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BRIEUX,Eugène (1858-1932) : Journald’unvoleur (1899).
Saisie du texte : S.Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (14.IV.2007)
Relecture : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Texteétabli sur un exemplaire(Coll. part.) du Livre des Nouvelles: Anthologie publiée à Paris par l'Edition du livre des nouvelles, en1899.


Journald'un voleur
par
François Brieux

~ * ~

                               8 juillet.

ENFIN ! j’ai volé !

Je l’ai, le portefeuille, je l’ai !

Je viens de faire le calcul des valeurs qu’il contient. Il y en a pourcent dix-sept mille trois cent vingt-huit francs, au cours de la Boursed’hier. Il y a, de plus, neuf billets de mille francs et deux de centfrancs.

Je suis riche !

Mais je n’en puis plus d’émotion. Ce soir, en feuilletant ces titres,j’ai eu, à plusieurs reprises, d’horribles angoisses. Une fois, alorsque les feuilles roses ou bleues des actions et des obligations étaientétalées sur la petite table de ma mansarde, j’ai entendu frapper à maporte. Les trois coups m’ont fait l’effet de trois coups de poing quej’aurais reçus au creux de l’estomac.

Précipitamment, j’ai éteint ma bougie. Et je suis resté immobile sur machaise, retenant mon souffle, pendant que le sang me battait lessecondes à la tête.

Il me semblait entendre, de l’autre côté de la porte, la respiration decelui qui était là.

Longtemps, longtemps après, je me suis levé, avec d’infiniesprécautions pour ne pas faire de bruit en reculant ma chaise.

Malgré l’extrême lenteur de mes mouvements, j’ai fait tomber monporte-plume.

Le bruit m’a pétrifié.

De nouveau, je suis resté sans un mouvement, plié en deux, n’osant mêmepas me redresser tout à fait.

Enfin, j’allai coller mon oreille à la serrure. J’entendis lesifflement du gaz qui brûlait dans l’escalier ; j’entendis desconversations dans les chambres voisines et le locataire du dessous quirentra.

Je tirai doucement, doucement le bouton de la serrure ; doucement,doucement, j’entr’ouvris ma porte, si peu, si peu.

Personne n’était là.

Je rallumai ma bougie et me remis à mon travail plusieurs foisinterrompu par d’analogues frayeurs.

Pourtant, mes précautions ont été bien prises et je n’ai rien àcraindre.
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Il y a un mois, j’étais chez mon oncle, aux environs de Paris.

Depuis deux ans, je suis sans travail et je vais de temps en tempscopier des pièces de théâtre à trois francs l’acte, lorsqu’il y abesoin d’un aide.

Mon oncle m’a donné cent sous, m’a gardé à dîner et m’a fait coucherchez lui.

Dans la chambre où j’étais, j’allais m’endormir, lorsque je vis à unefenêtre de la maison voisine une lumière briller. Un homme comptait desbillets de banque, des actions, des obligations, ceux et celles quej’ai là. Sa besogne terminée, je le vis fourrer le tout dans unportefeuille et il disparut avec sa lampe en l’emportant.

Une minute après, brusquement, au-dessous, la porte de l’écuries’encadra d’un fin rectangle lumineux. Cinq minutes plus tard, toutdevint sombre.

Sans savoir pourquoi j’agissais ainsi, le lendemain, je m’arrangeaipour passer encore la journée et la nuit chez mon oncle.

Dès qu’il fut couché, la nuit étant venue, j’enjambai la haie quisépare son jardin de celui du voisin, et, blotti près de la porte del’écurie, j’attendis longtemps.

La scène de la veille recommença, je collai mes yeux à la fente dela  porte ; je vis l’homme entrer avec son portefeuille et salampe, poser celle-ci sur une planche, s’accroupir et soulever avecpeine, avec beaucoup de peine, une lourde et large pierre qui setrouvait là ; ensuite il glissa le portefeuille dans une cavité faiteexprès, laissa doucement retomber la pierre, reprit sa lampe etdisparut.

Je remontai me coucher. Le lendemain matin, je remarquai qu’il seraittrès facile de dévisser la serrure de l’écurie et, en partant, sanssavoir ce que je faisais, j’ai emporté une des deux clefs de la grillede mon oncle.

Je sus que le voisin était un vieil avare qui vivait là seul, tout seul.

J’avais presque oublié cela lorsque hier… oui, c’était hier… j’ai eufaim… Je n’avais plus rien à porter au Mont-de-Piété. J’étais dans unedure misère. Je suis parti à la nuit ; j’ai été là-bas ; j’ai ouvert laporte de la grille, passé par-dessus la haie, dévissé la serrure de laporte de l’écurie, soulevé la pierre, trouvé le portefeuille.

Je l’ai pris. J’ai revissé la serrure, refermé la grille, et je suisrentré chez moi.

Personne ne m’a vu.

Toute la journée s’est passée sans que j’ose ouvrir le portefeuille. Cesoir, j’ai pris mon courage à deux mains.

Cent dix-sept mille francs de valeurs, plus neuf mille en billets debanque, j’ai cent vingt-six mille francs à moi !

                                9 juillet.

J’ai bien dormi. Chose étrange, je n’ai pas rêvé de cela. Ce matin, enm’éveillant, j’ai mis quelque temps à me convaincre que cela est vrai.

Il s’agit maintenant de ne pas me faire arrêter. Je suis intelligent,je sais réfléchir, je n’ai pas de remords ; je me tirerai de là.

J’avais faim. J’ai pris les deux billets de cent francs, et, aprèsavoir caché le portefeuille au fond de ma malle, j’ai fermé ma porte àdouble tour et je suis descendu.

Dans l’escalier, je me disais : Je ferai poser une serrure de sûreté…

Puis, j’ai éclaté de rire presque tout haut.

- Comme si un homme riche pouvait continuer à habiter cette mansarde !

Le long du chemin, jusqu’à la crèmerie, j’ai discuté avec moi-même poursavoir dans quel quartier je demeurerai et je n’ai pas encore pris dedécision.

Au moment où j’allais mettre la main sur le bouton de la porte de lacrèmerie, j’ai pensé tout à coup que j’allais commettre une énormeimprudence. Je dois un mois de pension dans cette crèmerie. Si je paie,- et on me demandera de payer, - j’éveillerai des soupçons. J’ai passé.

J’ai eu envie d’entrer dans un grand restaurant ; il y a assezlongtemps que je ne mange pas, pensai-je ; j’ai bien le droit dem’offrir un bon déjeuner. A la réflexion, j’ai pensé qu’il fallait êtreéconome et ne changer mon train de vie que peu à peu. J’ai déjeuné àtrente-cinq sous. Tout en mangeant, je regardais les malheureux quiremplissaient la salle et j’avais conscience de la supériorité que mafortune, mes 126,000 francs, me donnait sur eux.

A la fin du repas, je me sentais rempli d’une grande bonté. J’auraisvoulu trouver des misères à soulager ; j’aurais voulu inviter tous cesbraves gens à prendre quelque chose et je regrettai sincèrement de nepouvoir le faire.

Je payai avec un de mes billets de cent francs. On fut longtemps à merapporter la monnaie et l’inquiétude me saisit.

N’ai-je pas été jusqu’à me figurer que tout était découvert et qu’unsergent de ville allait apparaître !...

Au bout de quelques instants, ma peur devint de la folie, je pris monchapeau et je sortis, résolu de perdre ma monnaie plutôt que de melaisser prendre là comme un enfant.

Derrière moi, des cris :

- Monsieur ! monsieur !

… J’avais déjà ouvert la porte.

Fallait-il m’enfuir ou m’arrêter, me retourner, peut-être pour voir leképi d’un gardien de la paix ?

J’hésitai. Puis, je fis un acte admirable de courage : je fis undemi-tour.

- Et votre monnaie ?

…. J’ai insolemment grondé le garçon de m’avoir fait attendre aussilongtemps.

                                25juillet.

Depuis quinze jours, je n’ai pas commis une faute.

Sur mes deux cents francs, il ne me reste plus que trois francscinquante.

Hier seulement, je suis rentré gris, très gris. j’ai été malade et j’aitaché ma jaquette.

Ce matin, je l’ai lavée… Mais ce lavage a fait apparaître d’autrestaches, a rougi le fil des coutures, effiloché encore davantage lesmanches et les boutonnières.

Ma chemise, ma dernière, est tellement noire que je n’ose la mettre.J’en ai cherché une parmi celles que j’avais jetées au sale ; en laretournant, elle pourra aller.

Une fois habillé, j’ai eu honte de moi. J’ai l’air d’un affreuxmisérable.

Ah ! ah ! ah ! ah ! ça me faire rire ! Un misérable… avec centvingt-six mille francs !

Elle est bien bonne, hein ?

Prenons un billet de mille et allons acheter des habits !...
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Un billet de mille !

Changer un billet de mille francs avec ce costume-là !

Autant aller tout de suite chez le commissaire de police et lui dire :

- Monsieur, j’ai volé !

Pas de bêtises. Je ne suis pas encore assez sot, Dieu merci, pourcommettre de pareilles bourdes.

Mais que faire ?

… Ne nous pressons pas. J’ai encore de quoi manger aujourd’hui. Demain,j’aurai trouvé un moyen.

                                26juillet.

Je n’ai rien trouvé.

Ah ça ! est-ce que je vais être pauvre, en plein Paris, avec centvingt-six mille francs dans ma poche !

Je n’ai plus que treize sous.

                            Même jour, après-midi.

Je reviens de la Bibliothèque nationale. Ce matin, j’étais sorti auhasard, avec mon billet, espérant qu’il me viendrait une inspiration,que j’inventerais une façon de le changer. Tout à coup, une idée m’apassé par la tête… J’ai cent vingt-six mille francs, je me le répètesans cesse… Mais est-ce bien sûr ? Les titres que j’ai là ont-ilstoujours leur valeur ? Je me rappelai alors avoir entendu direqu’on mettaitopposition…Qu’est-ce que cela, mettre opposition ? Comment puis-je savoir si levieux a mis opposition ? Il ne faut pas songer à aller à un guichet dechangeur présenter un des titres, n’est-ce pas ?

J’ai pensé qu’il devait y avoir, à la Bibliothèque, des livres où cemécanisme des oppositions était décrit. J’ai demandé, à la sallepublique de lecture, un volume sur les opérations de bourse.

Cela a fait rire un imbécile d’employé.

La brute !

Je me disais en dedans :

- Tu peux rire, le plus pauvre de nous deux n’est pas celui que tupenses.

J’ai trouvé ce que je cherchais. Il y a un journal qui publie lesnuméros des titres frappés d’opposition. On le vend près de la Bourse.Dix sous. Je l’ai acheté, puis j’ai acheté trois sous de pain.

Maintenant, je n’ai plus un sou. Je n’ai plus que mes neuf mille francsen billets et mes cent dix-sept mille francs de valeurs.

Comment ferai-je pour manger, demain ?
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Le vieux n’a pas mis opposition.

La fortune est bien à moi.

Ce travail de pointage m’a donné mal à la tête.

Je vais me coucher.

                                1 heuredu matin.

Je viens de tâter si mon portefeuille était toujours sous ma tête.

Il y est.

J’ai faim.

                                27juillet, matin.

Il n’y a pas à dire : il faut qu’aujourd’hui j’aie trouvé le moyen dechanger un billet.

                                Minuit.

Je rentre, harassé. Je n’ai pas pu. Je ne tiens plus debout.

Et pourtant !

Voilà ce que j’ai fait :

Je me suis posé cette question :

Dans quelles circonstances un homme pauvre peut il avoir à changer unbillet de mille francs ?

D’abord, il m’a semblé qu’il n’y en avait qu’une : celle où le billetn’est pas à lui.

A la réflexion j’en ai trouvé une autre.

J’ai résolu de me présenter à un guichet du chemin de fer et de prendreun ticket pour un pays très éloigné : Constantinople, Moscou, peuimporte. Par le trou du guichet, la buraliste ne verra que mes mains,que je vais laver soigneusement. J’en serai quitte pour sortir de lasalle d’attente, jeter le ticket, m’acheter d’abord des habits pauvres,puis de plus riches quand je les aurai sur moi, puis de plus richesencore, de façon que je finisse par me donner l’air de pouvoir possédermille francs, sans avoir attiré l’attention des marchands de confectionpar un trop brusque changement.

J’étais très content et très fier de mon idée.

Mais à quelle gare prend-on un billet pour Moscou ?

J’allai à la gare de l’Est, je me promenai le long de la grandegalerie, lisant les pancartes placées au-dessus des guichets.

Tout à coup j’eus une épouvantable déception. A chaque guichet, il yavait un employé qui examinait les voyageurs. Des sergents de ville sepromenaient. Mon étourderie m’apparut. Il y a des agents de la sûretédans les gares. J’aurais l’air d’un assassin qui veut passer lafrontière.

Il n’y fallait pas songer.
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Une demi-heure après, l’espérance m’était revenue.

Un pauvre ne peutavoirà changer un billet de mille francs que si ce billet ne lui appartientpas.

Je formulai cet axiome :

« Comment peut-il avoir un billet de mille francs ? »

Parbleu ! s’il est employé !

Justement, jadis cela m’était arrivé. Quand j’étais comptable dans unepapeterie, le patron m’avait envoyé chercher de la monnaie à une banquevoisine, rue Drouot.

Je rentrai chez moi. Avec de l’encre, je m’efforçai de dissimulerquelques taches trop claires sur ma jaquette noire. Avec de la craie jeme mis à blanchir le col de ma chemise et le bout de mes manchettes.

Je pris mon porte-plume dans ma poche et je sortis sans chapeau commeil m’arrivait souvent pour aller chercher du tabac.

Une fois rue Drouot, je mis mon porte-plume à mon oreille et j’entrairésolument dans la maison de banque.

J’avais bien l’air d’un employé du voisinage, tête nue, la plume àl’oreille.

Je vis le mot Caisseau-dessus de trois guichets. J’ouvris mon billet, je le présentai augarçon en livrée.

- De la monnaie de mille francs, s’il vous plaît ?

Derrière le grillage je voyais, dans des boîtes en métal, des louis etdes louis, dans des porte-feuilles, des liasses de billets.

J’eus parfaitement la sensation que je touchais au succès.

L’employé commençait à me compter mes pièces d’or.

Soudain il s’arrêta.

- Pour quelle maison ?

- Quoi ?

- Pour quelle maison, la monnaie ?

Je ne pouvais pas dire que c’était pour moi. J’inventai un nom.

- Pour la maison Breval et Cie.

- Connais pas.

- Rue Le Peletier.

- Nous ne faisons le change or qu’à nos clients.

Je repris mon billet et je sortis, sans ajouter un mot.

Maintenant, je suis découragé…

                                5 heuresdu matin.

Je ne puis dormir. J’ai faim. Cette fortune que j’ai, et rien, c’est lamême chose.

J’aime mieux mourir.

                                31juillet.

Délivré ! Je suis délivré !

Je suis heureux, je suis libre !

Je n’ai plus rien.

L’autre nuit, à bout de forces, dans un cauchemar causé par la faim, jeme suis levé, j’ai pris le portefeuille où j’avais remis le billet demille francs et j’ai été me jeter à la Seine.

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Quand j’ai rouvert les yeux, j’ai jeté un cri, ne sachant où j’étais,et voyant un sergent de ville penché sur moi, je me suis cru perdu… Peuà peu, les souvenirs me sont revenus. On m’avait donc retiré… Je ne pusm’empêcher de dire :

- Et mon portefeuille ?

J’entendis une voix :

- Je vous disais bien qu’il avait un portefeuille sous le bras. Il l’aperdu dans l’eau.

Et plus fort :

- Qu’y avait-il dedans ?

Je fis semblant de ne pas comprendre pour me donner le temps de trouverma réponse.

- Oh ! rien, dis-je en soulignant malgré moi : des papiers sans valeur.

Un monsieur très bien s’apitoya sur mon sort, sur ma misère, sur leblanchiment à la craie de mon linge. Je lui contai que le manque detravail m’avait conduit là.

Il me fit habiller à neuf et me prit dans son administration.

Je n’y fais pas grand’chose et je suis bien payé.

Et je ne pense plus à mes cent vingt-six mille francs.


                      Pourextrait :

                            BRIEUX.


P.-S.-J’ai oublié de dire que le vieux, en s’apercevant du vol, était mortd’une congestion.