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COPPÉE, François(1842-1908) : Un mot d’auteur (1899).
Saisie du texte : S.Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (30.III.2007)
Relecture : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Texteétabli sur un exemplaire(Coll. part.) du Livre des Nouvelles: Anthologie publiée à Paris par l'Edition du livre des nouvelles, en1899.


Un motd’auteur
par
François Coppée

~ * ~

J’AIeu vingt-cinq ans, - comme c’est déjà loin, bon Dieu ! - et, dans cetemps-là, quiconque accouplait deux rimes avait pour moi du prestige.Alors j’avais des trésors d’indulgence et d’amitié pour le moindrebohème qui m’honorait de la confidence d’un sonnet, et, aujourd’huiencore, je suis assez naïf pour m’étonner douloureusement quand je nerencontre pas chez un poète l’accord du caractère et du talent.

Jebrûlais de cette ardeur de néophyte lorsqu’un camarade me proposa defaire la connaissance d’Albert Merlin, jeune poète déjà célèbre danstoutes les brasseries de la rive gauche. Anarchiste et athée, AlbertMerlin était rédacteur en chef du journal satirique, Le Coléoptère,dans lequel il avait publié d’assez jolis vers, imités à la fois deVillon et de Murger, mais où l’on sentait un certain bouillonnement dejeunesse. C’était crânement intitulé : Contes d’estoc et de taille;l’auteur y traitait Dieu sans façon, « blaguait » l’édifice social, etse plaignait amèrement d’une personne nommée Rosette.

Songezqu’à cette époque j’étais un humble employé de ministère, allant tousles matins à son bureau avec un petit pain dans sa poche, un bon jeunehomme qui vivait chez sa maman et qui apportait au pot-au-feu familialses appointements à la fin du mois, un timide qui cachait ses verscomme des crimes ; et vous comprendrez mon émotion à la pensée de voirun personnage illustre, qui ne passait jamais devant les Tuileries sansleur montrer le poing. - on était sous l’Empire, - et dont l’entrée aubal Bullier faisait sensation.

Je connaissais de vuele grandhomme : je l’avais rencontré sur le boulevard Saint-Michel le jour mêmeoù sa charge avait paru dans Le Coléoptère, avecune grosse tête surun petit corps. J’avais reconnu l’original de cette caricature dans cegros brun, à l’oeil effronté, qui passait, étoffé par un lourd paletot,coiffé d’un chapeau Rubens aux larges ailes, et armé d’une canned’incroyable, presque aussi grosse qu’une des colonnes torses dubaldaquin de Saint-Pierre de Rome. Il s’avançait, emplissant de sonimportance le large trottoir, souriant de loin à sa propre imageappendue à l’étalage de tous les marchands de journaux ; et lesétudiants, assis devant les portes des cafés, le montraient du doigt ense parlant tout bas d’un air bêtement respectueux. J’avais compris, àson aspect, ce que c’était que la Gloire.

Lecamarade quivoulait bien me présenter me conduisit, un soir de décembre, par unhorrible temps de dégel, à la petite Brasserie de l’Avenir,situéedans le bas de la rue Monsieur-le Prince, où Albert Merlin tenait sesassises.

Quand nous entrâmes, - je me rappelle quemon coeurbattait, ma parole d’honneur ! - je fus suffoqué par une odeur combinéede tabac et de choucroute. Au fond d’un nuage de fumée, installé devantune des tables en bois de la brasserie, Albert Merlin achevait sonrepas du soir en compagnie du patron de l’établissement ; et laservante, une malheureuse fille chlorotique, dont une mentonnièreentourait la joue fluxionnée, venait de déposer devant eux un saladierde haricots rouges à l’huile.

Le gros garçon nousreçut sans selever, mais avec la bienveillance qui sied aux hommes supérieurs, «Catherine, deux bocks pour ces messieurs…. et bien tirés ! » Il sedéclara fort aise de me voir, dit qu’il connaissait des vers de moi,qu’il les trouvait bons, m’offrit la publicité du Coléoptère, futtrès cordial enfin, avec une nuance de protection.

Trèsému, jebalbutiai quelques compliments, en osant à peine lever les yeux sur legrand homme, et, lorsqu’il remit le nez dans son assiette, j’examinailes lieux honorés par sa présence, le nid de l’aigle ; mon regardrespectueux s’arrêta tour à tour sur le râtelier des pipes, sur lafontaine à bière, sur l’immense feutre du poète, suspendu à une patère.Les peintres qui fréquentaient ordinairement la Brasserie de l’Aveniren avaient décoré les murailles de séditieuses caricatures et detruculentes ébauches. Le portait du patron, gros sac-à-vin, dontl’ignoble original assaisonnait en ce moment la salade de haricots,coudoyait une nature morte. - la douzaine d’huîtres, avec le citron etle couteau - assez bien « chiquée ». Un Napoléon III, seulement vêtu dugrand cordon de la Légion d’honneur, était entouré de divers paysages,dont la fumée des pipes et des soupes au fromage n’avait pu éteindreles tons brutaux et canailles ; et cela évoquait non l’étudeconsciencieuse de l’artiste devant la nature, mais le temps perdu parles rapins en bordée, les interminables parties de billard à lacasserolle chez la mère Alexis, à Marlotte, et les tours de Marne encanot, où la chanson d’une femme en cheveux, assise au gouvernail,déshonore la mélancolie du crépuscule. Sur le panneau principal,au-dessus de l’énorme poêle de faïence, une grande blonde était peintetoute nue, avec des bas rayés en long et des bottines roses, portanttrois chopes mousseuses sur un plateau.

Ce fut aumilieu de cemusée qu’Albert Merlin, tout en savourant son mazagran, me fitl’honneur de développer devant moi ses théories sociales, artistiqueset religieuses. Je l’écoutai avec une admiration mêlée d’épouvante, -car il venait de décréter, en quelques phrases pleines d’éloquence,l’abolition de la prosodie et de la religion catholique, - quand laporte de la brasserie s’ouvrit, et une jeune femme, jolie brunetteassez bien nippée, entra dans une bouffée d’air humide, couruts’asseoir à côté du poète, lui prit la tête à deux mains, et lui dittout haut dans l’oreille :

« Donnez-moi cent souspour mon fiacre… Je vais à Valentino avec Henriette. »

Lepoète sourit à l’exigence de son enfant gâtée ; mais il n’avait pas surlui cette faible somme ; il l’emprunta, non sans quelques difficultés,au patron de la brasserie, et, tout en remettant l’argent à samaîtresse, il nous la présenta en ces termes :

« LaRosette des Contesd’estoc !.... »

A peu près commeLamartine eût pu dire : L’Elvire des Méditations.

Nousnous inclinâmes. La jeune femme s’était déjà levée pour partir ; elleretira de sa poche une lettre qu’elle remit à son amant.

«Tiens ! dit-elle. J’ai trouvé ça pour toi à l’hôtel. »

Puiselle s’enfuit, laissant derrière elle un léger relent de fourrure et deparfumerie à bon marché.

« Vous permettez ? » fit lepoète en décachetant la lettre, d’où il retira deux billets de banque.

Nouspermettions. Il la parcourut rapidement, eut un sourire, et me tendantle papier :

« Lisez ça, dit-il. C’est de ma petitesoeur… Et dites si l’on n’écrit pas gentiment en province. »

Etje lus la lettre suivante :

                           « Auray, le 1er décembre 1808.

   « Mon cher Albert,

«Bien que tu ne nous écrives plus, je suis sûre que tu as toujoursplaisir à recevoir de nos nouvelles. Maman me charge de t’en donner, ent’envoyant ta pension pour ce mois-ci. Elle est toujours irritée contretoi, et c’est mon chagrin de tous les instants ; mais tu sais commeelle est, si austère et si pieuse ! J’ignore ce qu’on a pu lui dire dela vie que tu mènes à Paris, ni ce qu’il y avait dans cet affreuxjournal où tu écris et qu’on lui a montré. Cela ne regarde pas lespetites filles, et je suis bien contente de ne rien savoir pour n’êtrepas forcée de te donner tort. Mais, va ! si mécontente qu’elle soit,maman t’aime toujours de tout son coeur. Ce matin, en me disant: Tuécriras à Albert, elle essayait de prendre un air calme ;mais, quandelle m’a remis les deux billets de cent francs pour te les envoyer,j’ai bien vu que sa main tremblait. Puis elle est allée s’asseoir dansl’embrasure de la fenêtre du salon, devant son métier à tapisserie, etelle est restée la tête baissée, regardant son ouvrage sans ytravailler. Elle a oublié que j’étais là, et, au bout d’une minute,elle a dit d’une voix sourde : Ce malheureux enfant !Si tu lavoyais, avec ses cheveux qui sont devenus tout gris, elle te ferait mal.

«Moi, au contraire, il paraît que je suis une sans-coeur ; car, malgrétout le chagrin que vous nous faites, monsieur, je ne me suis jamais sibien portée. Il paraît même que je suis très embellie. Savez-vous bienque je vais sur mes dix-sept ans ? A la Saint-Michel, quand le vieuxNédelec nous a apporté ses fermages, il ne voulait pas me reconnaître,tant il me trouvait grandie. Mais j’ai toujours mes vilaines mainsrouges qui me désolent.

« Je te dis cela pour tefaire sourire ;mais, au fond, je suis toute triste, et il n’y a plus de gaieté à lamaison depuis que tu es fâché avec maman. Je ne me permets pas de tefaire de la morale, car je ne suis qu’une petite provinciale trèssotte, et même - entre nous, tout bas, tout bas - je ne comprends pasde quoi l’on t’accuse. De négliger tes devoirs religieux ? Mais jet’avouerai que la grand’messe est bien longue et que j’y ai souvent desdistractions. D’écrire des vers ? Mais c’est très gentil, les vers. Lapoésie, c’est de la musique qui veut dire quelque chose, et tu peux encroire ta malheureuse soeur, qui a déjà fait ses dix ans de pianoforcé.Il est vrai que M. l’archiprêtre et notre vieil ami M. Mathieu - tusais, l’entomologiste - te reprochent encore d’être un républicain, unrouge, comme on dit à Auray ; mais je n’entends rien à la politique.N’importe, tu dois avoir très mal agi, puisque maman pleure. Oh ! si tuvoulais, mon frère chéri, mon bon Albert, tu n’aurais qu’à revenir, ettout serait fini, et maman t’ouvrirait ses bras. Encore une fois, je neveux pas te tourmenter, et je serais désolée que tu pensasses à tapetite soeur comme à une sermonneuse ; mais, ce matin, en visitant lefruitier, j’ai retrouvé une belle poire, la plus belle du verger, quej’avais mise de côté pour toi au moment de la récolte, car j’espéraisque nous t’aurions un peu à la fin des vacances. Eh bien ! elle n’estplus offrable ; elle est toute blette, et - tu en riras si tu veux -cela m’a fait beaucoup de peine.

« Adieu, mon cherAlbert, jet’embrasse sur la tempe gauche, - tu sais, c’est ma place, - et je teredis encore : Viens vite, et tu verras.

   « Ta soeur qui t’aime.

                    « JULIE MERLIN

Enachevant cette lecture, - faut-il en convenir ? - j’avais les larmesaux yeux. Cette lettre de vierge, qui avait traîné dans les jupes d’unefille et qui s’y était imprégnée de son patchouli, excitait en moi lapitié, comme la vue d’un bouquet de violettes tombé au ruisseau. Jeregardais Merlin ; lui aussi paraissait tout attendri.

«Eh bien ? » dis-je avec anxiété.

Mais, ridiculementsentimental, je m’étais mépris sur la nature de son émotion ; ellen’avait rien que de littéraire.

«N’est-ce pas qu’elle est bien, la lettre de la petite soeur ?... dit lepoète de la brasserie. Un peu « gnian-gnian », un peu « coco », si vousvoulez… Mais c’est « vécu », c’est sincère, on a beau dire… Je lafourrerai dans mon prochain roman… »

A partir de cejour-là, j’ai admis qu’un homme de talent pouvait être un drôle.


                           FRANÇOIS COPPÉE,
                                de l’Académiefrançaise.