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BLÉMONT, Léon Petitdidier pseud.Émile(1839-1927) : Vive-la-Mort(1901).

Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (02.VI.2010)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux:nc) des numéros 9-10-11 (septembre à novemnre 1901) de la Revue LePenseur, 1èreannée.
 
Vive-la-Mort
par
Émile Blémont

~ * ~

I

Vers le commencement de juillet 1870, après une journée de soleil sansnuages, la petite ville picarde de Verval-sur-Orle, si calme et siriante, s’ouvrait à l’air tiède du crépuscule, où déjà flottait unecaressante fraîcheur. Et, tandis que les flammes du couchants’éteignaient en lentes dégradations de lumière, en vastes nappesorangées, en glacis d’un vert tendre et limpide, en fines ombresviolettes, la lune montait à l’orient dans l’éther pur, baignant d’unesereine blancheur les coteaux boisés, les champs de blé et de seigle,les prairies, les jardins, les maisons à demi cachées dans lefeuillage. Des souffles apportaient de la forêt prochaine l’odeur destroènes fleuris, et, sur l’eau vive miroitant parmi les branches,faisaient bruire les saules nains et les hauts peupliers, jusqu’auxrampes du pont de pierre qui, là-bas, s’arquait, massif et brun, entreles deux rives, un peu en aval du confluent de l’Orle et de la Sorelle.

Tout, dans cette bourgade champêtre, respirait la paix, l’harmonie, laconfiance, la fécondité. Le ciel semblait se mêler à la terre dans uneintimité mystérieuse ; et l’âme épanouie de ce pays généreux palpitaitavec douceur sous l’immense et léger dôme d’azur.

Mais la sérénité de cet admirable soir ne semblait pas avoir la moindreinfluence sur François Rouillon, qui, seul, préoccupé, insensible àl’arome des lys, indifférent au charme de l’obscurité transparente etde la lumière lactée, allait et venait silencieusement, entre lesplates-bandes et sous les tilleuls de son jardin, sans pouvoir apaiserla fièvre qui le brûlait. C’était un homme de moyenne taille, quipouvait avoir de trente-cinq à quarante ans, bien bâti, robuste, lapoitrine ample, les épaules carrées, le cou gros et court, la têteronde comme un boulet, les traits énergiques, l’air intelligent maisdur, le front large mais bas, avec des yeux de braise ardente sous unfouillis de sourcils épais et de cheveux d’un brun roux qui bouclaientnaturellement.

Il avait dîné à la hâte, s’était rasé soigneusement, avait changé devêtements en prêtant une attention inaccoutumée à sa toilette ; puis,au moment de sortir, avait hésité, était descendu au jardin, et là,depuis un quart d’heure, marchait au hasard. Soit commencement delassitude, soit redoublement d’anxiété, il s’arrêta près des vitragesde la petite serre, sous la verdure délicate des jasmins étoilés. Unmoment il resta immobile. Il leva machinalement les yeux vers la lune,d’où tombait cette splendeur pâle qui éclairait le paysage comme uneaube, ramena ses regards vers la terre, aperçut près de là un banc debois, s’y assit et s’absorba dans ses pensées.

Mais voici que, tout d’un coup, derrière les espaliers et les haies, ducôté de l’église, monta gaîment vers le ciel, en fusées claires, parmiles cris de joie et les éclats de rire, un choeur de fraîches voixenfantines chantant la vieille ronde du Moulin :

Meunier, tu dors !
Ton moulin, ton moulin, va trop vite.
Meunier, tu dors !
Ton moulin, ton moulin va trop fort.


- Parbleu ! fit notre homme en relevant la tête, ces enfants ont l’airde s’adresser à moi, quoique je ne sois meunier que par procuration.Ils ont raison. Je dors, je rêve, quand je devrais agir. Assez réfléchi! Je ne vis plus. Me voilà le jouet d’une femme. Et le diable sait cequ’il y a de terrible dans le bon petit coeur de la plus ingénue !L’incertitude est intolérable. Dès ce soir, il me faut une réponsedécisive. Quoi qu’il arrive, au moins serai-je fixé ! Si c’est non,j’en prendrai mon parti, et j’arracherai vite cette mauvaise herbe quim’envahit tout entier. Mais bah ! j’aurai Lucile. Je les tiens tous.Allons.

II

Il regagna rapidement la maison, sortit, descendit la Grand’Rue vers laplace de la Mairie, et, d’un pas sûr, entra dans la boutique située àgauche, au coin de la rue et de la place.

Au-dessus de la devanture, par le clair de lune, on pouvait lire cetteenseigne ambitieuse :

MAGASIN DE NOUVEAUTÉS

et plus bas, ce nom :

CONSTANT FRAISIER

Pas de lumière dans la boutique ni dans l’arrière-boutique. Tout aufond, brûlait simplement une petite lampe de cuisine, et l’ondistinguait à peine, derrière les mannequins à confections, les piècesd’étoffes rangées dans les casiers ou empilées sur le bout descomptoirs.

- Eh ! la patronne ! appela le visiteur d’une voix sonore et familière.La maison est-elle abandonnée ?

Une femme parut dans la pénombre.

- Ah ! c’est vous, monsieur Rouillon. Entrez donc par ici. Nous prenonsle frais en plein air. Il fait si beau !

- Bonsoir, Madame Fraisier, dit Rouillon, la suivant. On pourraitdévaliser votre magasin sans danger.

Il pénétra, avec elle, dans une cour formant terrasse, d’où l’ondominait la campagne et d’où l’on pouvait descendre, par un escalier dequelques marches, au jardinet allongé jusqu’à la rivière.

Entre les vieux murs tapissés de lierre, de vigne vierge et dechèvrefeuille, par les dernières lueurs du jour, une jeune fille jouaitau volant avec une fillette. En apercevant le nouveau venu, elless’arrêtèrent.

- Continuez, je vous prie, mademoiselle Lucile ! dit-il à la plusgrande. Ce jeu est charmant.

Et, soulevant la plus petite pour l’embrasser au front, il ajouta :

- Tu n’as pas peur de moi, n’est-ce pas, Linette ? Combien aviez-vousde points ? continua-t-il en s’avançant vers Lucile, qui,instinctivement, évitait son regard. Je vous ai interrompues. C’est moiqui ai fait tomber le volant. Reprenez où vous en étiez, sans décompter!

- Y pensez-vous, monsieur Rouillon, fit leur mère. Linette a déjà jouéplus d’une heure. Elle est lasse, elle devient maladroite. D’ailleurs,au clair de lune, on n’y voit pas comme en plein jour ; et il est grandtemps de se retirer.

- Fraisier est au café ?

- Il doit y être.

- J’ai à lui parler.

- Linette, va chercher ton père. Monsieur Rouillon, asseyez-vous ; ilsera ici dans deux minutes.

Linette sortit en courant.

III

- Je les tiens ! disait Rouillon tout à l’heure.

Hélas ! oui, il tenait la famille Fraisier. C’était un fort habilehomme que maître François Rouillon. A vingt-quatre ans, ayant perdu enquelques mois sa mère et son père, il était resté seul à la tête de lamaison, une tannerie qui, bon an, mal an, rapportait simplement de quoivivre. Il s’était mis à la besogne sans fainéantise et avait rapidementamélioré la situation. Sur quoi, attiré par une jolie figure et unejolie dot, il avait demandé en mariage la fille d’un commerçantparisien qui, chaque année, passait une partie de l’été à Verval, d’oùla famille était originaire.

La demande ne fut pas agréée. Rouillon en eut un dépit furieux. Il juraqu’on ne l’y prendrait plus ; il se promit de rester célibatairejusqu’à sa dernière heure. Il raconta, du reste, que c’était lui quin’avait pas voulu de la demoiselle, répandit les plus méchants bruitssur le compte de cette dédaigneuse héritière, et finit par lui rendrele séjour de Verval absolument impossible.

Alors, il se mit à courir les fêtes de campagne, buvant sec, jouantgros jeu, cueillant les amours faciles chez les filles mal gardées. Ace train-là, il négligea sa maison, fit des dettes.

A deux doigts de la ruine, il s’arrêta, trop égoïste et trop matoispour compromettre irréparablement son avenir. Et puis, cette existencede Lovelace campagnard commençait à l’ennuyer. Il se rangea, étonna lesgens par son acharnement au travail, par son âpreté au gain, par sesprogrès méthodiques et incessants. Il étendit considérablement sesrelations, voyagea, vit Paris, observa les manoeuvres des adroitsspéculateurs, suivit leur exemple avec une extrême prudence d’abord, etbientôt avec une hardiesse avisée. Il ne s’offrait pas une bonneopération dans le pays, qu’il ne la fît ou ne tentât de la faire. Pourpresque rien, il acheta une brasserie toute neuve, superbement montéepar un homme intelligent mais sans ordre, qui s’était trouvé vite aubout de son rouleau. Le moulin de la Sorelle tomba de semblable façonentre ses mains. Pour le moulin et la brasserie, comme pour la tanneriehéréditaire, il sut dresser d’excellents contremaîtres ; et toutprospérait sous sa haute direction, sans lui donner grand souci.

N’ayant plus guère de plaisir à courir les aventures, il prit le partide domestiquer l’amour. Despotique et sensuel, en guise de maîtressesil eut des servantes, une blonde cette année-ci, une brune cetteannée-là, congédiant sans tarder celle qui se montrait farouche et negardant celle qui s’apprivoisait que juste le temps de satisfaire safantaisie pour elle.

Un tel manège ne pouvait durer sans quelques inconvénients. Il y eutd’assez scabreuses histoires ; il y eut même un véritable scandale.

Une grande et belle fille aux sourcils noirs, Madeleine Cibre, devintenceinte à son service. Elle se crut des droits, prit des airs de femmelégitime. Il la renvoya brutalement. Déshonorée, reniée, chassée commeune voleuse, elle retourna à pied dans son pays, un village desenvirons. Elle ne put aller jusque-là. Brisée de fatigue et de douleur,elle tomba sur le chemin, où elle faillit être écrasé par la voiture dupercepteur, M. Dufriche, qui revenait chez lui, à la Villa des Roses,un peu au-dessus de Verval.

Le percepteur était un brave homme. Il la releva, la ramena, larecueillit par pitié dans sa maison. Elle y accoucha d’un enfant mort,et pensa mourir elle-même.

Les gens de Verval n’ont pas la moindre sentimentalité. Pourtant, sonmalheur la rendit sympathique à tous. Elle était bonne ouvrière, trèscourageuse, très probe. Mme Dufriche finit par lui donner chez elle unemploi régulier, et Rouillon fut quelque temps regardé comme unmonstre. Il ne broncha pas. Aux gens assez hardis pour lui marquer leurdésapprobation, il répondit :

- Avait-elle un certificat de chasteté quand je l’ai engagée ? L’enfantest-il nécessairement de moi ? Si elle a été avec l’un, elle a pu alleravec l’autre. Je ne me mêle pas de vos affaires et je vous conseille,dans votre intérêt, de ne pas vous mêler des miennes.

IV

Il avait eu d’autres raisons, qu’il ne disait pas, pour agir avec cetteâpreté féroce.

Madeleine était devenue un obstacle à des projets nouvellement formés.Sans le vouloir ni le savoir, Lucile Fraisier avait fait le miracle deremuer jusqu’au fond du coeur cet intraitable égoïste.

En passant, en voisinant, par une pense insensible, il s’était laisséaller au charme pur et pénétrant de la délicate jeune fille, hierencore une enfant sans conséquence. Et maintenant, il l’aimait comme unfou, cette petite blonde de dix-neuf ans, si simple et si gracieuse, etqu’un rien parait admirablement, et que, chaque jour, à toute heure, ilvoyait là, gaie, sereine, familière, vaillante, répandant avec douceurautour d’elle un rayonnement d’espérance, un parfum de paradis.

Il ne se lassait pas de la regarder, assise près du comptoir, lespaupières baissées sur son ouvrage. Relevait-elle les yeux, il pouvaità peine soutenir la clarté de ce regard jeune, qui le déconcertait, quil’éblouissait, comme l’aurore éblouit une bête nocturne.

Dès qu’elle n’était plus là, il retrouvait, d’ailleurs, toute salucidité. A loisir, il avait préparé le filet où il devait prendrecette précieuse demoiselle.

Une profonde habileté n’était pas nécessaire. Constant Fraisier, beauparleur, joueur passionné, tempérament flâneur et sensuel, menait sesaffaires d’une façon déplorable. Sa femme et sa fille faisaientmerveille ; mais lui, ce panier percé, il avait toujours besoind’argent. Rouillon vint à son aide, par hasard, en bon garçon, entredeux petits verres et deux carambolages. Il lui prêta d’abord quelquesbillets de cent francs ; puis, sans trop se faire prier, mais enprenant les meilleures garanties, quelques billets de mille francs.Bref, il avait actuellement entre ses mains les destinées de la famille.

Il pouvait, en un clin d’oeil, poursuivre, exécuter, ruiner sondébiteur. Et sous le sentiment sérieux qui le rendait parfois si timideet si gauche, il éprouvait, à se sentir maître de la situation, unplaisir cruel de chat jouant avec la souris.

V

Le café n’était pas loin. Au bout de quelques minutes, Linette ramenason père.

- Vous avez à me parler, Rouillon ? dit Fraisier, visiblement inquiet.

- Rassurez-vous, mon ami ! fit rondement le visiteur. Je viens avec lesmeilleures intentions du monde.

Lucile se retirait, emmenant sa petite soeur par la main.

- Je vais coucher Linette, dit-elle à sa mère.

Elle salua Rouillon. Il eut le plus vif désir de la retenir. Nevalait-il pas mieux parler immédiatement devant elle, dissiper d’uncoup toute incertitude, emporter l’affaire d’assaut ?

Mais, sous son regard limpide, il sentit un trouble étrange leparalyser ; il bégaya : « Mademoiselle... Mademoiselle !... », ne putajouter une syllabe, et la laissa partir.

Il eut vite repris son aplomb ; et, pour sa revanche, sans préambule,sans ambages, d’une voix brève, avec autorité, en homme sûr de n’avoirà craindre aucune contradiction, il demanda à Fraisier la main deLucile.

Malgré son air d’indifférence et sa disparition hâtive, Lucile nes’était pas trompée sur le but de cette visite mystérieuse. En pareilcas, la fille la plus innocente devient très perspicace. Aussitôt sasoeur déshabillée et couchée, elle descendit l’escalier à tâtons,s’avança sur la pointe des pieds dans l’ombre, et, prête à fuir sur lamoindre alerte, écouta.

- Je suis très honoré de votre demande, répondait son père à Rouillon,très honoré et très heureux, mon ami ! Si tout dépendait de moi, ceserait déjà conclu, vous n’en doutez pas. Mais je ne puis engagerLucile sans son aveu, je la préviendrai, je la consulterai. Il fautobserver les formes. Les femmes y sont très sensibles.

- Eh bien ! consultez-la tout de suite.

- Quel amoureux vous faites ! Vous menez ça comme une charge decavalerie.

- Je ne plaisante pas.

- Je l’espère bien. Mais voyons ! puis-je l’interroger-là, devant vous,ce soir même, brusquement, crûment, sans répit ni pudeur.

- Pourquoi différer ? Le temps n’est pas seulement de l’argent ; c’estaussi du bonheur. La vie est-elle si longue, qu’on doive en perdre lameilleure part à se morfondre dans l’attente ?

- Rouillon, ami Rouillon, un peu de mansuétude, un peu de patience !N’allez pas plus vite que les violons. Écoutez, je connais Lucile. Ilne faut pas l’effaroucher. Ce que j’en dis, c’est pour votre bien.

- Soit ! fit Rouillon, réfléchissant que Fraisier avait grand intérêtau mariage, y aiderait de tout son pouvoir et serait pour lui unexcellent avocat. Je me résigne. Quand reviendrai-je ?

- Dimanche, après déjeuner, si vous êtes libre.

- C’est convenu.

Rouillon se leva. Mais il semblait ne pouvoir s’en aller. Il parlad’une nouvelle entreprise qu’il avait en vue. Il se plaignit des bruitsde guerre, si désastreux pour le commerce ! Il n’en finissait plus,faisant un pas pour s’en aller, s’arrêtant et renouant la conversation.

VI

Lucile était remontée, toute tremblante, près de Linette qui déjàdormait dans sa couchette blanche. Elle passa dans la chambre voisineet s’accouda, soucieuse, à la fenêtre ouverte sur la rue.

Bientôt elle tressaillit. Un pas ferme et sonore ébranlait le pavé.Dans la partie du chemin éclairée par la lune, un jeune hommes’avançait rapidement, le visage levé vers Lucile. Il l’avait aperçuede loin ; et elle reconnut vite cette allure franche, cette figureénergique et cordiale, cette fine moustache brune. Un nom lui vint surles lèvres : André ! En même temps, une inspiration lui traversal’esprit.

- Chut ! fit-elle, un doigt levé devant les lèvres, au moment où ilarrivait sous la fenêtre et se disposait à lui adresser la parole.

Elle ajouta tout bas, penchée sur la barre d’appui :

- Attendez un peu, là, dans l’ombre !

Elle s’assura que son père et Rouillon causaient encore dans la cour,chercha sur l’étagère, y trouva un bout de papier, un crayon, ethâtivement écrivit ces mots :

« Dans une heure, sans qu’on vous voie, venez au jardin ; etattendez-nous près de la rivière, sous les charmilles. Ma mère et moi,nous vous y rejoindrons. C’est très grave. »

Elle plia le papier, souffla la lumière, revint à la fenêtre, puis,personne ne l’observant, laissa tomber le petit billet dans la rue etfit signe au jeune homme, dès qu’il l’eut ramassé, de s’éloigner sansretard.

Il était temps. A peine avait-il disparu, qu’elle entendit le bruit despas et des voix au rez-de-chaussée. Rouillon se décidait à prendrecongé. Elle le regarda s’éloigner à son tour. Quand elle l’eut vu, deloin, rentrer chez lui, elle ralluma son bougeoir et redescenditl’escalier.

VII

- Ah ! te voilà maintenant, fit son père ; je gage que tu sais pourquoil’ami Rouillon est venu.

- C’est vrai. Je le sais. Je m’en doutais. J’ai écouté, entendu.

- Cela simplifie tout. Hein ! quel brave garçon ! Comme il t’aime ! Savoix tremblait. Il n’est pas commode avec tout le monde, ce gaillard-là; mais toi, tu feras de lui ce que tu voudras. Sais-tu qu’il a plus dedeux cent mille francs, tandis que nous n’avons que des dettes ?Heureusement notre plus gros créancier, c’est lui. Quand Linette m’aannoncé tout à l’heure qu’il avait à me parler, j’en ai eu froid dansle dos. D’un trait de plume il peut nous mettre sur le pavé.

- Vous me conseillez donc de l’épouser, et vous pensez que je n’y auraiaucune répugnance ?

- Dame ! c’est un parti superbe, inespéré ; et que pourrais-tu luireprocher, Lucile ? répondit Fraisier avec volubilité, comme s’iléprouvait inconsciemment le besoin de pallier à ses propres yeux cequ’il y avait d’égoïste et d’un peu vil dans sa pensée et dans saconduite.

- Ce que je lui reproche, père, je vais vous le dire. C’est qu’il vousa prêté de l’argent pour vous tenir en son pouvoir, pour vous ôter lafaculté de lui refuser ma main, pour me contraindre d’être à lui.Prétendez-vous qu’il n’ait pas fait ce calcul ? Non. Je sens, je saisqu’il l’a fait. Eh bien ! c’est lâche. Je ne puis aimer un tel homme.Fût-il vingt fois plus riche, il ne me serait pas moins odieux.

- Comment ? tu lui sais mauvais gré de m’avoir aidé, et tu lui fais uncrime de t’adorer ! Lucile, c’est de la folie. Tu ne le connais pas. Ont’aura dit du mal de lui. On le jalouse, à cause de sa fortune rapide.Mais François Rouillon est un honnête homme, je te l’affirme ; et iln’est point du tout un homme à mépriser. Tu reviendras à de meilleurssentiments sur son compte. Il faut être juste, au moins.

- Père, j’ai toujours respecté vos volontés. Pardonnez-moi si jerésiste aujourd’hui. Il y va de toute ma vie. Quel que puisse être lecaractère de M. Rouillon, j’ai pour lui une antipathie insurmontable.Il me rendrait malheureuse, et je ne le rendrais pas heureux. Cemariage ne doit pas se faire.

Fraisier était anéanti. Qu’allaient-ils devenir tous ? Que dirait, queferait Rouillon ?

- Malheureuse ! s’écria le pauvre homme, tu veux donc notre ruine !

Mme Fraisier intervint :

- Constant, laisse Lucile s’expliquer avec moi. Tu vois bien qu’elleest énervée ce soir. Demain, nous causerons tous les trois à têtereposée.

Fraisier se leva sans répondre et se mit à marcher de long en large,désorienté, furieux, perplexe. Puis, machinalement, il alla fermer lemagasin, sortit en ruminant des projets confus ; et bientôt il seretrouvait au café, où on l’attendait pour finir et régler une partieinterrompue. Le démon du jeu reprit possession de ce faible cerveau.

- Sa mère lui fera entendre raison, se dit-il.

Et il remit au lendemain les affaires sérieuses.

VIII

- Ma pauvre Lucile ! fit douloureusement Mme Fraisier, en embrassant safille, quand il les eut laissées seules.

Sous ses bandeaux de cheveux grisonnants, Mme Fraisier était restée lafemme tendre et un peu romanesque, qui naguère avait passionnément aiméson mari. N’ayant pu le tenir longtemps en haute estime, délaissée,ruinée par lui, elle ne vivait plus maintenant que pour ses deuxenfants.

- Sois tranquille, mère ! lui répondit Lucile ; je saurai me défendre.

Et, l’entraînant doucement au jardin, baigné des calmes rayons blancs,la jeune fille s’achemina avec elle vers la rivière, par l’allée dumilieu, entre les poiriers en quenouille, les ifs sombres et les hautesbordures de buis.

- Il ne faut pas désespérer, reprit-elle. Quelqu’un nous attend, là,sous les charmilles, qui nous donnera, j’en suis sûre, bon conseil etbon secours.

- Qui ? André ?

- Oui. J’ai pu le prévenir tout à l’heure, comme il passait devant lamaison.

- Tu ne crains pas ?...

- Avec toi et avec lui, mère, que puis-je craindre ? Nous n’avons faitet ne ferons rien de mal. Tu sais comment André et moi nous nousaimons. En ta présence, avec ton assentiment, nous nous sommes engagésl’un envers l’autre, loyalement, pieusement, pour toujours. Nousresterons fidèles à notre parole, quoi qu’on fasse contre nous. C’estnotre droit, c’est notre devoir. Regarde, voici André !

Le jeune homme était devant elles.

- Un malheur vous est-il arrivé ? demanda-t-il précipitamment.

- Il est arrivé, répondit Lucile, ce qui devait arriver tôt ou tard.François Rouillon a demandé ma main.

- Ah !... c’est grave, en effet. Savez-vous exactement ce que M.Fraisier lui doit ?

- Nous lui devons vingt mille francs, fit Mme Fraisier.

- Vingt mille francs ! Je ne croyais pas la somme aussi forte. J’aivendu mes terres un bon prix ; mais, avec tout l’argent que j’ai puréunir, je reste loin du compte. Il est vrai que la liquidation devotre magasin produirait quelque chose. Vous êtes décidé à céder lefond, n’est-ce pas ?

- Il faudra bien que mon mari s’y résigne. Nous perdons de l’argentchaque année. Mais nous n’avons pas d’acquéreur, et une vente forcéeserait désastreuse. Pour que la cession nous donne à peu près de quoidésintéresser M. Rouillon, il est indispensable qu’elle ait lieu dansde bonnes conditions. Nous irions vivre alors avec mes parents. Aumoins, l’héritage de mon père ne serait pas compromis d’avance. Jevoudrais sauver cela pour mes deux filles. Comment faire ? Commentgagner du temps ? M. Rouillon doit revenir dimanche ; il exigera uneréponse définitive. Un refus ferait immédiatement éclater l’orage.

- Mère, je suis incapable de ruser avec lui. Si je lui laissais lamoindre espérance, je me croirais inexcusable.

- Lucile a raison, madame. Elle doit rester en dehors de cette affaire.

- Croyez-vous que ce soit possible ?

- Si vous ne trouvez rien de mieux, dites qu’elle est trop jeune pourse marier maintenant.

- Il ne se paiera point d’une semblable défaite.

- Opposez-lui donc la question de santé. Le docteur Farel vous estdévoué. Confiez-vous à lui. Qu’il ajourne le mariage à six mois, à unan ! Que peut objecter Rouillon ? D’ici là, nous aviserons.

- C’est encore le moyen le plus simple et le plus sûr, dit Mme Fraisier.

- Et jusqu’à nouvel ordre, ajouta vivement Lucile, que personne, mêmemon père, surtout mon père, ne se doute que je refuse M. Rouillon pourAndré ! Mon père pourrait nous trahir sans le vouloir, sans y prendregarde. Et M. Rouillon est capable de tout. Il me fait peur.

Un instant, ils restèrent tous les trois silencieux et pensifs. Onzeheures sonnèrent dans la nuit claire et paisible, au vieux clocher dontle double pignon brun se dessinait, non loin d’eux, sous la blancheurdu ciel. Il fallut se séparer. André regagna le bord de la rivière, seretourna pour envoyer un dernier baiser à Lucile et disparut dans lafeuillée.

- Jamais je n’accepterai M. Rouillon, j’aimerais mieux mourir !répétait Lucile à sa mère en revenant vers la maison, tandis qu’unebrise légère inclinait la pointe effilée des grands ifs.

IX

Le dimanche suivant, quand Rouillon revint, Lucile était absente. MmeDufriche, cousine de sa mère, l’avait invitée, ainsi que Linette, àpasser la journée à la Villa des Roses. Le soir, M. et Mme Fraisierdevaient y dîner avec leurs deux filles, pour fêter le cinquantièmeanniversaire du percepteur.

Fraisier, la mort dans l’âme, reçut Rouillon avec une physionomiesouriante. Afin de chasser les idées noires, il but en sa compagniequelques gouttes d’un généreux cognac. Il semblait n’avoir à lui direque les choses les plus agréables.

Il lui fit les plus chaleureux témoignages d’estime et d’amitié. Ilparlait déjà comme un beau-père. Pas l’ombre d’une difficulté àl’horizon. C’était parfaitement entendu, convenu. Seulement,insinua-t-il, en dorant ses paroles d’un gros rire amical, seulementRouillon était trop pressé. Il fallait patienter un peu. Lucile avaitune santé délicate ! Tout l’hiver et tout le printemps, elle avait dûse soigner, prendre des toniques. Et le docteur ne voulait pas lamarier avant la vingtième année. On avait beau dire, il restaitinexorable, le terrible docteur !

Ainsi le pauvre Fraisier défilait, avec le plus gracieux naturel, toutson chapelet de phrases soigneusement préparées, atténuant bien vite lamoindre expression dangereuse, mettant une conviction persuasive entout ce qu’il disait, s’arrêtant parfois une seconde pour juger del’effet produit, guettant un mot, un geste de Rouillon, puis reprenantson petit discours d’un air dégagé, mais avec une anxiété profonde.Rouillon, devenu tout d’un coup très pâle, le laissa parler jusqu’àépuisement total de son éloquence familière. Il y eut alors un silencegênant.

- Avez-vous fait part de ma demande à Mlle Lucile ? dit enfin Rouillond’une voix sèche.

- Non. Sa mère avait des scrupules et a voulu, tout d’abord, consulterle docteur. Après quoi, nous avons cru préférable de ne rien dire àLucile pour le moment. Nous devons la ménager. Pour vous, c’estquelques mois à attendre ; voilà tout. Il ne faut pas nous en vouloir.

Rouillon baissa la tête.

- J’aurais dû, l’autre soir, parler devant elle, fit-il tout bas.

- Venez nous voir quand il vous plaira, s’écria Fraisier avecempressement ; et parlez-lui à votre guise ! Je m’en rapporte à vous.Mais je vous conseille de ne rien brusquer. Allez doucement. Elle voussaura gré de votre réserve et de vos attentions.

- C’est vrai, répondit Rouillon, je verrai ce que je dois faire. Adieu.

Et tandis que Fraisier lui prodiguait les bonnes paroles, il s’en allalentement, les yeux troubles, la tête lourde.

Au bout d’une vingtaine de pas, il se souvint qu’il avait encore danssa poche un petit bracelet d’or, dont il devait faire cadeau à Lucile.Superstitieusement, il s’imagina que, s’il le gardait, ce serait unmauvais signe. Vite, il rebroussa chemin. Trouvant la porte du magasinfermée, il prit une ruelle latérale qui menait au jardin. Sur le pointd’entrer, il s’arrêta. M. et Mme Fraisier, absorbés par une vivealtercation, ne l’avaient pas entendu, ne le voyaient pas.

- C’est toi qui lui montes la tête contre Rouillon, disait Fraisieravec colère.

- Lucile l’a pris en aversion, répliquait sa femme. Je n’y puisabsolument rien. Elle ne veut pas entendre parler de lui. Ce mariage nese fera jamais. Arrangeons-nous en conséquence.

Rouillon chancela, comme sous un coup de massue. Blême, la sueur froideau front, il s’appuya contre le mur et resta une minute anéanti. Puis,dans un obscur sentiment de honte, de douleur et de rage, à pas deloup, sans faire de bruit, il s’éloigna.

X

Arrivé chez lui, il se laissa choir sur un siège ; et pendant plusd’une heure, il n’eut la force ni de bouger, ni de penser. Sur luipesait une lassitude étrange, un abattement morne, un désespoir noir.Il avait l’instinct confus d’un écroulement dans sa destinée etl’obscur pressentiment d’un avenir sinistre.

- Elle ne m’aime pas ! elle ne m’aimera jamais ! fit-il d’une voixsourde, en se dressant tout d’un coup, comme si un éclair venait detraverser l’ombre orageuse qui l’enveloppait.

Il retomba, hagard. Les pensées maintenant se pressaient, se heurtaienttumultueusement sous son crâne. Pourquoi Lucile ne l’aimait-elle pas ?Pourquoi cette aversion contre lui ?

Elle devait en aimer un autre. Qui ?

Plusieurs figures se levèrent presque simultanément dans sa mémoire.Ses soupçons finirent par se concentrer sur trois jeunes gens. Ceux-cirevenaient toujours le hanter, semblaient effacer les autres. Et,pesant toutes leurs chances, fouillant avidement le passé, il faisaitune investigation minutieuse dans ses souvenirs. Tel incident, d’abordnégligé, l’obsédait à cette heure. Tel détail, jusqu’alorsinsignifiant, prenait une singulière importance. Rien de décisif,cependant ; rien de précis, rien de sûr.

Voyons ! était-ce Prosper Dufriche, le fils de ce percepteur quinaguère avait recueilli Madeleine Cibre, et chez qui, justement, Lucilepassait la journée présente ? Quelle élégance hardie avait ce fier etrobuste gaillard, sous son brillant uniforme d’officier, avec samoustache gauloise, ses yeux clairs, son profil aquilin ! Et cedimanche-là, ne se trouvait-il pas à Verval, pour l’anniversaire de sonpère ? Mais sa garnison était à plus de quarante lieues ; et il neséjournait à la Villa des Roses que fort peu de temps, à de longsintervalles.

D’autre part, que penser de Jean Savourny, l’instituteur ? Veuf depuisdix-huit mois, ce mélancolique personnage, maigre, brun, barbu, dont leregard noir avait un éclat et une douceur bizarres, était toujoursfourré chez les Fraisier, avec sa petite-fille, une amie de Linette.Son air intelligent, sa voix musicale, ses façons étranges, pouvaientséduire un coeur naïf et romanesque.

Il y avait aussi Victor Moussemond, le fils de l’huissier, un petitmonsieur fat et pédant, qui devait prochainement succéder à son père,et qu’on appelait familièrement Toto Mousse. Le monocle à l’oeil,l’allure insolente, le teint fleuri, la lèvre gourmande et toujoursrasée de frais, Toto se vantait volontiers d’un tas de bonnes fortuneset posait pour le type qui ne trouve pas de cruelles. Il habitait enface du magasin de nouveautés, et n’épargnait rien pour fasciner sapetite voisine, qu’il poursuivait ostensiblement de ses galanteriestriomphales.

Rouillon ne pouvait écarter ces trois figures. C’était unehallucination, une possession. Certainement, il devait sa déconvenue àl’un de ces trois hommes. Il en était convaincu. Convictioninstinctive, passionnée, impérieuse, absolue. Il voulut les revoirréellement, les observer de ses yeux. Il ne s’y tromperait pas, ilsaurait vite la vérité.

Dans ce but, il sortit. Il réussit à les rencontrer tous les trois. Ileut le courage de les aborder. Il leur parla, les fit parler. Mais ilrentra, sans avoir acquis une certitude, et vainement se creusa la têtetoute la nuit.

Il n’avait pas un seul instant songé à André Jorre, le maîtrebourrelier, qui, revenu de Paris depuis deux ans, était établi en hautdu bourg, devant les hêtres, dans la maison aux trois marches, où ilvivait tranquillement avec son père infirme, sa bonne vieille mère etson jeune frère Paul. Ce discret travailleur se montrait peu, nefaisait guère parler de lui, et s’était bien gardé de compromettreLucile.

XI

Rouillon n’eut pas le loisir de poursuivre longtemps son enquête.

Le 15 juillet, la guerre était déclarée entre la France et la Prusse.Les catastrophes se précipitèrent. L’Empire croula. Paris fut bloqué.Les Allemands pénétrèrent jusqu’au coeur de la France.

Dès les premiers chocs sur la frontière, on en avait cruellementressenti le contre-coup à Verval. Quelques jours après la bataille deReischoffen, M. et Mme Dufriche ramenaient au château leur filsProsper, grièvement blessé dans la mêlée. Par miracle, un soldat dévouéavait pu l’emporter à travers un déluge de mitraille.

Par les temps tragiques, les caractères s’accentuent naturellement avecun singulier relief, comme sous l’influence de réactifs violents.Chacun, dans la petite ville, fut surexcité par les désastres. Celui-cilevait au ciel des bras désespérés, et vingt fois par jour déclaraittout perdu ; celui-là, sous une gravité triste, gardait l’espoir et lavigueur, comme un arbre toujours vert sous la neige et le vent glacé.Toto Mousse, pour qui son père avait à grand’peine trouvé un remplaçantpayé au poids de l’or, ne songeait plus, oh ! plus du tout, à labagatelle ; tremblant la peur, il restait nuit et jour terré chez lui,comme un lièvre au gîte.

Tous les hommes valides étaient partis. André Jorre, ancien soldat,avait été rappelé sous les drapeaux.

Un soir, par un ciel étoilé, dans les charmilles du jardin, il fit sesadieux à Lucile. Elle ne put, non plus que sa mère, se défendre alorsde pleurer.

- André, lui dit-elle à travers ses larmes, en lui donnant un petitnécessaire arrangé par elle, et où elle avait glissé son portrait,André, faites votre devoir, tout votre devoir ! Autrement, nous neserions pas dignes d’être heureux. Mais pensez un peu à moi, quipenserai toujours à vous !

Rouillon, âgé de trente-sept ans, n’avait pas été atteint par la loi derecrutement. Il s’était promis, d’ailleurs, puisqu’il était adjoint aumaire, d’en profiter pour ne se laisser imposer d’aucune façon leservice militaire.

Il n’avait pas plus renoncé aux affaires qu’à la conquête de Lucile. Sapassion pour Mlle Fraisier, si profonde qu’elle fût, avait laisséintact son instinct commercial. Ayant flairé les événements longtemps àl’avance et prévu une hausse énorme sur les cuirs, il avait fait desachats de tous les côtés avant la déclaration de guerre ; maintenant ilréalisait de superbes bénéfices.

Cela l’occupait, lui fournissait une diversion utile, mais n’apaisaitpoint sa méchante humeur. La proclamation de la République le renditfurieux. Cette guerre, qu’on voulait continuer malgré tout, luisemblait inepte et désolante. Il n’y avait plus d’armée. Commentrésister aux innombrables envahisseurs ? Pourrait-on les empêcher demettre toute la France au pillage ? Bientôt ils seraient à Verval. Etalors, quel gâchis ! Plus de sécurité pour les gens ni pour les biens !

Ah ! comme il rabrouait les exaltés ; comme il se gênait peu pour lestraiter publiquement de fous ! Et comme il rabattait le caquetdémocratique de Constant Fraisier, qui prêchait la lutte à outrance !

XII

L’ennemi, cependant, gagnait chaque jour du terrain. Le 2 octobre,Verval eut une première alerte. Des troupes allemandes apparurent auloin, dans la plaine, par grandes masses noires ; et l’on vit lesuhlans chevaucher de l’autre côté de l’eau. Mais on avait fait sauterle pont, et ce jour-là ils durent se borner à une promenade platonique.

Le lendemain, un détachement d’infanterie occupa le hameau deSaint-Maxin, à droite de la Sorelle. Deux hommes, d’abord, traversèrentla rivière sur un arbre creux, et reconnurent l’endroit. Puis, ilsfirent un radeau sur lequel passèrent une quarantaine de soldats ; etcette avant-garde s’établit dans une ferme, à l’angle formé par leconfluent de la Sorelle et de l’Orle, afin de rétablir le pont, tantbien que mal, au plus vite.

Personne ne bougeait dans le bourg. Nul ne songeait à la défense ; etles voitures où l’on avait entassé les armes de la garde nationaleétaient déjà parties. Une compagnie de francs-tireurs les ramena. Lecapitaine s’installa à la mairie, convoqua les autorités, déclara qu’ilfallait résister, débusquer les Allemands de leur poste avancé. Il fitappel aux hommes de bonne volonté, distribua les fusils. Vainement lemaire et quelques conseillers municipaux protestèrent de tout leurpouvoir ; vainement se démena François Rouillon qui, sachant la méthodedes Prussiens, redoutait les conséquences d’une pareille équipée.

- Les voilà bien, criait-il, ces bandits de francs-tireurs ! Ilssacrifient tout, parce qu’ils n’ont rien à perdre. Ils ruineraientvingt départements pour faire parler d’eux !

Les trembleurs eurent beau dire ; ils ne purent obtenir qu’on se tînttranquille. On attaqua au milieu de la nuit. L’ennemi, surpris, eutplusieurs hommes tués ou blessés et se retira précipitamment sur larive droite, abandonnant ses travaux, qui furent anéantis.

L’enthousiasme causé par ce succès dura peu. On apprit la capitulationde Neuville-le-Fort. Les francs-tireurs gagnèrent les bois à la hâte,et bientôt un corps d’armée allemand, arrivant par la rive gauche del’Orle, ouvrit sur Verval un bombardement préliminaire qui fit croulerle clocher et alluma plusieurs incendies. Puis des cavaliers verts etrouges, au casque à chenille, prirent possession de la place.

Comme Rouillon remontait de la cave où il s’était réfugié, ils’entendit appeler par son nom de la rue. Il s’avança sur le seuil etvit trois cavaliers ennemis, arrêtés devant sa maison.

- Me reconnaissez-vous ? lui dit l’un d’eux en riant. Eh ! eh ! j’aitravaillé ici pour le roi de Prusse.

En effet, sous l’uniforme des chevau-légers bavarois, Rouillon reconnutun ancien employé du chemin de fer, Karl Stein, qui avait passédix-huit mois dans le pays.

- Marche ! lui cria cet homme, changeant subitement d’allure. Tu esnotre otage. C’est la guerre.

Il lui mit le pistolet sur la tempe ; et les deux autres cavaliers,l’empoignant chacun par un bras, l’entraînèrent au trot de leursmoutures.

XIII

L’infanterie allemande s’était cantonnée hors du bourg. Le chef avaitétabli son quartier général chez les Dufriche, à la Villa des Roses.

C’est là que fut mené Rouillon. On le poussa, les mains liées, dans lasalle à manger, où plusieurs officiers étaient attablés autour d’undéjeuner copieux. Une femme les servait, Madeleine Cibre.

- Elle m’aura dénoncé ! pensa-t-il, en fixant sur elle un regardhaineux.

Le plus âgé des officiers, celui qui paraissait le chef, se retourna àdemi pour considérer le prisonnier.

- Qui êtes-vous ? lui dit-il.

- François Rouillon.

- Vous êtes adjoint au maire, vous êtes un des plus richescontribuables. Votre devoir était de prévenir les actes de rébellion etde brigandage commis contre nous, l’autre nuit, dans votre commune.Vous en serez personnellement responsable, si les coupables ne noussont pas livrés.

- Les coupables ! mais ce sont les francs-tireurs. Ils ont quittéVerval. Je ne puis vous en livrer un seul, moi !

- Vous dites tous la même chose ici ; vous vous êtes entendus pour noustromper. Vous mentez, comme le maire et les deux notables que je viensde faire enfermer dans le pavillon du jardin. Vos francs-tireurs, nousne les avons pas vus. Ce sont les habitants qui ont tiré sur nous.D’ailleurs, quels que fussent les rebelles, il fallait les empêcherd’agir.

- Ah ! j’ai bien fait tout ce que j’ai pu pour cela, je vous le jure !

- Toujours le même système ! Mais je ne veux pas qu’on se moque denous. Il importe que bourgeois et paysans perdent tout espoir de nousrésister impunément. Nous avons eu trois hommes hors de combat. Si vouspersistez tous dans votre silence, trois d’entre vous seront exécutés.Trois autres iront en prison au-delà du Rhin. Vingt maisons serontbrûlées. Je vous accorde un quart d’heure pour réfléchir. Allez.

On emmenait déjà Rouillon. Mais il avait beaucoup réfléchi en quelquesminutes.

- Mon commandant, dit-il à voix basse après s’être assuré d’un coupd’oeil que Madeleine n’était plus là, je pourrais-je vous parler unmoment en particulier.

- Pourquoi ?

- Pour ne pas être entendu par tout le monde.

- Soit ! Passez dans la pièce voisine ; je vous y rejoindrai tout àl’heure.

Le chef fit un signe aux soldats, leur adressa quelques mots enallemand, et Rouillon fut conduit dans un salon attenant à la salle àmanger.

On l’y laissa seul, en attendant la fin du repas. Il put y poursuivretranquillement ses réflexions.

Il n’entendait pas le moins du monde payer de sa vie, ou simplement desa fortune et de sa liberté, l’absurde agression des enragés quiavaient agi malgré ses remontrances. N’était-il pas innocent ? A toutprix, il fallait se tirer de cette bagarre. Mais comment ? Ma foi, endétournant l’orage sur d’autres que lui. Chacun pour soi ! On se défendcomme on peut.

Alors, qui sacrifier ? Bah ! n’importe qui ! Pourtant, il fallait faireun choix, donner des noms, et cela méritait quelque attention. Ilbaissa la tête et songea.

Quand il releva le front, une ironie sinistre luisait dans ses yeux. Cequ’il cherchait, il l’avait trouvé.

XIV

Le commandant parut, suivi d’un jeune officier. La porte refermée, ilse jeta sur le canapé, le cigare aux dents, et fit signe au prisonnierqu’il l’écoutait.

- Je n’ai pas menti, commença Rouillon d’une voix ferme. Lesfrancs-tireurs ont fait le coup. Toutefois la commune n’est pasabsolument innocente. En cela, vous avez raison.

- Expliquez-vous.

- Le maire et les gens sensés se sont hautement opposés à tout fait deguerre. J’ai dit, moi-même, au capitaine des francs-tireurs, quec’était une lâcheté de compromettre pour rien une ville ouverte. Maisil ne cherchait sans doute qu’une occasion de se mettre en évidence ;et les forcenés l’acclamaient. Que pouvions-nous faire ? Protester etpartir. Nous sommes donc rentrés chez nous, et nous n’avons pas vu ceuxdes habitants qui ont fait partie de l’expédition. Mais je puis, à coupsûr, vous en désigner trois, parce que ces trois-là se sont vantés deleurs exploits.

- Nommez-les.

- Victor Moussemond, le fils de l’huissier ; Jean Savourny,l’instituteur, et Lucien Dufriche...

- Comment ! le maître de cette maison où nous sommes !

- Non, son fils.

- Son fils ! Mais n’avait-il pas été blessé au commencement de laguerre, à Woerth ? Il garde encore la chambre, nous a-t-on dit ; etc’est à peine s’il peut se lever.

- Il n’est pas aussi faible qu’on le prétend. Il s’est fait porterjusqu’au bord de la rivière. C’est lui qui, avec le capitaine, a toutdirigé.

- Vous en êtes certain ?

- Je vous l’affirme.

- Bien ! On s’assurera de lui. Vous guiderez mes hommes, pour qu’ilsarrêtent les deux autres.

- Je vous supplie de m’épargner cette démarche, qui me compromettraitsans nécessité.

- Désignez donc d’une façon précise les personnes et les domiciles.Wilhelm, déliez-lui les mains et donnez-lui de quoi écrire.

Le jeune officier arracha une feuille de son carnet, la posa sur leguéridon avec un gros crayon rouge, et délia Rouillon.

- Écrivez, dit à ce dernier le commandant.

Rouillon hésitait.

- Soyez tranquille, ricana Wilhelm. Nous ne laissons pas traîner lespièces compromettantes. Cela vous engagera envers nous, voilà tout.

- Aimez-vous mieux quelques balles dans la tête ? ajouta le chef.

Rouillon vit qu’il fallait se résigner. Il prit le crayon rouge etécrivit.

- Moussemond  et Savourny demeurent-ils tous les deux du même côté? lui demanda le commandant lorsqu’il eut fini d’écrire.

- Non, ils habitent aux deux extrémités de la ville.

- Wilhelm, afin d’aller plus vite, vous commanderez une escouade pourchacun d’eux. Transcrivez en allemand chaque indication sur une feuilleséparée. Vous garderez l’original comme justification.

Puis, se tournant vers Rouillon :

- Vous êtes libre. Partez !

Et comme Rouillon s’en allait :

- Mais j’y pense, Wilhelm, donnez-lui un sauf-conduit. Il se peut qu’ilait besoin de nous, comme il se peut que nous ayons besoin de lui.

XV

Il n’y avait point dix minutes que Rouillon était parti, et les deuxescouades venaient à peine de s’éloigner avec les indicationstranscrites, quand, à deux cents pas environ de la Villa des Roses, unevive fusillade éclata dans la campagne. Le chef allemand se dressa aubruit, jeta son cigare, ouvrit précipitamment la fenêtre. Wilhelmcourut aux nouvelles.

La note écrite par Rouillon était restée sur le guéridon. Un courantd’air l’enleva, et, par la porte béante, l’emporta dans la salle àmanger, où Madeleine, demeurée seule, desservait. Elle ramassainstinctivement ce bout de papier, y jeta les yeux, fut stupéfaite d’yreconnaître une écriture qui lui avait été familière, entendit les pasdes officiers qui rentraient, cacha la feuille dans son corsage etregagna vite la cuisine.

XVI

La fusillade s’éteignait au loin. L’alerte avait été brève, maissérieuse. Les francs-tireurs avaient eu l’audace de revenir par lefourré jusqu’à la lisière des bois. De là, à leur aise, ils avaientabattu d’un seul coup une vingtaine d’hommes sous leurs balles.Maintenant, ils se dérobaient sans qu’on pût les poursuivre utilement.On dut se contenter d’envoyer au hasard quelques volées de mitrailledans la forêt.

Ce retour offensif déchaîna la fureur des Allemands.

Le premier moment d’alarme passé, ils commencèrent le pillage etl’incendie avec une décision impitoyable, avec une sauvagerie savante.

Tous les habitants ne se laissèrent pas dévaliser sans résistance. Il yeut des protestations, des rixes, qui redoublèrent l’acharnement despillards. Quiconque résistait était lié et cruellement battu.

Un perruquier de soixante ans, vieux soldat d’Afrique, renversa sur lepavé un sous-officier qui avait vidé sa caisse et voulait lui arrachersa montre. On fit le siège de la boutique. Le vieux se défendit avecune énergie désespérée. Il assomma deux des assaillants. A la fin, ilsuccomba. Criblé de coups, lardé par les baïonnettes, il fut pris,traîné, foulé aux pieds dans le ruisseau sanglant. Avec ses rasoirs, onlui coupa le nez, les oreilles, les poignets. Puis on lui creva lesyeux, et on le jeta, mort ou moribond, dans les ruines de sa pauvrebicoque, au milieu des flammes.

XVII

Toto Mousse et l’instituteur avaient été conduits à la Villa des Roses.

M. Dufriche les vit arriver et demanda au commandant ce qu’on leurreprochait.

- Faites descendre votre fils ! lui dit celui-ci pour toute réponse.

- Mon fils ! Vous savez bien qu’il ne peut pas bouger. Il se soutient àpeine sur ses béquilles.

- Qu’il vienne immédiatement, ou on ira le chercher.

Prosper descendit, soutenu par son père.

- L’autre nuit, vous avez soulevé contre nous les gens de Verval. Vousavez dirigé l’attaque du pont.

- Moi ! Est-ce possible ? Vous voyez dans quel état je suis. Je n’aipas quitté la maison une minute.

- Vous ne pouvez guère marcher, c’est vrai ; mais on vous a porté.

- Qui vous a dit cela ?

- Je n’ai pas de comptes à vous rendre. Mes renseignements sont sûrs.

- Je vous jure qu’on vous a trompé.

- Prenez vos dernières dispositions ; vous serez fusillé avec ces deuxhommes, qui sont coupables comme vous.

- Fusillés ! s’écrièrent avec stupeur Savourny et Moussemond.

- Silence !

- Pitié ! fit Mme Dufriche, se jetant, tout en pleurs, aux pieds ducommandant. Mon fils n’a rien fait. Ne le tuez pas !

Il l’écarta avec impatience.

- La loi militaire est dure ; je le regrette pour vous, madame. Mais ilfaut des exemples. La France nous a déclaré la guerre et ne veut pasaccepter la paix. Que les Français en subissent toutes les conséquences!

- Monsieur, monsieur ! je n’ai pas touché un fusil de ma vie, dit alorsToto Mousse affolé de terreur, avec des gestes de petit enfant quisupplie. J’ai toujours été pacifique, très pacifique, moi. Tout lemonde le sait. Informez-vous. Je me suis fait remplacer pour ne pas mebattre. J’aime les Allemands, mon général. Ce n’est pas moi qu’on doitpunir. C’est injuste. Qu’on me laisse libre ! Papa vous donnera tout ceque vous voudrez.

- Je ne veux rien de vous.

- Qu’on nous juge, au moins ! fit Savourny.

Il n’en put dire davantage. Les soldats poussèrent les troiscondamnés  vers la porte.

Mme Dufriche s’attachait aux vêtements de son fils, qui se soutenaitpéniblement sur ses béquilles.

- Arrêtez ! cria Madeleine qui venait d’entrer.

- Qu’on enferme les femmes ! dit le chef.

Mme Dufriche perdit connaissance. Madeleine résista, fut traînée parles cheveux et jetée dans le cellier.

XVIII

L’exécution eut lieu en haut de la côte, parmi les acacias nains d’unesablonnière abandonnée.

Victor Moussemond qui, pendant tout le trajet, n’avait cessé de parler,d’expliquer, d’implorer, eut un accès de colère folle quand il se vitperdu sans recours.

- Imbécile que je suis ! hurlait le pauvre Toto. Dire que j’ai payé unhomme pour partir à ma place ! Et dire que cet homme n’attraperapeut-être pas une égratignure, tandis qu’on va me tuer là, comme unchien !

Il se débattit violemment, voulut s’échapper. Il mordit les soldats,qui le frappèrent alors à coups de crosse, à coups de sabre, luicrachèrent à la figure et l’attachèrent contre un arbre en vociférant : Capout ! capout !

L’un d’eux, parodiant la Marseillaise, se mit à chanter devant lui :

Q’un sang impur abreuve vos sillons,
Tas de cochons !...

- Ma pauvre mère ! murmurait Prosper Dufriche.

Et Savourny : - Ma pauvre enfant !

Pénétrés du même sentiment, ils ajoutèrent presque ensemble : - PauvreFrance !

Ils durent creuser eux-mêmes leur fosse.

Pendant ce temps, l’officier qui commandait le peloton lisait touthaut, en latin, dans un bréviaire qu’il avait tiré de sa poche, lesprières des agonisants.

- Croyez-vous en Dieu ? dit Prosper à l’instituteur.

- Espérons ! fit celui-ci, les yeux levés vers le ciel. Il estimpossible que la fin suprême ne soit pas justice et amour.

Après l’exécution, les soldats tirèrent au sort les vêtements des morts.

Ils avaient amené là quelques bourgeois prisonniers, qu’ils voulaientterrifier par le spectacle de cette tuerie. Ils les forcèrent àenterrer les cadavres et à piétiner par-dessus pour niveler le sol.

XIX

Le lendemain, les Allemands quittèrent le pays. Ils emmenaient le maireet deux notables, pieds nus, la corde au cou, avec menace de lesfusiller net, si la colonne était inquiétée en traversant les bois.

Plus de trente habitations avaient été incendiées. Onze personnesavaient succombé, entre autres le vieux Moussemond, l’huissier, le pèrede Victor ; on le retrouva à moitié carbonisé près de son coffre-fort.En partant, l’ennemi tenta d’incendier la maison Jorre, d’abordépargnée parce qu’une ambulance y avait été installée ; mais le feu futéteint, sans dégâts considérables.

La maison Fraisier avait été sauvée par un singulier hasard. Un médecinbavarois, le brassard sur la manche, un flacon de pétrole dans la maingauche, un long pinceau dans la main droite, badigeonnait déjà lesrayons du magasin, lorsque Constant Fraisier reconnut ce pétroleur pourun camarade de la vingtième année, qui, étudiant en médecine, avaitlogé à Paris, pendant dix-huit mois, sur le même palier que lui. Ensouvenir de l’ancien temps, l’homme au pinceau daigna protéger lafamille et les biens de son ci-devant voisin.

Mais Lucile, brisée déjà par le départ d’André, fut, dans cetteaffreuse journée, assaillie par de telles angoisses, qu’elle en tombagravement malade.

Rouillon venait chaque matin prendre de ses nouvelles. Cette maladie letroublait, l’inquiétait au suprême degré. Il avait peu de remordsd’ailleurs, n’ayant tué personne de sa main, et se croyant à l’abri detout soupçon. Et puis, n’avait-il pas fallu sacrifier trois hommes ?Autant ceux-là que d’autres ! C’était un cas de légitime défense.

Il montrait, en outre, une activité étourdissante. Il faisait fonctionde maire ; et ce n’était pas une sinécure alors, Verval ayant sanscesse à héberger les détachements ennemis qui s’y succédaientrégulièrement.

Les chefs descendaient chez Rouillon. Il s’appliquait à les satisfaire.Il admirait leur correction, leur politesse, et même, disait-il, leursensibilité. Il s’extasiait sur la discipline de leurs soldats. Ah !ils ne ressemblaient guère à ces chenapans de francs-tireurs !

Il réussit à préserver la commune des réquisitions les plus onéreuses.Par son entremise, à dix lieues à la ronde, les fermiers vendaient leurbétail aux Allemands, et le vendaient un bon prix. Lui, il rachetaitpour presque rien les peaux des bestiaux abattus.

Il gagna ainsi de fort jolies sommes et devint très populaire.N’avait-il pas eu cent fois raison de protester contre cette folleattaque du pont, si funeste à la petite ville ? N’était-il pas devenula providence du pays ? Tout le monde en profitait. L’ennemi, quand onle laissait tranquille, était bon enfant.

On passait devant les ruines des maisons brûlées, sans plus y faireattention ; et personne n’avait le loisir de songer aux morts.

XX

A l’inquiétude que lui causait la maladie de Lucile, Rouillon sentaitparfois se mêler une obscure et farouche satisfaction. Si la jeunefille avait été profondément affectée, c’est que l’homme aimé par elleavait été atteint. Le rival heureux n’existait plus.

A certains moments, Rouillon en avait des accès de joie féroce et commeun redoublement de vitalité. Il ne faisait plus mystère de son amour ;bien au contraire, il l’affichait sans cesse, prenant soin decompromettre Lucile par ses assiduités.

Cependant, l’état de la malade empirait. Allait-elle donc succomber ?Mais alors c’est lui, Rouillon, qui, par la mort du bien-aimé, l’auraittuée, elle !

Cette idée maintenant le persécutait. Il en perdit l’appétit et lesommeil. Il fit venir de Neuville un médecin renommé. La jeune fille,que sa mère soignait admirablement, eut enfin une crise salutaire. Ellese trouva hors de danger.

La convalescence fut longue ; et Lucile était encore bien frêle, bienpâle, pendant ce splendide mois de mai, dont le radieux soleil illuminade si tristes choses.

Son rétablissement ne fut complet que le jour où l’on eut des nouvellesd’André. Il écrivait du fond de l’Allemagne. Il était là prisonnier ;là, il avait été, presque en même temps que Lucile, entre la vie et lamort. Une fièvre typhoïde avait failli l’emporter. Il allait assez bienmaintenant, et il annonçait son prochain retour.

Au commencement de juillet, un an juste après sa première démarche,Rouillon reparla du mariage à Constant Fraisier. Celui-ci réponditévasivement. Ses affaires allaient mal. Il était fort embarrassé, entrece créancier tout-puissant et Lucile, qui, soutenue par sa mère,faisait la sourde oreille aux représentations les plus sages, auxsupplications les plus pathétiques. Il louvoya tant qu’il put. Enfin,la situation n’étant plus tenable, il provoqua une explication directeentre sa fille et Rouillon.

Celui-ci ne manqua ni d’aplomb ni d’adresse. Lucile, qui ne voulait pasrompre avant le retour d’André, d’abord éluda la question, se plaignitd’être encore faible et souffrante. Il insista, affirmant avec autoritéqu’elle était plus forte et plus belle que jamais. Froissée par cescompliments agressifs, offensée par cette insistance impérieuse, ellefut prise d’une irritation fébrile, ne put se contenir plus longtemps,déclara que présentement elle n’avait aucun goût pour le mariage, saluaet sortit.

Rouillon revint chez lui exaspéré. Il résolut d’employer les grandsmoyens. Il déchaîna les hommes de loi, démasqua toutes ses batteries.Fraisier se sentit perdu.

Lucile restait, de son côté, aussi intraitable que Rouillon du sien ;elle attendait André, comme une Providence.

XXI

Un matin, Fraisier voulut faire une dernière tentative auprès de soncréancier.

- Je n’ai pas même pu lui parler ! dit-il en rentrant au magasin. Ilira jusqu’au bout ; il ne nous fera grâce de rien. C’est la faillite,c’est la ruine.

- Dois-je me vendre à cet homme ? répliqua Lucile avec énergie. Si nousen sommes là, est-ce ma faute ?

Mais subitement, elle se dressa, transfigurée, radieuse :

- André ! André ! s’écria-t-elle.

Et, emportée par un irrésistible élan, elle se jeta dans les bras dujeune homme, qui venait d’apparaître sur le seuil.

- Oui, père, reprit-elle après la première effusion, oui, c’est lui quej’aime. Il nous défendra, il nous sauvera, j’en suis sûre. Je ne crainsplus rien maintenant. Mais regardez donc ! Il a la croix ! Il al’uniforme d’officier ! Oh ! que je suis heureuse ! Il ne nous en avaitrien dit dans sa lettre, l’égoïste ! Il voulait voir notre surprise.Vite, il faut nous conter cela.

André dut raconter tout au long, puis répéter et répéter encore, lasuite accidentée de ses aventures militaires. Après Sedan, après lestortures subies au funèbre campement de la presqu’île d’Ige, il avaitpu s’échapper, gagner la Belgique. Revenu en France, incorporé àl’armée du Nord, il avait pris part aux batailles de Villers-Bretonneuxet de Pont-Noyelles, au combat d’Achiet-le-Grand. Il avait été décoréet promu sous-lieutenant le 3 janvier, après la victoire de Bapaume.Blessé au front et à l’épaule droite devant Saint-Quentin, il étaitretombé entre les mains de l’ennemi, et avait été interné à Stettind’où il arrivait.

A son tour, il voulut savoir tout ce qui s’était passé à Verval en sonabsence.

- Tranquillisez-vous ! dit-il à Fraisier, en apprenant les dernièresmanoeuvres de Rouillon. Lucile a raison de ne plus rien craindre.D’après ce que m’a montré ma mère, nous avons une fortune à présent ;et je pourrai bientôt désintéresser cet homme.

- Oui, c’est la vérité, ajouta Mme Jorre qui avait accompagné son fils.Le notaire est venu en personne, hier soir, à la maison, pourm’apprendre que, toutes informations prises, nous héritons desMoussemond. Ce malheureux Victor a été fusillé sur la côte, tandis queson père succombait dans l’incendie. Nous sommes les plus proches, et,je crois, les seuls parents qui leur survivent.

- Ne perdons pas une minute ! reprit André. Monsieur Fraisier,accompagnez-moi chez Rouillon. Nous ne reviendrons pas sans l’avoir vu.Je lui donnerai ma parole, et au besoin ma signature. Il faut que sespoursuites contre vous cessent immédiatement.

XXII

Ils rencontrèrent Rouillon devant sa porte. Il rentrait chez lui. Il neput décliner leur visite et les introduisit dans son bureau. André luisoumit l’état de la situation dressé pour Mme Jorre par le notaire ets’offrit comme caution de Fraisier.

- Mais Fraisier ne pourra jamais vous rembourser ! fit Rouillon,stupéfait au point d’en oublier ses intérêts pécuniaires. Il estinsolvable. Pourquoi le garantissez-vous ?

- J’espère être bientôt de sa famille.

- Vous ! Comment ?

- Depuis longtemps, Mlle Lucile et moi, nous nous aimons.

Rouillon devint livide. Un moment, il resta étourdi du coup.

- Ce n’est pas possible ! dit-il enfin d’une voix rauque, les yeuxbraqués sur le jeune homme avec une expression farouche de stupeur etde haine. Fraisier, est-ce vrai ?

Fraisier hochait la tête sans répondre, et, le regard oblique, tournaitson chapeau de paille entre ses mains.

- Vous m’avez indignement trompé ! s’écria Rouillon.

Il s’était levé, le visage menaçant. Fraisier recula. André allaits’interposer, quand la porte s’ouvrit ; un brigadier de gendarmerieparut.

- Monsieur Rouillon, dit le brigadier, j’ai le regret de vous déclarerque je vous arrête au nom de la loi. Voici le mandat ; veuillez mesuivre.

Rouillon semblait ne pas comprendre. Avait-il bien entendu ? Arrêté,lui ! Pourquoi ?

Le brigadier tendait le papier. Il lut. C’était bien contre lui,François Rouillon, qu’était libellé le mandat. Il passa sur son frontblême une main qui tremblait.

- Que signifie cela ? demanda-t-il au gendarme.

- Vous êtes prévenu, paraît-il, d’avoir eu des intelligences avecl’ennemi et d’avoir fait fusiller trois personnes.

Rouillon chancela, hagard, accablé. Il avait revu tout d’un coup, avecune effroyable intensité, la scène de la villa des Roses. Là, devantlui, sur le guéridon du salon, elle luisait comme du feu, la liste destrois noms, la liste rouge ; et il croyait tenir encore ce crayon quilui brûlait les doigts. Il entendait les voix, les cris, les pas, MmeDufriche suppliante, Madeleine traînée par les cheveux, puis, sur laroute, Victor Moussemond répétant aux soldats : – Je n’ai pas touché unfusil ! J’aime les Allemands, c’est injuste !....

Ainsi, cette abominable dénonciation, ce triple meurtre, aboutissait àquoi ? Au mariage de Lucile avec André Jorre qu’elle aimait, avec Andréenrichi par son crime, à lui Rouillon, par ce crime qui maintenant,comme un monstre mal dompté, se retournait contre le criminel pour lemordre au coeur !

Il se sentait défaillir. Par un violent effort, il reprit possession deses facultés. Était-il donc perdu sans rémission ? Avait-on des preuves? C’était invraisemblable. Pourquoi les Prussiens auraient-ils témoignécontre lui ? Ces réflexions rapides lui rendirent un peu de calme.

- Dès que je serai libre, dit-il à Fraisier, nous recauserons de votreaffaire. Excusez-moi ; il faut que j’aille voir ce qu’on me veut. Jen’y comprends rien.

Puis, s’adressant au brigadier :

- Je vous suis, mon brave. Il doit y avoir méprise ; tout sera viteéclairci.

XXIII

Les preuves que Rouillon croyait impossibles à produire, étaientacquises contre lui.

Tant que l’ennemi avait occupé Verval, tant que la tranquillité n’avaitpas été complètement rétablie, Madeleine Cibre avait gardé son secret.Elle ne se décida pas sans trouble et sans déchirement à perdre lemisérable qu’un moment elle avait aimé ! Mais chaque jour, à touteheure, elle voyait la navrante douleur des braves gens qui l’avaientrecueillie, sauvée, et dont le fils unique avait été victime d’une siodieuse lâcheté. Un jour elle ne put se contenir, et dit tout à M.Dufriche. Elle lui remit la pièce décisive. La justice fut saisie.

Devant le Conseil de guerre, Rouillon avait eu d’abord une attitudehautaine. Il comptait sur les nombreuses personnes à qui, pendantl’invasion, il avait procuré des affaires si lucratives. Est-ce quetout le monde, sauf les enragés, ne professait pas la plus haute estimepour lui à Verval ? Certes, les témoins à décharge ne lui manqueraientpoint.

Néant que tout cela ! De la fosse où il la croyait à jamais ensevelie,la vérité se dressa, irrésistible ! Madeleine, lorsqu’il lui eutreproché de le calomnier par vengeance personnelle, l’accabla sanspitié. M. et Mme Dufriche firent sur les juges une impression profonde.Maintes circonstances vinrent corroborer l’accusation. Enfin, unincident décisif dissipa les derniers doutes. Une enfant de dix ans, lafille du jardinier de la villa des Roses, surprise par l’arrivée desAllemands, s’était réfugiée dans le salon, où, blottie derrière unrideau, elle avait assisté à toute la scène de dénonciation qu’elleévoqua avec une ingénuité terrible.

Quand elle eut terminé, Rouillon se leva de son banc. La rumeur quiremplissait la salle, s’apaisa. Il se fit un silence solennel.

- C’est vrai, dit-il, je suis un misérable. Condamnez-moi, et qu’on enfinisse au plus tôt ! J’aimais une femme qui ne m’aimait pas. J’étaisjaloux ; je n’ai pu résister à la tentation de perdre ceux que majalousie soupçonnait. Crime absurde et inutile ! Mon rival heureux asurvécu ; bientôt il épousera celle pour qui je vais mourir. Voilà monchâtiment, le vrai, le seul ! Il est juste. Mais je ne suis pas untraître. Je n’ai rien tramé contre la patrie. Je voudrais n’avoirjamais vécu.

XXIV

Condamné à mort, il refusa de se pourvoir en grâce.

Quand, aux premières pâleurs de l’aube, on lui annonça que l’heuresuprême était venue, il prononça ce seul mot : Enfin !

- Je me repens, dit-il à l’aumônier ; et mon repentir est profond,absolu, résigné. Je ne saurais offrir autre chose au bon Dieu, s’il y aun bon Dieu, ce qui me paraît invraisemblable. N’insistez pas ! Maisvous pouvez me rendre un service. Voudrez-vous remettre, vous-même, cebillet à Mlle Fraisier ? Il est ouvert, je vous prie de le lire. Vousverrez que rien n’y est compromettant pour vous ni pour elle.

La lettre était ainsi conçue :

« J’aurais voulu vous revoir, mademoiselle Lucile, et vous supplier,non de me pardonner, mais d’avoir quelque pitié pour moi.

Ce qui me désespère, c’est l’exécrable souvenir que je vous laisse.

Certes, je suis châtié justement. Et pourtant, aimé par vous, j’auraisété un honnête homme. Tout le mal vient de ce que vous n’avez pum’aimer. Ce n’était pas votre faute, je le sais. Ce n’était pas nonplus la mienne.

Je vous pardonne ce que j’ai souffert, ce que je souffre encore à causede vous. Jamais vous ne serez aussi heureuse que je suis malheureux.

Je n’ai que des parents éloignés. Entre eux et moi aucun lien, nulleaffection. Je vous lègue toute ma fortune. Acceptez-la pour secourirceux auxquels j’ai nui, pour réparer autant que possible le mal quej’ai fait. C’est un devoir pour vous.

Tâchez de m’oublier. Adieu. »

XXV

Il faisait déjà grand jour.

Rouillon monta avec l’aumônier dans une voiture du train des équipagesmilitaires.

Il en descendit sans faiblesse ; et, d’un pas ferme, il alla se placerdevant le poteau, préparé au pied d’une des buttes du polygone.

Il ne voulut pas qu’on lui bandât les yeux. Pendant que l’officierd’administration, greffier du Conseil de guerre, lui lisait sonjugement, il ôta tranquillement sa jaquette et son gilet. La lecturefinie, il embrassa l’aumônier et resta seul devant le pelotond’exécution.

Alors, par cet instinct, si profondément humain, qui entraîne lesmoribonds à ressaisir et à résumer leur existence entière dans unemanifestation suprême, il chercha une idée, un mot, un cri, où exhalertout son être. Mille souvenirs s’éveillèrent en lui avec unepromptitude et une acuité magiques. Il se rappela, pour les avoirentendu citer, pour les avoir lues çà et là, dans les journaux, dansles romans, ou même dans ses petits livres d’écolier, les dernièresparoles des condamnés célèbres. Pouvait-il crier comme eux : « Vive leRoi ! » ou « Vive la France ! Vive la République ! Vive l’Humanité ! »Non. Il voulait pourtant crier quelque chose ; il le voulaitobstinément, passionnément. Dans son entêtement enfantin et tragique,il mettait à le vouloir tout ce qui lui restait de libre volonté. Iln’avait plus qu’une seconde. Il ne trouvait rien. Il vit l’officierdonner le signal ; et machinalement alors, avec une précipitationfébrile, il cria d’une voix folle, d’une voix tonnante :

- Vive la Mort !

XXVI

Vive-la-Mort ! tel est le sobriquet funèbre, sous lequel se perpétue, àVerval, la mémoire de François Rouillon.

Le petit voiturier, qui récemment me contait cette histoire, me disaiten guise de préambule :

- Voulez-vous que je vous fasse connaître l’aventure de Vive-la-Mort ?

En guise de conclusion, il ajouta :

- Mieux vaut crier Vive la Vie ! n’est-ce pas, Monsieur ?

Ce brave garçon n’avait pas subi la pire des invasions tudesques, cellede Schopenhauer et de Hartmann.


ÉMILE BLÉMONT.