CLADEL,Léon-Alpinien (1834-1892): Vyr le porion(1884). Saisie du texte etrelecture : O. Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (29.XII.2008) [Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Texteétabli sur un exemplaire (Coll. part.) du Nouveau Décaméron. Deuxième journée : Dans l'atelier, publié à Paris par E. Dentu en 1884. Vyr le porion par Léon Cladel ~*~ RIEN n'avait pu nous dissuader de ce dessein; aussi lelendemain, vers midi, mon camarade et moi, coiffés d'épais chapeaux decuir bouilli, revêtus de bourgerons de laine bleue et munis chacund'une lampe Davy, nous nous approchions très émus et nous efforçant dene point le paraître, de cette fosse profonde de six à sept centsmètres, quand M. de la Tour-Réal, ingénieur des mines belges et l'undes petits-neveux de l'amiral de ce nom, que la révocation de l'édit deNantes avait contraint à se réfugier aux Pays-Bas, qui lui furent unenouvelle patrie, répondit enfin à la muette interrogation de nos yeux : — Il n'y a rien d'étonnant à cela ! Si les braves gens que, depuis prèsde trente ans, je dirige ici de mon mieux sont toujours accroupis aucoin des rues de leur hameau, c'est qu'ils ont contracté cette habitudedans les couloirs souterrains trop bas pour leur permettre de s'y tenirdebout, et si la plupart d'entre eux ont l'haleine courte et le ventreballonné, sont invalides avant d'avoir atteint la cinquantaine, c'estque la houille, après avoir corrodé lentement leurs viscères, les arendus tels quels. Oh ! c'est un dur métier que celui des houilleurs !Aussitôt que nous serons dans cet enfer dont voici les portes, vous lesverrez à l'oeuvre, ces véritables démons ! S'interrompant, il nous indiqua, presque sous nos regards et parmi leshaldes de la mine, un trou béant et noir au-dessus duquel se mouvaientles grands bras d'acier d'une machine motrice. En silence, noussuivîmes notre conducteur et posâmes après lui les pieds sur l'un despaliers d'une waroquière, échelle mobile de deux fortes tigesparallèles, dont l'une s'élevait et l'autre s'abaissait en l'un de cesmille gouffres où l'on extrait des entrailles de la terre ce minéralqui répand au-dessus d'elle tant de chaleur et de lumière, alimentaujourd'hui complètement indispensable à la vie des nationsoccidentales. — Stop !... Aussitôt, l'appareil mécanique cessa de fonctionner, et nous demeurâmessuspendus un moment au-dessus d'un puisard en les eaux mortes duquel seréfléchissaient des feux électriques. Enfin, ayant touché le fond del'abîme où, pendant la descente, j'avais, en proie au vertige, crudégringoler à chaque oscillation du fahr-kunst, nous poussâmes unsoupir de soulagement dès que nous eûmes franchi certaine petite salleappelée chambre d'accrochage, à laquelle une arcade cintrée donnaitouverture sur le puits et dans laquelle étaient accumulés des sacs, descorbillons, des chariots emplis de matières, et nous nous enfonçâmesbravement en une longue galerie boisée, et de loin en loin muraillée,qui s'étendait jusqu'au coeur de la houillére. Une fois là, nousentrevîmes quelques ombres furtives et perçûmes un ronflementformidable produit par l'énorme ventilateur installé tout là-haut, aubord de l'orifice, et par de puissantes pompes pneumatiques. En dépitde la masse d'air frais envoyée sans cesse à travers les réseaux de cescavernes artificielles, nous suffoquions en une température de 30 à 35degrés. — Ici, ce n'est rien, dit notre guide, c'est là-bas que ça chauffe ; unpeu de courage, messieurs, allons-y... Courbés afin de ne pas nous cogner le crâne à la voûte des ruelles quenous parcourions fort péniblement, éclairés tant bien que mal par noslampettes à treillis et à tubes de cristal, nous atteignîmes le pointdésigné, vaste carrière soutenue par de noirs piliers où, blanches,étincelaient des paillettes de quartz ou de mica, traversée par desrailways et de chaque côté de laquelle, armés de leurs pointerolles,des pionniers attaquaient des massifs de charbon. Nous avions ramassédivers fragments de ce combustible fossile et l'ingénieur nous ymontrait des empreintes de végétaux et d'excréments pétrifiés, lorsqu'àma droite, et tout près de moi, je distinguai l'un de ces ouvrierssouterrains. A demi couché sur le flanc gauche au pied d'un bloc enplan incliné qui, creusé profondément en dessous, n'adhérait plus ausol, il travaillait « à col tordu ». De lourdes buées émanaient de soncorps nu jusqu'à la ceinture, et la sueur traçait sur sa poitrine etses épaules enduites de poussières brunâtres et mates un lacis derigoles qui luisaient telles que des bandelettes en cuir verni. Lesrais de sa lampe, à côté de lui posée, illuminaient une partie de saface, et je constatai, l'ayant examiné pendant quatre ou cinq minutes,que ses yeux étaient protégés par des lunettes d'une toile métallique àmailles très ténues et très serrées. Souvent il geignait, toussait unpeu sans interrompre sa besogne, et parfois il lançait autour de luides jets de salive olivâtres. Il m'avait enfin remarqué, ses joues seplissèrent, un sourire indéchiffrable errait sur ses lèvres, lorsqu'uncoude heurta précipitamment le mien, et je détournai la tête au momentmême où des mains s'accrochaient à mon bourgeron. « Hé, quoi ?... » M.de la Tour-Réal, l'oeil inquiet et l'air confidentiel, m'obligea, sansprononcer un mot, à reculer, et dés qu'il nous eût entraînés, moncompagnon et moi, vers un banc siliceux à vingt ou trente pas dumineur, il nous parla bas à l'oreille à peu près ainsi : — Pardonnez-moi si je me suis permis de vous éloigner assezbrusquement de ce filon, on n'y est pas en sécurité ! bon an mal annous perdons là de quinze à vingt tâcherons. — Et comment ça ? — Des éboulements. — Serait-il impossible de les prévenir ? — On ne saurait les éviter qu'en abandonnant l'exploitation de cettecouche, et c'est la plus riche du bassin. — Il faut donc sacrifier ici la vie de beaucoup d'hommes à la propriétéde quelques-uns ? — Et le moyen qu'il en soit autrement ? — Hier, nous en causions encore, et vous n'avez sans doute pas oubliéce que je pense à cet égard. — Utopie ! Il y a là des intérêts presque inconciliables, et leproblème est peut-être insoluble. Exproprier les possesseurs serait lesléser, et les laisser détenteurs du sol, le statu quopersiste au détriment des manouvriers. Ou l'élite cédera tout au plusgrand nombre, ou celui-ci sera constamment foulé : pas de milieu ! Nous nous taisions, songeant tous les trois à ces questions ardues quisollicitent aujourd'hui l'humanité tout entière ; une sorte decanonnade retentissant au loin et répercutée par mille échos noussecoua. — Qu'est-ce ? interrogea mon ami ; quelque accident ? — Un simple coup de mine ; calmez-vous, messieurs. Soudain, tout rentra dans le silence, et, de nouveau, les grincementsdes massettes et des rivelaines parvinrent jusqu'à nous. — Ainsi, repris-je, harcelé par les idées que m'avaient suggéres lesappréhensions de notre pilote, il ne serait pas très surprenant qu'unechute de terres, si bien étançonnées soient-elles, eût lieu là-bas, enface, dans ce moment-ci ?... — Non, certes. — ... Et que devant nous périssent divers travailleurs, surtout celuiqui occupe la place si dangereuse de laquelle vous nous avez écartésprudemment. — Il est en effet le plus exposé de tous, ce Français. — Hé quoi ! mon compatriote ? — Et doublement, puisqu'il est né sur les bords du Lot, en votre Quercy. — Comment diable a-t-il ricoché de mon pays et du sien en pleinBorinage, à Hornu ? — Je suis à même de vous en instruire, pour peu que vous y teniez. — Oh ! nous vous en prions.. — Eh bien, voici : « Lorsque sa mère mourut de la variole qui-sévissait en ce temps-làdans le Midi de la France, où la plupart des campagnards ne sont pasencore vaccinés aujourd'hui, son père, employé dans les fosses del'Aveyron, avait sous sa surveillance des bêtes de trait qui ymouvaient tour à tour les baritels ou warques, sortes de treuils outambours en bois, datant du moyen âge au moins, sur lesquelss'enroulait un câble rond en chanvre, semblable à ceux des navires àvoiles. Un seul cheval, les yeux bandés d'un tampon de cuir, tournaitces antiques instruments d'extraction à la manière d'un manège demaraîcher, et les bennes étaient enlevées une à une du fond etbasculées sur les margelles du puits. En 1848, on renonça pour toujoursà ces engins primitifs qui furent remplacés par des machines à vapeur.Alors, ses fonctions ayant été supprimées avec la vieille mécanique quijusque-là les avait nécessitées, il fut chargé, ce chétif mercenaire,d'enflammer chaque soir les gaz dans la mine et d'en provoquerl'explosion afin que les chantiers fussent accessibles le lendemainmatin, car, à cette époque, on ne se servait pas encore chez nous de lalampe Davy, ni de celle de Stephenson, infaillibles indicateurs adoptésdéjà par les Anglais. Or roulé dans un sac de cuir, la figure protégéepar un masque en ivoire, la tête encapuchonnée d'une cagoule analogue àcelle des moines, celui qu'on appelait « pénitent » à cause d costumedont il était revêtu, rampait sur le sol, élevant le plus possible uneperche, au bout de laquelle flambait une torche de résine destinée àallumer le grisou qui, plus léger que l'air, se condense au sommet desgaleries. A ce métier, on ne vieillissait guère, et la charge étaitsouvent vacante. Un jour, le dernier titulaire partit et, de même queses prédécesseurs, ne revint point. Tué sur place, au champ d'honneur,selon l'expression consacrée, il fut, ce pénitent, ce canonnier, cethomme du feu, fireman,ainsiqu'ils disent en Angleterre, retrouvé carbonisé, réduit à rien sous unamas de grès, de schiste, de granits, de calcaires, de porphyres et depoudingues qui s'étaient jadis engloutis dans quelque terrain neptunienavec la tourbière sur laquelle une déluge d'eaux déchaînées lesavait précipités, et qu'un ciment argileux ou ferrugineuxavaitéternellement soudés. Orphelin, l'unique fils de cette victime desflammes terraquées fut recueilli par un de ses oncles, lequel, à lasuite des journées de juin, où les prolétaires avaient succombé, tant àParis que dans les départements, s'était réfugié en Brabant où, depuislors, il trimait au fond d'une verrerie. En dépit de tous conseils, leneveu du proscrit, qui s'était lié, dès son arrivée en Belgique, avecquelques adolescents de son âge, houilleurs déjà, comme leurs proches,se laissa embaucher à leur instigation, les accompagna sous terre, etc'est là qu'il apprit d'eux le peu que leur avaient enseigné lesmagisters des écoles primaires. Simple et doux, sensible autant quepatient, on l'aimait à qui mieux mieux; aussi ne fut-ce qu'un cri quandil reçut ce qu'on nomme ici le baptême du charbon. Avec de nombreuxterrassiers, il étayait de boisages le toit de quelque chemin couvert.Une secousse a lieu, des blocs de roches isolés, des cloches, des culs de chaudronse détachent brusquement des parois, et tout à coup des craquementsretentissent, tout cède à la pression énorme du terrain, un piliers'abat, tout s'effondre. Ensevelis sous un amas de déblais, lestravailleurs terrifiés voient se former une voûte au-dessus de leursfronts, qui bientôt les étreint de toutes parts ; les voilà plongésdans d'affreuses ténèbres humides où pullulent des rats et deschauves-souris. Ils appellent, ils crient, on les entend, on accourt,on délibère. Il faut foncer un puits et rejoindre par une voiehorizontale, le point où gisent les prisonniers. Huit à dix joursfurent nécessaires à cette tentative de salut. Tous ceux que l'éboulisn'avait pas écrasés écoutent les coups précipités des pics de leursfrères se dévouant à leur salut. Hélas ! à chaque instant les travauxde sauvetage sont interrompus par denouveauxéboulements, et désespoir gagne le coeur des plus fermes emmurés. Ilsont dévoré leurs chandelles, ainsi que leurs courroies, et l'asphyxieachève ceux que la faim à débilités. Soudain des voix résonnent qui lesraniment. Une sonde a percé l'obstacle, on communique avec eux, on lesinterroge à l'envi : « Que désirez-vous d'abord ? — Avant tout, de lalumière! » On leur envoie de l'air, des lampes, du bouillon par un tubede fer-blanc engagé dans un trou de sonde, et le fils dit Pénitent desmines de l'Aveyron répond aux libérateurs par ces mots laconiques etstupéfiants qu'il a pu tracer avec un crayon sur un pan déchiré de sachemise: « Ici, nous sommes trois qui vivons, encore ; honneur etrespect à la Compagnie ! » Alors, ingénieurs, puisatiers, bouilleurs,piqueurs et rouleurs, tout le monde pleure en répétant cette naïvetésublime, et bientôt ils poursuivent tous avec ardeur l'oeuvre dedélivrance. Enfin, les derniers coups de pioche sont donnés ; unebrèche bâille au milieu de ce monceau de décombres, et les enterrésrevoient la lumière ! ... Oh ! je conçois votre étonnement. A cetteépoque, ils ne se révoltaient jamais, ces salariés, contre le monopoledes Sociétés, si rigoureuses qu'en fussent les exigences, et dontl'autorité, qu'ils considéraient comme tutélaire, ne leur prêtait qu'unmédiocre appui... Le narrateur s'arrêta, car le vacarme d'un chien de mine, espèce dewagonnet chargé de matières minérales, traîné par deux chevaux enarbalète, poussé par une vieille et deux mamots, lui couvrait la voixen cahotant sur dus rails mal fixés à terre. Un des animaux, qui glissait, s'agenouilla tout à coup, et la caisseroulante lui meurtrit la croupe. On le fouetta ; ne pouvant se relever,il hennit de douleur, tout écorché, les quatre fers en l'air... — Holà ! la mère, et vous autres, blancs-becs, ce n'est pas ainsi qu'onpratique ! Attendez un peu, me voici ! s'écria le porion dont on nousracontait l'histoire, en se hâtant vers la bête renversée ; il est monami ce Borain, et presque mon pays, puisqu'il est Wallon, et non pasFlamand. Ah ! ne le frappez pas ! Il me souvient de cette soiréed'hiver où j'aidais à le boucler là-haut ; on le descendit ici ; depuislors, il n'a pas revu le ciel et ne le reverra plus, car ou ne remontejamais ses pareils ! Oh ! doucement ! Tout en parlant de la sorte, il s'était approché du cheval ; l'ayantredressé prestement, il lui caressait l'encolure, et, quand cequadrupède couronné, déchiré, saignant, fut sur le point de repartir,il l'embrassa de toutes ses forces et lui baisa les naseaux. — Hé ! demandai-je attendri, comment se nomme ce brave-là ? — Vyr. — Hein ? — Angélus Vyr. — Hé bien ! c'est un homme ! Et je lui tendis la main ; assez surpris, il la serrait cordialemententre les siennes, une double larme perla dans ses yeux d'acier etcoula lentement sur son maigre visage aquilin, barbouillé de houille,où tranchait une moustache grise presque blanche, recouvrant deuxlèvres un peu charnues sous lesquelles étincelait l'émail de ses dentsd'ivoire. — Il y a, poursuivit M. le comte de la Tour-Réal, une trentained'années qu'il se tue ici. Les épreuves auxquelles sont condamnés tousses semblables ne sont rien auprès des siennes ; ayant plus souffertque quiconque, il a survécu néanmoins à tous ses maux sans jamaismarchander sa vie alors qu'il s'agissait de sauver celle de l'un de sescompagnons. On connaît en Hainaut et jusque dans ses moindres détailsla dernière catastrophe de Rive-de-Gier, mais peut-être ignore-t-onchez vous l'intensité du désastre qui frappa naguère notre pays. Al'endroit même où nous sommes, une explosion de grisou, due àl'imprudence d'un novice qui, pour allumer sa pipe, avait ouvert salanterne nous coûta nos meilleurs forçats. Aucun n'avait jamais ouïsemblable fracas. Supposez une batterie de canons mitraillant à boutportant une armée que le tonnerre en même temps foudroie, et vous aurezà peine une idée de ce monstrueux tintamarre. On releva 175 cadavresabsolument rôtis et racornis, à ce point défigurés que nul ne put êtrereconnu par les familles assiégeant la bouche du puits. Seuls, huitouvriers sur deux cents échappèrent à cette temnpête de feu. Moins detrois semaines après, une plus épouvantable calamité nous consterna.Midi sonnait, tous nos houilleurs, ayant déjeuné, reprenaient leursoutils. Soudain, des serrements en bois et des batardeaux se rompent,et le liquide, accumulé dans de vieilles excavations, anciennes taillesdatant quelques-unes de plusieurs siècles, se précipite de toutesparts. A l'irruption de ces ondes souterraines s'ajoutent toutes lescataractes d'un torrent débordé. Les rivières du bassin, enflées pardes pluies diluviennes, avaient atteint un niveau dépassant celui desplus grandes inondations. Une trombe, en outre, avait crevé surl'affleurement d'une houillère, et toutes ces eaux de la terre et duciel, confondues, se ruent avec un grondement infernal dans le dédaledes chantiers. Éperdus devant ce fleuve, ou plutôt cette mer en furie,qui se gonfle à vue d'oeil, les mineurs n'essayent même pas d'avoirrecours aux pompes d'épuisement et se dispersent, talonnés par lesflots qui montent, montent sans cesse. Un signal d'alarme avait avertiles gens du dehors. On consulte les plans de la mine qui donnent lesprojections horizontale et verticale des travaux ; ensuite on tente lepossible, et l'impossible aussi. J'étais là, dirigeant les sauveteurs,et Vyr, lui, dedans, s'évertuait à ravigourir ses camarades. Un vieuxboiseur, imbu des superstitions locales, en voyant couler le sang de laveine, avait crié : « Nous sommes perdus, et, .pour nous, tout est fini; la terre se venge parce qu'on lui a coupé une artère. » Angéluss'efforce à conjurer les effets de la panique. Il calmait les pluseffarés et stimulait ceux qui avaient gardé leur sang-froid. Oui, maisvoici que les lampes s'éteignent et que de nouvelles avalanchesliquides, soulevant la croûte du sol, s'abattent dans les galeriessubmergées. En moins d'un quart d'heure les ravages du fléau s'étendentpartout. Hommes et chevaux flottent pêle-mêle inanimés sur cet étang oùconvergent les affluents de mille canaux. A la lueur vacillante deslampes qui éclairent encore un peu, l'intrépide à qui vous avez serréla main tout à l'heure, plonge dans le lac bouillonnant, en arrache unefemme et deux enfants qui s'y noyaient. Il allait s'y jeter de nouveaupour en retirer d'autres victimes qui l'imploraient avec des crisdéchirants ; on le retient, on l'entraîne, on l'emporte. Au moins cinqcents êtres humains ont déjà sombré. Ceux qui restent, aveuglés,marchent à tâtons et l'eau les gagne. Encore quelques minutes et tousauront péri. Mais celui qui veille au salut commun, et que rienn'effraye, a découvert une fendue,une descenderiedont les pentes s'exhaussent à mesure qu'on y grimpe. Il encourage, ilexhorte, il ranime le petit troupeau d'affolés qu'il conduit. Tous, àla queue leu-leu, le suivent en une sorte de cul-de-sac où, pendant lestreize mortelles journées qu'ils y croupirent entassés, l'eau n'arrivapoint. Outre la faim et la soif, ils furent soumis à toutes les affresde la peur en présence d'un péril inattendu. Le fond de la retraite enlaquelle ils avaient dû se réfugier était formé par des corrois,barrages en argile élevés là pour contenir un incendie souterrain quibrûlait tout à côté depuis plus de vingt ans. A travers les fissures dela glaise durcie et quasi-vitrifiée, on apercevait les éclairs dubrasier, et tellement intense était la chaleur que les plus robustes,n'y pouvant résister dévalaient l'escarpement afin de s'immerger. Und'entre eux, ayant roulé sur la déclivité, se brisa le crâne endégringolant et disparut en l'abîme. Ils eurent à lutter là, cesmalheureux, contre les quatre éléments ; autour d'eux, sur leurs frontset sous leurs pieds, la terre menaçait de les écraser à chaque instant,l'eau de les engloutir, le feu de les consumer ; enfin, l'air raréfié,corrompu, était tellement imprégné d'acide carbonique, que lesallumettes dont étaient pourvus quelques-uns de ces martyrs neprenaient point, et là où la flamme ne peut vivre, l'homme meurt. Onzesur trente-neuf respiraient encore quand, à l'aide de tarières et detrépans, on eut tracé parmi la roche ambiante une galerie qui débouchadans leur asile. Ils en sortirent à la tombée de la nuit, et, là-haut,à l'aspect du firmament étoilé, trois de ceux qui, sans défaillir,avaient lutté contre tant d'angoisses, devinrent subitement fous... Auxautres, que la joie n'avait pas trop ébranlés, on demanda quellesavaient été leurs pensées durant leur atroce agonie : « Une seule,répondit le plus héroïque d'entre eux, votre concitoyen ; en attendantla mort, qui nous semblait inévitable à tous, nous nous entredisionsque les sociétaires auraient peut-être la générosité de servir, quandnous ne serions plus là, une petite pension à nos épouses, à nos fils,à nos filles. » Il est aujourd'hui ce qu'il était hier, énergique etbon, ce vaillant-là ! Seulement une certaine amertume se mêle à sacordialité ! Non, non, soupire-t-il parfois, ça ne durera pas toujoursainsi ! » Je pense qu'il a raison, et m'est avis que le problème donts'inquiète l'humanité sera fatalement résolu sous peu ; puisse-t-ill'être à l'amiable et selon la justice ; il en serait encore plusheureux que moi-même, Angélus Vyr ; hé ! tenez, tenez, voici qu'ilchante en besognant... Tous les trois ensemble nous nous approchâmes du massif informe decharbon sous lequel l'imperturbable porion était presque enseveli ; sachanson ou plutôt sa plainte me transit le coeur, et ce vers, quirevenait souvent dans ces strophes gémissantes, m'est resté : ... Ma lampe est mon soleil et mes jours, sont des nuits !... En remontant, vers le jour, dans la berline accrochée à la chaîne d'unemachine d'extraction qui nous enleva en un clin d'oeil du fond de cettefosse, profonde de plus de six cents mètres, où nous étions descendussi lentement par les échelles mobiles de Warocqué, je l'entendaisencore, ce chant à la fois désolé et résigné des mineurs ; et, quandmes yeux éblouis eurent revu le ciel, il me sembla qu'un immensesanglot, émanant d'en bas, s'exhalait des entrailles de ces éternelsdamnés, morts vivants que j'avais laissés en leur tombeau. |