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BOYLESVE, René Tardiveau, dit René (1867-1926):  La fin – enfin ! – desLeçons d’amour dans un parc(1925).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la Médiathèqueintercommunale AndréMalraux à Lisieux (27.IX.2016)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : 6671-52) du numéro 52 (octobre 1925) dela Revue littéraire mensuelle LesŒuvres librespubliée par Arthème Fayard à Paris .


La fin – enfin ! – des Leçons d’amour dans un parc

par

RENÉ BOYLESVE
de l’Académie française.


~ * ~


Pour ceux de nos lecteurs qui, par hasard, ignoreraient La Leçon d’Amour dans un parc (Editions Fayard et Calmann-Lévy) et sa suite intitulée Les Nouvelles leçons d’Amour dans un parc (Éditions du Livre), l’intelligence de la nouvelle suivante ne fera, certes, aucune difficulté. Eclairons-la toutefois en rappelant certains faits contenus dans les deux ouvrages cités, et qui ont amené l’auteur à la conclusion qu’on va lire.

Au début de la Leçon d’Amour, la belle Ninon, marquise de Chamarande, a fait ériger dans son parc une statue de l’Eros pubère qui, par sa nouveauté en la compagnie des divinités ordinaires des jardins, est la cause d’un grand scandale.

Dès le premier épisode, nous avions vu paraître un certain baron de Chemillé, parrain de Jacquette, la toute jeune fille de la marquise. C’était un original ; il vivait modestement parmi ses livres et dans le voisinage de ses opulents amis. Il faisait figure de philosophe sceptique, bien entendu, comme c’était la mode à cette époque, et c’est lui qui donna à sa filleule la poupée Pomme d’Api, au rôle important, et grâce à qui nombre de conclusions morales sont tirées de ce livre d’apparence légère. Dans le chapitre présent, Jacquette, depuis beau temps mariée, – la poupée l’a été aussi, – est en puissance d’amant, et qui pis est d’amant qui la trompe, et qui pis est qui la trompe avec la gouvernante jadis choisie avec tant de soin pour présider à son éducation ! Le baron de Chemillé, lui, est très vieux ; il va mourir, et, dans un de ces accès d’éloquence et aussi de franchise que les hommes ont parfois à leur dernière heure, quand les circonstances s’y prêtent, il exprime publiquement ses opinions intimessur l’amour, autrement dit ce qui pourrait être la philosophie de tout l’ouvrage, si celui-ci se piquait d’en contenir une.

Ces opinions d’un vieillard qui a professé jusqu’ici toute indulgence pour les déportements de la vie galante, il se trouve qu’elles sont choquantes et font scandale. Il se trouve même qu’elles scandalisent plus profondément que l’étalage ancien des folles licences, et c’est par la raison qu’elles sont à l’amour fort sévères. En effet, si nous admettons que l’amour soit un péché, à la rigueur affreux, rien ne nous désoblige plus péniblement que de concevoir l’amour sans toute beauté, sans toute grâce et sans couronne de roses. Les opinions du baron consentent que si l’amour peut causer en nous l’exaltation la plus féconde et la plus magnifique, du moins il nous faut convenir qu’il oublie souvent ou néglige d’atteindre une aussi belle fin, et en outre qu’il prend ses racines et voire son élan dans les régions de notre être les plus indignes. Selon le testament du vieux parrain, l’extraordinaire importance de l’amour parmi les sentiments humains vient précisément de cette échelle immense, comparable à celle de Jacob, qu’il est appelé à gravir mais aussi à redescendre, échelle dont le faîte s’appuie au sublime et le pied à l’immonde, et à propos de quoi tant d’esprits sont en désaccord, d’abord parce que peu d’entre eux en peuvent prendre une vue d’ensemble, les uns, en haut, se croyant suspendus là par miracle et niant tout lien avec l’humble terre, les autres vautrés en bas, dans la fange, et riant si on leur dit qu’ils sont en somme au premier degré d’un appareil d’ascension vers l’ineffable, ni plus ni moins.

N’est-ce pas prétendre que si l’amour peut donner lieu à des appréciations à ce point contradictoires, la cause en est que sa richesse est sans égale et que, pour ainsi dire, il est tout – proposition qu’en vérité l’on ne saurait avancer d’aucun des  autres grands mobiles de la vie.



Comme il faut peu de chose pour que le sort d’un homme soit renversé !On dit le monde obstiné dans ses idées ; cela peut bien être, mais, leplus souvent, quelle erreur ! Je vous composerais des volumes avec lesseuls exemples des revirements accomplis en un tournemain par les plusrouillées des girouettes, pour peu qu’un élément, un certain élément,ait été employé à diriger le vent.

Quel élément ? Ah ! pardi, c’est toujours le même. On vous le vadémontrer sans tarder.

Au cours de nos historiettes concernant Jacquette de Fontcombes, sapoupée Pomme d’Api et la marquise de Chamarande, peut-être n’êtes-vouspas sans avoir gardé mémoire de cette gracieuse maman, nommée Ninon, etdes extrêmes faiblesses de chair auxquelles la trop tendre femme futsujette.

Il me semble que voici longtemps que je ne vous ai d’elle soufflé mot.Ce n’est pas qu’elle soit digne d’oubli mais c’est que l’aventure d’uneamoureuse de son genre ne saurait offrir de variété bien piquante et,l’ayant vue, si l’on peut dire, entrer dans la carrière, comptez lenombre des années révolues, et vous savez à peu près aussi bien que moioù elle en est. Ninon, qui fut une si belle marquise au parc deChamarande, Ninon que vous avez vue autrefois éprise à la fois de deuxpages dont l’un – le meilleur, cela va sans dire, – mourut tragiquementpour elle, et dont l’autre devint un fort ordinaire gros papa, monDieu, Ninon, comme beaucoup de mortelles, a pris de l’âge, du menton,du corps et aussi des amants nouveaux.

Ne craignez pas que je vous en fasse défiler la ribambelle fastidieuseà considérer ; je veux seulement vous apprendre que les fameuses fêtesdonnées au château, sous le prétexte du mariage de Pomme-d’Api, avaienteu, entre autres, le résultat de fournir à l’incorrigible marquise ungodelureau d’une espèce neuve, au moins en la maison, et de quil’outrecuidance avait été l’occasion de mille maux.

Sans éducation, sans esprit, sans naissance, nommé Foisse, en tout etpour tout, ayant couché dans les étables avant de passer faquin chez labaronne de Taluhaut, il avait quitté ladite dame à la faveur des nocesde la poupée pour se tapir effrontément sous les paniers de Ninon, oùil adhérait, depuis lors, comme une tache de brou de noix.

Gens et choses, à Chamarande, étaient soumis à cet intrus de maigrepoil. De son humeur dépendait l’heure du repas et la composition desmenus, l’accueil fait aux gens, la faveur de la famille elle-même.

Jacquette le maudissait. Son mari jurait tout haut qu’il le jetteraitdans les fossés, et il ne s’écoulait pas de journée que le vieuxmarquis Foulques, en entendant tinter l’Angélus au village, nes’écriât : « Par la mort Dieu, et ce Foisse, où est-il ? Je ne lui aipas, depuis midi, botté le derrière.

Foisse subissait d’une âme égale grinchements et horions : le moindredes mauvais traitements lui valant quelque douceur nouvelle de Ninon.D’autre part, au château, chacun étant en ses faits et gestes dans ladépendance directe de l’humeur de Ninon, souvent arrivait-il que l’onprît le parti de ménager Foisse, afin d’avoir demain les violons àdanser, tels et tels invités de son choix, ou bien pour organiser undîner froid, en plein air, sur la prairie, de l’autre côté de la Loirefranchie par le bac.

D’accident il n’était pas impossible que l’on en vînt à faire aussi sacour à Foisse.

On devine qu’un garnement de cette sorte eut tôt fait de soupçonner lerôle qu’un certain poète nommé Alcindor jouait auprès de la proprefille de la marquise ; et à révéler à celle-ci quel empressement il sutmettre. Il croyait jouer à Jacquette une fort vilaine farce, et il eûtpréféré toutefois la faire à M. de Fontcombes, le mari, mais lesmenaces de celui-ci lui donnaient la chair de poule.

Ninon qui, tout de même, n’oubliait pas sa qualité de grande dame,reçut le rapport avec froideur et se comporta exactement comme si ellene l’eût point entendu.

Le lendemain le forban accompagnant sa protectrice en la pièce où lapoupée Pomme d’Api, – quoique mariée, et comment ! – se tenait jadisemprisonnée sous son globe de verre, lui désigna l’épouse myrmidonesquedu Turc Karagheuze et la maîtresse éhontée de Pierrot :

- Madame, dit-il, elle semble vouloir vous donner à lire une supplique.

Effectivement, Pomme d’Api tenait dans sa main repliée un de ces petitsrouleaux de papier, qui, tant de fois, dans le passé charmant, avaientrépandu en petits vers la sagesse. La marquise souleva le globe, pritle papier et lut :

        Au beau château de Chamarande
Domine Deus !
    Chapelle n’est pas assez grande
    Pour couvrir le front des cocus.

- Au beau château de Chamarande, dit Ninon sans sourire, il y a plus desottes gens que de cornards, et il en est dont l’impertinence vaudraitqu’on les fouettât sur la place, un dimanche, à l’issue de la messe.

L’avertissement anonyme, joint à celui que très gauchement le Foisselui avait fait la veille, ne laissaient pas douter la marquise quecelui-ci ne fût de ceux qui méritaient le fouet ; et sa colèreintérieure était vive. Mais pour une caresse que le sournois lui sutfaire, elle laissa tomber son courroux, parut oublier l’affaire et futtout entière aux plaisirs.

Un mouvement de la pensée que Foisse, esprit rudimentaire, étaitinhabile à prévoir, fit que, à l’encontre de ce que ce bénêt avaitescompté, M me de Chamarande se mit à voir d’un très bon œil lesrelations de sa fille avec l’érudit Alcindor.

A vrai dire, elle ne s’était point avisée que ces relations fussentsuspectes. On l’avertissait qu’elles l’étaient. Eh parbleu ! elle n’yvoulait trouver aucun sujet de blâme, car chacun se complaît à voirautrui atteint des mêmes faiblesses qui justement vous sont reprochées.

Jacquette eut donc en la personne de sa maman une alliée inattendue,souhaitée, il est vrai, à peine, mais qui, à l’occasion, lui épargnamaintes scènes discourtoises avec son ombrageux époux et qui, d’autrepart, reconnut Alcindor utile aux archives du château, l’y attacha parcontrat en bonne et due forme, – l’appointa.

En une telle place, Alcindor engraissa rapidement. Au fur et à mesurequ’il prenait du corps, il perdait ses facultés poétiques. Mais decelles-ci, Seigneur ! qui donc songerait à prendre le deuil ?

Lorsqu’il fut replet à souhait, ne voilà-t-il pas qu’il plut à Mlle deQuinconas ! Sur son automne, l’ancienne gouvernante, contenue jusqu’àl’excès au temps de sa jeunesse, devenait goulue comme une ogresse dela chair des jeunes hommes. Elle avait, on s’en souvient peut-être,happé M. de Fontcombes en personne, et en quelles malignescirconstances ! durant cette période d’abstinence que l’illustredocteur Couloubre avait prescrite à la trop aimante épouse, en luidisant : « Madame, de grâce, ménagez-le ! »

La Quinconas offrit son verger d’arrière-saison à Alcindor, et cedadais qui se repaissait si avantageusement de la plus enviable petitemaîtresse, eut le caprice d’y pénétrer. Ainsi, rien ne sert à l’hommed’être comblé des plus beaux dons que les dieux dispensent : il luifaut, en amour, autre chose ; et il goûte ici la nouveauté à tel pointqu’à la divine fraîcheur – mais quotidienne – il préfère le rance et lemoisi.

Jacquette, à qui les grâces de la jeunesse surabondante avaient faittolérer presque trop aisément la trahison de son mari, conçut de cellede son amant une mordante rancœur. Elle fut blessée, meurtrie,déchirée, l’espace de trois semaines, tout de même que si desdétrousseurs, au coin d’un bois, l’eussent laissée plus morte que vive.Et l’ironie de la vie de société est si grande, qu’il lui fallut subir,durant ce temps, les soins assidus, minutieux et constants de Mlle deQuinconas, parce que l’excellente répartition des rôles et le protocoleétabli au château l’exigeaient.

Le moyen de se plaindre ? Mettre l’ancienne gouvernante à la porte ?Mais tous les hommes de la maison : le marquis Foulques, tout lepremier, Fontcombes son gendre, et Alcindor, enfin, eussent soutenu,défendu, innocenté la vieille galante ! De la marquise, Jacquette avaitadmis, certes, qu’elle protégeât tacitement Alcindor, mais pouvait-elledans l’espèce, et décemment, comme elle tenait à faire toutes choses,implorer sa mère contre son amant ?

Lorsque Jacquette recevait de la Quinconas le bol de chiendent, latisane aux quatre fleurs, ou le potage au pain trempé, elle combinaplusieurs fois ses mouvements de telle sorte, et en toute innocenceapparente, que le liquide bouillant se répandit sur les appas, gonflésjusqu’à l’insolence, de la nièce de l’évêque d’Angers. Mlle deQuinconas offrait sans mot dire sa douleur au petit dieu érotique etmarmoréen qu’elle se repentait d’avoir émasculé autrefois ; et ellereparaissait, son corsage changé, la gorge enfarinée, ne témoignant paraucun signe qu’elle eût remarqué une intention offensante. Alors,prenant son temps, Jacquette faisait, sous son traversin, provisiond’épingles, et, cependant que l’opulent corps était penché sur son joliventre ou ses fines cuisses pour quelques soins intimes, elle luienfonçait les tiges piquantes, comme des dards d’un essaim de guêpes,dans son train de derrière qu’on croyait garni de jupons et voirerembourré, et qui, en réalité, ne l’était que de sa gigantesquesubstance.

Tout a une fin, ou, plus exactement, il arrive une heure où nos plusfortes calamités revêtent l’apparence des mets adoucis par une cuissonprolongée ou de ces étoffes laineuses que l’on trouve pâlies par lelong éclat du soleil.

Un beau jour, Jacquette se leva. On était au cœur de l’été. Elleparcourut les appartements tenus frais par l’épaisseur des murs et parles volets soigneusement rabattus, et se rendit tout droit à la salledite des Archives. C’était là qu’Alcindor avait son siège et sa raisond’être. Elle entr’ouvrit un peu timidement et très doucement la porteet vit, dans une sorte de gloire solaire, le front appuyé sur le coude,le coude pesant sur les paperasses, Alcindor qui dormait. Elle entrasur la pointe des pieds, mais comprit vite qu’elle en pouvait prendre àson aise, le choc des hauts talons sur le parquet étant de nul effetsur le dormeur. Entre les oreilles rougies du poète et ses jouesgonflées par la bonne chère, les cheveux étincelaient comme un blédoré. Avec une bien gracieuse délicatesse, Jacquette ferma, derrièrecette tête, de peur qu’elle ne prît feu, un des volets demeuré ouvertpour éclairer le travailleur.

Après quoi, Mme de Fontcombes n’eut de cesse qu’elle ne fût dehors.

Mais les excès de la chaleur étant interdits à sa faiblesse, elledemanda sa chaise et se fit promener par les allées du parc. Il étaiten splendeur. Plus beau d’année en année, il étalait avec arrogance sesfrondaisons gorgées de sève. Les fleurs, les herbes aussi et lessous-bois incertains et profonds y offraient au dieu du jour leursparfums mêlés.  Tout banc rustique, tout bassin, tout socle ouvase antique étaient souvenirs à Jacquette. Elle confrontait l’image dela vie qu’on lui avait apprise en ces lieux, à grand renfort de leçons,avec la vie qui s’offrait à elle depuis qu’elle était en âge d’y mordreà belles dents. Et le contraste de l’une et de l’autre figure sesingularisait de façon si surprenante, qu’entre ses deux porteurs,Jacquette, un index posé sur sa lèvre boudeuse, esquissa son premiersourire.

- Elle est sauvée ! fit une voix tout proche d’elle.

- Qui va là ? demanda Jacquette, car elle se croyait au désert. Et ellepencha, hors du cadre, sa jolie tête effarouchée.

Alors elle reconnut son vieux parrain qui, lui, devenu podagre, sefaisait aussi voiturer par deux gars du village, dans une ancienneportantine démodée.

- J’ai dit « sauvée, » reprit le baron de Chemillé, parce qu’au souriretout le monde reconnaît que l’on a pris le dessus sur les maux du corpset de l’esprit.

« Faisons-nous route de compagnie, ma filleule ?

- J’avais le dessein, dit Jacquette, d’aller revoir le petit bougre demarbre, – vous souvenez-vous de lui ? – au milieu du bassin, où lesenfants, de mon temps, n’avaient pas licence d’aller…

- Toujours lui !... murmura le vieillard comme pour lui-même. Allons-y,ma chère belle.

Et tous les deux, côte à côte, avec leurs quatre porteurs, prirent lechemin qui conduit au trop célèbre labyrinthe.

Tantôt M. de Chemillé, tantôt Jacquette, disaient aux hommes : « Adroite ! » « A gauche !... » « Non, mon ami, vous errez !... » « Ah !parfait ! nous arriverons ! »

La causerie dans l’étroit couloir était déchiquetée. Enfin, sans tropd’encombre, ils atteignirent le bassin de l’Amour.

L’Eros pubère était là, toujours svelte et charmant, arrêté, en sonactivité première, par la triste blessure que l’on sait, un peu velusur les épaules, par suite du temps écoulé, l’œil faubourien, le frontde brute, bandant son arc avec une gentillesse qu’on ne pouvaitméconnaître.

- Hein ? dit Jacquette, quelle canaille !

- Tout beau ! c’est un dieu, madame, parlons de lui avec déférence.

Tous les deux descendirent de leurs chaises, qu’ils écartèrent ; et,bras dessus, bras dessous, ils firent le tour du bassin moussu, sansquitter des yeux le petit marbre redoutable.

- Pourquoi trahit-il ? demanda Jacquette.

- Il est né traître, répondit le baron.

La jeune femme réfléchit un instant et dit :

- C’est la tête qu’il fallait lui couper !

- Il serait beau encore et non moins dangereux, observa le baron.

Jacquette s’assit sur la margelle, et fit la moue.

Elle se mira un instant dans l’eau du bassin et prit une figure plussereine. Cependant elle dit :

- Moi, je le hais.

- C’est qu’il vous plaît trop, mon enfant.

- Enfin, mon parrain… Vous avez servi autrefois, je sais ; est-ce quepasser à l’ennemi est chose admissible ?

- Il est ennemi lui-même, c’est son propre. Et que deviendrait lemonde, si ce monstre se mêlait d’être honnête ?

- Mais le monde vivrait en paix, je présume.

- En paix ! mais de nulle chose le monde n’a autant d’horreur. Quandvous fûtes tranquille, vous jugiez-vous heureuse ? Commentappréciez-vous les gens qui vivent sans aventures ? On a compassiond’eux ; on les moque, on dit de leur fidélité qu’on ne la voudrait pourrien savourer tout un jour. Quels sont, par contre, les mortels quivous subjuguent ? Mais ceux de qui la vie n’est qu’agitation et tempête! Que lisez-vous, sinon l’histoire des grands malheurs ? Quiexalte-t-on dans les États ? Les grands perturbateurs, soit de laraison, soit de l’ordre. L’homme est un incompréhensible animal, mafilleule ; il est doué d’une mémoire toute étroite et locale pour ainsidire ; elle ne garde trace ni des joies ni des maux ; elle n’a pouvoirde retenir que le plus grand vacarme ; elle n’est sensible qu’au bruit.L’enfant aime à briser avec fracas les objets dont il tirait sonplaisir. L’homme est enfant…

- Ainsi donc, rien ne dure ?

- Mais si, il y a cette iniquité, précisément, qui continue. Et l’amourqui est l’iniquité même, il subsiste identique en répandant la ruine detoutes parts.

- J’ai donc raison de le haïr !

- Non, puisque, le temps d’un éclair, il embellit tout ce qu’il voue àla mort.

- Il embellit ?... fit Jacquette incertaine.

- Il embellit ! répliqua le baron. Sans lui, notre chétive existence seflétrit comme une fleur privée d’eau ; arrosée par ses soins, elles’enfle, se colore, s’épanouit, donne son parfum ; elle va jusqu’àfournir des richesses extraites du suc de ses racines obscures, et dontelle n’avait pas eu soupçon. Car il nous multiplie en nous-mêmes ennous faisant capables de mille actions qui ne sont point de notreressort. Le soleil, assure-t-on, répand la vie sur notre globe ?Sornettes ! Notre globe, le soleil le couve ; mais le germe, le levainpremier sans quoi toutes les choses seraient stériles comme le rocéchauffé, c’est lui, c’est lui seul, c’est l’amour !...

- Ah ! qu’il m’irrite, dit Jacquette.

- Il ferait beau voir qu’il en fût autrement chez une aussi bellepersonne que vous !

- Il ne vous coûte rien de le dire !

- Vous êtes cruelle. Je lui ai payé ma dette, il y a beau temps, il estvrai ; mais moi seul sais à quel chiffre elle se montait.

- En vérité, les hommes souffrent-ils eux aussi, par ce chenapan ?

- Le plus charmant des jeunes gens, naguère, en est mort… et tenez,dans ces charmilles proches de nous.

- Il en est d’aussi charmants ! s’écria Jacquette.

- Ah ! je vous y prends ! fit le baron.

- Mon Dieu ! dit Jacquette, pourvu qu’il ne meure point !

- Qui ça ?

- Celui qui est le plus charmant.

- S’il meurt par vous, de quoi vous plaindre ?

- Je dis : pourvu qu’il ne meure point, fût-ce de l’amour d’une autreque moi !

- Oh ! mon enfant, vous êtes blessée : souffrez que je vous embrasse.

Jacquette fit de nouveau la moue, et, de l’extrémité de sa fine cannetrempée dans l’eau, elle envoyait, au nez d’Eros bandant son arc avecgentillesse, des gouttelettes qui, à l’heure du couchant, semblaientdes gerbes d’étincelles.

Ils firent signe aux porteurs et remontèrent chacun dans sa chaise. Levieillard salua Mme de Fontcombes avec sa malice, son admiration, ettout son cœur aussi.

Jacquette, de retour au château, alla droit à la salle des Archives eten entr’ouvrit encore une fois la porte. Le soleil ayant tourné, parune des grandes baies qui s’était rouverte, le beau ciel embraséinondait de lumière les reliures, et, à la même place, dans la mêmeattitude, caressé par le crépuscule au lieu d’être rôti par le jour,Alcindor, sur ses paperasses, continuait son somme. Jacquette entra surla pointe du pied, puis rejeta toute précaution, et elle martelait lesol de ses hauts talons, prenant plaisir à produire une sonorité quiretentissait dans la vaste pièce et qui cependant demeurait inoffensiveau dormeur. Elle ouvrit toutes grandes les fenêtres ; l’air rafraîchidu soir entra avec le bruit de perles que fait l’arrosage des pelouseset entra en même temps que l’odeur mélangée des héliotropes, despivoines et des buis. Alors, elle perçut un mouvement. Mais c’était lecourt voyage que faisait la tête gonflée d’Alcindor pour se porter dela table où elle avait reposé, jusqu’au dos arrondi de la bergère quecomblait son séant ; et, dans cette position nouvelle, il continua dedormir, la bouche entr’ouverte toutefois, et qui émettait un ronflementrégulier.

Quelles devaient être les nuits de ce poète devenu gras, si ses jourss’employaient de la sorte ?

Jacquette se retira songeuse, en ses appartements.

Tandis qu’elle traversait la salle où Pomme d’Api a son siège sous leglobe de verre, elle eut le désagrément de croiser Mlle de Quinconasqui se rangea et s’inclina avec des politesses cérémonieuses. Jacquettecracha, fort gentiment, sur le parquet, et dit :

- Faites nettoyer, mademoiselle, je vous prie.

Et elle s’assit près d’une haute croisée d’où l’œil plongeait jusqu’auxprofondeurs des jardins. L’air à peine rafraîchi du soir en apportaitles parfums ; la lumière décroissante en décuplait tous les charmes etil ne semblait habité que par le peuple criailleur des oiseaux.

« Pourquoi les oiseaux nous plaisent-ils toujours ? se demandainnocemment Jacquette. Ils criblent les marronniers de fléchettessauvages dont le jet nous déchire les oreilles. Ce qu’on appelle « leurconcert » n’est qu’une querelle atroce pour l’occupation de lameilleure place durant la nuit prochaine ; si je discerne deux d’entreeux, par aventure, je vois qu’ils se poursuivent à coups de becs aigus,pareils à des pointes de dagues ; posés à terre ou sur la branche, ilsont la manie de la persécution, se tordent le cou pour me faire croirequ’ils courent mille dangers imaginaires et, sur un sol de sablesoyeux, ils feignent, en sautillant sans cesse, qu’ils sont suppliciéspar des pointes d’aiguilles. Je ne les trouve pas beaux dès qu’on lescapture ; ils sont en outre sales, et ils puent. Cependant, si je merisquais à exposer ces remarques, on m’écraserait sous la réprobationgénérale. Les oiseaux sont sacrés.

« Est-ce qu’il en va de même pour toutes les choses du monde, ce quiexpliquerait qu’on ne tombe d’accord qu’à la condition d’avoir perdutout sentiment, et en particulier que les plus savantes gens ont, surl’amour, des opinions déconcertantes ? Mon parrain, par exemple : endit-il du bien ? en dit-il du mal ?... Et en dit-il ce qu’il pense ?...

« Je ne tiens pas divin le chant des oiseaux ; il me donne sur lesnerfs si j’en suis proche, mais pour peu que je m’en écarte, il medevient agréable et, que seulement il vienne à s’éteindre, me voilàprête à lui reconnaître des qualités harmonieuses. Nuances singulières,étonnantes contradictions. Et écoutez-moi ce chant de courlis qui setraîne à l’horizon, triste et laid ; il me fait frémir, et jepleurerais du sentiment qu’il m’inspire et que je ne connais pas…

« Ce que l’on dit par le monde n’est probablement qu’une série d’essaisque l’on improvise, honnêtement peut-être, dans le but de voir si, parhasard, ils ne s’appliqueraient pas aux choses réelles…

« Quand on a fait beaucoup d’essais, c’est-à-dire parlé ou écrit touteune vie, est-on plus avancé ? Touche-t-on les vérités de plus près ?A-t-on une opinion juste sur les oiseaux ?... sur l’amour ?...

« Je rougis de ce que j’avance : est-ce que mon parrain de Chemillé estplus raisonnable que Pomme d’Api ?...

« Ah ! voilà la cloche du souper. Manger quand on a faim est, je l’airemarqué, la seule chose qui mette tout le monde d’accord. »

*
* *

Mais, à quelque temps de là, une pénible diversion fut donnée à lajeune Mme de Fontcombes. La nouvelle parvint un matin au château que lebaron de Chemillé, sujet à la fièvre quarte, en avait eu, dans la nuit,une crise suivie de désordres de mauvais augure, et fait requérir lessecours de la médecine et de la religion.

On avait dépêché en hâte une voiture vers Saumur, afin d’en ramener, sic’était possible, le célèbre médecin M. Couloubre. Le malade attendaitd’ailleurs celui-ci avec une grande patience, disait-on, ne professantaucune croyance en matière médicale. En revanche, il avait eu déjàsoulagement à voir arriver presque aussitôt le vénérable abbé Puce, soncontemporain, non qu’il eût beaucoup plus de confiance en ce côté-ciqu’en le précédent, mais il avait coutume de dire : « Si le cher abbéme trompe, comment lui en saurais-je mauvais gré, car il ne peut, envérité, rien savoir ; tandis qu’il eût été possible au médecind’apprendre, fût-ce de l’expérience des bonnes femmes ou de la finessed’un enfant ; mais il ne sait vous ordonner que ce que tout le mondesait qu’il va vous ordonner, et de plus, je sais, moi, comme lui-même,que ses remèdes sont pures espiègleries destinées à narguer la naturequi, elle, continue malgré eux son bonhomme de train.

« De la vanité des affirmations de l’abbé, je suis beaucoup moins sûr,et en tout cas sa faiblesse a quelque chose qui séduit, tandis quecelle de l’autre révolte. »

Lorsque Jacquette pénétra dans la maison de son parrain, elle fut reçuepar Marion, la jeune servante, et s’étonna de ne point trouver àcelle-ci ce qu’on nomme la « figure de circonstance ». Marion ditsimplement :

- Oh ! Monsieur est si gai !

Le corridor d’entrée était rempli de gens, car la mort, comme engénéral les plus atroces objets, a pour effet d’attirer avec forcel’espèce humaine. Et, comme celle-ci tenait fermement, sinon à êtreaccueillie du moribond, du moins à le voir se débattre dans le sinistrecombat, la gouvernante, Mme Serremiette, rides doublées, lignesaffaissées, introduisait tout le village dans la chambre en luienjoignant de ne demeurer que le temps d’un Pater, et processionnantcomme des chenilles, encore était-ce derrière un paravent. Mme deFontcombes, mieux traitée, eut à elle une chambre contiguë dont laporte entr’ouverte laissait apercevoir le dos et la perruque de M. sonpère, le marquis de Chamarande, ainsi que l’huileuse calotte de l’abbéPuce, et, au fond d’une alcôve tendue de toile de Jouy à figuresplaisantes, la tête de son pauvre parrain à qui le foulard de nuitplantait deux grandes oreilles de lapin.

Dans le moment que Jacquette commençait de prêter l’oreille à laconversation engagée au pied du lit, elle entendit son père et l’abbé,sans doute un peu embarrassés de la circonstance, qui adressaientsimultanément au malade fort aplati sous sa courte pointe une questiondes plus banales :

- Enfin, monsieur le baron, comment vous sentez-vous ?

Du fond de son alcôve, le moribond répondit :

- Plus aise que jamais !

On s’étonnait. Le malade expliqua !

- C’est qu’en effet, une pensée riante m’est venue et qui me consolerade la perte de mes amis, de mes livres, des fruits de mon verger etjusque de la caresse du soleil…

- Quelle pensée, au nom de Dieu, cher baron ?

- La voici. Enfin, enfin ! je n’entendrai plus parler de lui !... Jene parlerai plus moi-même de lui. Je ne heurterai plus mon pas, où queje me dirige, – à la cave, au grenier, au jardin, au village, auchâteau, à l’église, sur la route ou sur le coche d’eau, – contre lui,toujours contre lui. Je ne subirai plus sa tyrannie. Il ne m’obligeraplus de mentir, de ramper, de me couvrir d’opprobre, de me renoncer, –ce qui est peut-être de tous les crimes le plus grand. – Il ne medérobera plus ce temps précieux et toujours trop court que je savaisappartenir en fief à mon esprit et dont il a jeté les lambeaux à tousvents. Je ne serai plus le témoin humilié de son gouvernement desatrape ivre. Je n’aurai pas la suprême honte de m’agenouiller, moi,malgré moi, et tout illuminé du jugement que je porte sur lui, devantlui.

- Ah ! dit l’abbé, monsieur le baron se divertit à nous poser unecharade ! Je tiens le mot !...

- Quel est-il ? demanda le marquis.

- L’amour !

- Par ma foi, dit Foulques, je ne l’eusse jamais reconnu.

- Oui, dit le baron, il s’agit de l’amour. Il en est de lui comme d’unprince, vous comprenez ? En quelque lieu qu’il se montre, il faut être,vis-à-vis de lui, courtisan ou mourir. Or, il est en tout lieu. Ontient à vivre : on observe les conditions qui sont à cette finnécessaires. Mais, singulière affaire : voilà que moi, aujourd’hui, jemeurs. Qu’en résulte-t-il ? Eh, c’est que je m’offre le plaisir deparler comme il m’a démangé de le faire chaque fois que je me suissenti la tête libre.

L’abbé et le marquis l’écoutaient, mais par urbanité pure, car ilstenaient ses discours un vain prolongement de la formalité accomplieprésentement par eux, laquelle consistait exclusivement à recueillir ledernier soupir du baron. Les hommes n’aiment point à l’excès que, venuspour entendre un mystère, on leur serve un opéra-bouffe, ni qu’unquidam se pique d’éloquence quand il est entendu qu’on lui va fermerles paupières. Ainsi, l’abbé extrayait de sa poche et agitait son grandmouchoir de couleur, afin de chasser les mouches de ces lèvres disertessur quoi ne cherchait à se poser aucune mouche ; et de même faisait-ilsigne à la gouvernante de venir rajuster sur ses oreillers cette têtedéclarée fiévreuse et altérée par le délire.

Mais, cependant que Mme Serremiette refaisait avec art les cornes dufoulard et calait au beau milieu de la taie le chef de son maître touten grommelant avec le dédain, déjà, qu’on a pour les choses quifinissent, M. de Chemillé poursuivait sa pensée :

- Messieurs, disait-il, je ne commettrai pas à cette heure la bévue dechicaner la Providence sur les plans qu’elle a adoptés en faisant notremonde tel qu’il est. Toutefois, qu’il soit permis à un honnête homme,sa course achevée, d’estimer baroque, pour le moins, une de ses mesuresessentielles. Au centre de tout, elle plaça l’amour. Nous ne pouvonsrien là contre, mon cher abbé ; le phénomène, il nous le fautconstater. Qu’il nous déplaise ou non, les uns et les autres procédonsde lui, durons par lui, ne faisons sans lui rien qui vaille. Ledébaptiser, le travestir, le munir de papiers falsifiés, eh ! c’estvotre génie, pardieu ! et j’estime que vos soins en l’espère sontsublimes. Mais, entre nous, qui trompe-t-on ? Au centre de tout, laProvidence a placé l’amour. Pourquoi nous faut-il constater que leprincipe premier de l’amour sent l’ordure, messieurs, sent l’ordure às’en boucher le nez ?

Le marquis de Chamarande ne retint pas un éclat de rire. L’abbé, lui,agita une fois de plus son mouchoir, et il en fit, du côté du baron,une sorte d’abat-son et ensemble de voile pudique.

Entre ses oreilles de lapin, le baron répétait :

- Sent l’ordure, messieurs, sent l’ordure... L’amour, chantez-le, s’ilvous plaît ; couvrez-le de tous les mensonges de la poésie ;déifiez-le, comme c’est la coutume, ou l’embourgeoisez si cela vous estpréférable ; je n’y mets pas obstacle et j’accorde que, ce faisant,vous avez mille et une fois raison. Mais la vérité est que l’ordure, illa sent.

Le marquis s’esclaffait, nonobstant le caractère auguste de lacirconstance. L’abbé semblait multiplier l’étendue de son mouchoir, enfaire un rideau, une muraille symbolique, et tantôt, au contraire, leramassant et roulant, il en formait un tampon à étouffer sur la bouchedu baron l’abominable langage.

- Pourquoi, reprenait M. de Chemillé, la Providence, toute-puissante,et qui pouvait aussi bien nous asseoir sur un faîte altier, nousa-t-elle, à tous, petits et grands, posé le derrière sur cette tinette ?

De l’autre côté du paravent le public, cheminant à l’allure d’unechenille processionnaire, s’avisait de percevoir le sens des opinionstestamentaires du baron ; et il commençait de faire entendre desmurmures. Jacquette, qui avait poussé la porte entrebâillée, éprouvait,Dieu me damne ! plus de chagrin d’entendre calomnier l’amour que devoir mourir son parrain. Ninon se trouvait là, mais elle, plusexpérimentée, tenait pour négligeable, en fait d’amour, ce quiseulement s’en dit. Son gendre, Fontcombes, prenait un chacun à témoinque le baron, affaibli, reniait sa vie entière. Mais, de tous, la plusanimée était Mlle de Quinconas, qui, jadis, avait si cruellement mutiléla statue du fils de Vénus, et qui s’estimait aujourd’hui à faire deson grand corps, si riche en matière voluptueuse, un rempart contre lesopinions dernières du fameux esprit libertin.

- Il va précipiter toutes nos jeunes filles, criait-elle, au vœu dechasteté des couvents !...

- Non pas les vieilles ! dit le baron.

- L’amour est sanctifié par le mariage, s’exclamait l’abbé. Le mariageest un sacrement…

- On a fait, dit le baron, tout ce qu’on a pu pour nettoyer la petitemalpropreté. Laissons là le mariage pour n’aller pas voir commentl’attrait de nos cloaques y est sanctifié… Mais, hors du mariage,précisément, mon cher abbé, n’avez-vous point, durant toute votrecarrière ecclésiastique, et au moins un prône sur deux, trouvé matièreà vitupérer ? Les buissons, les prairies, les granges à foin, lesmoulins à vent, les greniers, les caves, l’antique tour du Nord commele dernier boudoir à la mode, que dis-je ? votre confessionnal, jeprésume, sont lieux où s’exerce quotidiennement l’éhontée débauche quevous ne bénissez pas. Je ne considère la chose ni de haut ni de loin ;j’ai vécu au beau milieu d’elle et j’y ai pris, palsambleu ! bonnepart, je le confesse – c’est l’occasion de le faire, n’est-il pas vrai? – Je la considère de plain-pied, pour ainsi dire, comme on juge unmets, un livre ou la récolte de ses petits pois. Eh bien ! la chose estmalodorante, dirai-je en toute impartialité et pour ne point m’écarterdes plus modérés des termes. Prise en soi, il faut des œillères, unbandeau ou bien le nuage dont la puissance du vin nous couronne, pourne la pas vomir comme le font en maint endroit les Pères de qui j’ailà, tout près, les écrits terribles. Mais c’est dans ses conséquencesqu’il convient surtout d’apprécier cette écume, hélas naturelle, duphénomène insensé qu’est la vie. Je les ai observées dans la tête duPrince ; je les ai traquées dans les assemblées appelées à instituer ourétablir un peu d’ordre dans notre fourmilière affolée : partout j’aivu le souvenir ou l’ardent désir d’un contact fangeux et ridiculel’emporter sur les idées viriles et pures qui devraient gouverner lemonde ; partout j’ai vu le caprice d’une maîtresse avoir raison contrel’impérieux commandement de la raison. Dans les plus augustes occasions: lits de justice, sacres, tenue des Etats, simple justice, guerre outraités, aux bannières si fièrement éployées et portant les plusgénéreuses devises, en vérité, messieurs, sauf votre respect, ce quieût dû être brodé, ce n’est ni blasons ni sentences, mais bien le culd’une ribaude…

L’agitation égalait l’indignation autour du malade. Des femmesfaisaient grand bruit afin que d’autres n’entendissent pas ; l’abbéréclamait l’indulgence pour un homme arrivé à son heure dernière. Iln’y avait que le marquis Foulques qui se tordît de rire et déclarât :

- Par ma foi, le baron n’est pas si mal que l’on croit !

- Mais l’Église, s’écriait l’abbé, l’Église, vous le reconnaissez,monsieur le baron, a combattu ces répréhensibles erreurs !

- Je lui en fais tous mes compliments, répliquait le baron entre sesgrandes oreilles. Mais la question n’est pas de savoir si l’Église a euou non l’esprit de museler cette diablerie : nous constatons pour lemoment que cette horde satanique va, vient et fait des siennes en dépitde tous règlements, et, entre nous, tous vos moines et moinillons etceux de la chrétienté tout entière, qu’ils exorcisent et goupillonnentdurant plusieurs lustres et voire un siècle, ils échoueront, croyez-lebien, à empêcher les pourceaux de porcillonner dans la porcherie.

- Mais, monsieur le baron, nonobstant, de grandes et nobles actionssont accomplies tous les jours !...

- J’en rends grâces à Dieu. Et sans doute les beaux actes fleurissentcomme mes tulipes au milieu du fumier. J’irai jusqu’à me demander si lefumier, là aussi, pour cette superbe éclosion n’est pas nécessaire. Etc’est pourquoi je ne maudis rien et ne me mets point en colère. Mais,en philosophe, je constate que, s’il convient de louanger les tulipes,il y a exagération choquante à allonger, sans nous faire grâce, leslitanies de la fiente en putréfaction.

- Je vois, dit l’abbé, que monsieur le baron, ayant fait son examen,maudit le péché ; et c’est d’un bon chrétien…

- Par ma foi, l’abbé, si je jugeais le péché joli, je jure que, même àcette heure, j’aurais le front d’en prononcer l’éloge ; mais toutecette bacchanale de gens rendus stupides, fous, hideux et blêmes par laconcupiscence est à mes yeux sans beauté comme sans nécessité, uneforte pensée, un travail soutenu, une saine promenade suffisant souventà détourner avantageusement nos instincts animaux ou à leur fournir unplus digne emploi, et j’ai maintes fois, je l’avoue, tourné ma vue avecadmiration vers vos docteurs et vos saints qui réduisirent les corpsmisérables et puisèrent une grande force dans l’abstention dessouillures ordinaires.

- Bast ! fit le marquis Foulques, qui n’entendait pas subtilité, leshommes sont pauvres, pour la plupart, et affligés de bien des maux :Dieu leur a mis sous la main – c’est le cas de le dire – un jouet quiles distrait à la perfection ; faut-il à présent chicaner sous leprétexte qu’il salit les doigts ?

L’abbé sourit et dit !

- Monsieur le baron a parlé fort respectueusement de la religion.

En vérité, l’érection de la statuette érotique, à la jeune époque decette compagnie, avait paru moins dangereuse que ne l’était à présentle discours d’un vieillard qui s’avisait de faire une fin édifiante.

On ne pouvait empêcher de parler un mourant aussi résolu.

- Le sens de l’amour, messieurs, je l’ai longuement cherché et je mesuis maintes fois égaré dans sa poursuite. Ce sens, il est nonseulement matière, exclusivement matière – pour quoi je ne luichercherai point querelle, car, ce qui ne prend racine en terre nesaurait produire ni tige, ni fleurs, ni fruit, ni graine – mais il estla plus vile, la plus excrémentielle matière. Il est plus bas chezl’homme que chez aucun animal, car celui-ci n’y apporte, semble-t-il,et encore à des intervalles réglés, qu’un zèle utilitaire oupropagateur, et s’y montre soumis, sans plus, à l’une des très sainteslois de l’univers, tandis que nous avons fait de l’amour le jouet denos plus imbéciles et honteux caprices, et l’accommodons, nuit et jour,hiver comme été, sans répit, au goût des pires goujats dans notreespèce…

Le baron fit, de sa main tremblante, le signe d’éteindre lesprotestations.

- Il n’y a pas à récriminer. Je ne prétends point notre sort déplorabledu fait que les choses sont ainsi disposées, et je ne me repens pasd’avoir, ma vie durant, souri à la création et loué le Créateur ; maisje constate que dès le premier instant que l’homme se libère des loisde l’existence, il juge l’assiette même de la vie dégoûtante. Jeconcède que c’est la grandeur de l’homme d’être la seule créature àparcourir une échelle aussi longue et qui prend son point d’appui dansle plus louche bourbier pour être accotée par en haut à la voûtecéleste. Singulière destinée ! il ne s’élèverait pas autant, jeprésume, s’il ne prenait son départ aussi bas. Par ailleurs, messieurs,ce que je vous livre n’est pas pour votre gouverne ; aussi longuementque vous serez bons buveurs et mangeurs, vous vous rirez de cesparoles-ci ; elles sont l’expression d’une chose dont on se parequelquefois sans se soucier de ce qui la compose, qui n’a designification qu’à un degré de profondeur que n’atteignent jamais lespauvres fourmis que nous sommes ; les philosophes la nomment vérité. Jevous donne l’opinion d’un ci-devant citoyen du monde, professée durantle laps infiniment bref qui s’étend entre la minute où il a quittévotre sol et celle où il atteindra aux rives qu’il plaît à Dieu. C’estune valeur de curiosité, tout au plus.

« Cependant, permettez-moi d’éclairer cette petite réflexion de purluxe, à la lumière d’un très court apologue.

« Il y avait à la cour du feu roi, une fort honnête et non moins belledame, qui, quoique mariée à un homme mieux digne d’être son père queson époux, avait écarté d’elle sans pitié tous les amants, quelle quefût leur séduction ou leur ardeur. Or, en une même journée, il s’enprésenta à elle deux, l’un parfait, jeune et gracieux en toutesmanières, spirituel, éloquent, amoureux en outre jusqu’à la passion laplus évidente. Il lui dit :

« Madame, je n’en puis plus, et je m’en vais mourir, car la vie m’est àcharge sans une faveur de vous, et la moindre – je dis la moindre : pasmême un baiser, un regard, un mot mensonger, un sourire que l’on donneà tous, – serait chose capable de m’arrêter dans l’acte peu chrétienque j’ai résolu d’accomplir… »

« Elle le laissa parler et ne lui accorda pas la plus petite des chosesqu’il demandait. De sorte qu’aussitôt après avoir pris congé d’elle, cebeau jeune homme au cœur pur fit exactement ce qu’il avait annoncé, etmourut.

« Le second n’avait ni jeunesse, ni charme apparent ; et, en outre,inhabile à parler, il se tenait devant la belle comme un homme aviné,grossier, informe et stupide. Il eut le front de s’approcher d’elle etla chance qu’elle ne fît pas signe de le repousser comme un chien.Alors, il la toucha en un point qu’il semblait connaître partransmission héréditaire, comme un rebouteux inculte, d’un seul coup,vous remet en place les osselets les plus délicats. Or, dans l’instant,cette femme austère, à qui s’était appliquée justement la plus hauterenommée de vertu, parcourut sans doute en esprit tout le cycle desreprésentations imaginaires qui composent l’idéal, puisqu’elle se donnaà ce misérable, et ce, dans le transport le plus complet. »

Tandis que M. de Chemillé achevait sa fable, l’abbé se leva, s’informasi le docteur n’arrivait point et fit en tout cas écarter les personnesqui, s’effarant derrière le paravent, commençaient de penser que lebaron, au moment de quitter sa dépouille, était déjà frappé par lediable et réclamaient les exorcismes. Le marquis, lui, qui au su de laprovince avait été, quasi sans congé d’une heure, trahi ouvertementdepuis son mariage, affirmait que l’amour n’était pas méchant au pointqu’on se plaisait à le dire.

Cependant la foule s’écoulait en commentant les discours entendusderrière le paravent. Les uns jugeaient que M. le baron avait bien ditleur fait aux libidineux qui sont de fort malpropres et malfaisantspersonnages, mais qu’en la vraie saison d’aimer et à savoir auprintemps de la vie, filles et garçons ne pensaient pas à mal etfaisaient heureusement le plus gentil assemblage qu’on pût voir.

La voiture amenant de Saumur le célèbre médecin, M. Couloubre, et quidévalait à grands cahots la rue du village, apporta aux réflexions unediversion propice. On s’écarta de part et d’autre, et le même vieuxcarrosse qui, autrefois, s’était ouvert, aux portes du château, pourexhiber sur son marchepied la jambe alerte de la gouvernante, laissabéer sa portière devant la modeste maison de philosophe qu’avaithabitée plus d’un demi-siècle le parrain de Jacquette.

Un valet se tenait à la portière, un autre heurtait du marteau l’entréede la demeure ; mais M. Couloubre avait de la peine à descendre.Personne n’osait toucher à cette personne vénérée, à cause de l’artqu’elle exerçait. M. l’abbé Puce, qui désirait apprendre de sa sciences’il convenait de hâter l’administration des onctions ultimes, vint luirappeler avec des paroles polies les motifs du long bercement qu’on luiavait fait subir de Saumur à Chamarande. Alors, petit à petit, M.Couloubre agita ses chairs lourdes et prononça un premier mot à lalouange du vin qu’il avait bu à son repas de midi. En revanche, il eutaussitôt l’esprit de prendre sa boîte d’instruments. Il descendit etsuivit le prêtre jusqu’au chevet du malade qu’il saigna, comme ilsavait faire et sans plus tarder. A la suite de quoi, le malade expiraavant qu’on l’eût cru tout à fait dérangé autrement que du côté ducerveau.

- Voilà, dit le docteur, en donnant à nettoyer sa lancette.

Il était trop accoutumé à voir trépasser entre ses mains pours’émouvoir de ce fait normal, et il sembla pareillement à tous que leschoses s’étaient passées de la plus correcte manière, attendu que lebaron de Chemillé était mort entre le prêtre et le médecin.

- Ah ! dit l’abbé au praticien, si j’eusse eu le temps de comprendreque vous alliez porter la main sur notre cher malade, je l’eusseadministré sans délai !

Ceux qui prêtèrent l’oreille à ce dernier mot sourirent. La bonnehumeur était déjà, avec le soleil, dans le jardin indifférent.

Jacquette y descendit quand les prières furent dites, les chandellesallumées, les volets rabattus, et elle respira cet air embaumé du soir,où les plantes, par leur haleine, nous affirment que tout continue.Elle fit, à pas lents, le cœur un peu gros, les yeux un peu humides,quatre fois le tour de l’enclos, picora une grappe encore verte à latreille, regarda par delà la douve la Loire rampant au loin, et, plusprès, les grands panaches des marronniers de Chamarande. Elle bouda.Puis son œil soudain s’anima. Elle se pencha sur l’un des tonneauxenfouis dans le sol, qui jouaient le rôle de bassins dans le potagerphilosophique, et, ainsi qu’il lui arrivait invariablement lorsqu’ellerenouvelait au-dessus des eaux stagnantes le geste gracieux et immortelde Narcisse, elle sourit comme la Nature obstinée dans la seule penséede durer.

Alors, sans tergiverser, elle s’enfuit, prit le carrosse de sa mère,demeuré en attente à la porte de la maison mortuaire, et se fitconduire au château. Là, sans hésitation, pareille à une gentille bêteque son instinct conduit droit où il faut, elle courut aux Archives.

Le perpétuel dormeur y ronflait, assis dans sa bergère, sa têtearrondie comme la lune pleine reposait très commodément sur desin-folio vénérables. Et Jacquette, en dépit de tous les événements,était embrasée du désir de ce garçon bien nourri. Qu’allait-elle fairede lui, attendu qu’aucun bruit n’était de nature à l’éveiller jamais etque, par exemple, il avait résisté au branle-bas qui transportait toutela maison, maîtres et gens, au chevet de M. de Chemillé à l’agonie ?Jacquette n’en avait pas la plus petite idée ; elle allait à lui, etcette simple action la comblait momentanément.

Comme elle approchait du dormeur, un bruit inattendu, surprenant, lafixa sur place, aussi immobile que le pouvait être Pomme d’Api sur sonpal. Elle entendait marcher dans la pièce qu’elle venait tout juste detraverser, pièce longue, silencieuse, déserte comme tout le château àcette heure. Qui donc pouvait l’avoir suivie de si près ? Un uniquecarrosse s’était trouvé à l’extrémité du village ; elle seule l’avaitpris ; il s’en était retourné aussitôt, afin de se mettre à ladisposition de la marquise ; que celle-ci fût déjà de retour, il n’yfallait pas songer. Et d’ailleurs, se morfondre à pénétrer l’identitéde qui venait derrière elle, dans la pièce voisine, quelle vanité ! Uneseule chose importait, et elle était pressante : n’être pas vue, et parqui que ce fût, seule, dans le château vide, à un peu moins qu’un pasd’Alcindor, fût celui-ci pour cent ans ensommeillé, comme la Belle auBois-Dormant. Jacquette ne fit ni une ni deux : souple et preste, elles’affaissa sur elle-même en faisant bouffer ses jupes, élargies,gonflées d’air, et, rendue ainsi un peu pareille à une toupie exténuéepar ses girations, qui incline son axe et en déplace brusquement lapointe sur le parquet, elle se trouva soudainement glissée sous lavaste table.

En ce lieu suspect, en cette incorrecte attitude, Jacquette eut peu detemps à attendre que se révélât le mystère du bruit entendu dans lapièce voisine. Dissimulée désormais, quant à elle, aux yeux dequiconque s’aviserait de pénétrer ici, Jacquette devait discernerjusqu’aux jarrets, pour le moins, le fâcheux dont elle entendait àprésent très distinctement le pas. Et, comme elle avait les sens fins,ce pas, elle le crut aussitôt reconnaître… Mais non ! Quelle folie ! Oubien de quelle hallucination n’était-elle pas l’objet ? En tout cas,avant que la porte ne fût ouverte, Jacquette, en sa singulière posture,se prit à trembler de tous ses membres, et, sous la table, ellesurveillait d’un œil hagard le double vantail tout à l’heure, par elle,soigneusement refermé.

Ce double vantail fut ouvert, chose étrange, tout de même que si unvalet invisible se fût acquitté de cette besogne en l’attente d’unpersonnage d’importance. Jacquette venait de parcourir le châteaudégarni de son moindre faquin ; et quel personnage pouvait à cetteheure être ailleurs qu’à la petite maison où M. de Chemillé venait àpeine de rendre l’âme ?...

Par la porte ouverte, Jacquette vit, mais vit, malgré la distance,jusqu’à en pouvoir discerner le grain, deux souliers à bouclesd’argent, des souliers non pas fins, mais chaussant un pied délicat,non pas un pied de jeune homme, en vérité, mais un pied ayant gardél’humeur fraîche ; et ceci était pareillement le caractère de la jambe,comme de la manière de porter le talon et d’en frapper le sol avecassurance, légèreté, gaillardise, malice, urbanité, esprit aussi. Aleur défaut, une canne de jonc qui les accompagnait, signifiaitconfusément tout ce que nous venons de dire. Et ces deux jambes,visibles jusqu’au jarret et posées sur ces chaussures expressives etaccompagnées de cette canne, avançaient vers Jacquette et vers ledormeur de qui, dans son effroi grandissant, la jeune femme embrassaità présent les genoux.

Elles avançaient, et Jacquette n’avait jusqu’alors jamais remarquécombien deux jambes qui marchent, une canne qui pique le parquet, deuxsouliers qui scandent leur petite phrase ponctuée par les craquements,nuancée par les variations du rythme, achevée par le coup de marteau dutalon, peuvent vous tenir un clair langage. Que d’impertinence ! qued’aimable gouaillerie ! que de fermeté ! que de bonté non moins ! quede pitié, peut-être ! et que de souveraine indulgence, au fond ! dansces deux sortes de navettes et dans cette aiguille mues par une volontéinconnue et qui semblaient tisser, parmi d’invisibles fils, descaractères d’une ironie macabre !

Dans son état accoutumé, évidemment, Jacquette n’eût point vu tout cela; mais Jacquette, émue par les secousses du jour, Jacquette ébranléepar sa course rapide, Jacquette terrorisée par l’audition véridique ouillusoire d’un bruit de pas dans le château qu’elle savait désert,enfin Jacquette amoureuse et trompée par celui dont elle embrassait lesgenoux en tremblant comme fillette qui aperçoit un fantôme, Jacquetten’était pas en son état ordinaire dans l’instant qu’elle reconnaissaitsur le parquet de la salle des Archives, le pas, les souliers àboucles, les maigres tibias, les bas et la canne même… de feu M. lebaron de Chemillé, son parrain, lequel venait à peine de rendre l’âme.

Elle les avait vus, entendus, reconnus, interprétés ; elle en avaitconçu un effroi qui peut-être lui fit perdre la raison ou laconnaissance, car, tout à coup, elle ne les vit plus.

La salle désormais était silencieuse, et, sous la vaste table, leparquet luisait comme une glace pure, et il ne demeurait de vivant enface d’elle, que les genoux arrondis et tièdes du trop cher Alcindorendormi.

Experte, câline, amoureuse en dépit de tout, appliquée à ressaisir levolage et sans doute à balancer par l’ivresse une ingrate minute depanique, Jacquette haussant ses baisers le long du corps chéri, eutl’heur d’éveiller le dormeur par la sensation vive d’un plaisir qui eûtété de nature, certes, à prolonger la verve dénigrante du défunt, maisqui, en tous cas, le fut à rattacher enfin l’indolent amant à sa toutejeune et ardente maîtresse.

RENÉ BOYLESVE,
de l’Académie française.

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