Corps
BOURGET, Paul (1852-1935) : Autreinconnue(1899). Saisie du texte : S.Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (05.V.2007) Relecture : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Texteétabli sur un exemplaire(Coll. part.) du Livre des Nouvelles: Anthologie publiée à Paris par l'Edition du livre des nouvelles, en1899. Autreinconnue par Paul Bourget ~ * ~ Paris, novembre 1885. LE dernier mot de ce petit roman, pressenti,deviné plutôt qu’observé, créé peut-être par ma fantaisie de songeurmélancolique, - le saurais-je jamais ? et que m’importe ! Il m’arrivepourtant d’y penser parfois plus qu’aux événements mêmes de ma proprevie, lorsque la saison est triste, comme maintenant, et lorsqu’il faitautomne en nous et hors de nous, dans le ciel d’en haut et dans ce cielintime de la rêverie, qui a son azur, comme l’autre, et ses nuages… Jerevois alors, aussi distinctement que si elle datait de la veille, lapremière des trois rencontres qui servirent de canevas à monimagination… Je me rendais en Allemagne, où je devais entendre unesuite d’opéras de Richard Wagner ; le temps ne me pressait pas etj’avais décidé de faire mon excursion par petites journées. Ma premièreétape était Nancy. Je voulais y voir le tableau de Delacroix quireprésente la mort du Téméraire. Le tableau fut vite vu et le musée ensuite, et je traversai la jolieplace garnie de grilles en fer doré, avec ses palais, ses fontaines, sastatue, son silence heureux, afin d’entrer dans le vert jardin qui latermine et qui, par cette fin d’après-midi, faisait une oasis defraîcheur délicieuse. Ce petit coin de parc était presque vide depromeneurs, mais quand une foule compacte se fût pressée sous lesgrands arbres et le long des vertes pelouses, je n’en aurais pas moinsremarqué, je crois, les deux personnes dont je me souviens à l’heureprésente avec l’intérêt poignant qui ne s’attache d’habitude qu’auxvisages familiers. Ces deux visages, et l’un surtout, n’ont-ils pointpassé, repassé cent fois dans la familiarité de ma rêverie ?... De ces deux personnes rencontrées dans une des allées de ce calmejardin, l’une était une femme et l’autre un jeune homme. La femme étaitbrune, délicate et gracieuse, avec une de ces toilettes de voyage quiattestent au premier coup d’oeil le rang social de celle qui possèdeainsi le secret d’être jolie, même dans un miroir d’auberge, -quoiqu’en ait dit Alfred de Musset. Il a un art de simplicité raffinée,qu’une grande dame saura seule pratiquer, tant qu’il y aura desbourgeoises et des grandes dames, c’est-à-dire toujours. Celle-ciportait un costume d’une étoffe anglaise à carreaux, avec une sorte depetit veston qui dessinait à peine sa taille, et une toque de la mêmenuance posée sur la masse serrée de ses cheveux sombres. Son col droit,sa cravate longue, ses gants brodés, ses minces souliers vernisachevaient de lui donner une physionomie un peu masculine, qui luiseyait d’autant mieux, qu’il se dégageait un charme si féminin de sesyeux et de son sourire. Ah ! les beaux yeux et qui étaient à eux seulsle plus passionné, le plus mystérieux des romans ! Ce sont ces yeux defemme aimante qui me firent malgré moi suivre les deux promeneurs, ouplutôt la suivre. Ah ! les yeux vivants, et dont je ne me rappelle plusla couleur, je n’ai vu d’eux que leur regard ! Ils étaient noyés d’unefélicité qui rayonnait sur tout le visage et finissait de se montrerpar un sourire d’une divine douceur, par un abandonnement de tout sonêtre dans sa démarche. Elle s’appuyait au bras de son compagnon, et onsentait que chaque mouvement qu’ils faisaient ensemble luicommuniquait, à elle, une émotion tendre. Elle n’était plus une toutejeune femme, et, quoique sa beauté fût demeurée entière, l’expressionseule de ses traits suffisait à montrer une différence de bien près dedix années entre elle et celui qu’elle semblait tant aimer, et ilcomptait déjà vingt-cinq ans. Il était lui-même charmant à regarder,mince, un peu pâli, et comme reconnaissant d’être aimé ainsi. Sesgestes se faisaient doux, ses yeux répondaient aux yeux, son sourirerépondait au sourire de son amie. Ils marchaient, et je les suivais,cherchant à deviner quel rendez-vous de mystère les avait amenés dansce jardin provincial. Ils appartenaient visiblement à un monde comblé,à une vie opulente et supérieure. Ils n’étaient pas mariés, la distancede leurs âges l’indiquait trop bien. Au timbre de sa voix, entendu parintervalles, je l’aurais prise volontiers pour une Anglaise, maiscomment juger de la nationalité d’une femme de cet âge-là, lorsqu’ellefait partie de cette société européenne qui confond si bien les plusextrêmes différences de races ? Ils marchaient toujours, hâtant,retardant le pas, absorbés dans leur causerie et ne remarquant pasl’innocent espion qui les suivait, et qui marchait à leur suite,s’assimilant en pensée toute une existence de délices clandestines,enviant à ce jeune homme le sentiment qu’il inspirait, et plus encore àcette femme le sentiment qu’elle ressentait. - Qui n’a connu cettedernière envie-là, peut-être la seule qui soit tout à fait noble, celled’une émotion si profonde qu’on se juge incapable de l’éprouver à cedegré ?... Quatre années s’étaient écoulées depuis lors, quatre années durantlesquelles j’avais regardé bien des physionomies humaines et participéà la vie intime de bien des âmes, en proie à cette étrange curiosité dela sensation d’autrui qui s’exalte avec le temps au lieu de s’apaiser.Ce soir-là je me trouvais à Paris, assis dans un des fauteuilsd’orchestre d’un théâtre de genre, et, durant l’entracte, je fouillaisla salle du bout de ma lorgnette. On donnait la cinquantièmereprésentation d’une opérette en vogue, et je ne rencontrais pas, danscette salle d’été, une seule figure de moi connue sur laquelle je pussemettre un nom et un caractère… Et voici que ma lorgnette tomba sur unepremière loge dans laquelle se tenait un homme et une femme, seuls, -l’homme âgé d’environ cinquante ans, lourd, massif et de face brutale,mais la femme ? Où donc avais-je vu ce profil qui s’appuyait maintenantsur une main gantée ? Où, ces beaux yeux ? Où, cette chevelure ? Maisla noire chevelure avait blanchi par touffes, mais une meurtrissurecernait les yeux, mais le noble profil gardait l’empreinte de soucislonguement supportés, et la bouche amère ne devait plus s’épanouirsouvent dans un sourire de félicité, comme jadis, lorsque le vertjardin de la vieille ville laissait passer l’amoureuse et son aimé.Oui, c’était bien elle, et malgré le ravage des années, malgrél’expression de lassitude empreinte sur tous ses traits, je reconnus,sous le chapeau fermé, le visage de femme que j’avais suivi d’un sicomplaisant regard, sous la toque de voyage de la même nuance que sarobe. Avec qui donc se trouvait-elle dans cette loge d’un petit théâtre oùelle serait venue deux mois plus tôt si elle avait été une Parisienne ?Pas plus que je n’avais hésité l’autre fois à croire qu’elle sepromenait au bras de son amant, je n’hésitai à croire cette foisqu’elle était auprès de son mari. J’examinai cet homme avec unecuriosité singulière et sans ironie, - la sorte de comique propre àl’adultère m’ayant toujours échappé. - Si c’était sa femme, à coup sûr,c’était une femme dont la présence le laissait parfaitement calme etindifférent. Les deux coudes sur le rebord rouge de la loge, le torsemoulé dans sa redingote, il lorgnait, lui aussi, la salle de temps àautre, formulait quelque observation, puis, penché en arrière,abandonné sur son fauteuil, il bâillait sans se donner la peine demettre devant sa bouche sa large et forte main. Comme personne ne vintdans la loge pendant les entr’actes, j’en conclus davantage encorequ’ils étaient étrangers, et comme cette femme était si triste, commeelle semblait si lassée, si revenue de toute joie, elle que j’avais vueravie et radieuse, je pensai involontairement au jeune homme qu’ellem’avait paru tant aimer. Où était-il ? Que faisait-il ? Était-il mort,absent, infidèle ? Y avait-il entre eux l’inévitable séparation dutombeau, ou bien celle de la volonté plus cruellement inévitable ? Non,ce n’était pas elle qui l’avait quitté la première. Elle n’avait, hélas! ni l’âge, ni surtout l’âme des abandons. Ses yeux mentaientmerveilleusement si elle n’était pas constante et sûre, et je me pris àrevenir sur le roman esquissé jadis par ma fantaisie. J’en arrivais auxderniers chapitres, ceux de la rupture, où tout ce qui fut la joie ducoeur en devient le martyre. Je devinais cette période affreuse où lamaîtresse espère tour à tour et désespère, où l’amant ne sait ni avouerni cacher la métamorphose de sa tendresse. Benjamin Constant afait Adolpheavec l’histoire d’une de ces agonies. L’Ellénore de son terrible romana deux bonheurs dans son désespoir : elle est libre de se livrer à cedésespoir et elle peut en mourir, tandis que les Ellénore du mondecontinuent de vivre et doivent s’habiller, sortir, aller au bal, authéâtre, en visite, avec leur démon dans le coeur !... * * * L’observation a ses heureux et ses mauvais hasards, plus souventd’heureux, car celui qui tient toujours ses yeux ouverts, recueilletoutes sortes de détails invisibles à la plupart des passants de lavie, si pareils aux passants de la rue, par leur indifférence et leurincuriosité. En aurai-je, moi, perdu des heures, assis à une table derestaurant, enfoncé dans un coin de wagon, debout sur un trottoir derue, partout enfin où l’animal humain se laisse voir, en aurai-je perdudes heures, à déchiffrer de mon mieux le caractère et la destinée decréatures dont je ne savais rien, sinon l’afflux de leur sang sur leursjoues, le pli de leurs lèvres dans le sourire et de leurs paupièresdans le clignement, le son de leur voix, leur geste, leur costume ?...Perdu ? Quelquefois oui, quelquefois non, et, à coup sûr, je fusinspiré de mon bon génie lorsque, voici trois mois, je me mis à mepromener sur le paquebot qui va de Boulogne à Folkestone, au lieu decontempler la mer. Elle était pourtant d’un bleu divin, cette meradoucie, de ce bleu sombre et tendre qu’elle a dans ses beaux jours, etqui contraste avec le bleu tendre aussi, mais tout clair, du ciel.J’allais en Angleterre, et déjà ce pont de bateau me procurait unavant-goût des gares de Londres, grâce à la singularité des toilettes,grâce au teint pourpré de quelques-uns d’entre les passagers. Parcombien de verres de porto certains sujets de Sa Majesté Britanniqueont-ils dû acquérir cette rouge ardeur de tout leur visage ? Ce futjustement à côté d’un de ces gentlemen qui ressemblent à la statuevivante et allante de l’apoplexie, que mon regard rencontra, - et dupremier coup je le reconnus, - le jeune homme du parc de Nancy,l’ancien ami de la douloureuse étrangère aperçue au théâtre l’autresoir. Il avait à peine changé. Sa moustache s’était un peu épaissie. Ilconservait la même élégance de manière et d’attitude, mais les yeux,les beaux yeux noyés de la promeneuse du jardin si vert, n’étaient pluslà pour l’envelopper de leur caresse continue. Une femme se tenaitpourtant auprès de lui, toute jeune, blonde et jolie, mais de cettejoliesse qui résulte de l’âge et sous laquelle transparaît déjà lasécheresse future et la dureté du masque. Ses yeux étaient bleus, maissi les yeux bleus sont les plus tendres, ils sont aussi les plusfroids, et les siens étaient glacés. L’ondée lumineuse de l’émotionintime passerait-elle jamais dans ces prunelles ?... Pour l’instant, etces yeux et la jeune femme demeuraient insensibles à l’attention dujeune homme, qui, visiblement, était très épris de sa compagne. Il luiparlait avec un souci de lui plaire qui la faisait se détourner à peineet répondre du bout de ses lèvres minces, destinées à être un jour deslèvres si sèches et si pincées. Etait-elle sa maîtresse ? Etait-elle safemme ? Je penchai pour la dernière hypothèse, à cause de l’air deparfaite convenance qui se dégageait de toute sa personne, habilléeévidemment par un couturier à la mode, mais sans ce rien de personnelque l’autre, la promeneuse de Nancy, possédait jusque dans ses moindresgestes. C’est d’elle, en effet, que je me souvenais, et j’épiais sur levisage du jeune homme inconnu un passage triste, un regret, unemélancolie. Je savais, moi, quoique je ne pusse dire ni son nom, ni sonhistoire, ni même sa patrie, qu’il avait été aimé, qu’il ne l’étaitplus. Mais lui, ne semblait pas se douter qu’il eût connu des heuresplus douces. Après tout, s’il aimait, comme il semblait le faire, cettefroide et jolie enfant, n’était-il pas plus heureux près d’elle qu’ilne l’avait été près de l’autre, puisque de cette autre il était aiméplus qu’il ne l’aimait ?... Et c’est à cette dernière que je ne peuxm’empêcher de songer toujours par ces après-midi voilées de la mort del’année. Ah ! que je voudrais encore une fois me rencontrer sur sonpassage et recevoir d’elle une confidence qu’elle n’a jamais pu faire,sans doute, et que j’accueillerais avec une émotion si douce, avec unepitié presque religieuse ! Mais cette confidence, je ne l’aurai pas, etje continuerai longtemps à me sentir l’ami inconnu d’une douleur quej’aurais comprise, consolée peut-être, l’ami inconnu d’une amieinconnue et qui l’ignorera toujours. Paul BOURGET. (1) M. Bourgeta écrit en mai 1887 une nouvelle intitulée « Inconnue » (N.D.L.R.). |