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CLARETIE,Jules (1840-1913) : Bouddha(1888).
Saisie du texte : S.Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (14.X.2004)
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Texteétabli sur un exemplaire (Coll. part.)de l'éditiondonnée à Paris par la Librairie L.Conquet en 1888. On trouveraen ligne sur le site Gallicade la BnFune version en mode image de cette nouvelle.
 
Bouddha
par
Jules Claretie
de l'Académiefrançaise

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I

Sur le balcon du Cercle des Armées de Terre et de Mer, enachevant leur café, ils causaient, se retrouvantlàaprès des mois et des mois, des mois d’exil, de maladie, debatailles, de blessures. En tête-à-tête,dans ledélicieux bavardage du premier cigare, après lecafé, les deux camarades souriaient, évoquant lesannées enfuies, les souvenirs de l’École, lespromenadesmilitaires, les jours de sortie, d’examen ou d’escapade, et lapremière épaulette et la dernièrerevue, la revued’hier, à Longchamps, devant les tribunes, cedéfilé des Tonkinoissous les acclamations d’une foule, les sourires des mères,lesbravos des anciens, les larmes des femmes.

Tous deux décorés de la Légiond’honneur, l’un desdeux amis, la taille fine serrée dans la redingotebourgeoise,regardait, sur la tunique bleu de ciel des officiers de turcos queportait son camarade, la médaille d’argent qui pendait auboutdu large ruban semé de vert clair et de jaune, avec ses nomsbarbares représentant deux ans de sacrifices, deux ansd’héroïsme : Son-Tay, Bac-Ninh, Fou-Tcheou,Formose,Tuyen-Quan, Pescadores ; - et tout en fumant, il se disait qu’il enavait fallu du sang de braves gens, Africains, Alsaciens, Bretons,Berrichons, petits troupiers, fantassins, fusiliers marins, chasseursà cheval, soldats du train, et tant d’autres, tant d’autres,pour écrire là, sur une médailled’argent, cesdeux dates : 1883-1885, et les quarante-huit lettres de ces six noms devictoires !

L’officier de turcos – vingt-huit ou trente ans, blond, gai, souriant,la joue bronzée à peine par le hâle dela mer et duvent d’Asie – regardait devant lui, le coude appuyé sur labalustrade du balcon en fer forgé. Il regardait devant luiet sesentait heureux de vivre, humant l’air plus frais de ce soird’août après une journée chaude.

Un brouhaha de fiacres, d’omnibus, un vague murmure de voix montaientde l’Avenue de l’Opéra comme un lointain bruit de houle, etlà, sous ses yeux, comme un décor, sedécoupaitsur le ciel tout bleu la masse blanche de l’Opéra,éclairée fantastiquement par lalumièreélectrique, l’Opéra, illuminé, avecdessilhouettes noires allant et venant sur les marches, et les deuxgroupes sculptés se détachant avec de vaguesrefletsd’or, tandis que l’Apollon géant se perdait plus haut, danslebleu noir, comme une ombre géante.

Et c’était une féerie pour l’exilé,retour d’Asie,de respirer cette atmosphère de Paris, cet air, ce bruit,cettepoussière de Paris ; il se détournait, pourregarder,après l’Opéra, la double file delumières del’avenue aboutissant, là-bas, à une autre masselumineusedont les traînées de gaz flambaient au loin : laComédie-Française. Tout Paris dans un coin deParis ! Leboulevard à deux pas, là, sous son regard, et despassants, et des voitures, dont les lanternes filaient comme deslucioles, et des femmes en toilettes claires, et la griserie d’un soird’été, avec la caresse molle d’une chaleur quitombe etle sourd murmure indistinct de la foule, ce murmure fait de causeries,de rires, de propos envolés, perdus comme cettefumée decigare…

… Et pendant un moment il restait là, appuyant satête audossier de la chaise cannée, comme se laissant aller sur unrocking-chair ; et il n’écoutait rien, n’entendait rien, nilebruit mâle des voix des camarades qui arrivait jusqu’aubalconpar les fenêtres ouvertes du Cercle’, ni les causeries desvoisins, attablés près d’eux sur le balcon etprenant lekummel.

- Alors, dit brusquement le jeune homme en habit bourgeois, il teplaît toujours, ce diable de Paris ?

- S’il me plaît ?

Et le turco leva la main avec une sorte de respectpassionné, ungeste de vénération ardente, comme s’il sefût agid’une femme.

- C’est-à-dire que je le trouve plus adorable que jamais !Je nesais pas, vrai, je ne sais pas comment on peut vivre loin de lui ! Jeme demande comment j’ai pu passer sans mourir d’ennui mesannéesde campagne. Et quand je pense que je l’ai quitté, ce Paris,pour Alger et le Tonkin avec une joie de collégienéchappant au bahut!Parisien jusqu’aux moelles, moi, et cependant promenant mes os un peupartout, quitte à les laisser un jour quelque part ! Mais,parole d’honneur, il n’y a que Paris au monde ! Tiens, il n’y a pas depaysage d’Asie, de nuit d’Algérie, rien qui vaille cettecarted’échantillon que nous voyons d’ici !... Oui, là,cesaffiches !

Il montrait du doigt, à l’étalage de l’Agence desThéâtres, les affiches jaunes, bleues, saumon ouroses, etles placards enluminés de coloriage, qui donnaient lestitresdes pièces qu’on jouait le soir, les programmesillustrésde l’Hippodrome ou de l’Éden.

- Ce coin de paysage-là, mon cher Roger, ça vauttous lesautres !... Ah ! les théâtres ! Quand on aété voir jouer, sur lethéâtre d’Alger, la Favoriteou la Mascotte,par de vénérables personnesà qui on pourrait distribuer la Guanhumara des Burgraves,etqu’on a essayé d’avaler les drames chinois que les acteursd’Hué dévident pendant des jours et des jours,comme unrouleau sans fin, - les drames en trois soirées dupèreDumas sont des levers de rideau à côtéde ça; - quand on a été sevré des acteursde Paris, situ savais ce que ces bouts d’affiches contiennent de promesses etd’allèchements !...

L’officier s’arrêta, laissant un moment sa penséesefondre comme son londrès, puis tout àcoup  il seredressa brusquement sur sa chaise. Par-dessus le bourdonnement deschars et le bruit de houle des passants, un air sautillant et vif, unair d’opérette enlevé gaiement sur un piano,venaità lui, comme une bouffée de vent, par quelquefenêtre ouverte.

- Tiens ! dit-il, l’air de Bouddha!

- Bouddha ?

- Oui, dans l’opérette des Nouveautés, la PetiteMousmée, tu saisbien…

- Non.

- L’air que chantait Antonia Boulard.

- Ah ! ah ! Antonia ! Encore !

- Toujours, fit le turco en essayant de sourire. Quoique… si tu savais,mon cher !

Il s’arrêta encore, écoutant toujours l’airpétillant qui montait vers lui comme une mousse de champagneauhaut du verre, et, instinctivement, ses doigts battant la mesure sur latable de marbre, il se laissait aller à murmurer le fredond’autrefois, le couplet de la petite mousmée d’Yokohama,amoureuse du dieu Bouddha :

        Ah! Bouddha, Bouddha,
              Mon petit Bouddha,
           Que tu m’as fait de lapeine !
              Bouddha me bouda
              Le cruel Bouddha !
           Je l’implore à perdrehaleine !
              Ah ! Bouddha,
              Cher Bouddha,
              Doux Bouddha…


Et pendant qu’il murmurait, dans sa moustache blonde, le couplet del’opérette oubliée, - du succèsparisien d’il yavait trois hivers, - le joli garçon rieur devenaitsérieux ; lentement une ride se creusait entre ses sourcils,etson oeil bleu, son oeil franc, clair et bon, s’emplissait comme d’unvoile de brume.

           Bouddha me bouda,
              Le cruel Bouddha…


- Est-ce drôle, dit-il tout à coup ens’interrompant, ilm’énerve maintenant, ce refrain-là ! Et je l’aitantchanté et rechanté là-bas !... Bouddha! Je net’ai pas dit l’histoire du Bouddha d’Antonia ?... Non ?... Comique ettriste, cette histoire-là, mon cher !... Antonia !... Ah !lajolie fille !... Et bonne fille ! Grande, blonde, gaie, des dents demangeuse, des lèvres de joyeuse, tout celaappétissant,sain et solide !... Nous avions commencé par nousdétester, je ne sais pas pourquoi. Un souper, au Cercle,après une revue de fin d’année, oùelle avaitfiguré je ne sais quel personnage… le Nouveau Timbre-posteou leDétective dans l’embarras… Placée àcôté de moi… J’avais voulu faire de l’esprit, ellenem’avait pas trouvé drôle et me l’avait dit. Sixmoisaprès, nous nous adorions. Quand je dis nous, moi jel’adorais.Elle ne me détestait probablement pas. Bonnecréature,Antonia ! Et campée !... Du reste, tu la connais.

- Par les photographes.

- Ça suffit. J’étaisdétaché auministère de la guerre. Beaucoup de temps à moi.J’ai vuquatre-vingt fois de suite la PetiteMousmée,l’opérette japonaise à laquelle avaitcollaboréYamato, le chargé d’affaires du Japon. Trèsgentille dansla PetiteMousmée, Antonia !Sa robe de soie bleu cielà fleurs jetées lui collait comme à lapeau et lamoulait comme ces voiles mouillés que les sculpteurs jettentsurleur terre fraîche. C’était, mon cher, sous cettecaressedu satin, la femme même, la femme attirante, vivante, avec sabeauté impérieuse et saine, que le public avaitsous lesyeux. Les marchands de lorgnettes ont dû faire leurs frais.Et decette robe bleue une nuque blanche sortait, un couélégant mis à nu par les cheveuxrelevés enbloc, et retenus, au haut de la tête, par une grosseépingle d’or. Les oreilles charnues, les joues àfossettes, les lèvres, le rire d’Antonia, ontétépour cinquante pour cent dans le succès de la PetiteMousmée. Quantà Lafertrille, qui jouait Bouddha, jamaisil n’avait été plus drôle. A propos, dequoi est-ilmort, Lafertrille ?

- De la maladie moderne : l’ataxie locomotrice ! Trop de petitesmousmées. Et quand il est mort les chroniqueurs ont dit :«Encore un qu’on ne remplacera pas !» Et maintenantGaliveta repris les rôles de Lafertrille, et qui parle deLafertrillemaintenant qu’on a Galivet ? Galivet est gras, Lafertrilleétaitmaigre. Voilà toute la différence, le public s’enmoque !Il se moque de tout, le public !

- Je ne connais pas Galivet, mais j’ai vu Lafertrille jouer Bouddha dela première à la dernière. Le tour de Bouddhaenquatre-vingts soirs ! Et quand c’était fini, Bouddha,avecquelle joie j’emportais «ma mousmée»à moi,fouette cocher, au grand galop, vers son petit hôtel del’avenueKléber !... Le coupé traversait la place de laConcordepresque déserte, montait rapidement lesChamps-Élysées, où d’autrescoupés àduos passaient emportés aussi, et le temps me paraissait silong, si long, quoique j’eusse près de moi, latête surmon épaule, - ou moi la serrant de mon bras passésousson manteau, - la jolie blonde que toute une salle lorgnait toutà l’heure, et qui me fredonnait très bas, pourmoi seul,comme un petit murmure caressant, le couplet bissé par lesboulevardiers :

                   Monpetit Bouddha,
                  Que tu m’as faitde la peine !


Je trouvais la route longue, et, arrivé, je regrettaispresquecette sensation délicieuse d’untête-à-têteau fond d’une voiture avec une créature que tout Parisenviait,et que quelqu’un, à la lueur du gaz, pouvait presquereconnaître du fond d’un de ces coupés qui nouscroisaient. C’est étonnant ce qu’il y a de grains devanité au fond de l’amour !... Et pourtant, vrai, j’aimaisAntonia pour tout de bon.

Elle était folle des japonaiseries. Elle prenait sonopérette au sérieux. Elle voulait qu’autourd’elle,bibelots et soieries, tout fût du temps,du tempsde Bouddha Ier. Jedévalisais les boutiques de vendeurs de netzskéspourpeupler de drôleries ses étagères, etje merappelle sa joie, sa joie d’enfant lorsque j’arrivai, un soir,précédant un commissionnaire qui portait sur sesbras,comme une nourrice son nourrisson, un gros Bouddha doré quej’avais découvert au fond d’un magasin debric-à-brac,rue des Martyrs ! Ah ! le beau Bouddha ! Presque grandeur nature, moncher, accroupi, les mains jointes, tout doré, mais d’un orrougeà reflets sanglants, d’un ton tout particulier qui rappelaitlecuir de Cordoue et les faïences mezzo-arabes, un Bouddha aucrâne rose, et dont la bonne figure paterne, les yeux mi-closetle sourire béat, un sourire indulgent et las, illuminait uneface luisante avec une paire d’oreilles longues d’ici àdemain!...

Quand elle l’aperçut tout luisant d’or rouge entre les mainsducommissionnaire ; quand elle le vit apparaître sous laportière de soie de Chine soulevée, Antonia salualeBouddha d’un grand cri d’enfant joyeuse suivi d’un longéclat derire :

- Ah ! Bouddha ! Voilà Bouddha !... Vive Bouddha !

Et elle frappait dans ses mains, elle me sautait au cou.

- Mon petit Edmond ! Oh ! comme tu es gentil !... Un Bouddha !...Ça me manquait ! Il ne ressemble pas du tout àLafertrille, du tout, du tout !... Il est joliment mieux !Où lemettrons-nous ?... Parbleu, là, sur la cheminée…Je feraifaire une planchette… Ah ! le beau Bouddha !

Puis, avec des airs respectueux, elle s’avançait vers leBouddhaque nous avions posé sur la table, et, prenant les poses delapetite mousmée :

           Ah ! Bouddha,
              Cher Bouddha,
              Doux Bouddha !


Elle chantait de sa voix de théâtre,s’interrompant toutà coup parce que je riais, pour me dire :

- Au fait, tu sais, Edmond, c’est peut-être le vrai Dieu !

Elle vida son porte-monnaie dans les mains du commissionnaire, et nousdînâmes, ce soir-là, en tiers avec cebrave Bouddhadoré, posé sur la table et qui nous contemplaitde sonair calme, gravement. Au dessert, Antonia voulut lui faire boire duchampagne. Bouddha conserva sa dignité et nousallâmes auxNouveautés en riant beaucoup de notre invité enor rouge.Jamais Antonia ne chanta mieux que ce soir-là les coupletsde la PetiteMousmée.

II

Et dès lors, Bouddha, mon Bouddha de la rue des Martyrs,devintle dieu de cette jolie bonbonnière de l’avenueKléber,que ma petite bouddhiste voulait rendre japonaise durez-de-chaussée au grenier. Antichambre japonaise avec deuxvieux griffons de bronze à l’entrée, salleàmanger japonaise tendue de rouleaux peints par un décorateurduMikado, chambre japonaise, salle de bain japonaise… Tout au Japon ! Etdans ce délicieux paradis japonais, une déessebienvivante emplissant tout l’hôtel, - prononce a u, au, autel,si tuveux, - de son rire, de son parfum de femme, de sa jeunesse et de sagaieté, - et un dieu silencieux et indulgentbénissantnos amours sans rien dire !

Ah ! le bon Bouddha, le douxBouddha, comme disait lachanson !... Iltrônait au milieu du salon, sur la cheminée, commedansune pagode. On avait drapé son socle, encadré laglace,et Bouddha rayonnait là, rouge et or, comme un soleild’automne.Je le saluais avec amitié. J’en étaisarrivéà le considérer comme un hôte du logis,unhabitué, un vieux parent. Antonia lui donnait de petitestapescâlines sur ses joues cuivrées. Bouddha veillaitsur nous,toujours digne.

Un soir… ah ! le diable soit des femmes, même les meilleures!...Antonia était nerveuse… Elle s’était, pour parlercommeelle, attrapéeà la répétition avecLafertrille… Aimé des femmes, mais malélevé,Lafertrille ! Il avait traité Antonia du nom de l’oiseau quiplaisait si peu à Ibicus. Antonia avaitrépliquéqu’en fait de gruesla grande Stella pouvait compter pour deux…

Cette grande Stella, qui donnait en ce temps-là àLafertrille l’illusion de l’amour, était alors survenue.Tapage,duo de Mme Angot, un régisseur affolé,Lafertrilleembarrassé, le directeur agacé. Bref, Antoniaétait revenue d’une humeur massacrante.

- Cet imbécile de Lafertrille ! Cette intrigante de Stella !Etcet autre empotéqui ne disait rien !

L’empoté,c’était le régisseur.

- Ah ! il est propre, Bouddha ! Avec ça qu’il le joue bien,Lafertrille ! Il n’est pas plus Bouddha que toi !

C’était à moi qu’elle parlait, Antonia, et enprésence du Bouddha doré, «quiétaitpeut-être le vrai Dieu !»

- Lafertrille est, en tout cas, moins Bouddha que celui-ci ! dis-je enessayant de rire.

Je n’aimais pas beaucoup ce Lafertrille. Un instinct. Si Antonia envoulait à la grande Stella, Lafertrille, bourreau descoeurs, yétait peut-être bien pour quelque chose. Je nel’ai jamaissu. Passons. Toujours est-il que lorsque j’eus comparéàLafertrille le pauvre et bon Bouddha de la rue des Martyrs, Antonia semit aussitôt dans une colère ! Et comme si leBouddha desNouveautés eût étélà, et lerégisseur, et la grande Stella, et les petites camarades,elles’avança vers mon Bouddha à moi et, lui mettantle poingsous le nez :

- Oh ! toi, tu sais, tu es aussi bête que l’autre !

Pauvre Bouddha, va !

Je ne sais pas pourquoi, mais l’injure me parut injuste,imméritée, et moitiésérieux, moitiériant, je me mis à plaider la cause de Bouddha, le vraiBouddha! Voyons, était-ce sa faute à ce Bouddha, siLafertrilleétait un insolent, et si la grande Stella se montrait si malembouchée, - quoiqu’elle eût une jolie bouche,Stella…

- Une jolie bouche ? Et où as-tu vu ça ? Grandecomme unfour, sa bouche ! On y passerait la tête ! Ahçà !mais, tu vas la défendre aussi, toi, Edmond !

- Moi ? pas le moins du monde !

- Si, tu la défends ! Si, tu la défends ! Unejoliebouche ; et de jolis cheveux aussi, n’est-ce pas ? Elle en a quatre, unde plus que Cadet Roussel, quatre qu’elle teint avec duhenné,et le reste elle se le fournit chez Loisel !... Une jolie bouche,Stella ? Non, vous autres hommes, vous êtes tous desimbéciles, tenez, vous vous laissez prendre à lapremière grue venue…. Oui, j’ai dit grue…. Je te croyaismoinsbête que les autres…. Tu es aussi bête queLafertrille….Une jolie bouche !  Stella !... Un four, je te le dis, un four!

- Voyons, Antonia, ma petite Antonia….

J’essayais de la calmer. Je tâchais de rire.

- Tiens, Antonia, j’en atteste Bouddha.

- Bouddha ?

Elle allait et venait par le salon, les bras croisés, lesdoigtsde sa main droite battant sur son coude gauche une marche rageuse, et,de temps à autre, elle secouait, pour chasser lesmèchesblondes qui lui fouettaient le visage, ses beaux cheveux lourds malattachés…. Ah ! mon ami Roger, qu’elle étaitjolie !

Elle vint se planter toute droite devant la cheminée,regarda lemalheureux Bouddha, impassible dans sa pose hiératique, etavecun accent de mépris si drôle que je ne pus retenircettefois un éclat de rire :

- Un Bouddha ? Ce poussah-là ? Il est aussi bêtequeLafertrille !

Je te dis que je riais. Je riais trop, probablement. Antonia en devintfurieuse. Bonne fille, Antonia, mais le sang aux yeux avec unefacilité ! Elle n’admettait pas que je pusse rire. Ellen’admettait pas que mon Bouddha, salué d’acclamationsjoyeuseslorsqu’il avait apparu, étincelant entre les bras ducommissionnaire auvergnat, ne fût point odieux àregarderet stupide à manger du foin.

Et je défendais, toujours riant, le Bouddha paisible et doux!Ah ! ce que mon rire exaspérait Antonia ! Mon cher, ellebondittout à coup comme une panthère vers lacheminée,allongea la main pour gifler  - cette fois furieusement - lebonBouddha, et…. - Ah ! mon pauvre ami, comme elle fut calméed’unseul coup ! - et… patatras, Bouddha insulté, Bouddhasouffleté… « Tiens, ton Bouddha ! tiens, tonBouddha !tiens ! tiens ! tiens ! » Bouddha chancela sur le socledrapé et le front en avant, pauvre dieu croulant sousl’injure,- de tomber là, droit entre elle et moi !... Bouddha,cassé en deux, le chef d’un côté, surle tapis, etles genoux sur le devant de marbre blanc de la cheminée…

Brisé, Bouddha ! Décapité, Bouddha !

Et, sur le tapis de Perse, la tête coupée, roulantauxpieds d’Antonia, regardait encore, regardait toujours la jolie fille,oui, la regardait de ses yeux clos à demi, entre sesoreillesénormes, dont l’une pendait, fendue comme celle d’un chevalaurancart, et le rictus demeurait impassible dans la face àreflets d’or.

- Pauvre Bouddha !

Toute la colère d’Antonia tomba devant l’aspect lamentablede ceBouddha guillotiné. - Ah ! dit-elle.

Elle ne dit même que : Ah! Mais il y avait de toutdans ce Ah! Du chagrin, del’étonnement, du remords. Elle joignait sesjolies mains ; elle contemplait, baissée à demi,là, par terre, le Bouddha sans tête, latête sanscorps ! - Ah!

Et je ne riais plus. Je l’aimais, ce Bouddha. C’était, je tel’ai dit, un ami. Il me semblait que je venais de perdre unêtrecher, que ce corps souffrait. Je ramassai le cadavre.Écaillé, l’or, çà etlà, tombant parsquames ; et la tête avec un trou au front et le nezcassé. Méconnaissable, mon pauvre Bouddha.Affreux,écrasé ! Plus laid encore que Lafertrille ! - *Ah!disait toujours Antonia.

Elle murmura doucement, timide, un moment après :

- On pourra le recoller… peut-être !

Puis, repentante, et me prenant des mains la tête de Bouddha,qu’elle posa sur la cheminée avec cetteprécaution qu’ona toujours lorsqu’un malheur est arrivé :

Oh ! vois-tu, j’en pleurerais !

Et elle allait pleurer, elle pleurait. Il y avait deux grosses larmesdans ses yeux. J’essayais de la consoler, tout en ramassant lesdébris de Bouddha, mais je n’y avais pas le coeur. Lemassacrede cet innocent me navrait. Je cherchais des plaisanteries, je n’entrouvais pas.

- Qu’est-ce que tu veux, Antonia ? Il n’y a pas qu’un Bouddha au monde,je t’en déterrerai un autre !

- Ce ne sera pas celui-là, dit-elle.

Jamais elle n’avait eu autant de justesse d’esprit, Antonia.C’était un peu tard, mais c’était fort juste :« Cene sera pas celui-là ! »

Et celui-làfaisait si bien sur la cheminée ! L’orrouge s’harmonisait avec les soieries des Kakémonos. Lataillede Bouddha était proportionnée avec les figurinesjaponaises qui grimaçaient drôlement,çà etlà, sur les étagères et les meubles.Ilétait vraiment le centre, le président de cecongrès de dieux et de demi-dieux du pays bleu. Antonia,calmée, désolée, muette, restait commeabêtie devant sa victime. Elle était, comme lapetitemousmée de l’opérette, veuve de ce Bouddhaqu’elle avaitexterminé !

III

Mon cher, nous passâmes des journéesentièresà essayer de pâtes fantastiques et de collesbrevetées sans garantie du gouvernement, pour arriveràraccommoder le Bouddha coupé en deux. Toutes lespâtesfurent inutiles. Et, d’ailleurs, essorillé d’uncôté et le nez écrasé aumilieu de la face,Bouddha, dont le revêtement d’or s’écaillait commeunepeau malade, Bouddha lépreux, Bouddha devenu horrible, nepouvait plus figurer jamais, never,never more, sur lacheminée de la jolie fille. Quant à en acheter unautre,à donner sur-le-champ un successeur au Bouddha de la rue desMartyrs, non, non, non… Antonia se vantait d’êtrefidèleà ce qu’elle aimait.

- Fidèle ?

Et je souriais, l’exaspérant par mon doute.

- Oui, fidèle ! Oui, fidèle ! La preuve, c’estque si tum’apportais un nouveau Bouddha, oui, tu entends, un nouveau, je lejetterais par la fenêtre !

Et sur le nez épaté du Bouddhadécapitéelle posait ses bonnes lèvres fraîches et baisaitl’idoleavec une passion éperdue. Les femmes n’adorentpeut-être,mon pauvre ami, que ce qu’elles ont cassé.

Du reste, le repentir et l’adoration ne durèrent paslongtemps.A bien considérer son salon japonais, Antonias’aperçutpeu à peu qu’il fallait décidément unornement surla cheminée. Le salon manquait, disait-elle, de«pointmilieu». Elle avait dû, assez belle pour avoir faitunmodèle, accrocher cette expression-là chezquelquepeintre.

Pendant ce temps, les affaires s’embrouillaient versl’ExtrêmeOrient, et je commençais à me lasser un peu detenir laplume au ministère et de ne pas faire, au grand air, quelqueexercice de sabre. La fringale me prit d’aller quelque part, au Tonkin,écouter, après les fredons de Bouddha,le petit pchttementdes balles. Un soir, en arrivant chez Antonia, je lui dis,en essayant d’être gai, et il m’en coûtait de meséparer de la jolie fille :

- Ma petite Antonia, j’ai une nouvelle à t’annoncer ! Si tuveuxun pointmilieu, tu n’asqu’à le dire. Je m’en vais au paysoù ils poussent tout seuls, comme des champignons.

- Tu dis ?

- Je pars pour le Tonkin. Embarquement à Toulon. Si tu asenviede voir la Méditerranée….

Ah ! bonne fille ! Elle avait eu deux grosses larmes pour Bouddhadécollé comme saint Jean-Baptiste. Elle en eutbienquatre pour moi, et aussi grosses, certainement.

- Edmond !... Comment ? tu pars, Edmond ? Tu me quittes ? Tu ne m’aimesdonc pas ?

Je te passe la scène des larmes. Celle-là futflatteusepour mon amour-propre, et il fallait tout mon appétit denouveauté et tout mon amour de la bataille et des Bouddhasauthentiques pour laisser là le boulevard, lesNouveautés, Antonia et la petite chambre japonaise del’avenueKléber…. Mais si je te disais - chose curieuse - que cettegrande et belle fille était si enfant, si enfant, quel’idée que je lui rapporterais de là-bas unBouddhanouveau, un Bouddha tout neuf, la consolait un peu de me voir partir.Ça l’amusait, la pensée de me voir revenir toutbronzé en tenant entre mes bras, comme le commissionnaireauvergnat, un Bouddha doré !...

Elle avait eu la folle envie de m’accompagner jusqu’àToulon.Voir la mer, manger de la bouillabaisse en Provence et ne me quitterque dans le canot ou sur la passerelle. Ça valait bien unepartie à Bougival ou à Saint-Cloud ! Maisvoilà :le jour de mon départ, il y avait aux Nouveautéslecturede la Pipecassée, et oncollationnait les rôles lelendemain.

- Allons, c’est dit ! tu partiras sans moi, mon petit Edmond. Tucomprends, si je n’étais pas là, les auteurs, quinepensent qu’à eux, donneraient le rôle deVadéà Stella.… Vadé !... un travesti ! je n’ai jamaisjoué de travestis ! Tu penses si j’y tiens !

- Comment donc !

Et je partis seul pour Toulon, mon vieux Roger. Mais avant de partir,dans un petit cabinet des environs de la gare, noustrinquâmesune dernière fois, Antonia et moi, des lèvres etdesverres, à la santé du futur Tonkinois,àl’arrivée du Bouddha nouveau et à lacentième dela Pipecassée !...  Je crois même, soit dit entre nous, que,pleurant ou riant,Antonia parla beaucoup plus de son rôle de Vadéque de laguerre de Chine. Il y avait un personnage qui la taquinait, celui deManon Giroux ! La grande Stella y avait un effet,mais un effet!…C’était elle qui cassait à coups de pommes lapipe dansla bouche de Vadé… Un clou!

Et puis, peu à peu, comme l’heure du train approchait, elleoubliait tout, Antonia, et Vadé, et Manon Giroux, et la collationdu lendemain, et, se remémorant nos parties deplaisir, les bois de Viroflay, les auberges de Barbizon, les frileuxretours du théâtre par lesChamps-Élyséesà demi déserts et les soupers dans la salleàmanger japonaise et nos rires de l’avenue Kléber, doucement,doucement, dans l’oreille, elle me disait :

- Tu sais, si tu veux, la Pipecassée, lesNouveautés,les auteurs, j’envoie tout promener, tout, et je t’accompagneàToulon… au Tonkin !... où tu voudras.

Et elle se serait envolée, ma foi, ce soir-là,quitteà me reprocher le lendemain de lui avoir fait raterlerôle de Vadé ! Et cela me flattait, ce mensonge delajolie fille se mentant à elle-mêmesincèrement !Tout à coup un regard jeté sur la pendule…« Ah !mon train ! Garçon, l’addition ! Et ma valise ! Et meslivres!... Allons, ma petite Antonia !... »

Elle se pendait à mon bras, en allant du restaurantà lagare. Elle voulait se promener encore dans la grande salle d’attentepleine de pas et de bruissement…. « Tu as encore cinqminutes…deux minutes… une minute !... » Et au seuil de la salleouvertesur le quai, le dernier baiser, le long baiser sans bruit, amer etinoubliable avec son goût de larmes ! « Vite, vite,Edmond,tu ne trouverais plus de coin ! »

Puis, doucement, tendrement :

- Mon Bouddha surtout ! mon Bouddha ! Ne l’oublie pas !

          Ah! Bouddha, Bouddha,
           Que tu m’as fait de la peine !...


Elle voulut chanter, s’arrêta court, perdue, comme si elleétouffait, son mouchoir mouillé à seslèvres, et je courus vers le train dont la vapeur sifflait,-écoutant, entendant toujours le refrain, le cher refrain del’opérette tant de foisrépété :

             Bouddha me bouda,
          Je l’imploreà perdre haleine.


E toute la nuit, toute la nuit, dans une sorte d’hallucination entresommeil et fièvre, je revis les pauvres yeux d’Antoniagonflés comme son coeur, et le rictus placide du Bouddhabrisé, et les pommes crues de Manon Giroux ; et, au-dessusdutic-tac du train et du halètement de la machine, l’air de Bouddhapassait, sautillant, railleur, attendri, coupé par lesifflement des balles au-devant desquelles j’allais… Combien de fois jedevais le fredonner, jusqu’au retour, l’air de Bouddha!

Le lendemain, d’instinct, avant de m’embarquer, j’allai, posterestante, demander si quelque télégrammeà monadresse…. Eh bien, oui, il y en avait un,télégramme !Daté de minuit. Antonia l’avait envoyé duGrand-Hôtel en sortant des Nouveautés. C’estbête,mon cher, mais si je te disais que, là-bas, je l’ai relucentfois, comme un prêtre lit son bréviaire, ce papierbleuaux lettres drôlement imprimées :

             «EDMOND DE LAURIÈRE
                 « Toulon.- Poste restante.


« Pense à Bouddha, mais pense à toi.Sois brave,mais pas imprudent. On pavanera (pour pavoisera)avenueKléber, à ton retour. Emporte les meilleurestendressesde mon coeur. - ANTONIAVADÉ

Vadé! Elle avait signédu nom de son rôlenouveau ! Vadé de la Pipecassée ! Ellepensait, ensaluant l’ami d’hier, au Cloude demain ! Pauvre petite ! Mais je nevoyais qu’une chose : elle songeait à moi ; - et lorsqueToulondisparut au loin, au bout de la mer bleue, je relus madépêche, je l’épelai lettreà lettre, etpendant que des paysans bretons chantonnaient, sur le pont, je ne saisquelle complainte religieuse du Finistère ou du Morbihan, jeportai le papier bleu à mes lèvres, et jemurmurai lachanson de Bouddha- en pensant à celle qui ne pensait plusà Bouddhadéjà et s’occupait de Vadé,rôle travesti, costume de Grévin !

IV

Je ne te raconterai pas mes impressions du Tonkin. Ah ! nous en avonsvu ! Il y a eu, là-bas, mon cher, jour par jour, deshéroïsmes et des faits d’armes qui donnent del’espoir aucoeur. Et tout ça si loin, sans nouvelles, sous le pluie,dansla boue, avec la fièvre, le choléra, lesrhumatismes,tout le tonnerre de chien de l’hôpital ! La bataille, cen’estrien ; on se sent vivre quand on se moque de mourir. Mais la maladiebête, la dysenterie qui vous tord les entrailles,l’anémiequi vous mine, l’eau putride plus meurtrière que le canon…et laboue, mon cher, la boue, les défilés dans lesrizières, les ciels bas et gris, la terre où l’onenfoncecomme dans du beurre et qui vous retient comme un sable mouvant…. Et,avec cela, étape sur étape, marches etcontremarches, despièces d’artillerie embourbées etportées àdos d’homme par des chemins étroits comme des rubans…. Puis,quelquefois, des forêts à traverser, sanséclaireurs et sans cartes, des sentiers à setracerà travers bois, à coups de hache…. Je te passetoutça ; c’est ennuyeux à subir, cesjournées et cesnuits d’alerte et de fatigue, mais c’est amusant àévoquer…. J’ai souvent regretté ce mauvais temps,enfumant mon cigare ! Atroce, la guerre, mais quelle gymnastique morale !Toutes les facultés de l’homme en éveil, et lesmeilleures : le courage, le dévouement, ladécision,l’amour du prochain et l’amour du drapeau !

Pour en revenir à Bouddha, je l’avais depuis longtempsoublié, le Bouddha d’Antonia Boulard, et je meréservais- comme je l’avais dit - d’en déterrer un, au moment duretour,chez quelque brocanteur d’Hanoï…. J’en avais tant vu, de mescamarades, qui faisaient provision de bibelots par avance, et qu’uneballe couchait en chemin ! On expédiait dans quelque caisse,à la famille, leur pantalon rouge, leur portefeuille et lesrouleaux de papier de Chine achetés çàetlà, et achats et défroque, tout partait,roulé enun paquet, pour France. L’idée de me fournir par avance d’unBouddha que je pourrais abandonner en route avec ma carcasse ne mesouriait pas beaucoup…. Oui, au retour, je m’en occuperais, au retour !

Et, en attendant le retour, nous nous enfoncions chaque jour plus avantdu côté de la frontière de Chine,allant versLang-son, qu’il fallait emporter et que nous aurions occupédepuis des mois sans le guet-apens que tu connais…. Lang-sonenlevé, nous pouvions nous y croire en grande halte,lorsque, aumilieu de février, le généralreçoit deTuyen-Quan des nouvelles dures…. Les Chinois tenaientlà-bas,comme à la gorge, la petite garnison du commandantDominé, et, pied à pied, attaquaient lacitadelle…. Touteune armée, comme tu sais, celle du Yun-Nam, autour d’unepoignée d’hommes ! Impossible de laisser écraserlagarnison qui se défend, là-bas, depuisdécembre !De décembre à mars, compte les joursd’héroïsme, mon cher !

Brière de l’Isle laisse donc Négrier àLang-Son,et, le 15 février, sans pouvoir prendre un reposcrânementgagné, en route pour Tuyen-Quan, toute la brigadeGiovaninelli !Infanterie de marine, artilleurs, tirailleurs tonkinois et deuxbataillons de mes bons turcos. Nous étionséreintés ! oh ! éreintés !Mais on avaitdit la veille au soldat : « Il faut un effort pour prendreLang-Son ». Le soldat avait fait un effort. On lui disait, lelendemain : « Il faut un effort pour débloquerTuyen-Quan ». Le soldat faisait un effort. Et gaiement.

Pauvres enfants, ces soldats, troupeau de moutonshéroïquesallant à la boucherie comme à une promenade ! Etquellepromenade ! Par la route mandarine, un brouillard à couperaucouteau ; presque du verglas pour avancer ; partout des arroyos…. Enquatre heures de marche, on traverse l’eau sept fois…. La nuit vient…il pleut… on attend le jour en grelottant…. A l’aurore, - brr ! quelleaurore ! - Bono,disent les turcos, et en route !

En avant, les fantassins nous taillent des escaliers dans les pentesraides…. On nous dit qu’il y a des tigres, çà etlà, dans les montagnes de marbre…. Tant mieux ! Voir destigres,ça nous distrairait !... Et nous marchons, nous marchons,nousmarchons…. Il nous semble entendre dans le lointain les cris d’appel dela petite garnison qui se défend avec la brècheouverteet qu’on égorge. Et quand la fatigue se fait sentir chez noshommes, un mot, comme un coup d’éperon, les ranime :

- Vous savez, les camarades nous attendent !

Et ces pauvres diables de turcos, donnant leur peau pour lesFrançais, que leurs pères ont combattus, disentalorsavec un entrain touchant, montrant en riant leurs dents blanches :

- Oui, oui, camarades ! Camarades ! Là-bas ! En avant !

Et on marche.

Comme c’est drôle, la bêtise humaine ! Une nuit,tous cesmalheureux, harassés, n’en pouvaient plus et setraînaient, l’emplacement du bivouac étant loinencore….Pas un mot…. Rien…. Les hanhans avachis des soldats, alourdis comme desbêtes de somme… le clic-clac monotone des sabres sur lesquartsde fer-blanc…. Tout à coup la lune se lève,montre salueur rose à travers les nuages, et soudain, de cette longuefile d’hommes en marche une voix s’élève, quej’entendsencore, avec un accent toulousain, une voix bien timbrée etquisalue ce lever de lune de la vieille chanson du pays :

           Au clair de la lune,
             Mon ami Pierrot….

Et crac, mon cher, à cette vieille chanson du berceau,àce refrain de mère-grand, les fronts se redressent, lesjarretsse raffermissent - en avant ! au clair de la lune, mon ami Pierrot - etcette nuit-là, si on l’eût voulu, en chantant oneûtdoublé l’étape !

Moi aussi, j’avais ma chanson, mon coup d’éperon ! Je nedemandais pas à l’ami Pierrot une plume pourécrire unmot ; mais j’évoquais Bouddha, le doux Bouddha, le Bouddhaquibouda la petite Mousmée, et je fredonnais le refraind’Antonia,qui me faisait l’effet d’un clairon invisible. Et pas un moment defatigue avec la diane et les airs de marche sonnés par cettemusique du boulevard ! De quoi est fait l’héroïsme,Roger !Si j’avais donné, pendant cette campagne, l’exemple d’unebellemort, tu sais, là, à la Plutarque, l’histoireauraittoujours ignoré que je puisais cethéroïsme dans unpetit refrain d’opérette !

             Ah ! Bouddha, Bouddha,
              Ah ! Bouddha, Bouddha,
           Que tu m’as fait de la peine !


Au clair de lune ou autrement, la colonne avançait toujours.Finfévrier, nous n’étions plus qu’à huitkilomètres de Tuyen-Quan. Fichu pays : la flottille, quinousaccompagnait par la rivière Claire, étaitforcée,tant il y avait d’échouages, de traîner parfoissescanonnières à bras. Nous, dans les hautes herbes,nousnous coupions les mollets aux bambous taillés en ciseauxqu’yavaient spirituellement cachés les Chinois. Et pas un ennemivisible. On le sentait, on le devinait partout, aux fosséscreusés, à la terre remuée,à ces bambousaffilés comme des rasoirs : on ne le voyait nulle part. Toutà coup, le 2 mars, des auxiliaires tonkinois,entrés dansles herbes jusqu’à mi-corps, reçoivent unegrêle deballes et voient, comme des chats-tigres, les Pavillons-Noirs bondirsur les blessés pour leur couper la tête….

Nous sommes à Yuoc, en face des positions vraimentformidables,et très savantes, mon cher, établies par le vieuxLiuh-Vinh-Phuoc. Entre nous et Tuyen-Quan, entre nos troupiers et les« camarades », l’armée du Yun-Nam, bonssoldats dontquelques-uns, ayant juré de mourir plutôt que dereculer,s’étaient fait tatouer au front d’une croix rouge. Et cesontces fanatiques et ces combattants de toutes les aventures qu’il fautbousculer, enfoncer, crever, avant d’arriver à la garnisonquecommande Dominé !

- Allons ! mes enfants, encore un effort !

Un effort ! Toujours un effort : Taran, taran ! Tarataratatatarataratata ! La charge sonne. Ran, ran, ran, ran ! Et moi je fredonne Bouddha! Ah ! Bouddha, Bouddha ! Enavant ! en avant ! Deux foisl’infanterie de marine, bataillon Mahias, attaque les Chinois. Deuxfois les Chinois la repoussent. On est à deux centsmètres de l’ennemi quand la nuit vient. Deux centsmètres! Et la pluie tombe ! Les hommes râlent dans les herbes. Onallume, pour ramasser les blessés, des allumettesmouillées…. Quelle nuit, mon cher ! Ce brouillard humide,cettedouche glacée qui délaye le sang dans la bouepiétinée, ces ennemis qui sont là etqui tirent ;le bruit des balles qui sifflent et de l’eau qui dégoutte ;ça ne s’oublie jamais , ces impressions-là.

Je m’étais avancé assez près deslignes chinoises,entendant les Pavillons-Noirs parler de leurs voix gutturales. Toutà coup, au milieu d’une décharge de fusils, jereçois sur les pieds une masse qui roule. Je me penche,croyantà un projectile…. C’était une tête, unetêtecoupée de petit paysan de France que les Chinois nousenvoyaientà travers les herbes comme une menace et un défi.

Ah ! je ne le chantais même plus le refrain d‘Antonia !J’attendais le petit jour avec une rage sourde, un appétitsauvage de vengeance et de mort. Et le jour arrivé, ce jourgrisde mars qui allait éclairer tant de cadavres, vive Dieu !commenous enlevâmes nos turcos !

- En avant, les Algériens ! En avant ! Les amis attendent !

Et à l’assaut ! A l’assaut des retranchements chinois ! Al’assaut ! Il s’agissait d’arracher aux ongles des hommes jaunes lesassiégés qui haletaient, attendant nos troupierscomme leMessie. A l’assaut ! Elles couraient lestement, les vestes bleu de cielde mes enfants d’Afrique ! Les redoutes, les tuyaux de bambous, lesfeux croisés, les obusiers, les fusils de rempart, rien nelesarrêtait. Rien. Ils sautaient dans le feu, bondissaient dansl’enfer. Une mine éclate. La terre tremble. Nous avons lespoilsroussis et les vêtements brûlés.Quarante turcos dema seule compagnie disparaissent comme dans un cratère devolcan. En avant ! en avant ! On n’entend pas les cris de mort, tantnos chacals poussent des cris de rage. Les balles sifflent, les bouletsronflent, les fougasses éclatent. En avant ! Les turcos sontdéjà dans les retranchements, clouant auxfascines debambous les volontaires au front croisé de rouge,étranglant les Chinois, mordant au sang, comme des loups,cesPavillons-Noirs qui se défendent comme des lions…. Je n’aijamais vu motte de terre pétrie de tant de sang !

Et, les retranchements emportés, mes tirailleurs sautenthorsdes tranchées, poursuivant les Célestes et leurarrachantleurs pavillons à tête de mort…. J’avais, commeeux, lafièvre, la « furia » de cette chasseà l’homme.Tout en avant de mes hommes, revolver au poing, je poussais devant moila cohue des soldats en déroute, et qui jetaient leurs armesense retournant pour tirer. Au loin Tuyen-Quan, encore debout, montraitsa silhouette déchiquetée…. A mi-chemin, moncher, unepoignée de Pavillons-Noirs s’arrêta net, dans unesorte depagode abandonnée et, me voyant maintenant suivi de quelqueshommes seulement, ouvrit vivement le feu pour nous couper la marche.Mes turcos étaient enragés. Nous nouslançons dansla cour gazonnée qui précède toutepagode, puis,en trois bonds, dans la pagode même d’où lesballessortaient, et nous voulons en déloger ces vaincus quin’entendent pas fuir.

Pas de porte à la pagode ; du seuil, nous apercevonsseulementun trou noir, rayé de coups de feu. Nous entrons. Unefusilladeabat à mes côtés trois de mes hommes,et jepénètre presque seul dans cette baugelaquée etdorée, au fond de laquelle, comme des sangliersforcés,les Pavillons-Noirs nous attendent. Je verrai toujours ce spectacle, jete dis : des cadavres sur les dallages, les colonnes avec leursinscriptions dorées enveloppées defumée, dessilhouettes bizarres et mêlées de dieux etd’êtresvivants, tous grimaçants, depuis ce dieu tout vert que nostroupiers  appelaient le diable,jusqu’à desréguliers chinois armés et faisant feu ; - et aufond, aumilieu de ces idoles peinturlurées, et de cesPavillons-Noirsadossés aux parois rouges de la pagode, une statue deBouddha,un grand Bouddha, un Bouddha de la taille d’un enfant de dix ans, etqui flambait, tout entier d’or rouge, sous un rayon de jour entrant parle toit de cette pagode, crevassé par quelque obus.

Du grouillement des Chinois qui nous tiraient dessus, de ces ennemistapis derrière et nous envoyant leurs coups de fusil presqueà bout portant, je ne regardais rien, hypnotisé,que ceBouddha, là-bas dressé, superbe et m’apparaissantcommedans une gloire. Et - on dit que les gens qui se noient revoient enquelques secondes toute leur vie passée, brusquement, enavalantleur dernière gorgée - la vision du petithôtel del’avenue Kléber me traversa la pensée comme unéclair, et l’or rouge du Bouddha évoquasubitement lestresses, teintes au henné, de la chevelure d’Antonia…. Oh !paslongue, du reste, la vison ! Une balle emporta mon casque blanc, mon tropicalhelmet, et les cinq hommesque nous étions,entrés dans la pagode, nous fûmes contraints dereculer,comme écrasés, encerclés par lesChinois, quisortaient de partout, de derrière ces idoles d’or,grouillaient,nous enserraient et cassaient la tête devant nousà un demes turcos en faisant siffler leur coupe-coupeautour de nous….

Repoussés, mon cher !... Et cette damnée pagodevomissantlittéralement des Chinois qui nous tiraient dessus, lestroishommes qui me restaient et moi, nous nous jetâmesderrièreun terrassement abandonné, et - moi à coups derevolver,mes turcos à coups de fusil - nous -tînmes unmoment cesgaillards-là à distance. Au surplus,traqués dansla pagode, ils se donnaient simplement du champ pour fuir. Ils nousavaient crus tout d’abord plus nombreux, et, acculés, ilsvoulaient mourir en tuant…. Nous ayant repoussés, ilscontinuaient leur retraite, ralliant les vaincus, vers les rapides duFleuve Rouge.

Je les voyais fuir ; mais, avec ces renards-là, il y atoujoursun piège à attendre. L’idée me tenaitqu’il enrestait encore dans la pagode, à l’affût poursauter surnous.

- Attendons un moment ! dis-je à mes turcos, qui sortaientdéjà de l’abri de terre.

Et l’idée du Bouddha me revenant, le Bouddha qui avaitassisté, paisible, à la tuerie de toutà l’heure :

- Pourvu qu’ils n’aient pas emporté le Bouddha !

J’avais à peine dit cela machinalement tout haut, qu’unpetitéclat de rire clair, un rire d’enfant, partait àmescôtés, comme une fusée, et qu’un de mesAlgériens, - vingt-cinq ans, mon cher, et beau comme unbronzeantique, - se dressant sur la crête du terrassement, medisait :

- Tu veux, toi, le Bouddha, mon capitaine ?... Tu vas l’avoir !

Et moi lui criant : « Mohammed ! Mohammed ! je tedéfends…. » il n’en courait pas moins, bondissaitcomme unchat vers la pagode, s’enfonçait dans le trou noir, et je lesuivais, l’appelant toujours, les deux autres Africains arrivant au pasde course sur mes talons….

Pauvre fou de Mohammed-ben-Saïda ! Il y a, à Alger,unevieille femme, un aïeul et de jeunes frères quil’avaientaccompagné, silencieux et résignés,lorsqu’ils’était embarqué, et qui l’attendent ! Ilsl’attendronttoujours !

J’avais raison de croire que la pagode n’était pas vide.Autourdu Bouddha doré, quatre ou cinq démons, - desvolontairesdu Yun-Nam, à la croix rouge, de ceux qui avaientjuré dedonner leur peau, - se tenaient dressés, comme des doguesà qui l’on veut arracher leur proie. Un piédestalhumain,hérissé, farouche ; et au-dessus, le Bouddha,accroupi etimpassible. Mohammed avait couru sur eux. Son fusildéchargé, il le faisait tournoyer, ce fusil,au-dessus desa tête rasée, et la crosse lourdement s’enabattait surles crânes. - «Attends-nous ! attends-moi!»criais-je. Tout à coup, pendant qu’un Chinoistombémordait l’Algérien aux jambes, un autre, d’un coup decôté, dans la gorge, le frappait d’un coupe-coupe,et jevis le turco chanceler.

J’arrivai sur les Chinois comme Mohammed tombait, et j’entends encorede sa gorge crevée sortir le flot de sang rendant le sond’untuyau qui se vide…. Puis je ne vis plus rien…. Je déchargeaimonrevolver devant moi, au hasard…. Mes turcos enfonçaientleursbaïonnettes dans les poitrines jaunes…. J’étais foudecolère…. Il me semblait que c’était moi, moi quivenaisd’assassiner Mohammed-ben-Saïda.

Ce ne fut pas long, ce dernier coup de collier. Les Chinoisassommés ou éventrésrâlaientdéjà sur les dalles de la pagode. Les Turcos, ensueur,essuyaient sur les tuniques des Chinois leurs baïonnettes quifumaient. Et Bouddha, le grand Bouddha doré, souriaitàces flaques de sang et contemplait ces morts avec son rictusimpénétrable figé sur seslèvres pourl’éternité.

Et à deux pas, le cou coupé, la têteà demirenversée dans une pose presque comiquement lugubre,Mohammedétait aplati, les yeux agrandis, la bouche de travers, sespauvres mains encore tendues vers ce Bouddha qu’il voulait saisir -pour moi - lorsque le coupe-coupel’avait à demidécapité. Alors, par une navrante associationd’idées, ce cadavre du pauvre enfant d’Afrique, cettetêtepresque tranchée, me rappelaient le Bouddhacassé,tombé sur le tapis du salon japonais, le Bouddhaguillotiné par la colère d’Antonia…. La grandeStella !Lafertrille ! Que c’était loin, loin, loin ! Il me semblaitquej’évoquais des fantômes devant des cadavres.

Tout à coup, mon cher, il se passa une chose effroyable,hideuseet héroïque. De ce tas de morts chinois, unêtre seleva, un Céleste tout jeune, à demi nu, lapoitrineà l’air, avec un trou de baïonnette dans cettechair decuivre, un petit Chinois maigre, avec des yeux embrasés etdeslèvres qui tremblotaient, toutes blêmes…. Il sedressa,saignant, s’accrochant de la main droite au piédestal deBouddha, et sa main gauche crispée nous menaçantencored’un long couteau recourbé, taché de rouge….

Cette espèce de spectre embrassa, avec une ferveureffrayante,la grande image d’or qui rayonnait, ironique, au-dessus du carnage, et,au moment où un de mes turcos s’approchait pour lerepousser, lepetit Chinois poussa un cri aigu, suppliant et menaçantàla fois, se jeta entre Bouddha et le turco ; un effroiindignépassa sur sa face au jaune blême, et le sang de sa blessureéclaboussant l’or rouge de la statue accroupie, il levaencore,de son bras grêle, sur le crâne du turco, lecoupe-coupequi avait peut-être, tout à l’heure,décapité Mohammed-ben-Saïda.

Mais, cette fois, l’Algérien, baïonnette en avant,clouaitd’un seul coup, pan ! le petit Chinois au socle même de lastatue, comme un scarabée sur la planchette, et latête duCéleste se renversa, avec un rauquement court, sur lesjambesaccroupies de l’idole.

Et il me sembla (j’ai dû me tromper), oui, il me sembla quelepetit Chinois, en tombant, en mourant, râlait le nomadoréqui formait le premier vers de la chanson de l’opérette : Bouddha! Boud…dha !

             Ah ! Bouddha !Bouddha !

Hallucination de l’ouïe, évidemment ! Mais leregardmourant du petit Céleste était plein d’uneclartéétrange. Il mourait heureux et croyant, l’humblehéros,fanatique acharné, aux pieds mêmes de sonadoration et, nepouvant arracher aux barbares d’Europe le dieu qu’il avaitprié,il lui donnait sa vie. Sa  face s’abattit sur lesocle,  etses lèvres, ses lèvres ferventes, cherchaientpour s’ycoller, dans un dernier soupir, les pieds de Bouddha accroupi.

V

Il était payé cher, le Bouddha, et commeredorédeux fois par le sang du pauvre Africain et du petitCéleste. Jevivrais cent ans que je verrais toujours ces deux couscoupés,ces deux têtes pendantes, l’une glabre et crispée,l’autrenoire, convulsée, farouche. Un fils d’Afrique, un enfantd’Asieet, au-dessus, la statue d’or souriant, immobile, à cettetuerie!

Je fis emporter le Bouddha comme un trophée, et on l’emballaprécieusement après l’avoir passéàl’éponge mouillée, car sur son or rouge il yavait deséclaboussures de sang. Il demeura longtemps en douane, puis,lorsque je reçus l’ordre de rapatriement, quand on ditàmes turcos : « Vous allez retourner à Alger enpassant parParis », je surveillai l’embarquement de la caisse contenantmonBouddha, le Bouddha qui avait vu mourir Mohammed et le petit Chinois,et je fis monter devant moi le colis portant au coin, sur le boisblanc, l’étiquette : Fragile.Et pendant toute la route,durant le voyage du retour, je pensais à la joie, au bonrire,aux battements de mains d’Antonia, en voyant arriver, majestueux etgrave, dans la bonbonnière de l’avenue Kléber, leBouddhapour lequel tant de pauvres gens s’étaient faitégorger.

Aussi, dès mon arrivée à Paris, ah !mon bonRoger, « cocher, avenue Kléber ! » Et leBouddha sortide la caisse, déballé mais empaquetéethissé sur le fiacre ! Il allait lentement, lentement, cemauditfiacre !... Moi, je regardais Paris par la portière. Ilpleuvait; la pluie me paraissait adorable, saine, pittoresque,… parisienne,c’est tout dire. Finies, finies, les pluies cholériques duTonkin ! Enfin, mon vieux, j’arrive avenue Kléber. Je sonneà la petite porte. Un domestique vient m’ouvrir. Tiens, cen’estplus Jean ! Jean était souriant et accueillant, celui-ci alagravité d’un notaire.

- Madame est chez elle ?

- Je ne sais pas, monsieur ; je vais voir !

- Annoncez M. Edmond de Laurière !

- M. de Laurière, bien !

Eh ! non, ce n’est plus Jean ! Jean volontiers m’eûtappelé « monsieur Edmond ». Et ce n’estpas Mariette,non plus. Cette bonne Mariette ! J’aperçois, traversant lehall,un autre profil de femme de chambre. Au-dessus de ma tête,j’entends des pas lents et ordonnés : c’est le notaire quivam’annoncer à Antonia.

- Mais elle ne se précipite pas bien vite pour me sauter aucou,Antonia !...

Et, pour occuper le temps, là, dans le salon d’attente, jedépaquette le Bouddha, je le déficelle,j’enlèvele papier qui le couvre et je le vois apparaître, triomphant,doré comme un soleil, avec sa bonne figure paterne, - un peunarquoise même pour un Bouddha qui a vu tant de sang autourdelui. Mon cher, je m’apercevais même qu’il lui en restait unepetite tache au bout de l’oreille, et j’étais en train del’effacer, cette tache rouge - là-bas et devenue noire, - jel’effaçais avec mon doigt mouillé, lorsque laportes’ouvre…. Ah ! mon Dieu, ah ! quel battement de coeur…. C’est Antonia !

Antonia ! je laisse le Bouddha, je m’avance vers elle.

C’est Antonia ! Oui ! c’est Antonia et ce n’est pas Antonia ! Oh ! moncher, grave, imposante, jolie - de plus en plus jolie, - mais dans unetoilette, une toilette ! Une toilette janséniste, maparole….Une dame de charité, une quakeresse, tout ce que tu voudras,etsans les cheveux blonds et le bon sourire, j’auraishésité !...

- Antonia ! ma petite Antonia !

J’allais l’embrasser, moi, à la bonne franquette. Elle memontreune chaise, ne dit rien et me reçoit comme une marquise deMarivaux pourrait recevoir Dorante…. Je croyais, ma parole, quequelqu’un nous épiait et que la petite mousméejouait unrôle…. Non, non, Roger ; transformée, Antonia !...Elleavait pris l’opérette en grippe et recevait desleçons deMadame Plessy pour passer une audition chez Molière ! Etquantà nos amours, - oh ! envolés nos amours ! Pft !plus rien! - Aussi pourquoi s’en aller au Tonkin, mon pauvre vieux, je te ledemande ?

Veux-tu mon impression exacte ? Il me semblait qu’allant rendre visiteà Rose Pompon, j’étais reçu par MadameSwetchine.

- Alors, dis-je à Antonia, je… je suis remplacé ?

- Remplacé ?

Elle n’avait pas l’air de comprendre.

Mais machinalement sa main feuilletait un petit journal dethéâtres traînant sur la table, et,à lapremière page de ce Paris-Artiste,une photographies’étalait : celle de Galinet. - Je l’ai vu depuis, Galinetlecomique des Nouveautés, le successeur de Lafertrille. Ilparaît qu’elle était bonne la photographie dumenton bleuet des lèvres roses de Galinet, car Antonia, visiblement, laregardait avec indulgence.

Et si tu savais comme je me sentais gauche, et bête, et commej’aurais voulu m’enfoncer sous terre par une trappe ! Maisçan’arrive qu’au théâtre les enfoncements dans lestrappes !Je me sentais mieux, beaucoup mieux vraiment, à Yuoc, souslapluie et les balles.

Alors l’idée me vint de prendre le Bouddha entre mes bras etdele montrer à Antonia.

- Eh ! grand Dieu ! qu’est-ce que c’est que ça ?

- Ça ? Mais c’est Bouddha ! le Bouddha que je t… que je vousaipromis…, le Bouddha qui doit remplacer celui de la rue des Martyrs… leguillotiné !

Et je montrais, sur le marbre de la cheminée, la placemême où le Bouddha avait roulé - comme,là-bas, la tête de Mohammed.

Alors Antonia me regarda d’un air indulgent, très indulgent,mais désolant :

- Oh ! mon cher, Bouddha ! C’est si loin, le japonais !... Fini, lejaponais ! Démodé la « japonaiserie, lejaponisme!... » Vous n’avez donc pas remarqué ?...

En effet, je n’avais pas remarqué….

Son geste me montrait le salon tout neuf, meublé de meublesblancs, Louis XVI, tendu de vieille soie à fleursjetées,comme une robe à paniers de nos grand’mères !

- Tout du Louis XVI, maintenant, mon cher ! Chaises et tenturescopiées sur les appartements de Marie-AntoinetteàTrianon ! c’est Achenbach qui l’a voulu !

- Achenbach ?

- De la maison Achenbach, Moser, Lévy et Compagnie !... Il aété tellement étrilléà la Bourselors de l’affaire de Lang-Son, Dang-Son, Mang-Son, je m’embrouille avecces noms du Tonkin, qu’il aurait volontiers cassé oudéchiré toutes les chinoiseries, chez moi, cepauvreAchenbach !... Quand je dis pauvre !

- Et c’est lui qui….

- Qui m’a fait envoyer tout mon japon à l’hôtelDrouot, etm’a meublé l’hôtel style Louis XVI ? Oui. Ilprétendait que mon japonisme porte railleet que le Louis XVIest bien plus dans ses opinions. J’aime mieux ça aussi, moi!C’est plus convenable.

Elle se mit à rire.

- Pur Versailles ! faubourg Saint-Germain !

Puis, frappant sur la joue du malheureux Bouddha exilé :

- Remporte ça, vois-tu ! C’est de l’histoire ancienne !

Et, me tendant les lèvres :

- Allons, toi, je t’ai bien aimé, ne te plains pas ! Etquand tuvoudras me revoir… en ami….

- Non, merci !

- Non ?

- L’amitié, c’est de l’amour en contrefaçon !

Elle haussa les épaules.

- Comme tu voudras ! Mais je ne te croyais pas si bête !

Puis, tout à coup, regardant en face le Bouddha que j’allaisremettre en fiacre et qui me paraissait si piteux, elle se mitàfredonner l’air d’autrefois, l’air si souvent chanté, l’airqui,pour moi, voltigeait comme un chant d’oiseau au-dessus des balleschinoises :

             Ah ! Bouddha ! Bouddha !
            Que tu m’as fait de la peine !


Mais, brusquement s’interrompant et me regardant là, danslesyeux, - très franche, sincère peut-être:

- Oh ! est-ce drôle ! je ne me rappelle même pluslesparoles !...

             Ah ! Bouddha ! Bouddha !...

C’est vrai, je ne sais plus !...

           Ah ! Bouddha !Bouddha !...


Non, non, envolé !... Est-ce drôle ! Est-cedrôle !

- Pas si drôle que ça, lui dis-je, mais toutnaturel. Oh !très naturel ! Adieu, Antonia !

- Adieu !

J’avais déjà mon Bouddha entre les bras, jesortais !

Elle vint à moi, et se penchant jusqu’à meslèvres, avec le Bouddha entre nous deux :

- Mais embrasse-moi donc, grosse bête !... Ça nete va pasbien, Edmond, le hâle tonkinois…. Tu es bronzé,bronzé !...

Elle ajouta, gentiment : Reviendras-tu ?

- Oh ! oh ! Il y a entre nous deux, maintenant, ma chère….

- Bouddha ?

- Non, Achenbach !

- Ah ! Tonkinois, va ! Tonkinois !

Et, cette fois, elle me tendit la main, de bonne amitié.

Voilà l’histoire.

Si tu viens chez moi, l’hôtel de Suez, mon bon Roger, tuverras,sur ma cheminée, le pauvre Bouddha, que je vais emporter, jenesais où, dans ma vie de garnison…. Si tu le veux, monBouddha,il est à toi, tu sais ? Il a toujours sa tache de sangàl’oreille, sang du petit turco ou du petit Chinois ! Etaprèstout, çà et là des bibelots ou desbouddhastachés de sang, c’est peut-être tout ce que nousauronsrapporté de la terre de Chine ! Allons, Roger, viens-tuàl’Hippodrome ?

Le turco s’était levé, regardant toujours leboulevard duhaut du balcon du cercle.

- Allons à l’Hippodrome, dit l’officier d’artillerie.

Puis sérieusement, de sa voix jeune, habituée aucommandement :

- Mon cher, veux-tu que je te dise ? Tu n’as peut-êtrerapporté de là-bas qu’un bibelot debric-à-brac,mais quand je vous regardais, l’autre jour, à Longchamps,défilant devant tous ces hommes, toutes ces femmes, ce Parisdont le coeur battait ; quand je voyais les cols bleus des marins etles vestes bleu clair de tes turcos passer sur l’herbe verte ; quandles tambours battaient aux champs pour saluer la croix d’honneur qu’unofficier supérieur attachait à la poitrine d’unautreofficier, - encore un bibelot et un bibelot taché de sang,cettecroix des braves, mon cher ; - quand je voyais ça, je medisaisque c’est peu de chose sans doute un jour de triomphe pour tant dejours de sacrifices, mais qu’après tout ça vautbien lespérils bravés, et les maladies, et la marche, etletremblement, cette vibration d’une foule, cette acclamation destribunes, cette sorte de baiser bruyant de tout un peuple àsonarmée !...

Ils étaient devenus pensifs.

Derrière les rideaux de guipure des fenêtres, dessilhouettes apparaissaient, se dessinaient, puiss’effaçaient,les hôtes du Cercle : jeunes gens, vieuxgénéraux,allant, venant, causant, contant les campagnes passées, lesespoirs futurs.

Les deux amis rentrèrent.

Edmond de Laurière chercha, du regard, un journal qu’ilavait,tout à l’heure, posé sur une table, et ses yeuxallèrent d’une panoplie d’armes, - sabres en rosacesentrelacées de pistolets, crosses et lamesétincelantsous la lumière d’un lustre, - à une grande cartedeFrance, qui tapissait presque tout un pan du petit salon.

Alors il s’arrêta.

Et sur cette carte géante, montrant du doigt vers l’Est unelarge marque noire qui semblait comme une plaque de deuil, comme laplaie d’une chair arrachée :

- Tout ça, c’est très bien, dit l’officier deturcos ;mais, vois-tu, ça ne bouche pas ce trou-là !...

Et il descendit vers l’avenue de l’Opéra, fredonnant encoremachinalement, tout en allumant un nouveau cigare :

            Ah !Bouddha, Bouddha,
                    Mon petitBouddha,
              Que tu m’as fait de la peine !



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