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BORNIER, Henri de (1825-1901): Histoireimmorale(1899).
Saisiedu texte : S.Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (27.IV.2007)
Relecture : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Texteétabli sur un exemplaire(Coll. part.) du Livre des Nouvelles: Anthologie publiée à Paris par l'Edition du livre des nouvelles, en1899.


Histoireimmorale
par
Henri de Bornier

~ * ~

PETITEPRÉFACE


TOUT homme a ses moments de faiblesse.

Il y a quelquesannées, je venais de lire un roman où les sept péchés capitauxtriomphaient à qui mieux mieux ; l’oeuvre faisait fureur et les éditionsse succédaient comme les wagons sur un chemin de fer. Je sentis en moiun mouvement de jalousie, et je me dis : « Eh bien, moi aussi j’écriraiquelque chose de bien immoral, et j’aurai du succès. »

Aprèsavoir bien cherché, avoir bien secoué le coin de guenille que chacunporte en soi, voici tout ce que je trouvai.

Si cen’est pas assez immoral encore, que le lecteur daigne m’excuser ; jeferai plus mal une autre fois.

I

OULE COUSIN ET LA COUSINE TROUVENT NATUREL DE SE MARIER


-Voyons ! voyons ! disait Hermine, racontez-moi un peu votre vie,monsieur Lucien ; je veux savoir votre existence heure par heure. Quefaites-vous le matin jusqu’au déjeuner ?... et après ? et le soir ? ettoujours ?

- Je pense à vous, Hermine ; à votrebeauté, à votre grâce, à vos cheveux dorés, à votre taille souple, àvos yeux doux et brillants, ma belle fiancée !...

-Il ne s’agit ni de mes yeux, ni de ma taille, ni de mes cheveux ; vousêtes trop poétique, monsieur Lucien, trop artiste, trop… peintre. Jevous demande tout bourgeoisement ce qu’on vous a servi ce matin àdéjeuner ; suis-je prosaïque, hein ?

- Que sais-je,ma belle Hermine ? Et que m’importe ! J’ai déjeuné à ma taverne, on m’aservi ce que qu’on a voulu, je n’ai pas remarqué.

-Vous avez eu tort, mon ami ; vous êtes trop indifférent pour vous-même; heureusement pour votre santé, je serai difficile pour vous ; et, dèsque nous serons mariés…

- Dans huit jours ! dit lejeune homme, c’est bien tard !

- Pour votre estomac,fit la jeune fille en riant.

Et M. Lucien profita del’occasion pour frapper doucement du bout des doigts les doigts blancset effilés de sa jolie fiancée.

Portrait de MlleHermine : svelte, flexible, élégante et simple ; un front large éclairépar des yeux pleins d’un charme suave impossible à rendre, de ces yeuxqui regardent toujours en haut, comme dit le poète arabe ; en mêmetemps, une profusion de cheveux admirablement dorés, ardents etsomptueux, donnait à cette fière tête je ne sais quel air de jeunelionne.

M. Lucien avait une physionomie franche etbienveillante ; grand et fort, ses mouvements trahissaient cependantune noblesse naturelle que ne démentait pas le sourire constammenttendre et la voix un peu traînante du jeune peintre.

LucienGarnier, envoyé tout jeune encore à l’École française à Rome, en étaitrevenu depuis peu d’années avec un talent déjà mûr, et un caractèrenativement indécis que les habitudes italiennes avaient alangui encore; du reste, un bon coeur et un esprit généreux.

Enrevenant d’Italie, il trouva d’abord dans la maison de Mme Delville, sacousine, un intérieur simple et charmant, un accueil affectueux ; deuxou trois mois après, Mme Delville présenta à Lucien sa fille unique,Hermine, qui sortait du couvent. Lucien fut frappé, au premier regard,de l’éclatante beauté de sa cousine ; au même instant il se prit àl’aimer de cet amour d’artiste, amour noble, détaché sans doute de tousles vils calculs, mais non assez grave pour être désormais toute la vied’un homme et, en quelque sorte, comme le sceau éternel d’une destinée.

Luciendemanda Hermine en mariage.

Mme Delville accueillitla proposition du brillant artiste, tout en laissant à Hermine laliberté complète de son choix ; elle voulut aussi qu’un temps assezlong s’écoulât entre le jour de la demande et le jour du mariage, afinque les deux jeunes gens eussent le loisir de se mieux connaître et devoir bien clair dans leur propre coeur.

Hermine,quoique bien jeune, avait dans l’esprit une faculté d’intuition, untact, pour ainsi dire, qui lui fit deviner à l’instant le caractère deson cousin ; elle comprit que Lucien aimait en elle sa beauté avanttout ; elle en fut d’abord froissée dans la délicatesse de son âme ;puis, en étudiant de plus près la nature de son cousin, elle sentitnaître pour lui, dans son coeur, cette douce affection, cette saintetendresse que les âmes d’élite éprouvent pour ce qui est faible etgracieux.

Les femmes, - c’est leur gloire humble etsacrée, - ont souvent de ces mouvements, de ces évolutions de penséequi font d’elles l’être supérieur et sublime dont l’homme ne connaîtrajamais la grandeur voilée, tout en subissant sa puissance.

Ilse passa donc, dans le coeur d’Hermine, un de ces drames superbes quin’ont pas encore trouvé de Shakespeare, un drame plein de sentimentscontradictoires, de péripéties aussi émouvantes que la chute des rois ;une scène d’autant plus tumultueuse qu’elle était contenue dans uncadre plus étroit : un monde dans le coeur d’une enfant.

«Si une autre femme, pensa Hermine, est un jour aimée de Lucien pour sabeauté seule, il se laissera emporter vers elle avec toute la folie ettoute l’irréflexion d’un premier élan ; il n’examinera ni le caractère,ni les sentiments, ni l’intelligence de son idole ; il tomberapeut-être sous le joug de quelque femme sans coeur et sans esprit : ilsera perdu. Si, au contraire, il rencontre une âme dévouée, qui luidonne toutes ses pensées et lui sacrifie toute son existence, cettefemme souffrira peut-être cruellement dans sa lutte contrel’inconstance naturelle de Lucien, mais lui, il sera sauvé. - Eh bien,je le sauverai ! »

Ajoutons, au risque d’enleverquelque chose à la gloire de notre héroïne, et pour la réduire à desproportions plus humaines, que Lucien avait le caractère aimable etgai, l’esprit fin, une verve franche et toujours pétillante, et, enfin,puisque nous nous sommes décidé à diminuer le mérite d’Hermine, unetête pleine de noblesse et de distinction, une figure illuminée de tousles éclairs de l’intelligence.

L’épreuve jugéenécessaire par Mme Delville ne fit donc que fortifier dans le coeurd’Hermine la résolution pieuse qu’elle avait prise et son dévouementcaché, d’autant plus méritoire qu’il était plus réfléchi.

II

OUIL EST A PEU PRÈS DÉMONTRÉ
QUE LA LUNE DE MIEL NEBRILLE QU’A LA CAMPAGNE


Enfin, le temps decette épreuve imposée aux jeunes fiancés s’écoula ; Hermine et Lucienfurent unis ; mais, en vrais poètes qu’ils étaient, l’un par la pensée,et l’autre par le coeur, ils voulurent se marier loin de Paris, loin desregards curieux ou moqueurs. Mme Delville avait un vieil oncle, curéd’une petite paroisse, en Bourgogne : un village jeté comme au hasardentre une forêt, une montagne et un ruisseau. Le bon prêtre céda auxnouveaux époux, après leur avoir donné au nom du Dieu d’amour labénédiction nuptiale, sa maison modeste et verdoyante, son pré vert,après le jardin et le verger, ses colombes volant des fenêtres au toitdu presbytère, et surtout la douce paix de son âme se répandant, commeà son insu, sur tout ce qui l’entourait, sur le paysage et sur lescoeurs.

Pendant le mois qu’ils passèrent au village,ils n’eurent d’autre souci que celui de leur tendresse, mêlant aux voixde la nature, aux chants des oiseaux, aux murmures du vent, dans lessaules, aux tressaillements des sillons sous les feux de l’aurore, lachaste harmonie de leurs pensées, la divine musique de leurs âmesrecueillies dans l’attendrissement des premières joies.

Ilfallut partir cependant, revenir à la vie réelle, aux occupations peuidéales, au travail, à l’atelier, à Paris, hélas !

Paris! c’est la ville de ceux qui luttent, qui cherchent, qui espèrent, quise tourmentent, qui se lamentent.

Ce n’est pas laville de ceux qui aiment !

Quand on y revient,gardant encore dans la poitrine et dans la mémoire le parfum des vasteslandes, l’odeur des genêts et des genévriers, et qu’on se sent frappétout à coup par les fétides émanations des rues boueuses, des mille etmille égouts de la grande ville, une détresse indicible saisit le coeur; on se regarde avec une involontaire tristesse, et on se dit, quelqueeffort que l’on fasse pour retenir en soi-même son bonheur : «serons-nous heureux ici comme là-bas ? »

C’estpourquoi Hermine était triste en rentrant dans Paris avec Lucien, etinterrogeait avec une sorte d’angoisse les regards de son jeune mari,dont l’attitude était moins songeuse que la sienne.

Ellele remarqua.

III

UNEÉGLOGUE PRÈS DE LA RUE DE VAUGIRARD


Le nouveauménage s’installa, du reste, pour la vie nouvelle, avec cette doucegaieté que les coeurs sans reproche répandent autour d’eux ; Lucientrouva, dans les environs de la rue de Vaugirard, une ravissante maisonentre cour et jardin, qui ressemblait peu, très heureusement, à cesconstructions modernes devant lesquelles s’extasient les badauds etdont les locataires payent l’élégance par le manque d’air, d’espace etde lumière. Les jeunes mariés eurent un pavillon tout entier à euxseuls ; l’atelier de Lucien était dans une maison voisine, afin que lajeune femme ne se rencontrât jamais sur le même seuil avec lesvisiteurs et visiteuses un peu folâtres qui se succèdent dans unatelier d’artiste.

Cettenouvelle existence, cettevie à deux, mêlée de travail et d’affection, offrit aussi, toutd’abord, de véritables joies à Lucien et à Hermine ; pendant que lepeintre promenait sur la toile ses pinceaux actifs, aux heures où aucunindiscret ne troublait le recueillement de l’artiste, Hermine arrivait,gracieuse et légère, et, s’asseyant à côté du chevalet, suivait d’unregard attentif et souriant le progrès du travail de son mari ; lui,charmé de la présence de sa jeune femme, se détournait parfois de sonoeuvre pour la contempler avec une admiration muette ; et on eût ditquela vue de cette admirable créature lui donnait des inspirations et desforces nouvelles.

Oh ! que c’est joli de vivre àdeux, d’être seuls dans son petit coin, d’entendre à peine les bruitsdu monde, et de se dire : « Que les autres sont fous ! » Oui, c’estjoli, très joli… trop joli ! Cela ne peut durer, car le monde est commetous les abîmes : effrayant, terrible, vertigineux, sombre, et c’estpour cela qu’il attire.

Comment se fait-il qu’onrentre dans le tourbillon ? On ne le sait pas, mais on y rentre ; unami qu’on rencontre, un hasard de voisinage, un accident, un protecteurqu’il faut voir, une bonne oeuvre à faire, c’en est assez ; le flot voussoulève insensiblement, vous enlève, vous emporte, et tout le tracas dela vie retentit bientôt à vos oreilles.

IV

APRINCE ALLEMAND COMTESSE ITALIENNE


Le nom de Luciencommençait à se répandre, ses tableaux étaient déjà recherchés desamateurs, et les marchands mêmes le traitaient avec une politessecroissante.

Lucien et Hermine ne furent donc pasétonnés de voir un jour entrer, dans l’atelier, un homme d’un certainâge, parlant le français avec un léger accent germanique, ayant, dureste, toutes les manières du meilleur monde, et qui leur fut annoncésous le titre de prince Paul de P…

Le prince donnaitle bras à une jeune femme.

Hermine, en apercevantla compagne du prince, se sentit pâlir et tressaillit comme malgréelle. Pourquoi donc ?

- Monsieur Garnier, dit leprince, j’ai vu, chez Mme la comtesse Galigaï, qui a voulu du restem’accompagner chez vous…

Ici la comtesse Galigaïs’inclina en souriant.

- J’ai vu, continua leprince, un charmant tableau signé de votre nom, et cela m’a donné leplus vif désir de posséder aussi une de vos oeuvres. Je désire seulementque le tableau dont il est question soit admis à l’exposition desBeaux-Arts de l’année prochaine et que le sujet soit le Génie du Bienet le Génie du Mal : c’est une idée un peu… allemande, peut-être, maisje ne suis pas Allemand pour rien. Quant au prix du tableau, n’enparlons pas ; nous ne sommes pas des marchands, je ne veux pas même leconnaître, et mon intendant prendra vos ordres à cet égard.

Luciens’inclina en assurant le prince de sa reconnaissance.

-C’est entendu, alors, dit le prince, dans un an j’aurai mon tableau.

Etil tendit la main au jeune artiste, avec cette aisance pleine decourtoisie, dont les grands d’autrefois avaient le secret, secret à peuprès perdu, et qui s’est si bien caché au fond de nos coffres-fortsque, s’il en sort jamais, ce sera un grand hasard !

Leprince allait quitter l’atelier, lorsque la comtesse Galigaï,abandonnant le bras de son introducteur, s’avança résolument versLucien.

Elle était grande, brune, pâle, souriante ethautaine à la fois : son front proéminent portait comme une couronne unenlacement de cheveux noirs, épais, un peu incultes même ; ses yeuxnoirs avaient une incomparable douceur mêlée à la vivacité la plusenjouée. Une robe de velours grenat montante laissait deviner, chezcette personne, d’un aspect un peu étrange, des formes vigoureuses, desnerfs d’acier, une puissance de muscles singulière, une agilité et uneforce de panthère.

- Monsieur Garnier, dit-elled’une voix brève, saccadée, onctueuse et métallique en même temps,monsieur Garnier, me trouvez-vous belle ?

Lucien, àcette question fort imprévue, balbutia une réponse un peu embarrassée,où le mot « admirablement » dominait, malgré son embarras.

-Ah ! mais, reprit la comtesse, me trouvez-vous belle comme homme oucomme peintre ?

- Comme homme et comme peintre.

-Comme peintre… surtout ?

- Eh bien, oui, surtoutcomme peintre.

Tant mieux, alors, dit joyeusementMme Galigaï, vous ferez mon portrait : un peintre qui trouve beau sonmodèle fait toujours un bel ouvrage. Voyez la Joconde ! Vous ferezdonc mon portrait, s’il plaît à Votre Seigneurie. Dès demain, je vousdonnerai une séance, chez moi, rue Saint-Florentin, 10. Je m’appelle lacomtesse Galigaï, comme le prince Paul vous l’a dit ; mais mes ennemiset mes amis m’appellent la comtesse Nullepart. On vous expliquerapourquoi, sans doute. Adieu, seigneur Raphaël. Venez, prince.

V

ÉTYMOLOGIEQU’ON NE TROUVERAIT PAS DANS LE GLOSSAIRE DE DUCANGE.


Lucienannonça le lendemain à Hermine qu’il allait se rendre chez la comtesse.

-Bien ! mon ami, répondit la jeune femme ; il faut vite commencer etfinir ce portrait.

Elle n’ajouta pas un mot, pas uneobservation, pas une recommandation ; seulement, elle sourit à Luciende son meilleur sourire ; on eût dit qu’elle cherchait à l’envelopperd’un regard tendre et chaste comme d’une égide invisible.

Lucienarriva bientôt chez la comtesse, et fut admis dans un somptueux boudoirrempli des mille riens du luxe le plus capricieux.

Qu’onne croie pas que nous allons écrire, après mille autres, l’histoired’une de ces liaisons adultères dont le récit est à lui seul un danger.Dieu merci ! tous les hommes ne glissent pas aussi vite sur la pentedes amours banales ; la chute n’est pas toujours aussi rapide qu’on lepense ; nous voulons seulement, cette fois, signaler aux aventureux undes moindres périls qui les attendent hors des sentiers de l’honnêtetésévère, du travail obstiné, du dévouement quotidien, de la luttepatiente et glorieuse.

La princesse Galigaïappartenait à une classe de femmes toute particulière, nous allionsdire toute nouvelle ; il n’y avait dans sa vie aucun désordre honteux,- il n’y avait pas d’ordre, voilà tout ; elle avait un mari, vrai mariet vrai comte italien, qu’aucun des amis de la comtesse n’avait connu,cependant. Quand on lui demandait, vers les premiers temps de sonséjour en France : « Où est votre mari ? » elle répondait dans sonignorance des finesses de notre langue : « Mon mari ?... Il est quelquepart… »

Depuis ce temps-là, on appelait la comtesseGaligaï la comtesse Quelquepart.

Un beau jour, sonmari mourut, elle ne s’en aperçut guère, à ce qu’il semble, car,lorsqu’on lui demanda pour la première fois, après ce malheur : « Oùest votre mari ? » elle allait répondre : « Il est quelque part » ;mais elle se reprit, et dit, cette fois : « Il n’est nulle part ».

Depuisce temps-là, on l’appelait la comtesse Nullepart.

C’était,du reste, la plus honnête folle qu’on pût voir ; elle n’aimait pas lasociété des femmes et la fuyait avec obstination ; mais les hommes dontelle s’entourait savaient que toute chaîne lui eût été odieuse etinsupportable ; elle avait sur ce point des principes très arrêtés. Ilexistait donc un contraste frappant entre la hardiesse de seshabitudes, la liberté de son langage et la pureté de ses moeurs ; elleavait réuni autour d’elle une cour de jeunes gens : artistes, poètes,diplomates, hommes politiques, qui étaient pour elle des amis, descamarades, comme elle disait : rien de plus ! Seulement, elle mettait àretenir dans sa maison toute cette pléiade, une grâce, une adresse, unecoquetterie même, que les gens non initiés eussent qualifiées plussévèrement peut-être.

VI

COMMEQUOI LA PARESSE EST NATURELLE AUX PEINTRES


C’estdans ce monde-là, que Lucien avait mis le pied.

Avecla mobilité de son esprit, avec ce besoin d’impressions nouvelles quiétait en lui, Lucien se jeta bientôt dans le tourbillon de la viebruyante où la belle comtesse l’introduisit : course, promenades,petits voyages, soupers, raouts, spectacles, concerts, rien n’y manqua; ce fut une existence forcenée et violente, un vertige, une féerie deplaisir, l’oubli du travail et du devoir, l’incohérence et le décousuen toutes choses, le désordre moral, enfin.

Lucien,pendant plusieurs mois, ne parut pas à son atelier ; il rentrait lesoir chez lui, pâle, brisé, et expliquait son absence à Hermine par desraisons souvent mensongères.

Hermine écoutait sonmari gravement, sans se plaindre, avec un sourire maternel, quelquefoisde douleur, d’indulgence toujours.

Un soir, cesourire eut quelque chose de joyeux. Mais Lucien ne le remarqua point.

VII

LACOMTESSE A UN ÉCLAIR DE BON SENS


Ce genre de viedura cinq ou six mois.

Un jour, la comtesse eut uneidée.

- Écoute, mon cher camarade, dit-elle àLucien, écoute…

(Ouvrons une parenthèse pourexpliquer que la comtesse voulait tutoyer tous ses amis et être tutoyéepar eux ; le tu lui paraissait donner plus de pittoresque et demontant à la conversation ; d’ailleurs, elle était Italienne, et le vous français lui paraissait une infirmité de notre langue.)

-Écoute, dit-elle à Lucien, je viens de réfléchir à une chose : je nesuis bonne à rien, je ne sais que rire, chanter et courir à cheval ;c’est effrayant pour mon avenir ; je puis avoir besoin de travaillerpour vivre ; il peut arriver des révolutions, mon ami ! Je veuxapprendre un métier quelconque, un art, n’importe lequel : par exemplela peinture…. Voilà une bonne idée ! Oh ! oui, c’est cela, c’est cela !Tu seras mon maître, nous irons à ton atelier. Moi, aussi, je seraipeintre !... Allons, vite, debout ! Il n’est que deux heures !...Partons, à l’atelier !

Et les petits pieds de labelle Italienne piétinaient déjà d’impatience.

- Ahçà, cher ami, partons-nous ?

- Comme vous…. comme tuvoudras, dit le peintre, accoutumé aux caprices soudains de sa follecompagne.

Et ils partirent.

L’atelierétait désert ; rien de changé, d’ailleurs ; les statues, les modèles enplâtre, les esquisses, les armes, les pipes turques étaient à leurplace ; le grand rideau vert divisait toujours l’atelier en deuxparties distinctes : l’une, destinée à la conversation ; l’autre autravail. Il y avait donc ainsi, tout à la fois, un atelier et un salon.C’est dans ce salon que Lucien et la comtesse entrèrent d’abord ; ilss’assirent sur un divan.

VIII

UNREGRET TARDIF


- Ah ! cher ami, voici donc le lieusolennel où je t’ai vu pour la première fois, dit la comtesse, endéclamant un peu ; qui m’eût dit alors !...

- Folle! va.

- Comme tu as l’air sombre, mio caro !Qu’as-tu donc aujourd’hui ?

- Rien.

-Si !... Tu as quelque chose… Viens là, près de moi ; donne-moi ta main,et raconte-moi tes chagrins.

- Je n’ai aucunchagrin, je t’assure.

- A la bonne heure !

-Dis-moi donc, comtesse, et la leçon de peinture que tu veux prendre ?

-Dans un instant, mon cher maître ; ton atelier me fait penser à unechose…. Quelle est donc cette petite femme blonde qui était ici il y aun an lorsque nous y vînmes, moi et le prince Paul, la veille de sondépart pour Berlin ? Elle était assez… gentillette, je crois.

-C’était ma femme, madame.

- Tiens ! c’est vrai, tues marié, au fait, povero ! Comme ça doit tuer le génie, un ménage !N’est-ce pas ?

Lucien ne répondit point et fronçalégèrement les sourcils.

- Que te disais-je ? Voilàdéjà que ton front se rembrunit. Quelle femme est-ce, ta femme, cherami ? Une Cendrillon, une fée bourgeoise, je suppose, une âme sansidéal, un esprit sans initiative ?

Lucien eut lalâcheté de ne pas protester contre l’inconvenance de ces paroles ;d’ailleurs, son attention fut détournée par un autre objet : il aperçutsur un petit chevalet l’esquisse tracée par lui du tableau que luiavait commandé le prince Paul. Il avait oublié, dans sa folle vie, etl’esquisse et la commande.

- Ah ! mon Dieu ! j’avaisoublié ce tableau ! et, c’est demain, au plus tard, qu’il faudrait leprésenter au jury !

- Bah ! dit la comtesse, ce serapour une autre année.

- Mais, ma promesse au prince…

-Tu la renouvelleras.

- Mais, enfin, le prix de cetableau.

- Oh ! dit l’Italienne, te voilà digne deta femme !

- On voit bien, comtesse, que tu as troiscent mille francs de rente ; mais, moi, je ne les ai pas, et ce tableaun’est pas fait.

- Il est fait, mon ami, dit la voixd’Hermine.

IX

TABLEAU


Lamain de la jeune femme tenait écarté le rideau vert qui séparait lesalon de l’atelier ; de l’autre main, elle indiquait à Lucien untableau placé sur un chevalet.

- C’est tout à faitcela, cria Lucien, le Génie du Bien et le Génie du Mal, d’après monesquisse ; il y a du talent dans ce tableau, et avec quelquescorrections… Mais, qui donc a fait ce tableau ?

-C’est moi, mon ami.

- Tu sais donc peindre, Hermine ?

-J’ai appris pendant plusieurs années au couvent, et puis… je t’airegardé si souvent travailler… autrefois !... Ah ! j’ai eu bien de lapeine, va ! J’ai pleuré bien souvent de dépit quand je ne réussissaispas, et j’ai brisé plus d’un de tes pinceaux… pardonne-le-moi !

-Hermine, tu es un ange !

On entendit la voix de lacomtesse, qui disait :

- Admirable ! Mais, cetableau… je m’y reconnais… Le génie du Bien et le génie du Mal,représentés allégoriquement par deux femmes, paraissant devant leursjuges… Genre moyen âge ! Le génie du Mal, c’est moi ; le génie du Bien,c’est madame… Ce n’est pas modeste.

- Hermine,pardon ! pardon ! disait Lucien en couvrant de baisers et de larmes lesmains de sa femme.

- Oh ! dit la voix stridente del’Italienne ; églogue ! bucolique !

Elle se dirigeavers la porte, mais elle s’arrêta :

- MadameGarnier, dit-elle, si je tutoyais votre mari, c’est que mon habitudeest de tutoyer tous mes amis.

- Je le sais, madamela comtesse ; seulement, je trouve que c’est de mauvais ton.

L’Italiennereleva fièrement la tête, mais elle réfléchit un instant ; puiss’avançant vers Hermine :

- C’est égal, dit-elle,vous êtes une belle et vaillante femme. - Adieu, monsieur Lucien.

Etelle sorti.

- Hermine ! Hermine ! tu peux mepardonner, car je t’aimerai toujours, murmurait Lucien heureux etconfus.

- Comme autrefois ? fit-elle.

-Mieux encore ; car, autrefois je n’aimais que ta beauté ; maintenant,j’aime ton âme !
 

HenriDE BORNIER, 
de l’Académie française.