I
Q
UAND il n’était qu’un tout petit garçon,autrefois, chez ses braves gens de père et mère, c’était le meilleurmoment de la journée.
Le dîner était fini ; la maman, après avoir donné un coup de servietteà la toile cirée, servait la demi-tasse du père – du père qui, seul,prenait du café, non par luxe et gourmandise, mais parce qu’il devaitveiller très tard à faire des écritures. Et, tandis que le bonhommesucrait son moka, un seul morceau, bien entendu ! – devant toute lafamille assise autour de la table ronde, la maman, - une boulotte dequarante ans, encore fraîche, tournant sans cesse vers son mari detendres et intelligents regards de chien fidèle, - la maman apportaitle panier à ouvrage. Les trois soeurs, nées à un an de distance, seressemblant, chastement jolies, avec les robes taillées dans la mêmepièce d’étoffe, et les honnêtes bandeaux plats des filles sans dot quine se marieront pas, commençaient à ourler des mouchoirs ; et lui, legamin, le dernier-né, le Benjamin, exhaussé sur sa chaise haute par uneBible de Royaumont in-quarto, édifiait un château de cartes.
En été, dans les longs jours, on allumait la lampe le plus tardpossible, et, par la fenêtre ouverte, on voyait un ciel orageux de soird’été, aux nuages bouleversés, et le dôme des Invalides, tout écailléd’or, dans la fournaise du couchant.
Comme c’est très mauvais pour la digestion d’écrire comme ça tout desuite après dîner, on faisait un peu causer le père, afin de retarderle moment où il se mettrait à son travail du soir : des copies demémoires, à six sous le rôle, pour un entrepreneur de quartier. Lepauvre homme, une nature de rêveur, un esprit littéraire qui, jadis,dans sa chambre d’étudiant, avait rimé des odes philhellènes, en étaitarrivé là, ayant perdu l’espoir de passer sous-chef, et employaittoutes ses soirées à copier du jargon technique : « Démonté et remontéla serrure... donné du jeu à la gâche, etc., etc. »
Mais, pour le moment, il s’oubliait à bavarder avec sa femme et sesfilles.
Gaîment, car tout allait à peu près bien dans l’humble ménage. Unmarchand de bons-dieux de la place Saint-Sulpice avait offert àl’aînée, la grande Fanny, l’artiste, celle dont les « anglaises »blondes faisaient rêver tous les rapins du salon Carré, de lui payercinquante francs son pastel d’après la
Vierge au coussin vert. Laseconde, Léontine, avait « pioché » toute la journée son
Menuet deBoccherini. Quant à la grosse Louise, la cadette, elle ne pensait qu’àla coquetterie, décidément. Ne voilà-t-il pas qu’elle parlait – s’il yavait des gratifications au 15 août – de s’arranger une petite capote,pareille à celle qu’elle avait vue chez la modiste de la rue du Bac ?
- Louise, mon enfant, s’écriait le père, tu fais des chapeaux enEspagne !
Et l’on riait.
Mais la maman pensait au sérieux, elle. Si le père obtenait unegratification, elle avait remarqué, au Petit Saint-Thomas, un mérinos,bon teint et grande largeur « pour vos robes d’hiver, mesdemoiselles. »Et elle ajoutait gravement : « C’est tout laine ! » comme si le cotonn’eût jamais existé, et comme si, à cause de lui, des milliers denègres n’eussent pas souffert plusieurs siècles d’esclavage.
Tout à coup – il faisait presque nuit dans la chambre – le pères’apercevait que son petit garçon venait de s’endormir, la tête sur sonbras replié, parmi l’écroulement du dernier château de cartes.
- Ah ! ah ! disait joyeusement le brave homme, le « marchand de sable »a passé.
L’exquise minute ! Il ne l’oubliera jamais, le gamin, qui a des cheveuxgris maintenant ! Sa mère le prenait dans ses bras, et il sentait labarbe rude de son père et les lèvres fraîches de ses trois soeurs seposer tout à tour sur son front ensommeillé ; puis, avec une délicieusesensation d’évanouissement, il laissait tomber sa petite tête surl’épaule maternelle, et il entendait confusément une voix douce – oh !si douce et si caressante ! – murmurer près de son oreille :
- Maintenant, il s’agit de faire dodo !
II
Vingt ans plus tard, il était un poète inédit, un étudiant en rimes, etil faisait une partie de campagne avec sa chère petite Maria, unemodiste ressemblant à une madone du Corrège, qui serait Anglaise.
A l’arrivée, en descendant de la voiture publique et en déposant leurléger bagage dans la chambre d’auberge, ils avaient bien ri, elle etlui, du brevet de maître d’armes encadré, du bouquet de fleursd’oranger sous un globe, du grand lit à bateau et du papier de tenture,où se reproduisait à l’infini un nabab fumant son chibouck sur unéléphant. Mais, quand ils eurent ouvert la fenêtre donnant sur de lavraie compagne et qu’ils virent devant eux la route forestière, laroute humide et verte, fuyant sous les châtaigniers, ils poussèrent uncri de joie, les Parisiens, et, dans leur enthousiasme, ils sedonnèrent un baiser en pleine bouche, devant la nature.
Et depuis deux jours, - deux jours de juin, trop chauds, à l’atmosphèrede bain, trempés de courtes averses, - ils vivaient là, battant lesbois du matin au soir, et, avant de se coucher, laissant la fenêtreentr’ouverte pour être réveillés par les rossignols.
Et ils étaient si heureux, si heureux, qu’ils avaient oublié tout leurpassé et qu’il leur semblait avoir toujours habité cette chambrerustique. Elle y avait mis le charme de l’intimité, la jolie blonde, etjetant, au retour des folles promenades, son ombrelle sur lecouvre-pied du lit et en posant, sur le globe aux fleurs d’oranger, soncoquet chapeau de grisette.
Déjà il avait eu des maîtresses, mais celle-ci était vraiment lapremière, la seule qu’il eût aimée ainsi, avec cet abandon, avec cetteconfiance. Douce, silencieuse, aimante, et si mignonne, avec des yeuxtendrement malins ! Il était fou d’elle, fou de l’odeur fraîche qu’elleexhalait, de ses mots d’enfant, de la moue si sage et si sérieuse de sabouche, quand elle était pensive. Et elle l’aimait si naïvement, et,s’il restait deux jours sans la voir, elle lui écrivait, d’une grosseécriture maladroite, de si adorables lettres, pleines de sentiment etde fautes d’orthographe !
Voilà longtemps qu’il projetait de faire cette bonne partie, longtempsqu’il n’avait pas pu. Pourquoi ? Parce que la liberté est rare, etaussi à cause de ce bête d’argent qui manque toujours. Mais enfin, ilss’en étaient donné tous les deux, du bon temps et du grand air. Ilsavaient mangé des artichauts à la poivrade sous la tonnelle fleurie decapucines, bu du « reginglet » qui râpe le gosier, couché dans desdraps de paysan, bien blancs et bien rudes ; ils avaient surtout couruau hasard sous les taillis, où elle avait cueilli et mangé des mûres etdes fraises sauvages, et où lui, comme un berger de Théocrite et commeun calicot du dimanche, il avait gravé son initiale et celle de Marie,avec son canif, sur l’écorce blanche d’un bouleau.
Mais l’instant le plus doux de ces douces heures – l’instant dont lesouvenir fera naître encore un souvenir sur ses lèvres de vieillard,dans quarante ou cinquante ans, quand il traînera sa canne d’invalidesur le sable de la Petite-Provence, - ce fut vers onze heures du soir,la veille du départ.
Comme il pleuvait à verse, ils s’étaient attardés devant la cheminée dela cuisine, lui séchant ses gros souliers de chasse, elle arrangeant lagerbe de fleurs des champs qu’elle voulait rapporter à Paris. Puis, ilsétaient remontés dans leur chambre où ils avaient fourbancé quelquestemps, en riant d’entendre, dans la salle basse, traîner la jambeboiteuse de l’aubergiste qui fermait ses volets. Enfin tout s’est tu ;la pluie avait cessé, et ils s’étaient senti tout à coup environnés parle grand silence et la profonde solitude de la campagne nocturne.
Sans rien dire, elle prit l’unique bougeoir, le posa sur la cheminée,devant la glace sombre et tachée par les mouches, et elle commença satoilette de nuit. Lui, plongé au fond du grand fauteuil, les jambescroisées, il la regardait, tout engourdi de bonheur et de fatigue.
Elle avait retiré sa robe et son jupon, et, gardant seulement soncorset de satin noir qui étreignait sa taille mince, elle levaitgracieusement, pour tordre son chignon, ses bras un peu grêlesau-dessus de sa tête, quand elle vit dans la glace son amant qui luisouriait, et elle lui rendit son sourire.
Comme il l’aimait, dans ce moment-là ! Comme il l’aimait bien ! Sansdésirs. Deux nuits d’ivresse les avaient éteints. Mais il était plustendre encore dans son accablement. Devant le lit préparé, quiembaumait la lavande, devant les deux oreillers jumeaux, il savouraitd’avance la volupté délicate de s’abandonner à l’étreinte de son amie,de lui dire bonsoir dans un baiser sans fièvre et de s’endormir sur cecoeur simple, qui ne battait que pour lui.
Et c’est alors que, semblant deviner sa pensée, elle était venues’asseoir sur ses genoux, l’avait pris dans ses petits bras, et, leregardant de tout près avec ses yeux fins et doux que fermait à demi lesommeil, elle lui avait dit, câline comme un enfant qui veut êtrebercé, et d’une voix mourante de lassitude :
- Maintenant, il s’agit de faire dodo !
III
Aujourd’hui il se fait vieux, le conteur d’histoires d’amour, lemarchand de rêves. Cinquante ans tout à l’heure, les cheveux poivre etsel, la patte d’oie au coin de l’oeil et l’estomac gâté – une mauvaisepierre dans son sac, comme on dit.
Ce matin, lorsqu’il s’est réveillé, la bouche amère, et qu’il a lu lebillet de faire-part, il n’a pas voulu, tout d’abord, aller à cetenterrement. Saluer le cercueil d’un homme qu’il méprisait ! A quoi boncette hypocrisie ? C’était un « confrère », sans doute – quel motabsurde ! – mais un drôle, une plume vénale. Pourtant il n’avait pas euà se plaindre de ce malheureux. Au contraire. Sans intérêt personnel,par simple goût, ce journaliste lui avait toujours montré une sympathiedont il rougissait, l’avait loué avec tact et même chaudement défendudans de mauvais jours. On était, sinon des amis, du moins des camarades; on se serrait la main quand on se rencontrait par hasard, dans larue, aux « premières ». Allons ! il suivrait ce convoi ; il devait aumort cette politesse.
Et, par ce sale et pluvieux matin de novembre, il s’était rasé ethabillé de bonne heure, il avait déjeuné à la hâte – les oeufs n’étaientpas frais, pouah ! – il avait pris un fiacre qui sentait le chienmouillé, et il était arrivé en retard à l’église, quand le servicefunèbre était presque terminé.
- Portez... armes ! Présentez... armes !
Et le tambour voilé battait aux champs.
Des soldats ?... Ah ! oui, c’est vrai, il y a une croix d’honneur surle catafalque. Celui qu’on enterrait l’avait autrefois ramassée dans laboue d’une intrigue politique, où des filles se trouvaient mêlées. Etle poète, en s’inclinant pour l’élévation, se sent tout honteux de sonruban rouge.
Mais, puisqu’il est venu, il ira jusqu’au bout. On vient de donnerl’absoute. Il prend la file, jette de l’eau bénite, remonte dans sonfiacre ; et le cortège se met en route vers les faubourgs, sous lapluie fine et froide. Puis, au cimetière, c’est l’éternelle et lugubrecomédie : les gens qui, tout le long du chemin, ont ri d’un scandalearrivé la veille, et qui se composent un visage digne ou chagrin, en serangeant autour de la fosse béante ; l’orateur ridicule qui ment commeun dentiste en parlant du mort, dans l’espoir de quelque réclame ; et,dans un coin, témoignage de la belle existence du défunt, sa maîtresse,une catin hors d’âge, dont le deuil semble un déguisement et dont leslarmes font couler le maquillage.
Il en a assez, l’homme nerveux. Il prévoit qu’à la sortie il faudraencore distribuer des poignées de main déshonorantes. Il s’esquiveavant la fin, et, se dérobant derrière un magnifique monument-annonceélevé à la mémoire d’un fameux marchand de nouveautés, il s’enfuit dansune allée déserte du cimetière.
Il ne pleut plus ; mais ce ciel couleur de suie, ces feuilles mortesdans la boue, ces arbres noirs dégouttant sur les tombes, et ce ventmalsain, ce vent d’épidémie, qui passe en gémissant, c’est sinistre !
Le rêveur solitaire éprouve tout à coup une inexprimable détresse. Ilsonge qu’il n’est plus jeune, qu’il se porte mal, que sa vie estcontentieuse et précaire, et que ce n’est rien, mais rien, que saréputation si enviée par ses « confrères », que sa gloire de papier. Ilse dit que, lorsqu’on le mettra en terre, bientôt, les choses sepasseront comme pour cet homme taré : mêmes crosses de fusil sonnantsur les dalles de l’église, mêmes indifférents dans des fiacres,causant de leurs petites affaires, même grotesque en cravate blanche,débitant des sottises avec une émotion de cabotin, tandis qu’un amicomplaisant l’abrite sous un parapluie.
Et il est tellement saturé de tristesse et de dégoût qu’il voudraitêtre mort déjà, et que ce fût fini, fini tout à fait. Oh ! comme ondoit bien se reposer ici !
Alors, dans le vent qui murmure et qui pleure en inclinant les ifs, ilcroit entendre – réponse à son affreux désir – les paroles qui luirappellent les heures excellentes de sa vie, les paroles qu’il n’aentendu prononcer que par sa mère bien-aimée et sa maîtresse la mieuxchérie :
- Maintenant, il s’agit de faire dodo !