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CLADEL,Léon-Alpinien (1834-1892): UneExécution capitale, récit d'un paysan (1875).
Saisie du texte etrelecture : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (24.V.2006)
Relecture : A. Guézou.
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Texteétabli sur un exemplaire (Bm Lx : nc) de La République deslettres - revue mensuelle - livraison du 20 décembre 1875.
 
 UneExécution capitale
Récitd'un paysan
par
Léon Cladel

~*~

Uzèno Ganitrôp de Castel-Ijaldiggu-Baguelonne ?...Ah ! je pensais alors souvent, très-souvent àlui, pécaïre, à lui dont la calamiteusehistoire, quoique datant de l’avant-dernier règne,vaudrait à mon sens d’êtrerapportée aujourd’hui dans les gazettes de laRépublique ! Encore mineur,  ce marmiteux aussifort que débonnaire, ce prédestiné quin’aurait lésé jamais autruis’il n’eût pas ététant endommagé lui-même, avaitépousé la plus vermeille du bourg natal, unecertaine Zoé La Flûr, tâcheronneconsommée, sémillante autant que vertueuse etréputée pour telle. Irrémissiblementamourachés l’un de l’autre, ilss’étaient voulus malgré leurs prochesqu’un procès discordait, et leur charnel commercefructifia si bien qu’ils eurent coup sur-coup plusieursblondinets on ne peut mieux conditionnés et quasi pareilsaux anges roses et dodus de Notre-Seigneur. Rien, en cetemps-là, n’indiquait que cettebéatitude conjugale dût bientôt finir.Hélas ! elles sont variables comme l’air etl’eau, les femmes, et quand l’une d’ellesa le feu paillard dans les veines, il faut qu’elle ardejusqu’au bout. Très-longtemps assidue àses devoirs, Zoé, la déplorable Zoé,se dérégla soudain, et semblable à cescapricieuses de haute ou de basse qualité,rassasiées de plaisirs licites et que la flamme impudiquedévore, elle brûla pour un inavouable courtisan etprit en grippe son prince-consort. Icelui ne songeantqu’à gagner le pain quotidien, et, dans ce but,s’employant nuit et jour à laprospérité de la monte porcine de Bibo-Peiro,dont le propriétaire, Moussu lou Marquis de Couquopillery,l’avait nommé régent, se doutait si peude son infortune, déjà connue de tous, que salégitime étant devenue grosse pour lacinquième ou sixième fois, il raillalà-dessus avec la plupart de ses chalands. « A lanaissance du Ninil,mon dernier, répétait-il sans cesse, on se promitbien de ne réitérer point et je me suis tenuparole ; ainsi donc il est clair que cette fois le diable a tout fait,à moins que la chose n’ait eu lieu parl’opération du Saint-Esprit ! » Et touten affirmant cela, lui de rire à gorgedéployée au milieu de ses porcs, impatientsd’approcher les truies d’alentour. Or, vint uneheure où les gammes de ce jovial ne furent plus lesmêmes. S’étant hissé par unmatin pluvieux d’avril sur la toiture d’une grange,afin d’en renouveler le chaume, qui, tout pourri, laissaitfiltrer les giboulées àl’intérieur, il aperçut en pleinverger, sous les pommiers déjà fleuris, samoitié gesticulant passionnément et le valet duharas qui la servait Dieu sait comme ! A cette flagrante mimique, notreSaint-Joseph hurla de douleur, et, le sang lui montant brusquementà la tête, il faillit àdégringoler jusques en bas : si ses pieds ne se fussent pasengagés à point dans une crevasse, pouf etbonsoir ! au fait cela peut-être eut mieux valu pourlui… Ravivé quelque peu, le malheureux mortelayant repris son équilibre, essayad’épier autour de soi ; mais ses yeux, encoreobscurcis, ne le secondèrent point, et force lui fut de seretirer à tâtons et peinant comme undamné. « Femme, clama-t-il, une fois descendu ducomble, es-tu là ? » Zoé, rouge commebraise et le chignon en désordre, émergead’un sombre berceau d’hierre : « Ah ! monDieu ! fit-elle au nez de sa dupe qui tressaillait piteusement, levoilà presque éteint et jaune comme un souci,qu’as-tu ? » « Je me suistroublé ; l’échelle a fui sous mesorteils tout à l’heure et peu s’en estfallu que je ne m’abîmasse sur les dents de laherse… ah ça mais ! d’oùsors-tu, toi, dépoitraillée ainsi ? »« Del’hort.» « Té, le soleil doitfièrement taper au jardin ; tu sues à flots.» « Eh ! j’ai tiré du puitsplus de soixante seaux d’eau pour abreuver noscochons… » « On a, je pense, un gagiste,et cette besogne le regarde ; où donc est-il ? »« Henriq vaque sans doute à ses affaires, je nel’ai pas vu d’aujourd’hui. »Tant d’aplomb en imposa àl’engeigné. « Parfois on prend desombres pour des corps, se dit-il, et nul n’est àmême de garantir que ses organes ne l’ont jamaisabusé ; cornard, moi ? non, non ! et pourtant…» En dépit de l’évidence, ilse serait peut-être entièrementtranquillisé si les bonnes gens de la paroisse eussentété tout autres à son égard: on le nasardait en maintes circonstances, et cela lui remettant sanscesse la puce à l’oreille, il étudiait,taciturne, les postures des deux suspects ; oui, mais si chaudsqu’ils fussent, ceux-ci, sur leurs gardes, secomportèrent avec tant de froideur apparente et deréserve qu’il ne réussit pointà les pincer en branle. «Allons, allons, ils’était trompé !.... Cependant il avaitvu ! » De guerre lasse, il résolut, pour en finir,de leur tendre un de ces traquenards où se laissent choirsouvent les plus madrés lubins. « On me mandeà Cahors, annonça-t-il un beau jour àson monde ; il faut que je parte demain : notre maître, lenoble marquis, exige que je remplace au plus vite nos vieux porcs depays par de jeunes barris anglais ; ayez l’oeilà tout pendant mon absence qui, j’en ai peur,durera beaucoup plus que je ne le désire ; enfin, je comptesur votre zèle ! » Il y comptait si bien, eneffet, que le lendemain soir, entre chien et loup, aprèsavoir sanglé sa valise, il enfourcha son bidet et quittaCastel-Ijaldiggu. Trop lascifs étourneaux !  Apeine seuls, ils s’en donnèrent sans douteà tel point que le sommeil les gagna. Certainement ilsauraient bien entendu , s’ils n’avaient point dormidans les bras l’un de l’autre, un chevalhennissant, qui, deux heures avant l’aurore, traversaitventre à terre la plaine de Garonne, et, probablement, ilsse fussent demandé quel pouvait être le voyageurassez imprudent pour se risquer ainsi la nuit en ces paragesdéserts où vagabondait unassassin-détrousseur, Marco-Ninhios,l’incendiaire, récemmentévadé du bagne de Brest. Hélas !hélas ! une clameur effrayante comme le tonnerre de Dieu lesréveilla. Qu’était-ce donc ? Avantqu’ils eussent eu le temps de se reconnaître,ô sancta Maria ! la porte de la chambre en laquelle ilsétaient couchéscôte-à-côte, craqua sur ses gonds,s’abattit, et flamboyant, pâle, terrible, unetorche au poing, apparut Ganitrôp.Épouvantés à l’aspect de ceporte-flambeau, l’épouse adultères’arracha les bras de son couard amant qui claquait desdents, et s’étant agenouillée au borddu lit : « Uèno, supplia-t-elle,épargne-moi ! » Secouant son front hagardempourpré par les rayons de la branche en flammesqu’il avait fichée dans le trou d‘unescabeau, lui, le mari, s’approcha de la couche nuptialeoù les deux fornicateurs imploraient miséricorde,et, sans proférer la moindre parole, en ayant pris un danschaque main, il leur serra le cou. Bientôt ilsgrimacèrent affreusement entre les tenailles qui lesétranglaient, et de blafards qu’ilsétaient naguère, ils devinrent verts, et de vertscramoisis, et de cramoisis bleus, et de bleus noirs ; et lorsque,agonisants, ils furent sur le point de rendre l’âmeau créateur, l’inexorable justicier les regardadans le blanc des yeux et les collant ensemble, face contre face, illeur cracha ce sauvage salut aux oreilles : « Accouplez-vousune dernière fois, crapauds infects, et voyez comme vousêtes jolis en faisant l’amour ! » Ilsmoururent ainsi, se baisant non de gré comme jadis, mais deforce ! et dès que leur meurtrier sentit qu’ilsroidissaient sous son étreinte, il les traîna nuset blêmes, aussi froids que des glaçons,jusqu’à sa cave et les abandonna là,tels quels, pitoyables cadavres, à la merci des mille-piedset des salamandres. « On avisera tantôt», dit-il en se retirant, et calme, il alla recevoir despratiques matinales attendant à sa porte avec une troupe defemelles vouées aux mâles du porcil. Ilsétaient vraiment aussi gros que des baudets poitevins, cesverrats noirs du Quercy qui, poussant des cris féroces etbrandissant leurs longues oreilles tombantes ainsi que leur queuestirebouchonnées, s’excrimèrentà l’envi tout le long du jour. Accomplir sifréquemment l’oeuvre naturelle, rudebesogne ! et, ma foi, qu’ils eussent après tantd’agissements une faim dévorante, ça seconçoit sans difficulté ; mais quelle pitance ilstrouvèrent dans l’auge ce soir-là ! Nifarine, ni son, ni pommes de terre, ni truffes, ni citrouilles, niglands, ni raves ; autre chose : un plat tout nouveau. Si goulusqu’ils fussent et quoique carnivores, ilsreculèrent devant cette étrange pâture,et ne fut qu’au bout de quarante-huit heures qu’ilsse résignèrent, ayant déjàrongé la paille de leur litière et le bois deleur crêche, à remplir enfin leur ventreaffamé. Quelle polenta ! quelle cocagne ! quelrégal ! Ils digérèrent tout ; et lelendemain du festin ils s’acquittèrent avec tantde fougue de leur tâche ordinaire, que laclientèle, ravie, se récriad’admiration : « Oh ! les portées serontbelles cette année-ci ! » «J’en suis sûr, ripostait invariablementl’entraîneur de la monte, et si, par cas, ons’enquérait de ses deux suppléantsdisparus, il ajoutait d’un air bizarre endésignant son noir troupeau de provingneurs : «Est-ce que je sais, moi, ce qu’est devenu ce coupleintéressant ; adressez-vous à mes petits soyeuxqui sont peut-être à même de satisfairevotre curiosité. » Cette répartie,ainsi que d’autres non moins équivoques,éveillèrent les soupçons, et chacuns’alarma bientôt en pays agenois del’absence prolongée des galants. Avaient-ilsdéserté la région ou bien celuiqu’ils trompaient depuis longtempss’était-il enfin aperçu de leurssecrètes relations et les en avait-il punis ? Sil’on comméra, le Sempiternel se le rappelle ! etles langues en vinrent à bruire si fort qu’on lesouït du parquet de Montauban. « Il y a lieud’examiner ça, conclurent aprèsréflexions ceux de la judicature : or donc, qu’onprévienne la force publique, et transportons-nousincontinent à Bibo-Peïro. » Dare, dare,au déclin du jour, une sournoise caravane se mit en route,et, le lendemain à l’aube, la pie fut prise aunid. Il dormait encore, le gérant du haras, quand lesenquêteurs, magistrats et greffiers, escortés dedeux brigades de gendarmerie, descendirent de carosse au ras de sademeure et heurtèrent à sa porte : «Ouvrez, au nom de la loi ! » Sans se troubler, ilobtempéra de bonne grâce, et les perquisitionscommencèrent immédiatement, tandisqu’on l’interrogeait. « Ah ! monsieurl’instructeur, répondit-il d’abord aurêche olibrius qui l’accablait de questions,où sont passés Henriq Quoundalma, mon domestique,et Zoé La Flûr, ma femme, je l’ignore,et si vous me l’appreniez, je vous donnerais bien un sou.» « Personne ne les a vus sortir de cette maison ettout le monde croit qu’ils ne l’ont pasquittée. » « Eh bien, cherchez-les-y :s’ils y sont, je veux être pendu. »« Prenez garde ! » « Et vous aussi.» Le ciel s’était allumédurant cette interrogatoire et le soleil ayant d’un paségal escaladé les nues, soudain plana sur cetteténébreuse et solitaire bâtisseoù se promenaient tant d’yeux clairvoyants. Amidi, toutefois, on n’avait rien découvert, bienqu’on eût fureté dans mille recoins, ettout semblait devoir tourner à la confusion de cette banded’intrus, lorsque le procureur du roi, sorti depuis un grosquart-d’heure de la monte, y rentra, suivi de ses auxiliaires: « Silence ! ordonna-t-il en s’introduisant dansla pièce où le prévenu, toujourstranquille comme Baptiste, causait de la pluie et du beau temps avecles gens de la maréchaussée, qui le surveillaient; Uzèno Ganitrôp, ajouta-t-il d’une voixsolennelle dès que les bouches furent closes, avouez-vousenfin votre crime ? » « Hein ! »« On vous tiendrait compte de l’aveu. »« Plaît-il ? » « Le mieux pourvous serait de confesser aujourd’hui… »«… que vous êtes fin commel’ambre ! » « Ecoutez-moi, la justice ades preuves patentes de votre culpabilité. »« Voyons-les, où sont-elles ? »« Ici même ! » et quoi disantl’accusateur étendit la main droit vers unargousin qui fourra sous les narines de l’homicide une pelleà feu où s’entremêlaient delongs cheveux de femme adhérant à des morceaux decrâne et quelques ossements souillés de fangequ’entouraient des lambeaux de chair putride. « Odiantre ! s’écria le verratier,à l’aspect de ces affreuses reliques quitémoignaient contre lui, mes porcs, ces béjaunes,n’avaient pas tout avalé ! » Puis,fonçant sur les assistants terrifiés de sarévélation involontaire, il leur distribuaquantité de calottes, s’ouvrit un passage aumilieu d’eux, enfila la porte et détala.« Qu’on l’arrête !empoignez-le, gendarmes ! » Oui, mais avant que ceux-ci,claqués et reclaqués, eussent ramasséleurs chapeaux à cornes et se fussent remis en selle, ilavait gagné la Garonne, distante de trois àquatre cents mètres, et couru vers des gabarresalignées au bord de l’eau ; la meute,attachée à ses trousses, l’atteignitcomme il sautait dans une yole dont il avait rompu l’amarre.Armé déjà des avirons, il en heurtales assaillants, et leur ayant fait mordre la glaise, il leur passa surle corps ; après quoi, renonçant àfranchir le fleuve, il s’était enfoncéparmi des champs de froment et de sarrazin, oùl’on eut tant de peine à le suivre qu’onne le rejoignit qu’à la nuit tombante au fondd’une carrière, et là, quoiqueacculé dans le roc, il s’étaitdéfendu comme un sanglier pendant plus de deux heures ;enfin, écrasé par le nombre, il tomba sur lespoitrines sanglantes de cinq à six pauvres diablesà demi morts dont il avait lacéré lesbuffletteries et cassé les sabres ainsi que les mousquetons; on le prit sans désemparer ; àdéfaut de chaînes et de cordes, on le lia de joncslimoneux arrachés d’un marécage ;ensuite, ainsi garotté, couvert de branches de saules, unmaréchal-des-logis lui tenant la gueule d’unpistolet aux tempes, un brigadier la pointe d’un bancal aucoeur, il fut emporté dans un tombereau auchef-lieu de la province, où plus d’une personne,actuellement, serait à même de citer les parolesque lors de son jugement, dès qu’il eûtentendu prononcer contre lui la peine capitale, il envoyad’aplomb au bec du ministère public quil’avait au cours de l’instruction,agonisé de sottises : « Libre à toi dete carrer insolemment dans ta simarre, homme enfiellé, quiréclamais ma tête, sois content, elle cherra ;mais, écoute : il se peut que, tôt ou tard, tafemme te fasse cocu ; le cas advenant, tu serais indigne du nom deFrançais si tu ne la massacrais pas ; au revoir ailleurs,ami ! Dieu préserve ton front, et tâche de finiraussi carrément que je finirai, moi qui te parle, le jourfatal venu !... » Ce fut, hélas ! un lundi,pendant l’été ; je m’ensouviens trop bien. « Ambrôsi, me dit mamère au moment où je partais avec notre jeunevoisin Claude Anzelayr pour la cité, n’y va point; à Caylus, jadis, j’ai vu périr unnommé Bôs, si tu savais la douleur que tu teprépares ! » Elle avait bien raison, laprévoyante vieille, et je le pressentis àMontauban, aussitôt que nous fûmesinstallés, mon compagnon et moi, sur la place des Jars,auprès du ruisseau La Garrigue, où devait avoirlieu l’exécution. Il y avait là, sansmentir, autour des bains Millet, trente ou quarante mille personnes,soufflant toutes à la fois, et, vraiment, il me semble quej’entends encore aujourd’hui ce grandbourdonnement. On eût dit la mer quand elle commenceà se mettre en colère, ou le vent qui secoue lesarbres à la cîme des montagnes ! et le blancsoleil d’août , tombant d’aplomb sur lepeuple assemblé dans cette large place, allumait toutes lesvitres aux façades des maisons, blanchies à lachaux, qui la bordent, et recuisaient les tuiles rouges des toitsluisants comme des miroirs. « Si nous pouvions gagner ce tasde moellons, me dit mon camarade, aussi piètre que moi, toutirait bien, nous verrions admirablement de là-haut !» Talonnés, talonnant, il nous fallut une bonnedemi-heure pour atteindre à cet amas de décombres; enfin nous nous y juchâmes et, là, nos yeuxjouirent d’un rare coup d’oeil. Unefourmilière de citadins se pressaient à notredroite dans les rues étroites et longues de laCité-Vieille, et des queues interminables de campagnardsdébouchaient à chaque instant du faubourgVille-Nouvelle. Oh ! que d’amateurs aux fenêtres etsur les toitures ! Il y en avait force au-dessus des parapets du pontde la Garrigue et beaucoup aussi dans les branches desmûriers trois fois centenaires alignés sur lecours avoisinant. « Ambrôsi, té, regardeça ! » Machinalement je portai mes regardsà gauche et subito je frémis de fond en combleà la vue d’une affreuse mécanique quegardaient à vingt pas de nous des chasseurs àpieds et des dragons à cheval. « On l’amise à l’essai ce matin, articulaquelqu’un, il paraît qu’elle ne marchepas trop ; on a eu toutes les peines du monde àdécapiter quelques moutons amenés ici par lesmaîtres bouchers de la ville. » Il est de faitqu’avec ses misérables charpentes branlantes, soncouteau massif ajusté tant bien que mal entre deux montantsunis par une traverse, et son escalier sans rampe piqué desvers, cette espèce de faucheuse, peinte en rouge, avaitl’air bien fatiguée. On se montrait,accrochées une à chaque poteau, deux lanterneséteintes à la lueur desquelles, pendant la nuit,trois honnêtes ouvriers de la cité, contraintsd’obéir à qui de droit, avaientdressé ces antiques bois de justice, et l’onremarquait aussi que cet engin de mort, y compris la plancheà bascule munie de méchantes courroies de cuirainsi q’une vieille manne d’osier pleine de son oude bran de scie et posée sous la lunette, étaittout criblé, madriers et fers, de grosses taches brunes quipouvaient bien être du sang caillé,desséché, provenant de ceux qui jadis avaientpéri là. « Je la reconnais, sanglotatout près de nous un vieillard fort cassé, cettegueuse sert depuis l’an II et c’est lamême qui tronqua, sur le parvis des couverts Mont-Auriol,Ondral, le parfait citoyen Ondral, ami de Robespierre…» Une sourde rumeur étouffa tout-à-coupla voix de l’ancien en culottes courtes et cinquante millebras au moins se levèrent en même temps vers lahaute tour carrée de la succursale de Saint-Joseph dont lagrande horloge marquait midi. C’étaitl’heure ! On écouta tinter le métal:… Huit, neuf, dix, onze !... Au douzième coup debattant, tous les yeux se braquèrent sur la rue des Lixespar où devait arriver la noire procession. « OClaoudou, j’ai peur, retournons-nous-en ! »« Il est trop tard ! tu m’ennuies,écoute donc ce que raconte ce godelureau. » Jetendis l’oreille, et telles furent les paroles qui me vinrent: « Un hercule tel que lui, méfiez-vous, gens !est capable de rompre ses liens au moment suprême etd’assommer toute la compagnie : hommes, enfants et femmes ;soldats, gardes, prêtre et bourreau ! » «Pas du tout, il ne bougera point, on le prend pour un loup etc’est un mouton ! » « Nous verrons bien !» « Oui vous verrez ! » Un cri grondadans la multitude au loin, et tous les curieux, perchés surles toits d’alentour lerépétèrent en écho.« Lui, c’est lui, le voici ! » Cettealarmante clameur roula comme le tonnerre au milieu de l’airet bientôt, en face de moi, parmi le flot de la populationouverte et refoulée une troupe de gendarmesmontés sur des chevaux fringants, se montra. Les galonsd’argent de leurs tricornes et les lames d’acier deleurs sabres étincelaient au soleil. En cet instant,Anzelayr de la Croix-aux-Boeufs qui serrait mes mains entreles siennes, approcha ses lèvres de l’une de mestempes et murmura d’une voix si basse que jel’ouïs à peine : «Ambrôsi, la charrette ! » Un nuagemouillé me couvrit les prunelles, et pendant une longueminute, aveuglé, j’écoutaimalgré moi le bruit troublant que font en respirant aveceffort des milliers de poitrines humaines et le profond tremblement quiremuait toute cette masse de chrétiens réunis.« Il est là, là, là !...» Je rouvris les paupières et regardai.D’abord je ne distinguai rien, ensuite des ombresm’apparurent confusément, et je vis tout enfin,oui, tout : les maisons, le peuple, les militaires,l’échafaud, la charrette, ô mon Dieu !Cette charrette, escortée de Pénitents-Blancs encagoule noire et déchaux qui psalmodiaient un lamentablecantique et marchaient, tenant chacun une tête de mortà la main gauche et de l’autre un gros ciergeallumé, cette fatale charrette, dont les roues aux jantesferrées grinçaient sur le caillou pointu duCours, un mulet, poussif et couronné, la traînaiten renâclant, et trois êtres y étaientassis côte-à-côte sur une plancheposée à même les ridelles, au-dessus dutimon, trois êtres : un aumônier, le bourreau, puisLUI ! Fort calme entre les deux funèbres officiants assezinquiets, il avait les mains attachées derrièrel’échine, sous une veste de cadis bleu, qui,nouée autour du cou par les manches vides, lui cachait lesépaules. Sans trop faire attention àl’abbé qui lui passait à tout instantsous le nez un crucifix de cuivre ou d’or, il branlaitdoucement la tête en regardant à droite,à gauche, et saluait les bonnes âmesenvironnantes. Subitement il se rejeta d’un seul coup enarrière, ayant aperçu devant soi la guillotine,et je le vis se dresser presqu’aussitôt, terrible,la bouche béante et les yeuxécarquillés, dans le lit de la charrettearrêtée. Un géant ! Il avait au moinscinq pieds six pouces et semblait moulé !  Queldommage d’écimer cette plante-là.Maître de ses nerfs, il contempla fièrementl’effroyable attirail de mort, après quoi,promenant de nouveau ses regards sur l’assemblée,il soutint le feu de tant de prunelles brillantes dardéessur lui. « Descends ! » lui commandèrentles valets de potence. Aidé d’eux, il mit piedà terre et, mouvant péniblement les jambesà cause des chaînes qui l’entravaient,il s’avança jusqu’au bas de la hideuseplate-forme où s’étaientportés les moines chanteurs. Un beau mâle,véritablement. A peine si l’aumônier luiallait à l’aisselle, aux hanches le bourreau. Cedernier, appelé Romain Lylyl, haut comme une botte etvêtu d’une crasseuse soutanelle rouge,était bossu par devant et par derrière ; un largetapabor lui tombant aux sourcils et touchant presque à sesdeux bosses recourbées ainsi que des becs de gabarre,avalait les trois quarts de sa face terne et rase, toutédentée : on peut dire que cet artisan de deuildéplaisait au public autant qu’aucondamné. Tout en marchant bras-à-bras,d’un pas réglé, ce colosse et ce nains’envisageaient réciproquement, et quel coupd’oeil ! Le pauvre chapelain qui les accompagnait,plus mort que vif, en avait la chair de poule et faisait en sonsurplis. Un roulement de tambour retentit, triste,accéléré, navrant,lorsqu’ils escaladèrent tous les trois enmême temps les marches vacillantes del’échafaud oùl’infâme couteau brillait,léché par le soleil. La minute suprêmeétait venue. Autour de la guillotine, derrièreles soldats silencieux, rangés en rond, et les capucinsrécitant le Deprofundis, un groupe de femmes à genoux disaitle Pateret l’Ave Maria.Toujours ferme, celui qui n’avait plusqu’à mourir embrassa le prêtreaffolé qui l’embrassait, ets’étant laissé dépouiller desa veste, il apparut, énorme et superbe avec ses musclesincomparables, ses magnifiques chairs bises sous sa chemisedécolletée et sa belle tête riche desang encadrée d’une royale crinièrebrune coupée ras à la nuque… oh !c’était un crime de le découronner ! untel lion, un si rude chêne aurait vécu plus decinquante ans encore. « Adiou! Ganitrôp, adiou ! »crièrent tout près de moi plusieurs paysans.« Salut à tous, salut ! »répondit-il d’une voix franche qui fut entenduedes quatre coins de la place, et tandis que les grosses cloches deNotre-Dame-Montalbanaise et la barloque(beffroi) de la ville sonnaient à toute volée, ilmesura des yeux, sans changer de figure, une bière neuveouverte gisant à côté delui… « Cette caisse-là, dit-ilà l’exécuteur qui venait de le saisir,est trop courte pour moi ; je t’en préviens,vermine ! » Au lieu de lui répliquer, Romain Lylylle poussa vers deux auxilliaires, debout contre la lunette, et souriten indiquant d’un geste que la bière serait assezlongue tout-à-l’heure. Indomptable, le moribondplein de vie osa rire de cette pantomime atroce et se livra, toisantavec mépris l’odieux farceur, aux mains brutalesdes valets. Un autre roulement de tambour alors résonna, semêlant aux dong, dong, dong ! des campanes qui tintaient unglas d’agonie, et comme le prêtre, devenu plus vertque l’herbe, offrait une dernière fois le Christaux baisers de l’infortuné qui portait toujours lacrête haute, le commandant de la troupe, trop attendri pourpiauler, leva lentement son sabre nu. Tout aussitôt on vitles bancals s’abaisser vers la terre et l’onentendit les crosses de fusil s’abattre sur lepavé, puis les soldats, cavaliers et fantassins,s’étant découverts,appliquèrent qui le casque, qui le tricorne, qui le shako,contre leurs yeux. « Ambrôsi, souffla ClaudeAnzelayr entre ses dents clavées, on le boucle…il est bouclé…. le vois-tu ? » Si je levoyais, saintes et saints du Ciel ! Une puissance supérieureà ma volonté me contraignait à tenirl’oeil sur lui. Quel homme ! ô quel homme! Ayant examiné la ficelle attenante au ressort et ledéclic aussi : Mayeux ! dit-il hardiment au bourreau, tuprésenteras à ce noble soleil la têtedu brave qui va mourir sous ton rasoir, en te traitant de saleperruquier… » Aïe ! aïou ! laplanche avait basculé, j’y suis encore, unéclair jaillit et le triangle de fer tomba. Ce fut un coupétouffé, gras, sourd, un bruit à peuprès pareil à celui que fait sur son billot lecharcutier hachant du lard, ensuite un cri de bêtequ’on égorge ! Ah ! ce cri… Le couteaun’ayant agi qu’à moitié,remontait tout humide, et deux rigoles empourpréesruisselaient sur le plancher de l’échafaud. Oncomprit vite ce qui s’était passé : Lesmoines s’étaient trop pressés,hélas ! d’éteindre leurs cierges et dedire : « Amen! » ensuite : « Alleluia !» Tout n’était pas fini.D’abord atterré, le peuple se remitbientôt et s’indigna. C’est àgrand peine que les gardes lui barrèrent la route. Ilvoulait tuer le tueur qui ne savait pas son métier. Uneseconde fois le tranchet glissa dans ses rainures, descendit ensifflant et manqua de nouveau. Les aides, étourdis del’aventure et tremblant comme la feuille se disposaientà le hisser encore. « Assez, ordonna la foule envoyant le patient qui soulevait sur ses épaules le carcan debois où sa gorge entaillée était prise; assez ! assez ! » Obstiné comme une mule, RomainLylyl refusa d’obéir. « A mort la bosse! à mort ! » Tout le monde criait et ramassait despierres. Soudain un cheval se cabra, puis un second, untroisième, et tous, saisis bientôt d’unepeur folle, ceux des dragons ainsi que ceux des gendarmes,s’ébrouèrent ; et pêlemêle, ils se prirent à ruer et àhennir. A ce hourvari, le bourreau, menacéd’ailleurs d’être lapidé,perdit la carte, et presque fou, se mit à rôdercomme un imbécile autour de son mauvais outil. Un caillou,bien lancé, lui frisa la figure, un autre emporta sonchapeau noir à grandes ailes. On le vit alors cepelé, ce teigneux blafard et sans dents, ce petit boutd’homme aux gigues en zig zag, ce double bossu plus laid queles Sept Péchés Capitaux, sauter àpieds joints sur le dos de la grosse lame mal aiguisée et,là, danser comme un perdu, cet abominable pantin ! tandisque l’autre, le martyr, ayant rompu ses liens, bramait, lecou scié, comme un boeuf àl’abattoir, et tâchait, ô Seigneur Dieu !de déraciner les arbres quasidémantibulés de la guillotine. Enprésence de cela, quantité de gens se sentirentdéfaillir ; une vieille moustache, unvétéran lui-même, chamarréde décorations, s’évanouit dans lesrangs, sur ses étriers. On ne pouvait en supporterdavantage, il fallait en finir. A ce moment cruel, lemal-bâti, s’avisant qu’iln’aboutirait à rien en piétinant sur lecouperet, eut une inspiration et changea de méthode. Une plane (doloire)qui sans doute avait servi le matin à raboter les ais del’échafaud, se trouvait encore là.C’est au moyen de cet instrument de menuiserie quel’épouvantable besogne fut achevée, etle bourreau, tout aspergé de sang, enfin nous montra latête décollée qu’il tenaitpar les cheveux !... Oh ! cette tête toute meurtrie, toujoursvivante, quoique coupée, nous la vîmes avec seslèvres tordues, ses narines pincées, son frontblêmi, rouler les yeux, remuer la langue, tressaillir,pendant que le corps décapité, debout contre laplanche à bascule relevée, envoyait enl’air une double fusée écarlate. A cetableau, le peuple irrité qui gravissait la guillotineaprès avoir culbuté capucins et gendarmes, reculad’horreur, s’enfuit, entraînant tout surson passage, et je ne m’explique pas encoreaujourd’hui comment Anzelayr et moi, nous noustrouvâmes tous les deux hors ville au bord d’unétroit chemin raboteux où passa, laissantaprès elle de grosses gouttes rouges tombées ducercueil y contenu, la maigre charrette mortuaire, qui portait aucimetière des suppliciés les restes encorepalpitants d’Uzèno Ganitrôp deCastel-Ijaldiggu-Baguelonne : « Ah ! par exemple ! articulad’une voix rauque mon ami de la Croix-aux-Boeufs enfoulant la terre arrosée de larmes vermeilles ; on peut direque celui-là, vraiment, avait du sang dans les veines !»

LéonCladel.