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LORRAIN,  Paul Duval pseud. Jean (1855-1906) : Colombinesauvée  : ballet-pantomime en un acte et quatretableaux (1917).
Saisie du texte et relecture : O. Bogros pour la collectionélectronique de la Médiathèque AndréMalraux deLisieux (06.VI.2004)
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Texte établi sur un exemplaire (BmLx : 41006)de Normandie : revuerégionale illustréemensuelle de toutes les questionsintéressant la Normandie : économiques,commerciales, industrielles,agricoles, artistiques et littéraires, n° 2-3-5-6-8,1ère année, 1917.
 
Colombine sauvée
ballet-pantomime en un acteet quatre tableaux
par
Jean Lorrain

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image agrandie (193 ko)

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PREMIER TABLEAU

La chambre de COLOMBINE.Intérieur aisé, rustique,plafond à solives apparentes, armoire de chênesculptée, lit à baldaquin drapé de soie cramoisie.Au milieu de la chambre, une grande table encombrée de bouquetsde fiancés tous de roses blanches et fleursd'oranger ; dans un pot de grès flamand, une grande gerbe delys. Une large fenêtre à vitraux octogones et àdemi-ouverte sur la campagne : on aperçoit une valléeensoleillée, le clocher d'un village et des collinesboisées.

Au lever du rideau, COLOMBINE, assise sur une chaise,sommeille,appuyée sur la table, le visage appuyé sur ses bras nus.Un rayon de soleil glisse par la porte entr'ouverte.

La chaleur et l'odeur des bouquets l'ont engourdie. Elle est toute deblanc vêtue, robe courte et corsage décolleté, unerose blanche dans les cheveux.

La fenêtre du fond, entrebâillée, s'ouvre lentement,toute grande, comme poussée par une main invisible ;grimpé sur une échelle, on aperçoit un Arlequin,un arlequin mauve et noir pailleté d'argent, masqué denoir, portant une guitare en sautoir. Il se penche curieusement dans lachambre, aperçoit COLOMBINE, et le doigt sur labouche, il sepenche en arrière comme faisant signe à un invisiblecompagnon, puis il enjambe la fenêtre, s'asseoit, jambespendantes dans la chambre, et accorde sa guitare. Un autre Arlequinpareil au premier, apparaît à mi-corps surl'échelle, il accorde aussi sa guitare. Musique endiabléeet corruptrice parlant de galanteries et de fêtes inconnues dansdes parcs lointains hantés de belles dames et peuplés destatues ; aubade de séduction invitant COLOMBINEàl'embarquement pour Cythère... ou ailleurs.

Pendant toute l'aubade, COLOMBINE ensommeillées'agite commeoppressée ; elle porte la main à son front, fait le gestede repousser quelqu'un avec le bras, mais malgré elle, ses piedsfrétillent en cadence.

Les Arlequins qui l'observent manifestent leur contentement. Toutà coup, on gratte à la porte ; le doigt sur la bouche,les Arlequins pincent un dernier accord, l'un enjambe la fenêtre,la referme à demi, l'autre redescend l'échelle et lepremier le suit - et l'échelle disparaît. La scènereste vide.

On refrappe plus fort à la porte. COLOMBINEs'éveillelentement en s'étirant : quel cauchemar affreux ; elle est toutétourdie. Elle se lève et fait quelques pas en avant ; enportant la main à son front, elle rencontre la rose qui est dansses cheveux : c'est cette fleur qui l'auraentêtée !    Elle la retire et lajette loin d'elle.

On refrappe une troisième fois et plus fort. COLOMBINEentend etcourt précipitamment ouvrir ; entre Madame Cassandre, lamère de COLOMBINE, et TRIVELIN,le cordonnier du village. Ilapporte les souliers de COLOMBINE pour la noce dulendemain. COLOMBINEfait la révérence et pirouette ; Mme CASSANDREavec degrands gestes, demande à COLOMBINE pourquoi ellen'ouvrait pas ; COLOMBINE explique qu'elles'étaitendormie. Indignation de Mme CASSANDRE :« Dormir la veille de sesnoces et la têtedans les fleurs ! Ce n'est pas étonnant qu'elle nes'éveillait pas ; elle aurait pu mourir. » Mme CASSANDREprend tous les bouquets et les emporte, sauf le vase de lys, cependant COLOMBINEs'est assise, et TRIVELIN,à genoux devant elle, luiessaye ses souliers de bal. Mme CASSANDRE rentre etdemande à safille si elle est contente.

COLOMBINE se lève et marche à petitspas, en regardantses souliers. Danse. Pas seul.

TRIVELIN et Mme CASSANDRE lacontemplent tout ébaubis.

A un moment de la danse, on entend une réminiscence de l'aubadedes Arlequins. COLOMBINE s'arrête toute triste ;elle n'est plusà ses souliers, à son prochain mariage : elle estlà-bas, ailleurs dans les parcs enchantés desCythères lointaines ; et comme Mme CASSANDRE et TRIVELINluidemandent quelle mouche la pique et comme TRIVELINinsiste, elle retireses souliers et les lui jette au nez !

Mme CASSANDRE n'en croit pas ses yeux ; sa fille estdevenue folle ;elle calme TRIVELIN qui ramasse les souliers et lespose sur la table,le congédie et s'avance, les bras croisés, pour sermonnersa fille qui l'attend, assise en battant du pied. A ce moment, musiquejoyeuse dans l'escalier. Mme CASSANDRE seprécipite vers la porte.

Entrée des jeunes filles du village, compagnes de COLOMBINE,toutes en blanc, apportant des bouquets et escortant la coffréede la mariée, la robe de noce et le voile portés par deuxgars à la veste et au chapeau enrubannés. Les jeunesfilles accueillies avec force démonstrations par Mme CASSANDRE,qui leur montre COLOMBINE s'obstinant à bouder,s'approchentcurieusement de la table ; la coffrée est déposéeaux pieds de la maussade qui, devant les bouquets et les mains tendues,se met à sourire en se levant, va à tour de rôleembrasser ses compagnes et donner la main aux porteurs de lacoffrée.

Mme CASSANDRE, ravie, va chercher une bouteille dansl'armoire etemmène boire les deux paysans ; sous la fenêtre, desvivats éclatent.

C'est PIERROT le fiancé, avec les gars du paysqui demandeà entrer (les gars en blanc) ; une des jeunes filles sedétache du groupe et va à la fenêtre faire signequ'ils rentreront quand COLOMBINE sera habillée.

Les jeunes filles entourent COLOMBINE, ladéshabillent etl'habillent en dansant, lui épinglant tour à tour lacouronne et le voile, deux des jeunes filles suivent tous les pas de COLOMBINE,en tenant devant elle un miroir.

Au plus fort de la danse et de la joie de COLOMBINE, lemotif desArlequins éclate en réminiscence. Tristesse de COLOMBINEqui, de nouveau, s'arrête, traîne ses pasmélancoliques et écartant ses compagnes empresséesautour d'elle, va douloureusement s'asseoir. Les jeunes filles n'ycomprennent rien.

A ce moment, les vivats de PIERROT et de ses amisrecommencent sous lafenêtre ; une des jeunes filles prend sur elle de leur fairesigne de monter, tandis qu'une autre va recevoir à la porte Mme CASSANDREqui vient d'entrer.

Consternation de la bonne femme qui revenait justement avec lemédecin, lequel lève les bras au ciel et va tâterle pouls de COLOMBINE. COLOMBINE,inerte, le laisse faire sans luirépondre, d'ailleurs. A ce moment, rentre, avec de joyeuxhourras, PIERROT, fiancé de COLOMBINE,brandissant un immensebouquet blanc et suivi de tous les gars du pays, dont quelques-uns enpierrot comme lui ; tous ont aussi des bouquets.

Croyant COLOMBINE malade, PIERROT seprécipite vers elle ; lesjeunes compagnes de COLOMBINE tentent en vain de luiexpliquer... Il neveut rien entendre et, faisant pirouetter le docteur qui prend le cielà témoin qu'on le malmène, se jette aux pieds desa bien-aimée, appuie son oreille sur son coeur. « Elle adonc du bobo, la petite chérie ? » Il lui baise les mainset lui fait respirer son bouquet.

COLOMBINE sourit, pose la main sur la têtede PIERROT, lui faitsigne qu'elle est guérie ; PIERROT tire alors desa blouse unécrin et l'ouvre sur les genoux de COLOMBINE :ce sont desboucles d'oreilles endiamantées et des jarretièresà boucles brillantes. COLOMBINE les admire ettend à PIERROT ses oreilles, d'abord, oùilaccroche les brillants,puis ses  jambes sur lesquelles PIERROT, enretroussant un peu larobe, boucle les jarretières. Mme CASSANDRE, auxanges, lesmontre du doigt au docteur abasourdi. COLOMBINE s'estlevée et PIERROT, la tenant enlacée, faitle tour dela scène,montrant à tous qu'elle est guérie.

Cependant, la nuit est venue et on allume les flambeaux.

Entrée des ménétriers. En signe de joie, PIERROTdanse avec COLOMBINE.

Pas de deux, terminé par un baiser pris et rendu, auquelprennent part les compagnes de COLOMBINE et les amis de PIERROT.

Musique grave : c'est précédée de torchesallumées ; l'entrée de CASSANDRE,père de COLOMBINE, accompagné dutabellion.

On va signer le contrat de mariage.

La mère CASSANDRE, avecrévérences, préparela table, les flambeaux, l'encrier, etc., etc. Les danses ontcessé.

PIERROT serre la main de son beau-père, dutabellion. Celui-cis'installe et prend le contrat pour le lire. PIERROTs'empare de lamain de sa femme pour la conduire à la table.

Le motif des Arlequins se fait entendre denouveau : COLOMBINE pâlit, se renverse,chancelle quelques pas et s'évanouit.

Tumulte : les flambeaux s'éteignent. La mère CASSANDREet PIERROT font évacuer la salle. CASSANDREreconduit avec degrands saluts le tabellion. COLOMBINE aété portéesur le fauteuil, près de la table ; quelques jeunes fillesl'entourent, puis elles se retirent discrètement.

PIERROT, CASSANDRE, Mme CASSANDREet le médecin restent seulsauprès de COLOMBINE. Il ne reste que deuxflambeauxallumés.

La lune s'est levée ; un rayon tombe sur COLOMBINEévanouie. Les soins de PIERROT et dumédecin larappellent à elle : elle s'éveille comme d'un cauchemar,mais à leur vue, elle entre comme en fureur, les bouscule avecde grands gestes, les repousse, leur jette les bouquets à latête et Mme CASSANDRE les congédie avec degrands «hélas ! » Décidément sa fille estfolle : tout cela est de sa faute, sa fille est tropgâtée.

Une fois qu'ils sont partis, Mme CASSANDRE revientauprès de safille ; mais aux premiers mots qu'elle essaye de lui dire, celle-ciarrache son voile de mariée, sa couronne, son bouquet et les luijette si violemment à la tête que Mme CASSANDREsortà reculons en faisant de grands bras et toute abasourdie. COLOMBINE,qui l'a suivie, ferme violemment laporte, met le verrou etvient brusquement s'asseoir près de la table, puis elle serelève, va ouvrir la fenêtre toute grande, respirebruyamment l'air de la nuit, enfin, comme agitée, revenant surle bord de la scène, elle heurte du pied son voile, sa couronne,et son bouquet tout flétris ; elle les ramasse, les contempletristement et va s'accouder à la table, - assise à lamême place qu'au commencement du tableau.

Elle écrase du doigt une larme furtive et songe. Au loin lamusique des Arlequins chantonne en sourdine. COLOMBINEl'écoute,le regard ailleurs, la tête renversée sous la lune - ets'endort... Minuit tinte lentement, très lentement, àl'église du village.

Au premier coup de minuit, une forme ailée vêtue de bleumétallique et coiffée d'une tête d'hirondellesurgit par la fenêtre et vient se poser, dans un reflet delumière, devant COLOMBINE endormie ; au secondcoup de minuit,une seconde forme jaillit de même, et ainsi de suite, si bienqu'à minuit sonné, douze fées lunaires, les douzecoups de minuit, sont là soudainement animées,rangées en cercle autour de Colombine.

Sur le motif devenu fantastique, tout de harpes et de flûtes del'aubade des Arlequins, elles exécutent une danse trèslente, toute en poses et en attitudes autour de la jeune filleendormie.
Un rond de lumière bleue les suit....

Durant leur danse, COLOMBINE s'éveillelentement. Les yeuxfixes, comme une somnambule, elle se lève.

Rangées, six par six, à sa droite et à sa gauche,elles dansent, les bras tendus vers la fenêtre devenueextraordinairement lumineuse. Attirée vers cette lueur, COLOMBINEse dirige, les bras ouverts, droite surses pointes, verscette fenêtre qui s'ouvre tout à coup jusqu'en bas, commeune porte archi-béante sur l'infini.

FIN DU PREMIER TABLEAU.

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DEUXIÈME TABLEAU

Un endroit vagueenveloppé de mouvantes ténèbres.Au milieu de la scène, COLOMBINE endormie ;douze femmesvoilées, debout, font cercle autour d'elle. Un rai delumière tombe sur COLOMBINE.

Minuit sonne. Les douze femmes voilées s'éclairent : cesont douze Arlequines jaunes et noires, pailletées d'argent.Elles dansent une ronde autour de COLOMBINE qui estvêtue de gazed'or.

Pendant qu'elles dansent, les ténèbres se dissipent. Onest au fond d'un immense parc bleuâtre avec charmilles etterrasses venant mourir sur la scène par un grand escalier ;dans le fond, un grand étang bordé de montagnesescarpées et chimériques rappelant le décor del'Embarquement pour Cythère.Sur une des terrasses, àgauche, se profile la colonnade d'un petit temple à l'Amour. Unclair de lune féerique baigne ce parc de rêve :atmosphère lumineuse et bleuâtre. On est dans l'îlede Cythère.

COLOMBINE sommeille toujours. Un Arlequin mauve etnoir, celui dupremier tableau, paraît sur l'escalier ; les Arlequines dansenten l'appelant par des gestes et en lui montrant COLOMBINEendormie.Arlequin accourt en dansant vers COLOMBINE ; lesArlequines sedispersent. Arlequin s'agenouille devant COLOMBINE, lacontemple etdépose sur sa bouche un baiser.

Pas de deux avec Arlequin essayant de la séduire.

Après quelques pas de poursuite, COLOMBINEémerveillée par ce qui l'entoure, se laisse atteindre.Arlequin l'amène, doucement enlacée, sur le bord duthéâtre et là, emprisonnant sa taille dans uneécharpe de soie, lui montre du doigt le petit temple de l'Amour.

COLOMBINE hésite encore, mais sur un signed'Arlequin, unemusique amoureuse et douce s'élève, toute de violes et deflûtes d'amour, le petit temple s'éclaire et sur sonpiédestal la statue d'Éros s'anime et voilà que,par la droite, processionne lentement, se tenant enlacés, lecortège enrubanné des pèlerins et despèlerines de l'île.

Costumes de l'Embarquement deWatteau. Ils traversent lentement lascène, deux par deux, en camail et dominos jonquillebleu-lunaire et violet pâle ; quand les dominos s'entr'ouvrent,on voit que les pèlerines sont des Colombines lilas et jaunes etles pèlerins des Arlequins. Ils gravissent l'escalier quiconduit au temple et se groupent en diverses poses, de degrés endegrés, éclairés par la lune.

COLOMBINE extasiée les regarde et se laisseposer sur lesépaules un camail et un domino de pèlerin ; Arlequinlui-même revêt le même costume et prenant la main de COLOMBINE,ils se dirigent tous deux vers le temple de l'Amour.

A ce moment, PIERROT surgit et leur barre le chemin ;il fait desreproches à COLOMBINE qui veut fuir et provoqueArlequin ;celui-ci insulte PIERROT et met l'épéeà la main. PIERROT en fait autant. COLOMBINEessaye en vain de les séparer; des pèlerins l'entourent qui l'empêchent de se jeterentre les combattants : le duel a lieu.

Ils se battent.

PIERROT
percé de part en part, tombe mort toutéclaboussé de sang ; le temple de l'Amours'écroule ; une nuit sombre envahit la scène ; la fouledes Arlequins et des Colombines se disperse.

COLOMBINE reste seule, agenouilléeprès du cadavre de PIERROT... Tandisqu'au-dessus de l'étang bordé demontagnes, fantastique, se lève une énorme lune couleurde sang.

RIDEAU

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TROISIÈME TABLEAU

Un cimetière de village,très gai, trèsensoleillé, bordé, au fond, vers la droite, par le chevetde l'église dont les contreforts viennent mourir dans l'herbe.Le fond de la scène est occupé par le mur ducimetière, - dont une partie, écroulée, laissevoir la campagne et d'immenses champs de blé, - mur fuyantà perte de vue, sur le ciel bleu. A gauche, entre deux piliersrongés de mousse, la grille du cimetière. Sur une destombes, déjà envahie par les herbes et occupant le milieude là scène, on peut lire : « Ci-gît PIERROT

Au lever du rideau la scène est vide. Une femme en haillons,encapuchonnée d'une mante et qui semble se traîner avecpeine, paraît dans la brèche du cimetière. Ellepasse et disparaît.

Une minute après, elle reparaît à la grille, entreet se dirige en chancelant parmi les tombes : c'est COLOMBINE.Elle selaisse tomber, assise, les mains jointes, sur l'une d'elles ; ellesonge, puis, avec un geste de désespoir, elle se lève etva rôdant par le cimetière comme si elle cherchaità lire une inscription.

Elle arrive devant celle de PIERROT, recule commeépouvantée, puis demeure stupide, les mains jointes soussa mante et la tête baissée.

Le gardien du cimetière, depuis un moment, vaque àtravers les tombes, un arrosoir à la main, et   passe auprès d'elle sans la voir. COLOMBINEl'entend, tressailleet allant vers lui, lui demande qui est enterré là. Lejardinier lui explique par signes que c'est un fou qui aimait unedévergondée, une jeune fille perdue, qui a quittéle pays et qui, pour elle, a reçu un coup d'épéelà (au coeur), et il s'en va en haussant les épaules.

COLOMBINE s'accroupit, atterrée, sur latombe de PIERROT; elledemeure là, quelques moments, immobile, muette, affaisséedans ses haillons. Est-elle donc si changée que le vieuxfossoyeur ne l'ait pas reconnue ?

Musique joyeuse. Ce sont les filles et les gars du village quireviennent de la moisson et passent le long du mur du cimetièreen chantant et en dansant presque. Les uns portant des gerbes, lesautres couronnées de coquelicots, de nielles, de bluets, ilsapparaissent d'abord en buste dans la brèche, puis tout entiersderrière la grille.

COLOMBINE les entend, se soulève et sedirigeant vers le mur dufond, s'appuie contre la brèche. Elle les regarde tristementpasser.

Les chants s'éteignent au loin. La campagne demeure vide.

COLOMBINE reste immobile à la mêmeplace. Aucun deceux-là non plus ne l'a reconnue !

Pendant qu'elle songe, les yeux perdus dans la campagne, CASSANDREetsa femme sortent lentement de l'église. Ils sont vieux,cassés, tous les deux en grand deuil ; ils avancentpéniblement. Bras dessus, bras dessous, s'appuyant chacun surune canne, ils traversent lentement le cimetière.

COLOMBINE, la bouche grande ouverte et les mainsjointes, les regardestupidement passer entre les tombes. Arrivée devant celle de PIERROT,Mme CASSANDREs'arrête et se baisse pour cueillir unefleur ; dans ce mouvement, son livre de messe luiéchappe et c'est CASSANDRE qui le lui ramasse.Il la grondecependant en brandissant sa canne. Mme CASSANDRE portealors sonmouchoir à ses yeux, et le bonhomme s'excuse et la console ;lui-même écrase avec son doigt une grosse larme qu'il adans l'oeil.

COLOMBINE, qui a suivi toute cette scèneavec un regardd'angoisse, fait un crochet à travers les tombes et les suivantpresque pas à pas, les dépasse enfin et vient, enrabattant sa mante sur sa tête, se poster devant eux, à laporte du cimetière, dans l'attitude d'une mendiante.

Arrivé devant elle, CASSANDRE, d'un gestemachinal, retirequelque monnaie de son gousset et lui fait l'aumône. Puis ilpasse. COLOMBINE reste seule.

Eux non plus ne l'ont pas reconnue !

COLOMBINE porte la main à son front avec ungrand geste dedésespoir, et, trébuchant à travers les tombes etles hautes herbes, vient s'abattre à plat ventre sur la tombe de PIERROT. On voit son dos haleter, secouépar les sanglots.

A ce moment, les deux Arlequins du premier tableau apparaissent sur lacrête du mur, tous deux masqués de noir, leur guitare ensautoir et dans l'attitude de leur première apparition : l'un,assis, les jambes pendantes dans l'intérieur ducimetière, l'autre, à mi-corps sur une échelle,ils grattent, sur leur guitare, le motif de leur aubade... mais devenusingulièrement strident et moqueur.

A cette musique, COLOMBINE relève lentement latête, commefolle, puis, se retournant, elle aperçoit les Arlequins. Elle selève toute droite. Leur faisant face, le dos tourné aupublic, elle les regarde avec épouvante. Les Arlequinsôtent leurs masques et sous leurs bicornes ricanent deuxtêtes grimaçantes. Ils disparaissent derrière lemur, avec de grands éclats de rire.

COLOMBINE, elle, est tombée à larenverse en poussant ungrand cri.

RIDEAU

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QUATRIÈME TABLEAU

Même décor qu'aupremier tableau. - Chambre de COLOMBINE.

Au lever du rideau Mme CASSANDRE, CASSANDREet le médecin sontgroupés autour du lit de COLOMBINE.

A la porte, que tient entrebâillée une des filles duvillage, on voit passer le museau blanc de PIERROT.

Il fait grand jour ; le soleil illumine gaiement les vitraux.

Un mouvement se fait dans les rideaux du lit qui s'entr'ouvrent. COLOMBINEapparaît, couchée, latête appuyéesur le bras de sa mère. Elle se réveille lentement, selève sur son séant et ouvre de grands yeuxétonnés : Où est-elle ? aurait-ellerêvé ?

Elle passe les bras autour du cou de Mme CASSANDRE,l'embrasse, baiseles mains de son père qui, tout en essuyant une larme, va ouvrirla fenêtre toute grande et fait signe à PIERROTque COLOMBINE est guérie.

Sauvée ! Sauvée !... et, malgré Mme CASSANDRE,qui lui fait signe de rester dehors, ilse précipitevers le lit de COLOMBINE, se jette à genoux, luidévorantles mains de baisers, tandis que la servante essaie de pousser la portecontre un flot de visiteurs, filles et gars, qui veulent entrer !

Sauvée ! Sauvée !

Mme CASSANDRE fait comprendre à PIERROTqu'il faut laisser COLOMBINE.

Tandis que PIERROT va parlementer à la porteavec les visiteurspour leur faire  prendre patience, COLOMBINE,aidée par samère et par la servante, se lève et passe unematinée à fleurs.

COLOMBINE est conduite auprès de la table.Elle s'installe dansle grand fauteuil et PIERROT, après un signeéchangé avec Mme CASSANDRE, laissepénétrerdans la chambre toutes les jeunes filles amies de COLOMBINE. COLOMBINEreçoit leurs félicitations, leur serre la main : ellen'est plus folle, elle est sauvée, elle est guérie… maiselle leur a fait une fière peur, hier ?...

PIERROT, qui s'est fait remplacer à laporte par une des jeunesfilles, s'agenouille devant elle et lui chausse les petits souliersblancs de la veille ; - mais il est repoussé etcongédié par Mme CASSANDRE, qui veutqu'on laisse safille s'habiller.

COLOMBINE est emmenée, par les jeunes filles, derrière ungrand paravent que l'on déploie (paravent qui ne la cachequ'à PIERROT et à ceux qui occupent lefond de lascène et qui laisse les spectateurs témoins de latoilette de COLOMBINE).

Derrière ce paravent, les jeunes filles habillent, coiffent,lacent COLOMBINE en mariée, lui assujettissentson voile et sacouronne en dansant.

Pendant ce petit ballet sur place, PIERROT a ouvert laporte àses amis, qui viennent tous lui serrer la main et se rangent sur lefond de la scène. PIERROT leur indique du gesteque COLOMBINEs'habille là, derrière, et, tout heureux, ne tient pas enplace, va de l'un à l'autre, puis, se penchant à lafenêtre, fait signe aux gens du dehors de monter.

Mme CASSANDRE, elle-même, ne se tient plus dejoie et voltigesans arrêt à travers l'appartement.

Par la porte grande ouverte, les invités de la noce arrivent :hommes, femmes endimanchées, etc.

La famille CASSANDRE et PIERROT lesreçoivent avec forcesalutations.

Un des amis de PIERROT lui apporte un flot de rubansqu'il piqueà sa veste, un gros bouquet et un chapeau enrubanné...Enfin, les ménétriers, armés de leurs violonsentrent en jouant et se rangent au fond de la scène.

Le paravent se replie COLOMBINE, en mariée,s'avance au-devantde PIERROT qui la prend par la main et lui fait fairele tour del'appartement pour la présenter à lasociété.

Des vivats éclatent ; tous les gars agitent leurs chapeaux ; descoups de fusils pétaradent dehors ; les crins-crins font ragependant que les cloches de l'église s'ébranlentjoyeusement.

Mme CASSANDRE, que les jeunes filles ont coifféed'une immensecapote et enveloppée d'un grand châle, prend le bras deson gendre, tandis que M. CASSANDRE offre le sienà sa fille,tout en mettant ses gants.
   
Les gens de la noce se groupent par couples, derrière eux et lecortège se met en branle... cependant que les clochesmultiplient leurs gais carillons.

FIN