I
T
OUS les ans, depuis qu’il était grandgarçon, Pierre Pomério, fermier de Plérin, près de Saint-Brieuc, allaità Jersey faire la moisson et gagner les shillings de ces Anglo-normandsqui ont besoin de bras étrangers pour couper leurs blés et les rentreren grange. En deux semaines, Pierre Pomério gagnait là plus qu’en troismois au pays, et la mère au fond d’un vieux bas glissait les piécettesqu’on cachait derrière les tas de linge, dans le tiroir du grandlit-armoire.
Ce Pierre allait maintenant sur ses vingt et un ans ; découplé comme unlutteur de foire, avec des poings à assommer un boeuf et des yeux toutbleus, doux comme ceux d’une fille. Drôle de garçon. Sa mère, quin’avait que lui, étant veuve, le trouvait parfois, dans un coin dulogis, le nez dans les almanachs, avec ses cheveux noirs, droits commedes baguettes, qui traînaient sur les pages. Pierre Pomério, avec salarge poitrine d’Hercule, était timide, timide comme un kloarek. Aveccela, aimant les histoires, passant des nuits entières quelquefois surla lande avec un vieux rebouteux qui lui contait les anciens contes, etsi bien, que Pomério, le soir, avait peur en voyant les torsions dessaules, ou, sur les marais, les bouffées de feu qui filent, filentcomme des étoiles qui danseraient.
Peur ! Allons donc ! Pierre Pomério n’avait peur de rien. Il seremplissait la tête seulement de choses impossibles, des contes où lesfées souriaient, demi-nues, avec des cheveux d’or dénoués, au fond dessources claires ou dans les houles des falaises, et des récits où desgars qui n’avaient que leur bissac et leur faux rencontraient dans lesgenêts fleuris ou accroupies près des ajoncs, des princesses enhaillons qui fuyaient des enchanteurs mauvais, des chevaliers féroces,et épousaient des paysans lorsque les paysans assommaient lespersécuteurs. Ça arrivait dans les contes de nuit du rebouteux, ça ;mais Pierre Pomério savait bien que ça n’arrivait jamais dans le pays,jamais, quoiqu’on racontât, de temps en temps, l’histoire aussiétonnante d’une espèce de rôdeuse de Plouha, très laide, qui avait, àParis, épousé un prince russe. Une fille qu’on avait vue traîner sajupe trouée sur tous les chemins ! C’était peut-être une fée, aprèstout. On ne sait pas.
II
Il se moquait bien des fées, du reste, et des contes du rebouteux et detout, pour le moment. Pierre Pomério quittait Jersey avec deux centdouze francs dans sa poche et un beau couteau en acier anglais deSheffield, à quatre lames, acheté chez un coutelier de King-Street. Uncouteau superbe, bon pour abattre un arbre ou saigner un boeuf. Et, avecson couteau, Pomério emportait des aiguilles anglaises pour la mère etun coeur garni d’argent, en granit de Jersey, rose et noir, qu’ildonnerait à quelque jolie fille. Car, il voulait se marier, pour semarier, sans avoir un amour en tête, et n’ayant choisi personne encoreparmi les filles de Saint-Brieuc, les
Briochines, de belles créaturesqui le regardaient droit dans ses yeux clairs comme pour lui dire : «Qu’est-ce qu’on fait donc de sa jeunesse, quand on est bâti comme toi,Pierre Pomério ? »
Et tandis que les matelots hissaient aux mâts les voiles qui claquaientdans le vent, le garçon, étendu sur le pont du bateau où l’onenfournait, encaquait comme des harengs des gars aux larges chapeaux etdes femmes en coiffes blanches, des
pays comme lui qui s’enretournaient à Portrieux, à l’île de Bréhat ou à Paimpol, une foisfaite la moisson jersiaise, Pomério se disait machinalement, pour tuerle temps en attendant qu’on levât l’ancre et qu’on laissât loinSaint-Hélier, le fort Élisabeth et l’île normande :
- A qui que je le donnerai, ce coeur de pierre garni d’argent ? C’est çaqui sera joli, tout brillant, avec ces six lettres :
Jersey, dansantsur la poitrine blanche d’une belle fille !
Alors il les passait toutes en revue, celles du pays : Anne Plouharn,de Plérin, qui riait si bien avec des dents de petit chien dans sesjoues bonnes à mordre comme des pommes ; et Marie Bernen, qui
bénicassait la morue, à Binic, les bras nus, blancs comme le lait deses vaches ; et la grande Gicquel, qui s’amusait à faire boire de l’eauau bout de ses cheveux noirs dénoués en se penchant à peine en arrière,sa poitrine faisant alors craquer son casaquin de toile. Coquette ! Etla petite Houat, qu’il aurait cassée comme un joujou entre ses doigts,mais qui se moquait de lui si drôlement, la mâtine, qu’il avait enviede l’empoigner par ses cheveux blonds et de lui planter un gros baisersur ses lèvres tordues de moqueries. Toutes jolies, quand il y pensait !
C’est à quelqu’une d’elles, certainement, qu’il donnerait le coeur degranit de Jersey, à l’une ou à l’autre : – la mère Pomério choisiraitsa belle-fille, car, lui, Pierre, s’il fallait choisir, c’est laprincesse de la
Fleur du Rocher ou la fille des fées, ou la fée de laHoule des contes du rebouteux Yan qu’il demanderait, et cesprincesses-là, ça ne se trouve que là-haut, dans les étoiles !
Le bateau partait et, dans la nuit qui, peu à peu, tombait sur la mer,Pierre Pomério, pris par un demi-sommeil, un rond de cordages pouroreiller, rêvait à demi qu’il offrait à la fée du Pertus d’Enfer sonbeau cadeau payé trois shillings dans le bazar de Saint-Hélier.
III
On n’était pas encore arrivé aux Minquiers, ces récifs qui ont crevé,depuis des siècles, tant de carcasses de navires, que le vent se levaitet que le bateau dansait comme un bouchon au bout des vagues. La mergrossissait, grossissait. Pierre Pomério apercevait, au loin, desmontagnes d’écume et, en se brisant avec des bruits de coup de canon,les paquets de mer couvraient d’eau le pont et le vent sifflait dansles cordages. On ne pouvait aborder à Binic. Le bateau, où, cettenuit-là, par la bourrasque, il y eut quelque chose de cassé, fut obligéd’aller chercher refuge à Saint-Malo et il y arriva par un ventterrible.
Bon ! On ne repartirait que dans vingt-quatre heures. Le temps deréparer, Pomério ne savait quelles avaries. Après tout, voir lesMalouins, ce n’était pas désagréable.
- Saint Malo vaut bien Jersey ! songeait le Breton.
Il avait donc jusqu’au lendemain pour repartir, et, voguant au hasard,dépaysé dans la vieille ville aux maisons hautes, il se promenait – lesoir – attendant l’heure de rentrer au café de Dol, dans la petite ruedes Écouffes, toute noire, où un Malouin lui avait dit qu’on pouvaitloger. Après l’affreuse nuit précédente, le ciel était plein d’étoiles.La mer, au loin, semblait endormie, épuisée par sa fureur. PierrePomério allait, venait, regardant le rond lumineux que faisait, dansl’air, le cadran d’horloge de la cathédrale dans la haute flèche àjour. Il entendait aussi les bruits des tambours et des claironssonnant la retraite par les rues étroites, et toute cette ville noiresemblait maintenant assoupie ; quand il marchait, Pierre n’entendaitplus que le bruit de ses propres talons sur les pavés.
Il passa sous une porte où, dans la voûte, une niche creusée laissaitvoir une grande madone blanche, entourée de bougies qui brûlaientderrière un vitrail. Pierre salua. Il arrivait sur les quais, et, deloin, des lumières dansaient autour d’une sorte de grande baraque d’oùsortait une musique bizarre qui l’attirait.
Des gens se pressaient, se poussaient pour mieux voir devant labaraque, faite de planches et de toiles et qui montrait, éclairée auschiste, un fronton peint en rouge où Pomério lisait :
Concertalgérien des sultanes. Des matelots du port, des pêcheurs de la ville,des paysannes en collerettes empesées contemplaient d’en bas, bouchebée, un petit homme maigre, noir comme un charbon et coiffé d’un fezrouge, qui, l’accent singulier, la voix aigre, criait :
Entrez !entrez ! à tout ce monde et promettait des surprises, des dansesd’odalisques, des chansons de harem. – « Le paradis de Mahomet aurabais », disaient des baigneurs de Paris qui, gaiement, comme à lafête de Saint-Cloud, entraient là, dédaignant la
Mascotte qu’ondonnait au Casino, là-bas, derrière la statue de Chateaubriand.
Et la voix, le patois semi-italien, semi-levantin, du petit hommejetait dans la nuit des appels de trompette qui intriguaient le garsbreton :
- Venez, venez voir la belle Kadoudja, Kadja, la fille de l’émir deBiskra, la plus jolie fille de l’Algérie, qui aura l’honneur de danserdevant la très honorable société la danse des almées de Tanger et desKabiles du désert.
Il ne savait pas, Pierre Pomério, il ne savait guère ce qu’était unémir, et le boniment de l’impresario lui faisait l’effet du baragouinqu’il entendait, deux jours auparavant, dans King-Street. Mais ces nomslui plaisaient, bruissaient doucement, sonnaient bien à son oreille :Kadja, Biskra, l’émir, le désert ! Il sentait s’éveiller en lui descuriosités, comme devant les livres et les contes du vieux Yan.
- Entre ! entrez ! Suivez le monde !
Pierre entra, fendant un flot de gens et, derrière la porte de toile,une fois assis sur un banc qu’on lui désigna, regardait devant lui, sesyeux bleus agrandis. Il fut ébloui brusquement.
Il lui semblait qu’il entrait dans une de ces grottes où les féess’assemblaient avec leurs beaux habits, dont les belles couleursdisparaissent quand on s’approche d’elles.
Là, sur un petit théâtre étroit, éclairé par des lampes puantes, deuxfemmes et un homme en costume d’Orient se tenaient immobiles, fixantsur le public leurs prunelles fatiguées. Public disparate où lespaysans d’Ille-et-Vilaine coudoyaient les Parisiens en feutres mous etles boulevardiers en toilettes d’été.
Un musicien, coiffé d’un tarbouch, attendait, comme endormi devant unvieux piano, que la représentation commençât et, tandis que lesspectateurs, chez qui l’on devinait des rires étouffés, des Parisiensgouailleurs regardaient les trois êtres accroupis sur des coussins deKaramanie et vêtus d’oripeaux de soie, eux restaient là sans bouger,las et écrasés dans une espèce de somnolence bestiale. Une des deuxfemmes, grosse, grasse, évasée dans ses étoffes algériennes, laissaittomber, comme des fanons, les peaux vides de son quadruple menton etpromenait lentement d’un angle de la baraque à l’autre, ses grands yeuxde ruminant. L’homme, un énorme nègre du Soudan, tout de blanc vêtu,riait d’un rire sans bruit en montrant de longues dents niaises dans ledouble ourlet de ses lèvres d’hippopotame. Et entre ces deux créatures,l’une avachie, l’autre farouche, comme écrasée entre l’amas de chair dela grosse femme au nez de vieille juive et le grand diable de moricaudaux canines blanches, – une jolie créature apparaissait, brune avec desyeux veloutés, des lèvres rouges et très peintes dans un visage toutpâle, et, sous une coiffure de soie lâche, des cheveux qui tombaient,luisants et lourds, sur le bout d’épaule qui sortait d’une veste jaune,échancrée par devant et laissant voir une poitrine un peu maigre,exquise et juvénile comme une poitrine de vierge.
Ah ! cette jolie fille, Kadja, parbleu, la fille de l’émir, PierrePomério l’avait aperçue tout de suite, en entrant, et il rivait sesyeux sur elle, des yeux fous, d’où les clartés des lampes faisaientpartir des étincelles bleues. Il restait là, tête nue, a demi courbé,les mains sur les genoux, enveloppant cette belle créature de ce regardimmobile qui luisait. Des pieds à la tête, de ces beaux cheveux noirs àces petits pieds aux bas blancs chaussés de babouches rouges avec despaillettes d’or, le garçon mangeait des prunelles Kadja qui, dans lafoule, semblait avoir remarqué ce grand beau gars et lentement avaittourné vers lui sa fine tête arabe, au rictus dédaigneux.
Elle était belle, belle, Kadja, belle comme les visions des rêves,belle comme la fée de Saint-Cast avec sa couronne de plantes marinessur la tête, et Pierre ne voyait qu’elle et se rappelait les contes duvieux Yan :
- Faut pas coudoyer les fées ! sont pas
core (encore) apprivoisées !
IV
Le petit homme bistré qui, tout à l’heure, faisait les annonces enplein air entra dans la baraque et, de sa voix grinçante de cigale,annonça que la représentation allait commencer.
- Aïcha, mesdames et messieurs, Aïcha
la noble Algérienne, vousdansera tout d’abord la danse de Tunis, le bel Ali la grande danse desKabyles de Zaatcha et Mlle Kadja, la fille de l’émir, la danse desalmées de Tanger !
Elle était si jolie, Kadja, que tous les regards étaient allés à elle,pendant que l’
impresario parlait d’elle, et qu’on la regardaitencore, tandis qu’au son fêlé du piano, soufflant comme un phoque, etse tordant avec des grâces d’éléphant, la « noble » Aïcha, après avoirgémi pour se mettre à debout, grognait une incantation gutturale etdodelinait de sa grosse tête vénérable d’une façon sinistre. Lesbaigneurs de Dinard ou de Paramé, entrés là, par hasard, riaient commeaux exhibitions des
grues, dans les revues de fin d’année, et lavieille Aïcha laissait tomber sur ces gouailleurs sceptiques deséclairs qui voulaient être farouches de ses gros yeux éraillés quiavaient dû être beaux.
- Au bel Ali maintenant ! Allons, Ali, la danse des Kabyles !
Et la pauvre Aïcha retombait, comme un colis énorme, sur les coussinscrevés. Le grand diable de nègre se tortillait, dans son vêtement blancd’icoglan serré aux hanches par une ceinture de soie roulée en corde.Il coulait de ses prunelles brunes et de ses lèvres gercées dessourires vainqueurs aux dames qui se cachaient derrière leur éventailpour mieux rire, et l’on eût dit l’enseigne épouvantable d’un dentistefaisant des grâces sur le torse du nègre de la porte Saint-Denis.
Mais Pierre Pomério ne voyait rien, ni les torsions comiques du belAli, ni les joies railleuses des spectateurs, sur les bancs voisins, nila mauvaise humeur de l’impresario et du pianiste sous ces ironies deboulevard ; il ne voyait que Kadja, la belle Kadja dont les doux yeuxnoirs ne le quittaient plus, et qui le regardait maintenant, fixement,avec un petit sourire tout drôle.
Le garçon sentait lui courir sur la peau des frissons quand ellesouriait « comme ça ». Il avait, dans les oreilles, des tintementscomme s’il eût encore entendu la mer. Il poussa presque un cri etlaissa partir un
Ah ! joyeux qui fit retourner deux ou trois voisins,lorsque Kadja, à son tour, quittant les coussins, se dressa là, devantlui, toute droite, mince et fine comme une rose trémière, avec sesbeaux cheveux dénoués qu’elle secoua comme s’ils pesaient trop. Elleavait, à la main, un tambour de basque, et le tenant au-dessus de satête penchée, sa main droite allait le frapper de temps à autre, tandisque tout son corps se tordait comme sous des spasmes et que ses jolieslèvres vermeilles laissaient s’envoler un chant bizarre, monotone etlent comme un alanguissement d’amour ou comme une plainte, appelattristé ou romance attendrie, que le grand nègre et la vieille Aïchasoulignaient de leurs claquements de mains et de leurs cris aigus,pareils à des coups d’éperon :
Kadja ! Kadja ! Aï ! Kadja ! Et, peu à peu, cet air plaintif entrant en lui comme une vrille, PierrePomério se sentait pris d’une tristesse violente, comme d’une envie depleurer ou de se sauver ; il lui semblait que Kadja, qui le regardaittoujours, toujours, avait dans les yeux des larmes et qu’elle disait,dans cette langue que le Gallot ne comprenait pas : – Oh ! qui viendra? qui m’aimera ? qui me délivrera ? qui me sauvera ?
Kadja ! Kadja ! Aï ! Kadoudja ! V
Elle s’était arrêtée, applaudie, acclamée par tout ce monde, et,debout, souriante, essoufflée, les fines narines de son nez battantcomme sa poitrine soulevée, elle saluait pour remercier, – remerciantsurtout ce grand beau gars aux longs cheveux dont les yeux bleus nequittaient pas la
fille de l’émir.
Elle saluait, et comme ils eussent rendu le salut à une princesse, lesbonnes gens en chapeaux ronds et en coiffes blanches s’inclinaient avecun respect confus, les petites Malouines contemplant les habits d’or deKadja comme elles eussent regardé Monsieur le Préfet ; et PierrePomério saluait aussi, mais mettant, lui, une expression de dévouementfou et de désir dans son respect.
- Messieurs et dames, dit la voix grêle de l’
impresario, mademoiselleKadja va faire le tour de l’
honorable société ! Ce sont là ses petitsprofits. N’oubliez pas la fille de l’émir de Biskra ! Mlle Kadja n’apas toujours été obligée de danser en public. Votre générosité luirappellera, espérons-le, le palais de monsieur son père !
De petits ricanements boulevardiers, à ce
speech, débité d’un tonnarquois. Un sourire même sur les lèvres rouges, très moqueuses, deKadja. Pierre Pomério, au contraire, devenu pâle, ne songeait qu’à cela: Pauvre fille ! Elle n’avait pas toujours été contrainte à se donneren spectacle !
Elle était descendue de l’estrade et passait à travers les bancs, plusjolie de près que de loin, tendant son tambourin où les sous tombaient,sur la peau sonore, remerciant d’un
merci gentil, rapide, caressant,dit en arabe, et, tout à coup, la voici devant Pomério, debout commeelle, blême, ses genoux frôlant les genoux de la belle fille, qui restelà une seconde, ses beaux yeux noirs sur les prunelles bleues dePierre... Ah ! comme il avait des envies de la prendre entre ses braset de l’arracher à cette baraque ! Il voyait ses petites oreilles rosescomme des coquillages qu’il ramassait autrefois à Binic, et son nez etses joues où un petit duvet fin brillait, et ses cheveux qui sentaientbon comme les foins coupés. Il restait là, sans dire un mot, presquetremblant. Cette fée-là ne ressemblait pas aux autres ; elle était plusjolie de près que de loin.
Elle se mit à rire, et, sans parler, agita son tambourin comme pourdire : Eh bien ! après ?
- C’est vrai !
Ils lui donnaient tous !
Pierre Pomério fouilla dans sa poche, au hasard, prenant les sous, lespièces blanches, – ce qu’il trouva, - et la poignée pleine, il laissatout tomber sur la peau tendue... Un bruit de monnaie, cuivre et argent.
Kadja devint un peu rouge, sourit, regarda, fit :
Oh ! Puis en français, avec un son de voix si doux, si bon, une voixd’enfant, un peu moqueuse :
- Ah bah ! Le coeur aussi ? dit-elle.
- Comment, le coeur ?
Pomério regarda. Il avait ramené, comme un gros poisson dans une pêchede chevrettes, le coeur de granit de Jersey, garni d’argent, dans lapoignée de pièces, le coeur acheté pour il ne savait qui, Marie Bernenou Anne Plouharn, Jeanne Houat ou Lilez Gicquel, et il l’avait laissétomber dans le tambourin, sans savoir. Bah ! jamais ce coeur de Jerseyne serait mieux placé que sur cette poitrine toute blanche sur quidansait là un collier de sequins, caché dans l’échancrure de la vestecouleur vieil or.
- Oui, balbutia Pierre Pomério, les lèvres blanches, le coeur aussi.
Alors les yeux noirs de Kadja eurent un éclair coquet et un clignementsingulier, qui enveloppa le beau visage du garçon, et la petite voixdit encore très caressante :
- Merci ! merci ! monsieur.
Kadja était déjà loin, tendant son tambourin à d’autres, et PierrePomério restait toujours là, debout, la suivant des yeux. Il étaitcomme brûlé du regard de Kadja, grisé par le
merci de Kadja. Et lesbruits de sous dans le tambour lui faisaient dire :
- Vous pouvez bien donner ce que vous voudrez, moi j’ai donné mieux :j’ai donné le coeur du bazar de King-Street !
Et il ne croyait pas que ce fût trop, ce cadeau de prince, pour unefille d’émir qui n’avait pas toujours dansé pour amuser le monde.
VI
- C’est pour avoir l’
honneur de vous remercier, messieurs et dames !
On partait, on allait éteindre. Tout le monde était déjà parti. PierrePomério demeurait là encore, regardant toujours Kadja, qui maintenantcomptait ses sous et semblait l’avoir oublié. Elle lui jeta pourtant undernier regard, dans un clin d’oeil, comme il sortait. Et lui, dehors,dans cette nuit criblée d’étoiles et où la lune pailletait de clartésles clapotis des bassins du port, se remettait à marcher droit devantlui, longeant les remparts et ne voyant rien que cette jolie fillebrune qui se balançait, tout à l’heure, en tordant son corps devant lui.
Jamais il n’avait vu, jamais, une créature aussi jolie. Comme elle leregardait, un moment auparavant ! «
Et le coeur aussi ! » Parbleu !Les sous, le coeur, les lèvres, il lui aurait tout donné, tout jeté, àla belle Kadja ! Il avait bien fait de garder son beau couteauSheffield, mais, tout de même, si elle l’avait voulu, il le lui auraitbien donné, le couteau, comme il avait donné le coeur de granit deJersey. Et il l’entendait encore lui dire, si gentiment « Merci ! » Etil revoyait les beaux yeux noirs comme des mûres, et la poitrineblanche comme le linge des fées. Pas de doute, c’était une fée, cetteKadja. Une fée, oui, ou une princesse, une fée comme celles dontparlait Yan le rebouteux et qui parfois, ainsi que la fée de Créhen,épouse un monsieur ou, comme celle du rocher, se marie avec un soldat.Tout de même, épouser Kadja et vivre avec elle à Plérin, c’est ça,Bonne Dame, qui serait un paradis ! A quoi penses-tu, Pomério, est-ceque tu deviens bête, mon garçon ? La fille de l’émir ! Est-ce que tu aslaissé ta cervelle dans la baraque ?
Ta cervelle ? Si c’est
core tant la cervelle !...
Et le coeur aussi ? Et il allait, il allait toujours tout droit, repassant sous la porte oùles bougies brûlaient toujours des deux côtés de la Bonne Dame desmarins qui, ma foi, ressemblait – Pierre se mit à la regarder – à lajolie danseuse, à la princesse Kadja. Il rentrait en ville, enressortait, zigzaguant sans savoir et, comme mené par un sort, seretrouvant juste devant la baraque qui flambait tout à l’heure et quimaintenant semblait morte avec ses lampes éteintes. Plus de lumières,plus de musique. C’était triste maintenant comme les feux d’artifice deSaint-Brieuc, une fois le bouquet tiré !
Il n’y avait plus, à travers la toile, qu’une toute petite lumière quibrillait encore et faisait sur la tente verte, derrière la salle despectacle, une espèce de tache d’huile. De là, aussi, partaient desvoix, et Pomério s’approcha doucement pour entendre, car il avait bienreconnu, parmi elles, la jolie voix douce de Kadja.
Dire qu’elle était là, Kadja, derrière cette toile, et qu’en collantses yeux bleus sur la toile, Pierre pourrait revoir la fille de l’émir! Il essaya, ne dit rien, et resta planté, l’oreille tendue et son coeurlui sautant dans la poitrine comme une bête animée. Est-ce qu’ilrêvait, le garçon ? Il venait d’entendre la voix de Kadja dire, enriant, à ce Maltais qui faisait le
boniment tout à l’heure, devant lafoule :
- C’est vrai qu’il était gentil tout de même, mon petit Breton, et sidrôle, si drôle, quand il a laissé tomber son bijou dans le tambour debasque !
Était-ce possible ? C’était de lui, Pomério, qu’elle parlait ! Ellepensait à lui, comme il pensait à elle. Kadja ne l’avait pas oublié !Et le Maltais, la voix d’abord grognonne, puis aigre, puis montée parla colère, de répliquer :
- Eh bien ! tu me feras le plaisir de l’oublier, ton Breton, et si tut’
amouses à coqueter ici, comme à Quimper, tu auras de mes nouvelles !
- Tu dis ?
- Que je vais te l’envoyer faire un tour dans le bassin du port, tonbijou de Jersey, si tu
la fais au sentiment, je te préviens !
Le ton devenait rageur, avec ce mélange d’argot de faubourg et d’accentoriental, et le Levantin devait être là, debout devant Kadja, et lamenacer certainement !
- Eh bien ! essaie de me le prendre ; je t’envoie mon verre à traversla figure !
C’était Kadja qui répliquait, et Pierre Pomério entendait, en mêmetemps que des bruits de couteaux et de fourchettes sur des assiettes(ces gens soupaient) le rire grêle du gros nègre et le gloussement del’énorme Aïcha qui soulignaient les ripostes de la dispute.
Né mé défie pas !
Né mé défie pas ! criait le Levantin.
Pomério devinait les gestes mêmes. L’homme au fez rouge se rapprochaitde Kadja et tendait ses mains maigres vers le coeur de Jersey que luimontrait la belle fille, pour le braver. Tout à coup, un bruit de chairs’abattant sur la chair. L’homme devait avoir saisi Kadja par son brasblanc. Aïcha et Ali ricanaient toujours, indifférents.
Presque au ras de son crâne, Pomério sentit alors un choc sur la toilede la tente et quelque chose ensuite qui tomba, en se brisant, dansl’intérieur. C’était le verre de Kadja qu’elle venait de jeter, en lemanquant, au front du Maltais. Mais l’homme devait l’avoir saisie etlui tordait la main ou le bras, car elle criait, se débattait etdisait, s’exaltant par ses appels nerveux :
- Lâche-moi ! Veux-tu me lâcher ! Mais tu me fais mal. Vrai, je te disque tu me fais mal ! Lâche que tu es ! Non, tu ne l’auras pas, lebijou, Non ! non ! non ! Mais venez donc à mon secours vous, espèces debrutes, vous voyez bien qu’il me tord le poignet !... Tu me fais mal !Tu me fais mal ! Au secours !
Ah ! le sang de Pierre Pomério ne fit qu’un tour ; il entendit dans sesoreilles comme des cloches, et, sans savoir comment il s’y prit, à cecri de Kadja : « Au secours ! » machinalement, de sa grande lame deSheffield, il fendit d’un coup la toile verte et, l’écartant, sautacomme un fou dans la tente éventrée, le couteau à la main.
Le nègre accroupi s’était levé brusquement, et le Maltais, tenanttoujours Kadja au poignet, se retournait vers le grand gars aux yeuxbleus qui venait à lui, les cheveux ébouriffés, pâle comme la mort.Seule, la grosse Aïcha continuait à ronger un os de poulet, enfouiedans un coussin, devant des débris du repas rougis par le schiste.
L’impresario, devinant un danger, repoussa Kadja qui, un peu effarée,regardait pourtant Pomério avec un sourire, flattée de cetteapparition, et Pierre, bondissant comme un fou, avait déjà saisi leMaltais par la cravate et le secouait, colère,
- Ah ça ! vous êtes ivre, mon garçon ! Ali !... Ali !...
Ali n’avait pas attendu que l’autre l’appelât. Il avait posé ses largesmains noires sur les épaules de Pomério et, par derrière, enfonçant songenou dans les reins du Breton, il essayait de le faire plier et derenverser le jeune homme. Mais le gars était robuste. Il repoussa leMaltais qui, jurant affreusement, alla rouler à terre, le front cogné àune malle ; et, se retournant vers Ali, Pierre le
ceintura comme fontles lutteurs et, le menton sur la poitrine du nègre qui, à présent, luiarrachait les cheveux, il lui faisait craquer les os, et ses muscles defer s’enfonçaient dans la chair flasque du noir.
- Au secours ! criait encore Kadja.
La grosse Aïcha se reculait mollement, rongeant toujours son os, tandisque le Maltais, relevé, sautant comme un grillon, arrachait des doigtsde Pomério le couteau de Sheffield que tenait le garçon.
VII
Ali renversé, le Breton se redressait un peu alors, maintenant sous songenou le grand nègre à demi étouffé, et il regardait le petit hommenoiraud, écumant, avec des lèvres violacées, qui, du sang à la face, lemenaçait avec son couteau.
- Mon couteau ou je t’étrangle ! dit le Breton.
Il laissa là le nègre, saisit au cou le Maltais et ne vit pas lebrusque mouvement de l’homme. Il entendit seulement un cri aigu deKadja et sentit en lui, à la poitrine, quelque chose de froid, avecl’impression d’un coup de poing reçu.
Il resta un moment debout ; il lui sembla que le Maltais, devenupresque vert, avait peur et se sauvait. Puis la main de Kadja toucha samain, la voix de Kadja demanda : « Il vous a fait mal ? » Pomériovoulut répondre : « Non. » Mais il sentait bien qu’on l’avait saigné ;il s’assit et, ouvrant sa veste, il vit que cela coulait. Par terre, lecouteau de Sheffield, qui traînait, lui parut tout rouge.
Pomério ne souffrait pas ; seulement il étouffait. Il lui semblait quedu sang coulait aussi, en dedans. Il ne se plaignait pas ; la figurebrune de Kadja se rapprochait de lui. Il avait envie de lui dire : «Vous êtes belle... belle... » Mais la tente à présent était pleine demonde ; des matelots, des gens du port, puis, brusquement, tout cemonde s’écarta. C’était la police... La grosse Aïcha laissa tomber sonos de poulet et se mit à geindre : « Ce n’est rien... Une simple
batterie... Je n’ai rien vu, rien... Moi, je mangeais... »
Un monsieur décoré, le commissaire du port, sans doute, s’approcha dePomério et dit :
- C’est le blessé ?
Derrière lui, Pomério apercevait le Maltais qui, blême, encoretremblant, expliquait à tous qu’il ne savait pas comment cela s’étaitfait... « Un malheur, monsieur le commissaire, un malheur ! »
- Faites évacuer la tente !
Et quand il se retrouva presque seul avec Kadja, le nègre, leMaltais et deux ou trois hommes, dont l’un, assis sur les tapisd’Algérie, écrivait à mesure que le commissaire interrogeait, PierrePomerio se sentit de plus en plus faible, mais pas triste, – non – aucontraire, jeté vivant, lui semblait-il, dans quelqu’une de ces belleshistoires que Yan, le vieux Yan, lui contait si bien, là-bas, sous leciel clair, dans la lande infinie...
Kadja, la fille de l’émir ! Elle se penchait vers lui, comme la féede la houle vers le petit Nic, et doucement lui répétait :
- Souffrez-vous beaucoup ?
- Non, pas beaucoup... Ce n’est rien !
- Comment vous appelez-vous ? demanda le commissaire à Pomério.
- Pierre Pomério, cultivateur, né en 1862, à Plérin, Côtes-du-Nord...
A la lueur de la lampe, le greffier écrivait, très vite.
- Et vous ? Vos noms et prénoms ? dit le commissaire à Kadja.
Elle répondit, tout naturellement :
- Marie Potard !
- Votre âge ?
- Dix-neuf ans !
- Née ?
- A Vaugirard...
- Pas d’autre état que celui-ci ?
- Pardon. J’étais giletière. C’est monsieur (elle désignait le Maltais)qui m’a dit, comme ça, de me faire artiste.
Le blessé avait tressailli, voulant se lever, abêti.
Alors Kadja, ce n’était pas son nom, Kadja ? Et son histoire, et sadanse, et ses sourires et tout, c’étaient donc des menteries ? Lesgrands yeux devenus hagards de Pierre Pomério se fixaient sur la bellefille avec une expression navrée et, pendant qu’il balbutiait très basdes mots bizarres : « Fille de l’émir... Biskra... Marie Potard... »,des larmes grossissaient devant ses prunelles bleues et le faisaientplus souffrir que son sang même qui coulait.
Marie Potard !...
Il ferma les yeux, ne voulut rien voir. Il répétait, comme dans ledélire :
- Faut pas
core les voir de près !
On le porta à l’hôpital. Comme les brancardiers soulevaient la civièreoù on l’avait posé, la jolie fille vint vers lui et lui dit, la voixbrusque, mais étranglée d’émotion, en lui tendant le coeur de granit deJersey :
- Je ne veux pas garder ça... C’est la cause de tout !
- Au contraire, dit le Breton doucement, gardez ! Je crois bien que jen’aurai pas le temps de le donner à une autre !
VIII
La veuve Pomério, de Plérin, près de Saint-Brieuc, lut quelques joursaprès dans le
Petit Journal, à travers ses lunettes, les six ou septlignes que voici :
« Il y a eu hier, à la nuit, une rixe, suivie de coups de couteau, dansla baraque dite le
Concert des Sultanes, à Saint-Malo. Un nommé X...,cultivateur, a reçu une blessure mortelle de Tito Bonnafé, Marseillaisou Maltais, directeur de l’établissement. Transporté à l’hôpital, X...est mort quelques heures après. Tito Bonnafé est en état d’arrestation,ainsi que la fille Potard, cause de la rixe. Mais il est probable quel’affaire se terminera par une ordonnance de non-lieu, Tito ayant agi,comme il le dit, dans le cas de légitime défense. »
Et la veuve Pomério ne s’est pas doutée qu’il s’agissait de son fils,de son beau grand gars, de Pierre, parti, le mois dernier, pour fairela moisson à Jersey, et qu’elle attend, gourmande de l’embrasser...comme les vieilles qui n’ont plus au monde que les baisers de leurspetits.