au revoir !

Laplace lui tendit la main, que le curé serra, et il allait sortir,quand le maire de Val-Semé entra dans la boutique.

L’honorable charcutier municipal fit la grimace. Il était en froid avecle curé depuis l’aventure du cochon.

- Bonjour, monsieur le curé.

- Bonjour, monsieur le maire.

- Vous savez que Val-Semé est dans l’indignation.

- Pas possible !

- Je crois de mon devoir de représentant de la loi de venir demander àM. Laplace s’il a l’intention de faire poursuivre la fille Jeanne pourdétournement de son garçon qui est mineur ?

Le peintre, sa femme et le gamin ouvraient de grands yeux, intimidéspar la vue de l’écharpe tricolore que le maire avait cru devoirrevêtir, vu la gravité de la circonstance.

- Voyons, dit le curé, laissez donc cette affaire-là. Il est inutile del’ébruiter. Si vous étiez à la piste des détournements de mineurs, vousmettriez votre écharpe du matin au soir.

- De tels cas sont rares à Val-Semé.

- Pas si rares que vous croyez. Je le sais bien, moi.

Le maire, mécontent de cette résistance, reprit :

- Eh bien ! puisqu’il en est ainsi, je ne consulte plus les parents. Jevais prévenir le parquet, qui la poursuivra pour détournement de mineur.

- Mais, je n’y tiens pas, dit le peintre.

Le curé lui dit :

- Ecoutez. N’en faites rien. On la condamnera comme voleuse, celasuffit. Ne demandons pas la mort du pécheur. Si vous voulez vous tenirtranquille, je vous donnerai satisfaction d’une affaire qui nous a unpeu brouillés. Vous avez beau dire, mon cher ami, vous m’en voulez !

- Moi ? Et pourquoi ?

- Tenez. Vous vouliez que je dise deux messes de plus qu’il n’étaitconvenu pour avoir tué mon cochon. Eh bien, j’en dirai quatre. Et n’enparlons plus. Au revoir, monsieur Laplace.

Le maire et le curé sortirent, et le peintre, resté sur la porte parpolitesse, rentra en disant à sa femme :

- Quel brave homme, notre curé !

Le gamin fut étonné de ne point recevoir de taloches. Son père et samère lui parlaient comme d’habitude et il ne fut pas question de sonaventure de la nuit.

- Dis donc, papa, veux-tu me laisser sortir cinq minutes ?

Laplace, étonné, le regarda. Jamais le gamin ne demandait de permissionpour aller flâner avec les gamins du bourg.

- Oui, mais où veux-tu aller ? Tu rougis !

- Je veux aller à l’église.

Sa mère l’embrassa. Il partit.

Les quinze sous que la femme du notaire lui avait donnés, brûlaient sapoche. N’était-ce pas le prix du sang qu’il avait là ?

Et, ayant acheté un cierge, il le plaça, allumé, devant l’autel de laVierge Marie.

Jeanne, pendant le voyage, demandait qui avait pu la dénoncer. Desnou ?C’était peu probable. Et, cependant, elle connaissait au notaire une siétrange façon de comprendre la probité, qu’il avait bien pu êtrefurieux du vol de ce pantalon. Peut-être avait-il vu sortir le petitLaplace et voulut se venger d’être trompé. Elle regrettait bien del’avoir fait sortir si tôt, ce gamin que Desnou, évidemment, avaitrencontré sur la route et interrogé.

Elle songea aussi à une trahison du petit, se rappelant que tout lemonde connaissait la disparition du pantalon, que la description enavait partout été faite et que le gamin avait pu le voir au moment oùelle l’avais mis pour faire enrager son amant.

Quelle bêtise elle avait faite là, en tous cas. C’était sa faute : elleavait chassé le petit Laplace qui était parti furieux, et cela de façonqu’il pût être rencontré par Desnou. Ses deux amants fâchés du coup !

Elle ne put s’empêcher de sourire en se les représentant tous deux, lesrivaux, l’un de quarante ans, l’autre de quinze, causant d’elle sur laroute.

Et comme elle regretta d’avoir pris le pantalon le jour de la lessive !Etait-ce assez idiot, au fond. Elle eut un remords de ce vol, à causede ses conséquences.

Mme Desnou, pendant ce temps, était bien ennuyée. Elle voulait écrire àson mari, mais Mignet lui avait conseillé de n’en rien faire.

Devant cette révolution du bourg, elle regretta d’avoir permis aumercier de faire arrêter Jeanne, d’autant plus que cette relique, ainsique le lui avait fait remarquer l’abbé Cardine, ne pouvait plus resterdans sa châsse, la grande armoire de chêne odorant la verveine etl’iris.

Le soir de ce jour, mémorable à Val-Semé, Jeanne, enfermée dans unecellule de la prison de Pont-l’Evêque, regrettait son équipée. Le petitLaplace était bien ennuyé de ce qu’il avait fait. Avoir ainsi perdu sonbonheur ! Quoique chassé par Jeanne, peut-être aurait-il pu la revoirplus tard…

Mme Desnou était effrayée, à l’idée qu’il lui faudrait aller déposerdevant le tribunal.

Comme on lui avait raconté par le détail l’arrestation, elle savait queJeanne n’avait pas voulu partir sans embrasser son père. Ce trait latoucha, et, avant de se coucher, elle envoya sa bonne chez le vieilinfirme, lui porter les restes de son dîner. Mais il était trop tard,la servante de l’abbé Cardine avait apporté celui de son maître, quidînait chez le maire avec lequel il s’était réconcilié.

X

UN JOYEUX RETOUR

LE mardi soir, M. Desnou tomba anéanti surune chaise, quand, à peinearrivé dans la salle à manger, sa femme lui eut raconté les événementsde la veille.

Quel beau voyage il venait de faire ! Ah ! s’il avait pu prévoir, commeil serait resté, malgré les affaires qui l’appelaient à Caen.

- Et c’est le petit Laplace qui t’a appris cela ? Comment le savait-il ?

Mme Desnou, en rougissant, répéta ce que lui avait dit le gamin : ill’avait vue se déshabiller.

M. Desnou ne s’attendait pas à cette révélation. Mais il sut,néanmoins, faire bonne contenance. Il pâlit un peu, puis le sang luimonta à la tête.

- Alors, il t’a dit cela en t’apportant les écrevisses ?

- Quelles écrevisses ?

- Ne t’avais-je pas dit de lui donner quinze sous ?

- Oui, je les lui ai donnés. Mais, comme tu m’avais prévenue que savisite me ferait beaucoup de plaisir quand il m’a appris où était monpantalon, j’ai cru qu’il s’agissait de cela.

- Pas du tout. Il devait t’apporter des écrevisses. Tu lui donnesquinze sous pour une commission comme celle-là ? C’est un vaurien, quele petit Laplace…

- Mais, mon ami, cette fille nous a volés.

- Oui, mais ce gamin, pourquoi l’a-t-il dénoncée ? On ne doit pas seservir des mouchards. Tu as eu tort de faire arrêter ta lessivière.

- C’est Mignet qui l’a voulu.

- Ah ! vraiment ! Eh bien ! je vais le voir…

Et Mme Desnou, qui ne comprenait rien à l’humeur de son mari,l’entendit avec stupéfaction grommeler en s’en allant : Quel imbécile !quel crétin ! se mêler de ce qui ne le regarde pas !

Le notaire était fort anxieux. Il savait maintenant que Jeanne l’avaittrompé avec le petit Laplace, plus de doute possible.

Mais pourquoi le gamin l’avait-il dénoncée ? Voilà ce qu’il cherchaitvainement. C’était d’autant plus grave, que Jeanne ne devait pas savoirce qui s’était passé. Certainement, elle allait croire que le notaireseul avait pu la faire arrêter. Lui seul le pouvait. Mais rien ne setrahissait de son trouble quand il arriva chez le mercier.

- Eh bien ! lui cria ce dernier, dès qu’il entra, vous savez ce quis’est passé ?

- Oui, et je viens vous demander ce qui va arriver.

- C’est bien simple, les gendarmes vous le diront. Mais…, vous me devezune fière chandelle, hein ? C’est moi qui me suis chargé de tout. Jel’ai fait arrêter.

- Mais, je vous en suis très reconnaissant, mon cher Mignet, soyez-enassuré, pourtant… Vous ne trouvez pas que l’affaire va trop loin ?

- Moi ? pas du tout !

- Si, un peu… Ainsi, je vais être forcé d’aller, avec ma femme, déposerdevant le tribunal de Pont-l’Evêque. Eh bien ! c’est une dépense, cela,et qui dépassera le prix du pantalon.

- C’est possible, mon cher, mais le vice doit être puni. Et quand mêmeil m’en coûterait les yeux de la tête, je n’hésiterais pas à fairepoursuivre un voleur. Tout se tient, vous le savez. Si nous ne faisonspas coffrer les coquins, c’est nous, les honnêtes gens, qui en pâtirons.

- C’est juste, reprit le notaire ; cependant, le cas n’est pas grave.S’il s’était agi d’un vol comme on en voit tous les jours : vold’argent, d’objets, de bouteilles de vin, je n’hésiterais pas. Mais dequoi s’agit-il ? d’un pantalon !

Ce n’est pas, comme dans tous les vols, pour satisfaire des besoins quecette fille a volé, c’est sans but, très certainement. Une coquetterie! Les femmes ont des tentations…

- Une coquetterie ? interrompit le mercier, elle est impardonnable !Était-ce pour mieux plaire au petit Laplace ?

Le notaire, à ce mot, sentit monter sa colère.

- Vous avez décidément raison, il faut la laisser où elle est, notrevoleuse. Allons à la gendarmerie.

Et ils partirent tous les deux dans la rue de Val-Semé.

Les boutiquiers, devant leur porte, fumaient la pipe ; les femmescausaient entre elles.

Voyant passer M. Desnou avec le mercier, elles se turent, et, quandelles le virent frapper à la porte de la gendarmerie, s’entretinrent del’affaire du pantalon.

- Le petit Laplace est rudement déluré, hein ?

- Pas laid, ce gamin, mais précoce…

- Pour sûr…

- C’est dégoûtant, quand on y pense, pas vrai ?

- Fallait bien que ça soit un gamin… avec tout son chic, elle n’est pasjolie, la Jeanne.

Les hommes intervinrent alors.

- C’est-y la jalousie qui vous fait parler, la petite mère ? Je ne latrouve pas si mal que ça !

- Oh ! vous, vous n’êtes qu’un coureux… on vousconnaît ! et pasdifficile, encore…

Cette aventure, dont les dessous inconnus venaient d’être mis à nu,avait remué le bourg.

Une griserie en montait comme d’un flacon d’essence de rose subitementdébouché. Et les cerveaux étaient surexcités. On ne parlait que dupantalon, de Jeanne et du petit Laplace. Les hommes trouvaient idiotque cette femme se fût donnée à un gamin, les femmes trouvaient, aufond, le petit Laplace intéressant. Et cet épisode croustilleux quivenait de rompre la banalité et la monotonie de leur vie, avait mis enrut inavoué tous les habitants de Val-Semé.

Le notaire et le mercier, après avoir longtemps cogné la porte de lagendarmerie de son lourd marteau de fer forgé, s’ennuyaient de ne pasrecevoir de réponse et allaient partir, quand une fenêtre s’ouvrit.

- Qui qu’est là ? dit une voix.

- M. Desnou, répondit le mercier.

- M. Mignet, ajouta le notaire.

- C’est bon ! c’est bon ! Quoi que vous voulez ?

Le notaire et le mercier se regardèrent les yeux interrogateurs.

Comme des fenêtres s’étaient ouvertes de tous côtés à ce bruit inusité,ils n’osaient dire tout haut le motif de leur visite à la gendarmerie.Mignet cria :

- Vous ne pouvez pas descendre ? Nous avons à vous parler.

Et le gendarme, en chemise, coiffé d’un bonnet de coton, répondit :

- Impossible, on ne descend pas la nuit. C’est la consigne.

- Bon, répondit le notaire, nous reviendrons demain.

Et ils partirent.

Les gens qui étaient devant les portes et aux fenêtres furentdésappointés de ne rien savoir.

Le notaire était inquiet. Quelle nuit il allait passer !

- Voyons, se disait-il, Jeanne n’osera rien dire, si elle croit que lepetit Laplace l’a dénoncée ; mais si elle croit que c’est moi, je suisflambé.

Mais, dès demain, je file à Pont-l’Evêque ; si je ne puis lui parler,je tâcherai de lui faire parvenir une lettre, je lui expliquerai. C’estcela qu’il faut faire.

Et comme il était plongé dans ces réflexions :

- Tiens ! M. Desnou, M. Mignet.

C’était le maire, un peu allumé, qui se plaçait devant eux, barrantpresque la route de son ventre énorme.

- Bonjour, monsieur le maire.

- Ah ! mon cher monsieur Desnou, vous êtes content de nous, hein ? Elleest arrêtée, la voleuse ? Figurez-vous que notre curé m’a dit…

- Comment, notre curé ? interrompit Desnou qui ignorait leurréconciliation.

- Oui, je suis remis, et à cause de cette affaire-là : je vousraconterai ça.

Eh bien ! le curé m’a dit comme ça : c’est des bêtises que d’avoirarrêté la fille, ça n’en valait pas la peine. Et pourtant j’avais voulula faire poursuivre pour détournement de mineur…

Desnou n’avait pas de chance, décidément. Tout le monde lui parlait dupetit Laplace, sans se douter que c’était enfoncer à chaque fois unclou sur son front.

Car c’est là, au-dessus des yeux, que le sang affluait, dans cesmoments, occasionnant des douleurs intolérables.

- Non, je lui ai dit, à notre curé, reprit le maire, il est tropfacile. Il me dit qu’il admet tout et que, les péchés portant avec euxleur punition, il est inutile de charger les pécheurs. C’est-y bienparlé, ça ? C’est de l’Evangile.

Desnou donna la main au maire et au mercier, et, prétextant unefatigue, partit.

- Si les péchés portent leur punition… se disait-il, gare à ce qui vame tomber sur le dos !

En rentrant chez lui, il embrassa sa femme, enchantée de le voirrentrer, car elle commençait à être inquiète ;

- Eh bien ! tu as vu Mignet ?

- Oui. Nous saurons demain ce que cela va devenir.

- Tu es mécontent de ce qu’il a fait ?

- C’est fait, c’est fait, dit le notaire. Couchons-nous.

Au fond, il était un peu fataliste.

XI

UNE AUDIENCE INTÉRESSANTE

LE jeudi, dès quatre heures du matin, leshabitants de Val-Semé étaientréveillés par le son de l’Angelus.

L’abbé Cardine sortit du lit avec mauvaise humeur.

Sa bonne avait ordre de le réveiller une demi-heure au moins avantl’Angelus.Et elle avait oublié !

Il se leva et regarda l’heure à la pendule qui marquait quatre heuresdix.

- Est-ce que mon sacristain est fou ? Sa montre avance donc d’une heure.

L’Angelusétait sonné à cinq heures habituellement. Le sacristainn’avait jamais manqué d’arriver à l’église pour remplir son office avecune régularité absolue.

Quand il fut habillé, le curé alla promptement à l’église :

- Eh bien ! qu’est-ce que cela signifie ? Vous sonnez l’Angelus àquatre heures, maintenant ?

- Mais, m’sieu le curé… dit le sacristain, embarrassé.

- Mais quoi ?

- C’est que c’est aujourd’hui qu’on juge la Jeanne.

- Je le sais bien. Est-ce une raison pour faire lever tout le bourg aupetit matin ?

- Mais, c’est que j’ai trouvé une occasion pour aller à Pont-l’Evêque.M. le maire va aller au marché aux cochons, et il me prend dans savoiture.

- A quelle heure ?

- Tout de suite, il m’attend.

L’abbé Cardine ne put s’empêcher de sourire et quitta le sacristain.

Comme il avait encore une heure et demie devant lui avant de dire samesse, il rentra au presbytère. Sous le porche, il  trouvatrois femmes de Val-Semé qui causaient.

- On a devancé l’heure ?

- C’est à cause que M. le curé veut aller voir juger la Jeanne,probablement.

- Tiens, voilà Mme Desnou.

Le curé alla vers elle.

- Ah ! monsieur le curé, que vous êtes donc aimable d’avoir devancél’heure de la messe ! Comme ça, nous allons avoir du temps devant nous.

- Vous me faites un compliment que je ne veux pas recevoir, ma chèredame, dit le curé. C’est mon sacristain qui a sonné l’Angelus àquatre heures pour être libre plus tôt.

- Eh bien, puisque vous êtes là, ayez donc l’obligeance de dire votremesse tout de même.

- Je le voudrais bien, dit le curé, mais mon petit clerc, qui demeure àune demi-lieue d’ici, ne va venir que dans une heure. Je n’ai personnepour me servir.

- Voulez-vous que j’aille chercher mon mari ?

L’abbé Cardine ne crut pas devoir refuser une offre aussi gracieuse etconsentit d’autant plus que ses habituées étaient là et qu’il nevoulait pas les faire attendre.

Ce réveil matinal lui avait ouvert l’appétit. Il n’était pas fâché dese débarrasser de sa messe pour pouvoir avaler quelque chose.

Pendant qu’il endossait, à la sacristie, les vêtements sacerdotaux, lesfemmes agenouillées dans l’église priaient.

M. Desnou, que sa femme ramenait, entra avec elle à la sacristie.

- Ah ! vous allez être mon clerc, dit l’abbé.

- Mais oui, monsieur le curé.

- Je suis bien heureuse de ce qui arrive, répliqua Mme Desnou, caraujourd’hui nous allons à Pont-l’Evêque, et cela va nous porter bonheur.

Le notaire servit la messe, mais il était un peu distrait.

Quant, la messe finie, le curé descendit les marches de l’autel, il dità Desnou, en passant près de lui, mais sans s’arrêter :

- Venez à la sacristie, j’ai à vous parler.

Desnou resta un instant agenouillé, et, en se relevant, fit un grandsigne de croix.

- Dites donc, lui dit le curé, quand il entra, je suis pris d’une idée,je vais aller à Pont-l’Evêque.

- Pour voir…

- Non. Mais j’ai une visite à faire au curé, c’est pour vous demanderune place dans votre cabriolet, si je ne vous gêne pas.

- Mais, comment donc, reprit le notaire, voulez-vous que nousdéjeunions ensemble pour partir après ?

- Très bien.

Et ils sortirent ensemble de l’église, après avoir fait une courteprière sur une des dernières chaises, près de la porte et pris l’eaubénite dans la cuve en marbre scellée au mur.

Mme Desnou les attendait sous le porche.

- Vous avez eu une excellente idée, madame, dit le curé, votre mari estun clerc modèle.

Et tous trois s’en allèrent, montant la rue de Val-Semé, pour se rendreà l’étude. Le mercier Mignet était devant sa porte et, les voyant, allaau-devant d’eux.

- C’est aujourd’hui !

- Mais oui, répondirent-ils ensemble.

- Et je vais à Pont-l’Evêque.

- Avez-vous reçu une assignation ?

- Oui, hier soir. C’est à onze heures qu’on la juge.

- Je sais bien, dit le notaire. J’ai reçu une assignation, commetémoin, ma femme aussi.

- Moi aussi et Pigeon. Est-ce qu’il n’y aurait pas une petite placedans votre voiture ?

Le notaire regarda sa femme, puis répondit :

- C’est que nous sommes déjà trois. M. le curé vient…

- Vient-il comme témoin ? interrompit le mercier en riant.

Tous quatre riaient quand Pigeon arriva, et, sans en savoir la cause,partagea leur hilarité.

- Et lui aussi est témoin, reprit Mignet.

- Oui, même que je viens vous demander s’il n’y aurait pas une petiteplace…

Le rire reprit de plus belle dans le groupe.

- Une petite place ! s’écria Mignet, qui était décidément de bonnehumeur, une petite place avec ton gros ventre. Nous sommes déjà quatre.

- Ah ! vous me devez bien cela. Voyons, mon cher Desnou, c’est pourvous, en somme, que je vais là-bas.

Mme Desnou dit à son mari :

- Nous prendrons le break au lieu du cabriolet.

- Parbleu ! oui, dit Pigeon.

- Je veux bien, ajouta Desnou en souriant. Mais vous touchez troisfrancs comme témoin, vous pourriez payer votre voyage…

- Ah ! tiens, faut bien gagner sa vie… n’est-ce pas, monsieur le curé ?

Mais, sans répondre à cette fine repartie de Pigeon, l’abbé Cardine dità Desnou :

- Allons déjeuner ; alors vous passerez chez eux ?

- Non, venez prendre le café. Nous partirons dans trois quarts d’heure…

Sur la route de Val-Semé à Pont-l’Evêque, les cantonniers, occupés àtailler les haies, se retournaient à tout moment pour regarder passerles voitures descendant à grande vitesse la côte au bas de laquelle estla petite ville arrosée par la Toucques. Des nuages de poussièreblanche, soulevée par les roues et les sabots du cheval, s’élevaientet, à peine dissipés, une autre voiture les reformait.

- C’est le marché aux cochons, disaient-ils.

Mais, comme les voitures étaient pleines de gens endimanchés, en grandegaieté et faisant des éclats, les cantonniers se demandaient si c’étaitune fête.

Une vraie fête, en effet, pour Val-Semé. De maison en maison, on sedemandait si l’on allait voir l’audience. Les petits commerçants quiavaient une voiture emportaient leurs voisins.

Les deux auberges du bourg avaient eu l’idée de faire concurrence à ladiligence, trop petite d’ailleurs, et qui ne pouvait faire qu’un seulvoyage.

Les véhicules employés par les hôtels étaient de vieux chars à bancsoù l’on pouvait entasser huit personnes ; mais, en se serrant bien, ons’y était logé à dix. Deux femmes étaient assises sur les genoux deshommes, leurs maris s’étaient placés à côté du conducteur, sur le siège.

Et les deux voitures, parties ensemble, descendaient à fond de train lacôte, pour se dépêcher de revenir à Val-Semé et faire un nouveau voyagequi en vaudrait la peine. On payait les places trente sous.

Elles rencontraient des carrioles, devancées promptement et d’oùpartaient des saluts envoyés aux voyageurs.

Alors, ce fut une course vertigineuse, les conducteurs des deuxvoitures ayant été pris de l’idée de passer l’un devant l’autre. Deuxfois les roues se frôlèrent. Les femmes poussaient de petits cris etles hommes disaient aux conducteurs :

- Si vous mettiez la mécanique (le frein).

Mais les conducteurs fouaillaient les chevaux. Ils faillirent écraserun cordonnier de Val-Semé, qui s’en allait tranquillement versPont-l’Evêque dans un banneauattelé d’un âne.

Arrivés à la ville, les gens de Val-Semé laissaient leurs voitures surle bord de la route, à côté du bureau de l’octroi, et la file étaitlongue. Les chevaux, attachés aux brancards, passaient l’herbe du talus.

Et, en attendant l’heure de l’audience, on entrait dans les cabarets.

- Mais qu’est-ce qu’il y a donc aujourd’hui à Pont-l’Evêque ? disaientles habitants.

- Ah ! on juge l’affaire du pantalon !

Alors les boutiquiers, devant cette invasion, pensèrent que le procèsallait être intéressant. La petite ville fut en émoi au bout d’un quartd’heure. Et quand le char à bancs du notaire arriva sur la place, unmurmure monta de la foule.

Le curé descendit de voiture, et l’on vit un peu ses gros molletsdessinés par le bas de soie noire.

- A tantôt, dit-il, je vous attendrai au presbytère.

La voiture repartit et entra dans la cour de l’Hôtel du Cygne-Blanc,où des voyageurs de commerce exerçaient leur esprit sur le pantalon deMme Desnou.

Quand les portes du tribunal de police correctionnelle s’ouvrirent, cefut une irruption dans le couloir étroit où deux avocats en robe sepromenaient lentement, une serviette sous le bras. Ceux qui setrouvaient au premier rang, poussés par la foule, entraînèrent les deuxavocats, furieux d’être obligés de courir, ce qui leur faisait perdreleur gravité. Au fond du couloir, la salle d’audience où s’étaientassis déjà quelques privilégiés, retentit de la clameur des arrivantsqui prenaient d’assaut les places. La moitié des curieux ne put entrer.Comme des altercations s’entendaient dans le couloir, l’huissier, enhabit noir râpé, fit fermer la porte. On ne percevait plus qu’unbourdonnement sourd, mais parfois un coup de point était donné sur laporte.

On faisait entrer par une salle du fond les témoins munis de leurassignation. A l’arrivée de M. et Mme Desnou, qu’accompagnaient Mignetet Pigeon, un mouvement de curiosité inévitable se produisit. Lenotaire était très rouge, et sa femme, qui pâlissait, mit la main surson coeur.

- J’ai des battements, dit-elle.

Desnou ne répondit pas. Ils s’assirent, tournant le dos au public, maisPigeon et Mignet, avec des airs importants, montraient au public leursbedaines sanglées dans une redingote luisante de neuf. Et ils saluaientavec des sourires.

- Le tribunal, messieurs, dit l’huissier.

Cinq hommes en robe entrèrent sur l’estrade du fond, surmontée duChrist.

Tout le monde se découvrit. Les juges déposèrent sur le bureau leurstoques et des papiers qu’ils avaient dans la main gauche. Le président,un homme d’une cinquantaine d’années, à cheveux blancs et favoristaillés de près, s’assit le premier, puis ses deux compères ; celui dedroite, un jeune élégant, blond, qui passait les doigts dans sa barbe,et celui de gauche, le suppléant, qui portait bien ses quarante ans etcachait sous un binocle des yeux noirs et petits de souris.

Le substitut du procureur gagna son bureau, à gauche du public ; legreffier prit place à celui de droite. Le public se taisaitrespectueusement, intimidé par cette lente gravité.

Un grincement se fit entendre. Une porte s’ouvrit par laquellepassèrent deux gendarmes, en petite tenue, escortant un gamin d’unedizaine d’années.

- L’affaire Hériot, glapit l’huissier.

Ce fut un désappointement. On n’avait pas songé que l’affaire dupantalon pouvait venir à la fin de l’audience seulement, et une chaleurinsupportable montait de la foule entassée.

- Silence, messieurs, dit l’huissier.

- Te voilà encore, galopin ; voyons, ne pleure pas. Tu as volé despommes.

- Oui, m’sieu, pour les manger.

- Tes parents ne feront rien de toi. Tâche de ne pas recommencer.Ramenez-le chez sa mère.

Une femme en pleurs se leva et, sanglotant :

- Ah ! m’sieu, je vous remercie ben, mais je n’en fais rien…

- C’est bon, dit le président.

Il ‘était un peu nerveux. Mais les deux juges souriaient en seregardant.

Le lever du rideau avait peu intéressé le public.

- L’affaire Jeanne ! cria l’huissier !

Toutes les têtes se tournèrent vers la petite porte. Lorsque apparut labelle fille, elle s’arrêta une seconde, comme étonnée de cetteaffluence, mais elle ne sourcilla pas et, marchant devant lesgendarmes, alla se placer devant le tribunal. Alors elle se retourna etvit Desnou qui regardait le tapis.

Desnou qui était très rouge pâlit.

Après l’énoncement des nom, prénoms et qualités, le président dit :

- Reconnaissez-vous avoir volé un pantalon appartenant à Mme Desnou,chez laquelle vous travaillez en journées.

- Oui, monsieur.

- Pourquoi ?

A cette question saugrenue, le public se mit à rire.

- Silence, messieurs ! cria l’huissier.

- Puisque vous avouez, l’affaire est facile. Inutile d’entendre lestémoins. Le tribunal va vous juger après le réquisitoire de M. leprocureur. Mais vous n’avez pas voulu accepter de défenseur ? Vousn’avez rien à dire ?

- Si.

Et se retournant vers Desnou, qui ne s’attendait pas à cette réponse,elle lui planta dans les yeux un regard méchant et narquois quin’échappa à personne.

- Vous manquez de respect au tribunal en lui tournant le dos, dit leprésident.

Cette observation acheva de monter la colère de Jeanne. Ah ! son amantl’avait dénoncée ! en tout cas il l’avait laissé arrêter ! et il avaiteu le toupet de venir au tribunal ! Attends.

- Voilà, dit Jeanne, ce que j’ai à raconter : On m’a arrêtée en medemandant si j’avais volé un pantalon, j’ai dit oui. Et voilà toutesles preuves que vous avez contre moi. Et si je m’étais moquée de lajustice ? On peut bien avouer, pour s’amuser. L’avez-vous vu lepantalon de Mme Desnou ? On n’a pas fait de perquisition seulement.

- Parce que vous avez averti les gendarmes que c’était inutile. Qu’enavez-vous fait de ce pantalon ?

La réponse ne se fit pas attendre. En un clin d’oeil, Jeanne leva sesjupes et le tribunal put voir le linge intime dans sa radieuseblancheur. Le public qui, lui, était mieux placé, aperçut le Dgigantesque brodé au fond.

Un éclat de rire formidable retentit.

Les deux juges, le substitut et le greffier partageaient l’hilaritégénérale ; mais le président, blême de colère, s’écria :

- Je vais faire sortir tout le monde !

- Silence, messieurs, hurlait l’huissier.

Comme l’affaire devenait intéressante, personne ne tenait à s’en aller,le silence se rétablit. Personne ne songeait à Desnou, à sa femme et àleurs deux amis. Pigeon et Mignet riaient, avaient ri comme tout lemonde, mais le notaire tremblait de tous ses membres et sa femme avaitfait un signe de croix.

- Le tribunal appréciera, dit le président, et votre cas et votreconduite. Allez vous asseoir.

- Ce n’est pas fini, répliqua Jeanne.

- Taisez-vous.

- Non ! Je veux finir ce que j’ai à dire.

Pendant le tumulte on ne s’était pas aperçu que Jeanne avait retiré lepantalon, qu’elle tenait roulé dans sa main.

- Le voilà, le pantalon, dit-elle.

Ses lèvres frémissaient. Et se retournant, elle le jeta à la tête dunotaire en criant :

- Tiens, rends-le à ta femme, cochon, tu m’as pourtant dit qu’ilm’allait mieux qu’à elle ! Hein ? Est-ce vrai ?

Le président bondit, comme un diable sortant d’une boîte.

- Gendarmes ! hurlait-il, emmenez cette folle ! emmenez-la !

Et comme les gendarmes cherchaient à s’emparer d’elle, Jeanne criait :

- Oui ! je suis sa maîtresse, depuis un an ! C’est lui qui me l’adonné, le pantalon ! Dis que ce n’est pas vrai ? Cochon !

On ne riait plus, dans la salle ; ce vaudeville tournait au drame. Lesrangs, pourtant serrés, s’ouvrirent pour laisser passer Mignet etPigeon qui emportaient Mme Desnou, pâle et comme morte.

Mignet avait le pantalon sous son bras.

Pendant que le notaire sortait en titubant, par la petite porte destémoins, et que les gendarmes emmenaient Jeanne, l’huissier cria :

- L’audience est suspendue !

Les juges sortirent gravement et la foule s’écoula lentement, avec descris et des bruits de voix.

Sur la place, les groupes discutaient.

- Je m’en étais toujours douté !

- Et moi donc !

- C’est vrai, puisqu’il n’a pas dit non.

- Parbleu !

- Ah ! c’est trop raide !

On vit des gens de Val-Semé descendre les marches du palais de justiceen courant.

- Tiens, ça nous a fait oublier qu’on va la juger. Allons voir sil’audience est reprise.

Un homme arriva essoufflé.

- Elle est condamnée à six mois de prison, la Jeanne : vol et abus deconfiance.

- Elle ne l’a pas volé, ce coup-là !

- Mais, Mme Desnou, quoi qu’elle va devenir ?

- Tiens, voilà le médecin qui revient du presbytère…

On courut vers lui.

- Eh bien, Mme Desnou, monsieur le médecin ?

- Elle est morte de la rupture d’un anévrisme,

Un silence se fit et l’on se raconta la nouvelle à voix basse.

XII

RÉGLONS NOS AFFAIRES

DESNOU, en sortant du palais de justice,était abruti, fou. Il courut àl’hôtel, fit atteler son cheval en recommandant au garde d’écurie de sepresser.

- Eh bien ! dit l’homme, et le pantalon ?...

- Ça ne vous regarde pas, dit le notaire furieux.

Au moment où il montait en voiture, le domestique du curé dePont-l’Evêque arriva, pâle et très ému :

- Monsieur Desnou ! on vous cherche partout ! M. le curé Cardine m’aenvoyé ici pour vous faire venir au presbytère. Il se doutait bien quevous étiez là.

- Je n’y vais pas… Et il prit les guides du cheval.

- Mais c’est que… votre femme est morte.

- Hein ?

Le notaire pâlit, puis fouetta vigoureusement la bête, qui partit augalop et traversa Pont-l’Evêque avec une telle vitesse que lescommerçants sortaient de leurs boutiques, étonnés du bruit quefaisaient les roues sur le pavé.

- Tiens, c’est le notaire de Val-Semé. Qu’est-ce qu’il a donc ?

La côte, très longue, fut montée en trois minutes. Alors le grand ventqui lui cinglait la figure le calma.

Ah ! sa femme était morte ! Tant mieux pour elle ! maintenant que toutle monde savait sa vie… Ah ! la charogne ! En plein tribunal ! Ilaurait dû s’en douter ! Mais il fallait bien qu’il accompagnât sa femme!

Il eut une décision prompte - comme en ont les hommes supérieurs - sedit-il à lui-même :

- Ah ! il était démasqué ! On va voir…

Arrivé à Val-Semé, il entra dans son étude et dit au maître-clerc :

- Venez, j’ai à vous parler… Asseyez-vous… Mon cher, ma femme estmorte, dit-il d’un air dégagé…

Le clerc eut un soubresaut.

- Soyez calme, reprit le notaire, comme moi, nous en avons besoin decalme.

Et, comme le clerc prenait une attitude et une mine compassées :

- Vous savez, inutile de vous attrister, causons affaires. Voilà : Mafemme est morte dans des circonstances telles que je ne puis rester àVal-Semé. Oui… vous allez apprendre cela tantôt, dans les détails. Jesuis forcé de partir de suite, ou, du moins, je ne veux pas rester.Qu’est-ce que vous avez dans la caisse ?

- Trente mille francs.

- Bien, je vais les prendre. Voulez-vous acheter mon étude ?

Le clerc était atterré.

- Voulez-vous ? Elle est bonne, vous êtes capable de la faire valoir.Vous me la paierez petit à petit, en me faisant la rente de la dette.Demain, vous recevrez la visite d’un de nos collègues de Caen, que jecharge de régler. Cela vous va ?

- Mais je voudrais bien réfléchir…

- Rien à payer comptant ! entendez-vous ? D’ailleurs, vous rendrez laréponse demain à notre collègue. Si ce n’est pas vous, ce sera un autre; en attendant, je pars pour huit jours. Si l’affaire marche, je nereviens plus. Au revoir.

Et il partit en lui donnant une poignée de main.

Le clerc, en rentrant dans l’étude, dit aux expéditionnaires :

- Je ne sais pas, mais je crois que le patron est fou.

Quand ils eurent jugé que leur présence était inutile au presbytère, oùl’abbé Cardine veillait la morte que l’on avait portée sur le lit dudomestique, Pigeon et Mignet arrivèrent à l’hôtel.

- Eh bien ! et la voiture ? Elle est partie ?

- Oui, M. Desnou l’a prise.

- Comment allons-nous rentrer à Val-Semé ? A pied. Il n’y aura plusd’occasion.

- On pourrait vous louer le cabriolet, dit le garçon d’écurie. Pourcent sous…

- Tiens, au fait… mais c’est cent sous…

- Eh bien, riposta Pigeon, avons-nous pas chacun les trois francs qu’onnous donnera comme témoins ?

- Tiens, c’est juste ; il restera encore vingt sous pour boire un café.

XIII

LES OBSÈQUES

LE samedi, tout Val-Semé était descendu àPont-l’Evêque. Le service deMme Desnou allait être fait à l’église de la ville, et de là on devaitporter la défunte à Val-Semé, où elle avait un caveau.

L’église était pleine de monde. On parlait de l’affaire, bien entendu,sans suivre l’office.

Quand on monta la côte, à pied, l’abbé Cardine, qui était, lui, envoiture devant le corbillard, descendit pour se dégourdir un peu lesjambes. Il marcha sur le talus, à l’ombre des coudriers. Tous ceux quisuivaient passèrent  insensiblement sur le côté de la route,car vraiment le soleil était trop cuisant, et le moment arriva où lecabriolet du curé et le corbillard montaient seuls sur le ruban depoussière. Le cocher s’épongeait le front.

De temps en temps, un paysan attrapait une noisette avec la main, aupassage. La foule s’allongeait en longue file sur l’herbe, et lesfemmes, derrière, marchaient péniblement.

- Monsieur le curé, dit Pigeon, le clerc vous a raconté ce qu’il a fait? Il lui vent son étude !

- Oui, je sais, Mignet vous l’a dit, n’est-ce pas ?

- Oui, je l’ai appris en lui remettant le pantalon…

- C’est un peu pressé, vous ne trouvez pas, ce départ ?

- Non, il a fait pour le mieux, dit l’abbé Cardine ; il ne pouvait pasrester à Val-Semé…

- Oh ! pour ça… non, on l’aurait mis à l’écart… Un assassin ! Il a tuésa femme !

Mignet, Pigeon, Varin, Lemeignot, étaient groupés autour du curé.

- Je ne l’avais pas dit, hein ? Voyez, sans reli…

- Sans religion, pas d’honnêteté, mon cher Mignet, reprit le curé,c’est votre mot. Desnou en avait, lui, de la religion…

- Lui ? un hypocrite…

- Et qui a répondu la messe jeudi matin !

- Il avait une maîtresse !

- Oui, mais elle le trompait…

- Tiens, à propos, le petit Laplace ? C’est de sa faute si on adécouvert ça, c’est de sa faute si Mme Desnou est morte, parce que,comme je le dis, tout se tient !

- Mais il n’est pas là, n’est-ce pas ?

- Non, dit le curé, il est venu hier soir me trouver à Pont-l’Evêque.Il a tellement été impressionné de la mort de Mme Desnou, qu’il m’ademandé de le faire entrer au séminaire.

- Après ce qu’il a fait ?

- Dieu le lui a pardonné, objecta Varin.

- Tout juste ! dit l’abbé Cardine, que la gravité de Varin faisaittoujours sourire.

Et Varin, voyant le bon effet de sa sentence, crut pouvoir ajouter :

- Comme il pardonnera à Desnou.

- Ah ! non, s’écrièrent Pignon et Lemeignot.

- Une canaille ! ajouta Mignet.

Et, comme ils élevaient la voix, le curé dit :

- Vous souvenez-vous de son bon dîner ?

XIV

TOUT EST BIEN QUI FINIT BIEN

PENDANT quinze jours, Desnou habita Caen.Ses affaires furentpromptement réglées, le clerc acheta l’étude et les billets en furentrégulièrement payés.

Alors, il vint à Paris et loua un petit appartement sur l’avenue deNeuilly.

Pendant trois mois, il vécut tranquille.

Quels crétins que les gens de Val-Semé ! Il avait pu vivre aussiidiotement, toujours épié, toujours forcé de garder son masque sur laface ! Sa femme ? Etait-ce de sa faute si elle avait une maladie decoeur ? Etait-ce de sa faute si elle avait appris qu’il la trompait ?S’il l’avait trompée, était-ce sa faute ? Et s’il l’avait épousée ? Nonil, avait toujours été poussé par les événements.

Et cette pensée avait empêché les remords de se présenter à son esprit.Mais un jour il s’ennuya. Seul, avec de petites rentes, car l’argentfile vite, pouvant à peine se payer quelques distractions… ce n’étaitpas gai cette existence monotone.

Il reçut un matin un paquet portant le timbre de Val-Semé.

Il l’ouvrit. C’était le pantalon de Mme Desnou.

Son successeur, qui l’avait mis dans un coin, lorsque Mignet le luiavait rapporté, venait de le retrouver après quatre mois d’oubli.

Il le tenait dans ses mains. Ce linge était le grain de sable qui avaitarrêté la marche des rouages de sa vie, si bien réglée ! Et toute savie lui passa devant les yeux. Un faible parfum se dégageait.N’avait-il pas eu de bons moments, les meilleurs peut-être, pendantcette liaison ? Si Jeanne avait fait cette scène au tribunal, c’estqu’elle l’aimait. Et ne l’avait-elle pas ainsi dégagé de liens qui luipesaient, au fond ?

Oh ! ses baisers… mais le petit Laplace !...

- Non, dit-il tout haut, je serais idiot !

Il serra le pantalon dans l’armoire et sortit pour faire sa promenadehabituelle dans le bois de Boulogne. Avant le déjeuner, il n’y manquaitjamais.

Dans les allées passaient les cavaliers et les amazones dont lescroupes étaient largement dessinées par le choc sur la selle. Et lebois était plein de primevères et de pâquerettes. Aux feuilles vertespendaient des gouttelettes, et de la terre chaude montait une odeurdouce. N’était-ce pas celle du pantalon ? Il se sentit mal à l’aise etrentra.

Alors, il ouvrit l’armoire et prit le pantalon pour voir s’il nes’était pas trompé. Oh ! la bonne odeur, douce, subtile, celle desflacons qu’elle avait là-bas, à Val-Semé, la seule peut-être de toutesces femmes qui se parfumât.

- Le petit Laplace ? ne m’a-t-on pas dit qu’il était au séminaire ? Iln’y a plus rien à craindre.

Et il écrivit une longue lettre : « A Madame Jeanne, détenue à laprison de Pont-l’Evêque. » Elle y était certainement. Encore deux moisà faire. Il avait été ferme et très carré, lui proposant, dès qu’elleserait sortie de prison, de venir habiter avec lui. Mais à cettecondition qu’ils ne parleraient jamais du passé. Oui ou non, telledevait être la réponse. Et il lui envoyait cent francs, pour qu’ellepût se payer des douceurs. Il faillit pleurer à la pensée qu’elle étaitmalheureuse… Il reçut une réponse au bout de huit jours. Jeanne nepouvait écrire que le vendredi. C’était entendu…

Desnou, qui a changé de logement le jour où Jeanne est arrivée, - caril tenait à être respecté, - habite les Batignolles. On les croitmariés. Ils sont très heureux dans leur ménage, augmenté d’uneservante. Desnou, devenu collectionneur de tabatières, passe son tempsà en chercher, d’historiques, surtout. Jeanne ne le quitte pas. Ellel’aime tant son petit homme !

Parfois, l’ancien notaire lui dit :

- Nous ne sortirons pas ce soir : Dis donc, Jeanne, fais-toi belle…pour moi.

Et elle enfourche le pantalonde Mme Desnou.