Cedimanche-là, toute la ville était enl’air, et l’on commençait àsortir de la grand’messe comme nous traversions la place deSaint-Pierre-au-Coq. Extasiés d’entendrel’allégro des grandes orgues, qui semêlait au bourdon des chantres, et de voir au fond del’église un millier de chandellesallumées s’étageant sur lemaître-autel, mon co-routier et moi nousn’eûmes garde de pousser plus loin, et nousétant accolés contre le portail ouvertà deux battants de cette noble cathédraleadornée de grimaçantes figures de pierre, nousregardâmes passer devant nous le joyeux troupeau desfidèles. Sapristi ! que de blouses, que delévites, que de vestes, que de fracs ! et le beau lustred’en haut luisait pour tous, seigneurs, bourgeois et manants.O quel spectacle original ! Ici de jeunes mirliflores offrant le brasà de fluettes demoiselles, vêtues de soie ou develours, qui, chacune un riche paroissien entre ses mainscroisées, affluaient au dehors les yeux baisséset toutes rouges de plaisir ; là, jaloux de primer engalanterie ceux de la cité, les gars de la campagnecueillant librement au passage leurs goujates en jupon de fil ou decotonnade, aussi coquettes d’ailleurs que les dames ; et toutce monde divers, au bruit des cloches sonnant à triplecarillon, se répandait à travers le parvis, auxquatre coins duquel on faisait cuire des coques en plein air, etd’où de longues langues de fuméemontaient au ciel comme un encens. Saint Alary, dontc’était la fête, devait, tout rayonnant,élargir la narine : il n’y avait pas àdire, mon bel ami, ça sentait fameusement bon !...
- Ohé ! gens, ohé ! place, s’il vousplaît, à Coucou-Biribi !
L’assemblée obéit à cetteinjonction, et l’on vit s’avancer rondement uneberline attelée de deux vaillants petits chevaux de Tarbeset peinte en jaune ainsi que les diligences qui font le service deMoissac à Montauban. Habillé de violet etcoiffé comme un turco d’un turban blanc, celui quila conduisait, espèce de grand diable aussi maigrequ’une cigogne, alla se camper au beau milieu du populaire,en face de la basilique, et là se mit à leverbras et jambes en brâillant tant et plus : « Enavant ! la musique ! cria-t-il, la musique ! en avant !»Alors un gros court, très-barbu, malficelé, qui se tenait pelotonné sous labâche de la voiture à quatre roues, se dressa, lesbaguettes au point, et fit ronfler son tambour. « Ran plan,plan, ran !... » Il battait crânement la peaud’âne, ce ragot ; et sa manière merappela tout de suite celle d’un maître tapin du25e d’infanterie légère,Auclé, dit Touche-Dru, que j’avais vu finir entreles pattes des bédouins d’Abd-el-Kader, enAfrique. « Halte-là, l’artiste ! et vousautres, ouvriers, paysans et messieurs, aboulez ici, gueula lecharlatan en chef en brandissant au-dessus de sa tête ungrand sabre recourbé, c’est moi,l’inimitable, le seul, le vrai Coucou-Biribi qui, du premiercoup, arrache les quenottes les plus tenaces. Hardi, je fonctionneà très-bon marché ! cinq sols pourcelles qui n’ont qu’une racine, un liard de pluspour celles qui en ont deux et même trois ; allons, allons,houp là ! montez, citoyens, et toi, roule, musico !» Franchement, cet estafier, quoique vantard,méritait la confiance qu’on avait en lui, car, survingt opérations qu’il fit séancetenante, il n’en manqua point une seule, etc’était un plaisir de le voir pratiquer, les pansde son camail doré rejetés en arrièreet l’espadon à la main. On n’avait pasle temps de dire aïe ! une, deux…c’était fini. « Malo Dioux ! grognaientles clients en épongeant leurs gencives saignantes, iltravaille admirablement bien, cet industriel, nous n’avonsrien senti ! » Ces assurancesréitérées encourageaient les timides,et c’est à peine si le praticien pouvait suffireà la besogne. En un rien de temps, deux assiettes defaïence, posées sur une banquette devant lui,furent remplies de monnaie et de dents bordées de chair vive.
- Ah ! ma foi, dit mon compaing émerveillé detant d’adresse et de promptitude, j’y vais !
Il y serait certainement allé sans les pompiers de la ville,débouchant sur la place pêle-mêle, ainsique des moutons en foire. Oh ! qu’ils étaient bonslà, Saint-Dieu ! ces urbains mal fagotés, avecleurs antiques fusils à pierre et leursépaulettes garance ourlées de métal !Les triples nigauds, avant de jouer aux soldats, auraient eu bienbesoin d’apprendre l’exercice. Il étaitclair qu’aucun d’eux n’avait servi, saufleur capitaine, un vieux dur à cuire qui marchait, roide etcambré sous l’uniforme, en marquant le pas dufantassin. « Nom d’un chat ! tas depékins, s’écria-t-ilimpatienté, par file à droite, alignement !» Il ne lui fut pas si facile que ça de disposerses hommes, et véritablement il étaità bout de souffle lorsqu’il réussitenfin à les grouper autour d’une couleuvrine defer qu’ils avaient traînéejusque-là. « Gare ! on va tirer le canon !» A ce cri, villageois et citadinss’écartèrent du dentiste, et celui-ci,très-marri du contre-temps, se retira. Le milieu de la placedégagé : « Garde àvôs ! » avertit le grognard, presque invalide, quicommandait la milice. Aussitôt un sergent apparut hors desrangs avec une mèche allumée. On recula. Desfemmes un peu saisies se bouchaient les oreilles, et la marmailleégarée avait le vertigo. « Chargez !» Sitôt dit, sitôt fait. « Enjoue !... feu ! » Rien ne partit ; tout le monde pouffa derire. Alors, furieux et capot, l’ex-légionnaire encheveux blancs enleva des mains du maladroit la mècheenflammée et la posa lui-même sur lalumière… On entendit un petit pet et le claironsonna. « Vivent les pompiers ! » Ilsrebourrèrent leur pièce fumante, et pendant unquart d’heure au moins la poudre parla. Je me croyais enAlgérie… Oh ! quelle fête ! Il fallaitvoir les canonniers ! Heureux et fiers d’êtreapplaudis, se pressant autour de leur officier, qui maniaitl’écouvillon à ravir, ils suaientà grosses gouttes sous leurs grands casques de cuivreà crinière rouge que le soleil enguirlandait degloires, et se rengorgeaient à chaque nouvelledétonation dans leurs belles tuniques à plastronde velours, et rouaient comme des paons ! Un innocent eûtdeviné sans peine qu’ils se trouvaient jolis-joliset que chacun se savait reluqué de sa chacune,oui-dà ! Finalement, ils étaient si chicardsqu’on serait resté toute la journéeà bayer devant eux !...
- Assez musé ! les amis perdraient patience,Ambròsi !
Mon camarade avait raison, cette fois ; aussi le suivis-je sans trop derésistance au
barri (faubourg) de Sainte-Odette,où les plus altérés soiffeurs del’arrondissement : Auguste Haut - Pont, Toinil -Lanfré, Paul Larip, Pierre Escassan, Oli ditl’Eponge, Hippolyte le Bossu, Fabarel le Borgne,Esprit-Court, Untherez, Zâqui, TruphêmeKaïeu, les deux Brandala, Tûl, Yspaliou,Borromée Ucort, Torno-Biro, le premier estivandier deSaint-Paul-Longue-Barbe, et coetera, nous attendaient enjouant au
canol (bouchon) dans une cour, chez PétronilleEndacloï,
la Mère des Laboureurs.
- O gai ! cria toute la bande à notre aspect ; enfin, voicila plus crâne paire du pays !...
- Et, bibo-Diou ! répliquai-je en échangeantforce poignée de mains, on s’en vante !...
Hâlés, trapus, bâtis à chauxet à sable, la plupart de ces jeunes fendantsassemblés là se présentaient fortbien. Excepté le Cadet de la Birouno, portant comme Anzelayrun petit bouquet de favoris à la Louis-Philippe, et PancraceBasculard, ex-cuirassier, qui conservait, ainsi que moi, les moustacheset la royale rapportées du régiment, tous lesautres avaient la face entièrement rase et se ressemblaientbeaucoup, peut-être à cause de cela. Pas vilains,d’ailleurs, avec leurs rudes caboches, tondues de partouthormis aux tempes, et leurs légères papillottesvoltigeant autour de leurs brunes joues encadréesd’un large col de toile rousse et marquées decette vive teinte bleue que le rasoir laisse après soi. Telsquels, ils se tenaient vraiment d’aplomb et reluisaient,propres comme des sous. Ah ! c’est que, pour bien figurerà cette fête tremblante qui ne vientqu’une fois l’an, on s’étaitfait cossu ! Chacun, avant de quitter sa maison, avait tiréde son armoire et mis sa belle veste de droguet, son joli pantalonà pont en ratine de Montauban, une fine chemiseempesée, de gentilles bretelles blanchessoutachées de jaune ou de vert par quelque bonne amie, lemagnifique gilet à ramages, héritageprécieux du vieil aïeuldécédé, la profonde ceinture de basaneoù l’on serre écus etpiécettes, les hauts brodequins en cuir de vachearchi-ferrés, le
cinquième, autrement dit legrand castor poilu dont on ne se coiffe que les jours fastes, quesais-je encore, l’horloge de poche ! cette grosse montre enargent toute chargée de breloques d’acier ou defer et bombée comme un oignon ! enfin, bref, on avaitétalé tout son luxe, on était sur sontrente-et-un !
- Houp-là ! dit Torno Biro quand la partie futachevée, à la crèche !
- Allons-y !
Sur ce, on se lava les mains à la pompe établieau milieu du préau, puis on franchit le seuil del’auberge et l’on traversa respectueusement unespacieuse cuisine où tout un bataillon de volaillesachevaient de rôtir devant le feu, tandis que bon nombre demarmites et de casserolles gargouillaient sur un maîtrefourneau. Vrai, cette vieille Pétronille avait pris de sagesdispositions. Son hôtellerie étaitcirée comme la niche d’unévêque et tout y brillait, du plancher au carreau.Rien de mieux tenu, rien de plus ragoûtant que les bassins decuivre alignés au long des murailles et que la vaisselleempilée sur les buffets. Sandî, tout çavalait bien une oeillade et même deux. En haut, aupremier, c’était encore plus réussi.Dans une très-riche chambre carrelée enchêne et tapissée de bleu, la table avaitété dressée : une fameuse table en ferà cheval et de septante couverts, environnée dechaises de bois blanc qui semblaient neuves etcaparaçonnée d’une magnifique nappeaussi blanche que neige, où se carraient comme des tours unequarantaine de nobles bouteilles de quatre à cinq litres,emplies jusqu’au goulot.
- Hé ! hé ! fit en s’asseyantà mon côté le goulu quim’avait entraîné là,ça va rouler tout-à-l’heure ici.
- Je t’écoute, Anzelayr.
On prit place en silence, et dès que chacun futcommodément installé, notre présidentTorno-Biro commanda :
- La soupe !
Andréline et Françon, les deux jeunes brus de laMère des Laboureurs et ses servantes, semontrèrent aussitôt avec deux énormessoupières pleines jusqu’au bord d’unbouillon gras qui faisait des yeux terribles. On goba ce potage fumant,ensuite on entreprit le bouilli. Ce qu’il en resta, de cegros morceau de boeuf ou de vache flanqué decarottes et de persil, n’enfla guère la panse auxquelques chiens qui se trouvaient là, couchésentre les jambes de leurs maîtres en train, ceségoïstes, de tendre le verre. « Unegoutte de rouge ou bien une larme de blanc ? » «Choisir est mal aisé ; de l’un et del’autre. » « En voilà !» Les gobelets emplis, on s’arrosa la dalle du cou.« Bâtissons sur de bons fondements ou garel’averse ! » On tint compte de cette prudenterecommandation. Andouilles, saucisses et boudins roulés dansl’épaisse moutarde noire deSaint-OEuf fournirent un lit de mortieroù l’on posa de fortes assises de veau, puis ilplut ferme là-dessus et le sabbat commença.« Des bouteilles, fillettes ! et toi, la Mère,poularde asthmatique et rhumatisante, apporte-nous des tripes et descouennes. » « En voici ! » Cette lourdepitance déglutie, on pinta comme des trous en tapageant. Auplus fort du bousin, une kyrielle de carpes antiques commeHérode, accompagnées de royales aloses, seprésentèrent toutes fraîches et furentaussitôt reçues dans les estomacs où,certes, elles purent nager aussi bien qu’en pleine eau. Dare,dare, après ces délicieux poissons, viteabsorbés, arrivèrent plusieurs files de lapins etde lièvres roussis à point. Tout le mondes’en lécha les badigoinces ; ensuite apparut unvol de tendres alouettes : on en prit chacun six en son assiette, etcela fit, y comprit les os, six petites bouchées.Supérieurement délicate, mais pas assezsubstantielle, cette friandise ! aussi demanda-t-on quelque chose deplus étoffé. La réponse du cuisiniernous convint. Trois douzaines de cochons de lait et quatorze agneauxcuits en leur jus, il y avait là de quoi serégaler. On découpa sur-le-champ ces cinquantebelles pièces, servies entières, et ce fut alorsà qui jouerait le mieux de ses trente-deux dents. Avalantpresque sans mâcher, on engloutit en un clind’oeil les chairs croustillantes et, sans perdre letemps, on passa tout de suite après aux légumes :artichauts, épinards, choux, haricots, pois,fèves, etc., puis on souffla quelque peu, mais cen’était pas fini. Compotes de pigeons,fricassées de pintades, ragoûts de canards,chapons à la broche et
croustades (tourtes), se suivirentqueue à queue et, s’il te plaît, ami,verse à boire du vieux et du nouveau ! Quelle faim et quellesoif !... A bien y regarder pourtant, un tel appétit esttout naturel et s’explique : en effet, si du premier del’an à la Saint-Silvestre, on ne mangeà la campagne que du pain de seigle ou de maïsfrotté d’échalotte ou d’ail,et si l’on n’y boit, pendant ce même lapsde temps, que de la piquette ou de l’eau, n’est-ilpas juste qu’à Pâques, à laChandeleur, aux Rogations, à la Noël et deux outrois fois encore au cours de l’année, on sebourre jusque-là de viande et de vin ?... Il nous semblaità tous que si. « Donc humectons-nous la gargamelleet vive le rata ! » Fort aise de voir que nous nous traitionsà bouche que veux-tu, Pétronille, en sueur,essuyait sa trogne souriante et nous poussait sans cesse àla dépense : « Allez-y, mes mignots, allez-y, vousne laperez pas tout celui qu’il y a dans mon chai.» Plus d’une des barriques de sa cave devaitcependant être à sec, car on buvait depuislongtemps à tire-larigot. Ici et là, les yeuxallumés ardaient comme des tisons, et ma foi, l’ons’oubliait petit à petit. Andréline etFrançon, les deux gentes soubrettes, avaient beau crier :« à bas les pinces ! » et se tenirà la parade, on leur agrippait tout de même un peula cotte… Halte-là ! Mère desLaboureurs ne l’entendait pas ainsi. « Calme-toi,sainte rossinante, et va te plaindre de nous àl’oblat ! » Toutes les têtesétaient fort échauffées etl’on se serait peut-être pris de bec ; mais,heureusement apparut l’oie aux olives, honneur des agapescampagnardes ! On se recueillit avant d’y toucher et, pendantque chacun la contemplait en extase, Ignace Yspaliou deSaint-Guillaume-le-Tambourineur se leva sérieux et proposade toaster la santé du vénérableprotecteur de la charrue. « Accepté ! »L’on trinqua.
- Si l’honnête Alary (Hilaire), habitant duParadis, nous entend du haut de sa demeure et qu’il daigneaccomplir nos voeux, dit Torno-Biro, le premier estivandier deSaint-Paul-Longue-Barbe, nous aurons cette année uneincomparable récolte…
On fit chorus à ce souhait, et puis àl’oie ! En moins d’un quart d’heure, onen dévora bien trente-cinq, pesant de sept à huitlivres chacune, et, comme nous étions là septanteaffamés, cela fit juste la moitié d’unepar bouche. Après ce plat aussi copieux que succulent,Andréline et Françon, un peuchiffonnées et point trop fâchées del’être, apposèrent sur la table unesalade extraordinairement assaisonnée et qui nous mit legosier en feu. Pour s’éteindre, ons’inonda de rechef, et quand nous eûmespompé du liquide, autant que les sillons brûlantsen pompent l’été quand il a plu, nousnous empriffrâmes de confitures et de massepains, detartelettes et de caillebotte. Ensuite, ayant suffisammentmastiqué, l’on se mouilla de nouveau, puis onbrailla par exemple ! Anzelayr et quelques autres, douéscomme lui d’un
galoubet véritablementassourdissant, en vinrent à couvrir toutes les voix, etbientôt il n’y en eut plus que pour eux. Ilsparlaient de vigueur et d’adresse…, àcoup sûr, il fut débité làplus d’une menterie. Untherez, Polyte Untherez,propriétaire d’un assez fertile vignobleà Saint-Tamandrinoux-ès-Liens,répétait toujours, s’enrouantà force de crier, que lui, le solide des solides, il avait,à la dernière mi-carême, enprésence de nombreux témoins, chargé,sans nulle assistance, sur une charrette limonière, deuxpipes de vin pleines jusqu’à la bonde.Impatienté de l’entendre s’exalterainsi, Nal le forgeron haussa les épaules, et dit que lui,Nal, avait fait mieux que ça : tous ceux de son hameaul’avaient vu, le lendemain de la Fête-Dieu, prendreun boulon de fer, route comme braise, au bout des doigts etl’y garder cinq minutes sans se roussir la peau. Cette grosseblague fut très-goûtée, et lesapplaudissements duraient encore que se dressa de tout son haut AlbaTorno-Biro, qui, quoique peu falourd d’ordinaire, ne manquaitpas de toupet néanmoins, et l’on s’enaperçut bien. Non, en vérité, rien deplus stupéfiant que la prouesse qu’il nous conta :« Certain jour de foire, à Lauzerte-Cadurcine,trois hercules gigantesques, campés sur le foiral, offraientune pistole à l’amateur assez hardi pour lesaffronter et de les étendre surl’échine ; entendant cela, lui,l’imperturbable estivandier, entra tranquillement dans labaraque de ces capitans et, s’étantdéshabillé, déclara devant le publicqu’il se sentait la puissance de les terrasser tous les troisensemble ou l’un après l’autre ;aussitôt on s’attrapa ; ce fut bientôtfait ; au bout de cinq minutes, le premier des lutteurs, aplati sur lesable, s’avouait vaincu ; le second, deux côtesenfoncées, se tordait comme un ver en baisant la terre, etquant au troisième, escamoté ! jamais pluspersonne ne le revit, on le cherche encore…. etvoilà ! » Quelle aventure !Enthousiasmé plus qu’aucun d’entre nous,Ildefonse Esprit-Court, ainsi dénommél’on comprend pourquoi, se trémoussaità l’extrémité de la table,en jurant ses grands dieux que l’exterminateur des herculesde Lauzerte était sans contredit la plus rude poigne duQuercy. Doucement ! Une telle parole avait offenséquelqu’un. Ah ! je le reconnus bien là, ce fat,qui ne pouvait se faire à l’idéequ’il pût y avoir sous la courbe du ciel unmâle plus redoutable ou plus farouche que lui !Pâle, et les sourcils froncés, il tapa si fort surla table que les assiettes et les gobelets sautèrent tous enl’air : « Hommes, dit-il ensuite,écoutez-moi. « Tout le monde se tut, et lui, cemécréant, osa blasphémer ainsi :
- Seul, avant-hier, vendredi, la nuit, entre onze et douze, il faisaitnoir comme dans un four, et les arbres se plaignaient àl’entour du Mas de Crô, je passai, sortant de laMotte-Navarenques où vous savez qui je vais voir, au ras dela Borde-Brûlée, près de laquelledepuis mille ans et plus s’ébattent àcette heure-là, sous les cieux sans étoiles, unméli-mélo de démons et de revenantschargés de chaînes… «Anzelayr ! hurla soudain un être invisible au tournant duDouble-Roc, Claude Anzelayr de la Croix-aux-Boeufs en Quercy,petit-fils de Simon Anzelayr du Pech-de-Cordes en Rouergue et fils deBertrand Anzelayr de la Combe-Noire en Armagnac, avance ici, dans cetteruine, et je saurai si, comme on l’affirme, il est bien vraique tu ne craignes rien, ni le Diable, ni Dieu. » Sans medemander à qui j’avais affaire en ce lieu mauditet sans que mon coeur battît plus vitequ’en ce moment-ci, je pénétrairondement en ladite borde. A peine y fus-je entré que je visgrandir au milieu d’une fumée et d’uneflamme infernales un grand dépendeur d’andouillesarmé d’une fourche à trois pointes etfortement cornu. « Te sens-tu le courage de me donner la main? » «Oui, la voici. » « Biença ! mais à présent que je te tiens,aubardier, il faut bon gré mal gré me suivre.» « Où donc ? » « Enmon royaume ! » « Halte-là ! je suistrès-bien ici sur terre et j’y resterai.» « L’on ne résiste pasà Sa Majesté Lucifer ! » « Ahça ! lâche-moi, sinon !… » Ilne m’en laissa pas dire davantage, et, m’ayantcramponné de ses ongles poisseux, il me tira par devers lui.Je le bourrai. Les cinq gourmades qu’il reçut nele matèrent qu’à demi ; celam’étonna, car je l’avaiscogné ferme, et quand je cogne, moi, bonsoir ! «Rends-toi, mets les pouces, aboyait-il sans cesse en me crachant aunez, ce saligaud, du salpêtre et du soufre, tu ne peux riencontre celui qui te parle et que tu combats, aurais-tu pour soutien laSainte-Trinité, laquelle se compose de l’Ancien,du Nouveau, du Ramier, ainsi que d’une foule d’Ameset de Corps… » « Assez causé,lui répartis-je en le rossant ; tum’embêtes avec toutes tes sornettes, animal ! On sefout de toi comme de la Saint-Tri… » «Boum ! un bruit semblable à celui de cent bombardespétaradant toutes ensemble, éclata. Me serrantentre ses pattes ainsi que dans un étau, le drac cherchaità m’entraîner je ne sais où.Là, vrai, je me crus perdu. Réunissantnéanmoins toutes mes forces, je parvins à medélivrer de sa puante embrassade, et, crac ! comme ilcourbait la tête à la façon desbéliers et des boucs, je lui flanquai sur le front, entreles deux cornes, une telle apostrophe qu’ils’abattit. Tandis que je voltais pour savoir s’iln’y avait pas autour de moi d’autres entrepreneursde son espèce, il se requilla, me ressauta dessus, ce laidbougre, et me déchira le cuir. Une calotte inimaginable queje lui servis en eut enfin raison. Ayant déclouéses dents qui me gâtaient les chairs, ils’enfonça, flambant comme un brandon, dans laterre béante, en m’emportant le bout de la mamellegauche, le goulu…. Tenez, monde, examinez un peuça !
Là-dessus, le soi-disant vainqueur de Belzébuth,envisageant avec un mépris sans égal AlbaTorno-Biro, que le pauvre Esprit-Court avait eu lasimplicité de louanger outre mesure une minute auparavant,écarta les devants de sa chemise et nous montra son estomacaussi poilu que celui d’une bête et dont la peau,meurtrie en maints endroits, entamée àl’un des seins, saignait. A l’aspect de tant debleus et de la plaie vive, ouvrage du prince desTénèbres, on recula ; beaucoup d’entrenous se signèrent trois fois de suite, et personne, pasmême le sans-peur de Saint-Paul-Longue-Barbe, nes’avisa de prétendre que l’Apparition del’Ange Noir n’était pastrès-authentique et que, par conséquent, lenarrateur de l’aventure en avait menti. Bref, on ne riaitplus et de vilaines idées assombrissaient tous les esprits.Epiant comme toujours l’occasion de prouver aux gensqu’un fricoteur tel que moi ne se faisait jamais du mauvaissang : « Grosse cavale brehaigne, expose-nous ici tonrâtelier, intimai-je à la Mère desLaboureurs, interdite de me voir lui manquer de respect, et si tun’es pas encore bégüe, un jeune etnerveux roussin du Quercy sur l’heure ici mêmet’étalonnera. » Cette coïonnadeincivile eut la vertu de dérider toute la compagnie, etbientôt une grêle de propos saléstombèrent sur la vieille aubergiste qui se sauva confuse,entraînant ses deux accortes servantes rouges de honte, ellesaussi. La gaieté revint au galop. Pourl’entretenir, rien de tel que le
noir et ce quil’escorte ordinairement. « Troun de Diou ! on perdle temps, ici, criai-je en m’élançantvers la rampe de l’escalier ; hé,gargotière, le café ! » Diligentes,Andréline, Françon et Pétronilleremontèrent toutes les trois, et, sur la nappearrosée de sauce et de boisson, une ribambelle de tasses etde soucoupes s’étala ; puis un assortiment completde fioles, une centaine au moins ! Anisette, eau de coing, extrait denoix, huile de Vénus, sirop au poivre, essence de muscat,écorche-entrailles, angélique,curaçao, rhum, kirsch, gratte-luette, parfait-amour,raisin-plaisir et le reste, il y avait là tout un choix deliqueurs douces ou fortes qui fermentaient, jaunes, vertes, blanches,brunes, rouges et bleues sous le verre des flacons soigneusementétiquetés et décorés depantins sur l’étiquette. « Hardi, versez! » On servit. En un clin d’oeil,café, pousse-café, tout le tremblement y passa.Nous tarîmes sept à huit barils de rogome etpersonne ne rechigna tant soit peu, pas même PancraceBasculard, de la Mégère, ancien clairon de grossecavalerie, lequel, quoique manchot, levait fort bien le coude. On fithonneur au ratafia, d’ailleurs délectable, et lediable et ses cornes étaient, par ma fy, totalementoubliés. « Amis, hasarda alors Torno-Biro, qui,penaud d’avoir été mouché,parlait moins haut, il nous faut à présent un
bruleou qui nous calcine le gros boyau ; ça va-t-il ?» « L’ase te quille ! ainsi que letéton aux pouparts… Sainte Pétronille? » « Oh ! j’y avais songé,répliqua-t-elle ; il est prêt, onl’apporte. » En effet, trois marmitons lecharriaient tout flambant en un chaudron finementétamé. Dès qu’il futposé sur la table, au beau milieu du demi-cercle,j’éteignis les chandelles alluméesdepuis près d’une heure, et ce fut un divertissanttableau. Seulement éclairés alors parl’alcool en combustion, nous nous parûmes aussiverdâtres que les grenouilles dans les paluds. « Sinous chantions ?... » Anzelayr, assoupi sur sonsiége, m’ouït ets’éveilla. « Chanter, dit-il, la bonneidée ! Il y a des merles ici ; quel est celui qui commence ?» On se regarda sans sonner mot une minute durant, et puistoutes les langues se débridèrent enmême temps.
- Hippolyte le Bossu, déclame-nous àl’instant l’
Anesse enchifrenée deMacoumby !…
-
Les Nonnettes des quatre Moustiers sont bien plusintéressantes ; à toi le pas, Escassan !
- Attention ! Nazareth et Batiffore savent les
Trente-six cotillons dela chaste Suzanne.
-
Oculala, voilà notre affaire ; allons donc, Cadet de laBirouno.
- Pradal
lou quèque (le bègue) veut nousbredouiller les go…. go…. go….
Godetsdu grand oncle Onésillou.
- Minute ! Avant tout, nous désirons entendre la
Nuit denoces du père Mathieu. Lève-toi, Fabarel leBorgne.
Autant d’avis que d’opinants : septantemanières de voir toutes différentes, et chacunpréférait la sienne. On se mit d’accordenfin ! et le chantre de Saint-Carnus-de-l’Ursinade, cepiquette-assiettes de Kaïeu, TruphêmeKaïeu, coiffé comme les desservants de nosparoisses d’une petite bourguignote en velours noir, grimpasur un bahut et là, tout émerillonné,de cette voix ronflante et nasillarde que nous avions si souventadmirée à vêpres le dimanche, il nouschanta :
Fra Coulas
Oun tires, fra Coulas,
En te frettent las mas
Se t’en bas ne beire uno,
Pren pla gardo à la luno
Que druno,
FraCoulas !
Que nostris sans, pecaire,
Te paroum de la sanaire !
Satso bo, fra Coulas,
Lou couïoul es debas
Qu’aguso sa serpetto
Per ne coupa ta poupetto
Tropretto,
FraCoulas !
Que nostris sans, pecaire,
Ta paroum del sanaire !
Ah ! paoure fra Coulas
Capounat, que faras !
De tu lécaired’oulos
Ne saran plus sadoulos
Laspoulos,
FraCoulas !
Que nostris sans pecaire,
Te paroum del sanaire !
Un éternuement général salua cettecomplainte assez gaillarde, psalmodiée d’un verbesi cocasse par l’écumeur de pots, que nouspleurions de rire en l’applaudissant à tour debras.
Léon Cladel
(1) Fragment de «
Récits d’un paysan» livre inédit.