Corps
CLARETIE,Jules (1840-1913) : Le petit drapeau(1899). Saisie du texte : S.Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (04.V.2007) Relecture : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Texteétabli sur un exemplaire(Coll. part.) du Livre des Nouvelles: Anthologie publiée à Paris par l'Edition du livre des nouvelles, en1899. Lepetit drapeau par Jules Claretie ~ * ~ VEUT-ON savoir ce que c’est que ces trois couleurs françaises qu’on avues partout ces jours-ci, sur les boulevards et dans les faubourgs, etsous toutes les formes : cocardes tricolores, cravates tricolores,ombrelles tricolores, coiffures tricolores ? Il faut avoir vu le drapeau bleu, blanc et rouge glisser de sa hampe,comme un pavillon qu’on amène, pareil à une aile brisée d’oiseau quitombe ; il faut, après le clapotement joyeux de ce drapeau de lapatrie, avoir subi l’ombre du drapeau étranger pour savoir tout ce quitient de consolation et de joie, d’espoirs sacrés, de souvenirs émusdans les plis de cet étendard. Comme toutes les choses de ce monde, en un mot, il faut avoir perdu ledroit d’arborer son drapeau pour le regretter - avec des larmes. Il était une fois, dans une petite ville des environs de Paris, àCorbeil, un vieux soldat, ancien commandant, portant à la boutonnièrela rosette rouge, soldat d’Afrique et de Crimée, dont les longs moukhalas des Kabyles avaient souvent brûlé la peau, là-bas, dans leslentisques, et qui avait laissé un peu de sa chair dans cet espace dequelques centaines de mètres carrés, où dix mille morts s’entassèrentautour de l’écroulement de Malakoff. Il s’était retiré à Corbeil, vivant là de sa pension, allant, entraînant le pied, voir, appuyé sur sa canne, les blés onduler et mûrir,les seigles devenir jaunes et les choux pousser dans la campagne. Le soir, il allait faire quelque partie d’écarté chez des amis, ou,tout seul à sa fenêtre, il fumait sa pipe, en revoyant, dans la fumée,les burnous bruns des réguliers d’Abd-el-Kader ou les capotes grisesdes grenadiers russes. Devant lui flottait, sur la façade de la mairie,un drapeau tricolore qui, le vent tombé, laissait aller ses plis ets’endormait, au repos, comme le vieux soldat. Repos bien gagné, pour lecommandant, crépuscule tranquille et doux après tant d’orages et decanonnades grondantes comme des tonnerres ! Il espérait bienfinir, doucement, en vieil invalide qu’il était, impotent, les doigtstordus par la goutte, ne pouvant plus manier l’épée, pouvant à peinetenir ses cartes. L’invasion vint. Le commandant en ressentit un étonnement de colère,une stupéfaction qui l’étourdit comme un coup sur la tête. Il déclaraitque ce n’était pas possible ! Wissembourg, Froeschviller, Gravelotte !Des combats d’avant-garde ! On était repoussé ; mais on verrait bien,quand le pioupiou s’en mêlerait !... Et, un soir, sur le pavé de Corbeil, des cavaliers arrivèrent, lance aupoing, caracolant dans les rues, - et ce n’étaient pas des lanciersfrançais ! Ils précédaient de noirs bataillons, au pas lourd, qui passaient,passaient, passaient à travers Corbeil, comme un torrent sombre, et quis’en allaient vers Paris, dont on entendait, dans la nuit, le canongronder. Le vieux commandant croyait faire un rêve. Ces masses noires, compacteset disciplinées, lui semblaient quelque chose comme des fantômes, unede ces visions qui durent trop, dans les cauchemars chargésd’angoisses. Mais il ouvrit sa fenêtre, cette fenêtre qui donnait surla mairie, et il avait beau se frotter les yeux ou jurer, ou frapper dupied ; il ne voyait plus le drapeau tricolore d’autrefois. Il n’y avaitplus de drapeau français flottant sur sa petite ville. L’humblechef-lieu d’arrondissement avait amené son pavillon, puisque lescitadelles commençaient ! Alors, le soldat d’Afrique, l’invalide de Crimée eut la tentation d’enfinir, de se jeter dans l’Essonne ou dans la Seine, de disparaître avecce chiffon qui n’était plus là, qu’on avait arraché, déchiré ou volé.Il ne pouvait plus vivre sans ces trois couleurs disparues. Ses yeux enavaient besoin. Il se sentait devenir fou à cette idée que, dans toutCorbeil, il n’y avait plus une cocarde, plus un étendard qui eût ledroit de se dire tricolore en face de l’aigle noir d’Allemagne. L’idéefixe, l’idée qui dessèche le cerveau, qui fait les grands hommes ou lesaliénés, presse la cervelle humaine comme une éponge pour en fairecouler le génie ou la démence, l’idée fixe s’emparait de ce vieillard àmoustaches blanches qui avait soif des couleurs d’autrefois, des troiscouleurs de la patrie ! Il rencontrait parfois, jadis, sur la promenade plantée d’arbres ou surle Vieux-Marché, un enfant, un gamin, qui l’avait pris en affection, lesaluait par son titre officiel : « Bonjour, commandant ! » et à qui, enmanière de causerie, il apprenait la manoeuvre avec un bâton ou, du boutde sa canne, la topographie militaire, sur le sable ou la terre desallées : - Tu vois, gamin, ça s’appelle une parallèle… Voilà comment on ouvreune tranchée… Regarde la manière de placer une batterie… Et l’enfant écoutait, écoutait, ouvrant ses grands yeux, redressant sapetite taille. Depuis l’occupation allemande, le commandant ne l’avait pas rencontré,son petit ami, soldat en herbe, maréchal de l’avenir ! Il sortait peu, d’ailleurs, le commandant. Enfermé chez lui comme unloup, il enfonçait sur ses oreilles velues sa calotte de velours pourn’entendre pas les gros talons des patrouilles ennemies battant le pavé! Il rognonnait et maugréait tout seul, cuvant sa bile, ne voulant pasvoir les soldats étrangers qui manoeuvraient là, si près de lui. Unjour, pourtant, il se promenait, frôlant les murs comme un honteux, neregardant que le trottoir pour ne rien voir, rien, rien, pas un de cesuniformes bleu sombre, bleu de ciel, blancs ou rouges, lorsqu’ils’entendit appeler par une voix d’enfant : - Commandant ! Il releva la tête. - Mon commandant ! Il regarda derrière lui ; son visage tanné essaya de sourire. - Ah ! c’est toi, gamin ! C’était le petit, le compagnon des bonnes heures d’autrefois,l’apprenti soldat, le troupier de cinq ans, qui se dressait sur sestalons, voulait hausser sa bouche rose jusqu’aux oreilles hérissées depoils du commandant, et, la tête blanche s’inclinant vers la têteblonde, le vieil officier entendit le garçonnet qui lui disait : - Ils ne les ont pas tous pris, les drapeaux tricolores ! pas tous,commandant : - j’en ai un ! - Qu’est-ce que tu dis ? balbutia le vieillard, devenu tout blême, sesyeux noirs enfoncés dans les beaux yeux limpides de l’enfant, sérieuxet pâle, lui aussi. - Venez chez papa, commandant !... Il y en a un !... Et l’enfant entraînait le soldat, qui, malgré ses rhumatismes, essayaitde prendre le pas accéléré, - et s’essoufflait, le pauvre homme ! - etle faisait entrer dans un humble logis de menuisier, de menuisier àl’aise, où, sur une armoire, tout poudreux, mais avec son pavillon auxtrois couleurs, rayonnant encore sous la poussière bientôt essuyée, unpetit bateau rapporté du Havre, autrefois, par le père à son fils, aulendemain d’un train de plaisir, était là, arborant toujours, malgréles Prussiens, son petit drapeau tricolore ! Les deux lèvres fiévreuses du vieux se posèrent sur les joues del’enfant, et, frémissant, le gamin disait : - Vous viendrez le voir, commandant, n’est-ce pas !... tous les jours !tous les jours ! Et, pendant les longs mois du sombre hiver, par la neige, par la bise,lorsque les rafales de la nuit apportaient jusqu’à la ville occupée legrondement des canons des forts, les crachats du bombardement, - dansle logis de l’artisan, sous la lampe, - le commandant plaçait là,devant lui, le petit batelet de l’enfant, et il rêvait, rêvait,songeait, se souvenait, espérait devant ce jouet dont la lumièreéclairait le pavillon, ce pavillon moins grand que la main, mais bleu,blanc, rouge - tricolore ! et qui flottait toujours, et qui rayonnaitsous cette lampe, et que les Allemands n’avaient pas vu, et quel’enfant n’avait pas « amené » ! Consolation puérile, si l’on veut, consolation touchante, profondémenthumaine, poignante et vraie. Il ne faut pas grand’chose aux malheureuxpour se raccrocher à l’espoir. Et le vieillard voyait sans doute dansce bateau d’enfant - qui va sur l’eau - l’image de cet autre vaisseauroulé par la lame et qui restait pourtant fidèle à sa devise, dansl’Année terrible : Fluctuat nec mergitur ! - « Il flotte, mais nesombre pas ! » Le drapeau ! ceux-là qui sont sevrés de cet emblème vivant et parlantdu pays, ceux-là à qui on l’a pris, brisé et broyé dans la tourmente,savent ce qu’ils valent, ces chers lambeaux d’étoffe, - haillons quisont à une armée ce qu’est à l’homme l’honneur, ce qu’est la vertu à lafemme ! Jules CLARETIE, de l’Académiefrançaise. |