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CHAMPFLEURY,Jules François FélixHusson ditFleury ou(1821-1889) : Les trouvaillesde M. Bretoncel(1889). Saisie du texte etrelecture : O. Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (17.I.2005) Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Texteétabli sur un exemplaire (Coll. part.)des Cent et un contes,nouvelles et récits choisis etprésentés par René Poirier etimagés par Pierre Luc, avec une présentation deMaurice Fombeure, parus à Paris, à la LibrairieGründ en 1951. Lestrouvailles de M. Bretoncel par Champfleury ~~~~LEcélèbre agent de change Bretoncelétait unamateur de hautes curiosités. On entend par làdescuriosités qui ne sont pas toujours curieuses ; mais leurprixélevé donne à croire aux gens qui s'enrendentacquéreurs que, par là, ils offrent quelqueressemblanceavec les Médicis. Et ainsi, entassant dans leurs salons, quiressemblent à des boutiques de bric-à-brac,émaux,jades de Chine, armes damasquinées, cristauxvénitiens,ils se regardent comme des protecteurs de l'art. Pendant l'automne, M. Bretoncel passait un mois de vacances dans uneriche propriété sur les bords de l'Oise, et sontempsn'était pas inoccupé. Là, commeà Paris, lamanie des curiosités ne le quittait pas, il courait lesenvironsà pied, et les objets que certainement il n'eûtpasregardés à l'Hôtel des Ventes luisemblaientmerveilleux lorsqu'il les trouvait en furetant. Un chasseur qui nerapporte rien dans son carnier tue un moineau de buisson, se faitapprêter à déjeuner et le trouvemeilleur qu'unebécasse. Il en est de même du collectionneur. Un jour, l'agent de change avait ainsi battu tout le pays pour lagrande fatigue de ses jambes qui demandaient grâce. Ilétait cinq heures du soir. M. Bretoncel rentraitmélancoliquement au logis les mains vides,lorsqu'à laporte d'un cabaret il avisa un dressoir chargé de vaissellegrossière. Aussitôt voilà un homme enarrêt,regardant si quelque objet précieux ne se cache pas dans lapénombre. - Entrez, Monsieur, dit la cabaretière, qui, voyant un hommefatigué, lui offre une chaise. Au lieu de se reposer, M. Bretoncel fait le tour de la salle, jette unregard ardent sur chaque coin enfumé, et enfins'arrêtedevant le manteau de la cheminée oùétait pendueune vieille écumoire. L'agent de change la décroche, la tourne, la retourne, etregarde au jour cette passoire d'un médiocreintérêt, sauf que les trous, par uneingénieuse disposition, formaient le nom et la date de 1749. - Combien vendriez-vous cette écumoire ? dit-il. La cabaretière se fait d'abord prier. L'objetvient de sagrand'mère et il lui coûte de s'endéfaire ; maiscomme M. Bretoncel insiste, moyennant dix francs il devient possesseurde l'écumoire qu'il étudie plus àl'aise, assissous le manteau de la cheminée, frottant le cuivre pour luirendre son aspect primitif. Deux paysans étaient attablés dans le cabaretdevant unpichet de cidre, causant de procès, de fermages et derécoltes. - Qu'est-ce qu'il veut, cet homme-là ?demandel'un d'eux â la cabaretière, qui répondqu'ellevient de céder à un chercheur de vieilleries unepassoirepour une bonne somme qui lui permettra d'en acheter une neuve, avec unepaire de poulets pardessus le marché. - Si c'est ça, dit le paysan en élevant la voixdefaçon à se faire entendre de M. Bretoncel, j'aiàla maison une fameuse antiquité. Antiquité ! l'agent de change dresse les oreilles et demandeaupaysan de quoi il s'agit. - Je n'en sais pas davantage. Les enfants ont trouvé l'objetdans le grenier, et je vous garantis qu'il y était depuisbelâge. Grenier, longtemps, sontles seuls mots qui frappent tout amateur. M. Bretoncel presse de questions le paysan. - Tout ce que je peux vous dire, monsieur, c'est que çabrille,qu'il y a comme un ange doré et de l'écrituredessous. Brille, écriture, angedoré, s'ajoutentà grenier et longtemps, et fournissent un fondsd'inductions quipeuvent mettre sur la trace d'un objet précieux. L'agent de change se lève, promène ses inductionset,n'en tirant rien, se rassied. - Que représente cet objet ? - Malheureusement il n'y, a pas de maîtred'écoledans nos contrées, sans quoi je me suis déjà ditque je luiaurais donné l'écriture àdéchiffrer. - Est-ce un tableau ? - C'est un tableau sans l'être. Pour sûr, il y a dumétal. - Du métal ! s'écrie l'agent de change, enouvrant degrands yeux comme pour apercevoir l'objet. Est-ce grand ? - Ni trop grand ni trop petit. - Enfin, de quelle taille à peu près ? - Monsieur, sauf votre respect, comme le cul d'une casserole. Là-dessus le paysan se lève et endosse sacarnassière. - Vous partez déjà, mon brave homme ? - J'ai une lieue avant d'arriver à la maison. - Vous accepterez bien un verre de vin pour vous donner des jambes. - Ce n'est pas de refus, monsieur. La bouteille sur la table. - Vous dites qu'on remarque de l'écriture et un ange ? - Attendez... je me rappelle maintenant, l'ange joue de la musique...il souffle dans une trompette. - Sujet religieux, se dit l'agent de change, avec légendeexplicative. Il se lève, décroche une casserole et l'apportesur latable. - L'objet est donc de cette taille ? - Juste, monsieur, sauf que le dessus n'est pas plat... Il est commebombé. - Et sans doute creux en dessous ? reprend M. Bretoncel. - Ma parole, vous parlez comme un sorcier. L'agent de change a peine à cacher son émotion.Sarespiration est oppressée, son coeur palpite, sesmainstremblent. Il n'y a pas à en douter, il s'agit d'un émail ! Aussitôt un inventaire sommaire se fait dans le cerveau ducollectionneur. L'objet gît dans un grenier, oùilétait caché il ya bel âge,suivant le motdu paysan. Donc il est trèsancien. Il brille. Un angesonnant de la trompette est représenté avec une légende dorée enexergue. Le métalest àla fois concave et convexe. C'est assurément un merveilleux émail, provenantd'unancien château ou de quelque couvent des environs. Quellegloirede tirer de l'obscurité un admirable ouvrage deLéonardLimousin ou de Pierre Courtois ! Pourtant il faut cacher toute émotion, de peur que le paysannes'en aperçoive. Ces gens de campagne sont si retors. M.Bretoncel est sur le point de " faire un coup " ; des palpitations l'enavertissent. - On peut voir cet ém... ! Hem! hem! s'écriel'agent dechange, faisant rentrer violemment la dernière syllabe danssongosier. - Oh ! monsieur, la vue n'en coûte rien. Vous pourrezmême,le jour qu'il vous plaira, vous donner la satisfaction de voir mesmioches faire la dînette dedans. - Les scélérats, s'écrie M. Bretoncel. - S'il vous plaît ? - Comment, vous laissez des enfants jouer avec un tel objet ? - Il faut bien que les mioches s'amusent. - Mais déjà n'ont-ils pasdétériorécet ém... ? Hem! hem! - Il est solide ; le vernis le protège. - Consentiriez-vous à me céder cetteantiquité ?dit l'agent de change. - Je ne dis pas non, monsieur... C'est les enfants qui y tiennent leplus. - J'ai presque envie de vous accompagner. - Avec plaisir, monsieur. Il n'y a qu'une lieue. - Madame, dit l'agent de change à l'hôtesse,servez-noustrois petits verres d'eau-de-vie, de votre meilleure. Comme il s'agit de se mettre tout à fait dans les bonnesgrâces du paysan, M. Bretoncel boit de l'eau-de-vie, non sansgrimace, et trinque avec l'homme. On se met en route ; mais, à dix pas de la porte, le paysanrevient sur ses pas, sous prétexte de chercher sa pipe. - Sans indiscrétion, la mère, dit-il àl'aubergiste, combien le bourgeois a-t-il payél'écumoire? Voilà la pièce, dit la femme en tirant de sapoche lesdix francs. - Bon ! s'écrie le paysan, qui, ayantallumé sapipe, revient l'air indifférent vers son compagnonderoute, en envoyant de grosses bouffées defumée. On parle des enfants. L'agent de change questionne sur leurâge,leur sexe, et comme en ce moment on passe devant l'épicierdubourg, M. Bretoncel prie l'homme de l'attendre, entre dans la boutique,et en ressort quelques instants après, chargé depoupées, de polichinelles, de sacs de bonbons. - Comme vous voilà harnaché, monsieur! dit lepaysan. Cesjoujoux-là vont vous gêner pendant la route. - Votre petite fille m'intéresse, répond l'agentdechange, et je me fais un véritable plaisir d'offrir cesjouetsà vos enfants. - Vous allez leur faire l'effet du bon Dieu, ma parole !... Les enfantsde chez nous ne sont point habitués à depareilleslargesses. Pendant une demi-heure la conversation roule ainsi sur desmatières indifférentes. M. Bretoncel affecte dene pasparler du hasard qui, en le jetant sur la trace d'une merveille, l'aconduit par les chemins, chargé de paquets de toutes sortes.Cependant, de temps en temps, il revient à l'objet de sarecherche : - Vous ne craignez pas de laisser manger vos enfants dans du cuivre ? - Puisque je vous dis, monsieur, que le creux est verni comme le dessus. - C'est bien un émail, se dit l'agent de change. Tout au loin brillent à travers les peupliers les toitsd'ardoises d'un corps de ferme. Le coeur de l'agents'épanouit. Encore une portée de fusil, et la merveilleapparaîtraà ses yeux. - Ce n'est point là notre village, dit le paysan ; nous nesommes encore qu'au bourg où nous nous approvisionnons. M.Bretoncel pousse un soupir. Les paquets de poupées et desucreries commencent à l'embarrasser, et il faut les porterà des morveux qui ont peut-êtreendommagé unprécieux objet d'art ! Mais la dissimulation estnécessaire pour arriver à la possession, etl'agent dechange refoule au fond de lui la gêne qu'iléprouve. Lesvoyageurs traversent la place du bourg où un gros bas ensoie sedétache de la façade d'un magasin de cotonnades. - C'est pourtant ici, dit le paysan, que ma femme m'avaitrecommandé de lui acheter une robe ;malheureusement il y a eu du tirage au marché aujourd'hui,lesgrains sont en baisse... ce sera pour une autre occasion. L'appel à la générosité ducollectionneurest clair ; mais les femmes sont dures en affaires et il est bon de lesamadouer. - Si une robe peut être agréable àvotreménagère, dit M. Bretoncel, qu'à celane tienne. En même temps il entre dans la maison du Grand-Bas Bleu, et,d'ungeste, désignant une étoffe àl'étalage : - Montrez-moi cet émail, dit-il. - Email ? répète la marchandeétonnée. - Hem ! hem ! fait l'agent de change effrayé, regardant sisoncompagnon ne l'a pas entendu ; mais le paysan est assis sur lepas de la porte, rêvant auhasard qui lui afait rencontrer une telle vache à lait. M. Bretoncel, l'étoffe coupée, sort avec unnouveaupaquet sous le bras, en disant : - Ah ! si mes confrères de la Bourse me voyaient en cetéquipage ! La passoire de cuivre est accrochée à un boutonde laredingote ; les paquets de bonbons sortent àmoitiédes poches : les deux mains retiennent des poupées et despolichinelles, et sous le bras gauche l'agent de changéporte larobe enveloppée. Le paysan offre de le décharger de la moitié desespaquets ; mais M. Bretoncel, par une superstition commune auxcollectionneurs, n'y peut consentir. Il ne peut faire aucun mouvementde bras; sa marche est gênée. Cette gêneet cettecontrainte ne sont pas sans charmes. Par là, l'amateur sesouvient à chaque pas qu'il marche à laconquêted'une merveille. Si ses nerfs en souffrent, l'émail reluitd'unplus vif éclat dans le lointain. M. Bretoncel pense au duc de Coyon-Latour qu'il a rencontrédansles rues de Paris, portant sur ses épaules unénormebuste en marbre qu'il venait d'acquérir, et il se dit queluiaussi, pour marcher sur les traces d'un collectionneur illustre, doitporter la croix de la curiosité. - C'est une chance tout de même de vous avoirrencontré,monsieur, dit le paysan. Tous les gens de la ville ne sont pas sigénéreux... - Le chemin est-il encore bien long ? - Dans une petite demi-heure. - Mais voilà deux heures que nous marchons. - Eh ! monsieur, je vous avais bien prévenu qu'il y avaitunebonne lieue. - Une bonne lieue! s'écrie M. Bretoncel effrayé. Car si une lieue de paysan en vaut deux, combien peutreprésenter une bonne lieue? - Patience, monsieur... Nous voilà bientôt auQuercy...Vous voyez le clocher ? - Ah! s'écrie le boursier... Ce clocher toutlà-bas ? - Après le Quercy, en forçant le pas, il n'y en aplusque pour un gros quart d'heure. A ce mot de gros quart d'heure,M. Bretoncel manque de laisser tombertous ses paquets sur la route. - Heureusement, dit le paysan, nous allons trouver à laporte duQuercy une auberge où on vend du petit blanc sec comme unepierre à fusil, qui rendrait des jambes à unmoribond. Grâce à un violent effort, l'agent de changearriveà l'auberge, où il jette sur la table,poupées,polichinelles, passoire et robe. - Vous êtes en retard aujourd'hui, Sureau, dit lacabaretière au paysan... La nuit va vous surprendre avantd'arriver. - Nous avons causé avec monsieur, dit Sureau. - Décidément, dit M. Bretoncel,éclatant, combienfaut-il de temps pour arriver chez vous ? En traversant le Quercy dans toute sa longueur, nous serions chez nouspour le souper ; mais je dois vous dire... Sureau se grattait le front. - Parlez. - C'est que je suis obligé de faire un détourdans lesterres. - Dans les terres. - Sans doute le pavé est préférable ;mais, aumilieu du village, il y a la maison d'un guerdin de juge depaix, qui me donne des tremblements de colère quand je passedevant... Certainement ce chemin-là raccourcirait la routedevingt bonnes minutes... - Il faut le prendre, s'écrie M. Bretoncel ; partons. Et il endosse ses paquets. - Mais si le guerdin de juge est devant sa porte, je nerépondspas de moi... Il arrivera un malheur que vous vous reprocherez toutevotre vie. - De quoi s'agit-il? - Pour vous dire la vérité,monsieur,voilà ce que c'est en quatre mots. J'étais enretardd'une petite amende de dix-huit francs... Croiriez vous que le guerdinm'a déjà couché sur son livre pour sixfrancs cinqsous de frais, quoique j'aie raison. On est un homme, ou on ne l'estpas... Je ne peux pas voir le guerdin en peinture... Etvoilàpourquoi je fais une demi-lieue de plus tous les soirs pour ne pas lerencontrer. - Une demi-lieue de plus ! dit M. Bretoncel. Allez payer vite, monbrave... Tenez, voilà quarante francs. Pendant que le paysan entre chez le juge de paix : - Email ! Email ! Email ! s'écrie l'agent de changeàplusieurs reprises. Comme un ivrogne qui se gorge de vin à un tonneau pendantl'absence des propriétaires, M. Bretoncel prononce, le plussouvent qu'il le peut, le mot qui ne doit plus sortir de sa bouchejusqu'à la conclusion du marché. - J'ai payé! s'écrie le paysan, qui revientradieux de lajustice de paix ; mais je me suis donné le plaisirde direau guerdin ce que je pense... voilà le papieracquitté.Ah! les frais de justice, ça court plus vite qu'unlièvre. Si le paysan montre la facture, il ne montre pas la monnaie de lapièce de quarante francs ; mais M. Bretoncel se dit qu'iltientla femme, le mari, les enfants, et qu'il n'y a plus àrevenirsur le marché. La dernière traite est dure. La nuit vient petitàpetit. M. Bretoncel tire sa jambe ; une dernière fois ilappelleà son aide le mirage del'émail. Enfin,mourant de faim et de fatigue, l'agent de change arrive à lamaison du paysan. - Hé ! femme, où es-tu ? Voilà unerobe qu'unmonsieur t'apporte en cadeau. Une grande femme maigre ose à peine jeter un regard surl'étoffe qui lui semble plus brillante que tous les tissus de l'Inde. - Eh bien, tu ne dis rien... Remercie donc monsieur et donne-lui doncun banc... Il est un peu fatigué. - Ce n'est pas la peine... Voyons cet... hem ! hem ! l'objet enquestion. - Ah ! c'est juste... Où est-il ?... Les mioches aurontemporté l'écuelle dans le clos. Ma femme,va donc chercher l'antiquité avec quoi les enfantss'amusent... Monsieur est venu de la ville pour voir... La femme reste clouée contre le mur. - C'est que, dit-elle, je l'ai donnée aux bêtes. - Un émail aux bêtes ! s'écrie M.Bretoncel,perdant tout son sang-froid. - Ne trouvant plus la terrine des cochons, dit la femme, je leur aitaillé des pommes de terre dans l'écuelle. - Mais ils auront altéré l'émail avecleur groin !s'écrie M. Bretoncel. La fermière semble interdite, - Allume le crasset, femme, qu'on aille voir àl'étable. La porte de l'étable est ouverte. Les cochons poussent desgrognements. Le paysan les bourre de coups pour les écarterdeleur plâtrée. - Voilà l'antiquité, dit l'homme aprèsavoirjeté les rondelles de pommes de terre qui l'emplissent. - Ça! s'écrie l'agent de change avec un cri destupéfaction. L'émail tant convoitéest une plaque d'assurance ! Vernie, dorée, avec une Renomméedorée, deslettres au-dessous, bombée extérieurement, creuseintérieurement. Tous les caractères dont M.Bretoncelavait inféré qu'il s'agissait d'unémail sorti desfabriques de Limoges ! C'est en de telles circonstances que les amateurs reviennent au logisl'oreille basse, l'oeil morne, honteux, brisés defatigue,sans illusions pour oublier la longueur de la route. Et c'est ainsi que revint M. Bretoncel, regrettant ses cadeaux et seslargesses. |