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CLÉMENCEAU,Georges (1841-1929) : Les deuxAntoine(1896). Saisie du texte etrelecture : O. Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (17.I.2005) Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Texteétabli sur un exemplaire (Coll. part.)des Cent et un contes,nouvelles et récits choisis etprésentés par René Poirier etimagés par Pierre Luc, avec une présentation deMaurice Fombeure, parus à Paris, à la LibrairieGründ en 1951. Lesdeux Antoine (contevendéen) par GeorgesClémenceau ~~~~J'ai connu, dans un petithameau des dunes de Vendée, deuxAntoine qui ne s'aimaient pas. L'état civil les gratifiaitsans doute, chacun de son côté, d'unedésignation supplémentaire, mais leurscontemporains ne s'en embarrassaient pas. On disait simplement : le petit Antoineet legrand Antoine ; quelques-unsmême : le Petitet leGrand. Il était étrange assurément que cesdeux ennemis acharnés qui, pendant vingt ans, ne connurentd'autre joie que de se rendre mutuellement la vie insupportable etcruelle, se trouvassent constamment réunis sous uneappellation commune dans tous les propos de village. Il y avaitcertainement d'autres Antoine au pays : on n'en tenait pas compte.Ceux-là seuls intéressaient le public,passionnaient l'opinion. Il se jouait entre eux une si belle partie dehaine savante, toujours aux aguets, toujours en préparationd'agir, que leurs deux vies aux prises s'en trouvaient inextricablementmêlées, confondues en toute occasion. Et comme onne pouvait découvrir un acte de la vie d'un des Antoine quine se rapportât à l'autre en vue de lecontrecarrer, de le barrer, de lui porter dommage, il fallait denécessité les joindre tous deux - pour lesopposer - dés que ce nom fatal étaitjeté dans le discours. L'inimitié liait ces deuxêtres d'une invincible chaîne, comme eûtfait l'amitié pour d'autres. Ils allaient dans la vie mutuellement accrochés dans unmortel combat. Sur l'origine de ce duel farouche, le temps avait fait lemystère. Il n'y avait pas deux commères pourraconter à ce propos la même histoire. Chaquefoyer avait sa légende. Où l'on s'accordaitcependant, c'était pour attribuer les premiers actes deguerre à des questions d'intérêt. Pointd'amour, point de querelle de famille, ni bataille de cabaret. Onparlait vaguement d'un lopin de terre qui se trouva jouxter lapropriété de chacun. D'autres contaientl'histoire d'un fossé par-dessus lequel un vieux poiriersauvage étendait indûment ses branches. Le faitest qu'on ne voyait plus ni le champ, ni le fossé, ni lespoires. Ces choses avaient disparu par l'effet du temps destructeur.Mais la haine vivace était restée, et tout lepays en pouvait jouir à pleins yeux. Ce n'est pas qu'ils fussent méchants, le petit et legrand Antoine. Non. C'étaient deux hommes tout simples,deux villageois travailleurs, aimant uniquement la terre, lapétrissant tout le jour de leurs brutales caresses, dormantsans rêves, et ne pensant point. Combien de leurs semblablesfont avec cela du bonheur, inconscients de toute autrepossibilité de joie ! Ceux-là ne demandaient pasmieux, sans doute, que de prendre leur part de cettefélicité rustique. Deux bons bras, latête dure, un petit bien ausoleil, tout le monde n'en peutmontrer autant. Ils se sentaient des privilégiés,à leur manière, et jouissaient plaisamment, sansconnaître Lucrèce, du spectacle des compagnonsmoins favorisés du sort. Ils auraient donc reçu,comme chacun de nous, quelques éclaboussures de ce bonheurterrestre que la Providence nous envoie, à charge pour lediable de le détourner de nous, si le Malin ne leur avaitmis au coeur cette haine sauvage. Il n'y paraissait pas d'ailleurs et rien ne décelait en euxla fureur des ressentiments intimes. Quoique bien muscléstous deux et capables de rendre unbon coup, ils n'étaientpas de ces batailleurs vulgaires dont la colères'épanche en cris, en pugilats, en ruadesméchantes. Réfléchis,concentrés, ils mâchonnaient amoureusement leurrage, comme le matelot fait de sa chique. Le bon chiqueur est muet,tout à son intime jouissance. Nos hommes, tout en boule,voluptueusement repliés sur eux-mêmes, ne disaientmot, absorbés par la passion de couver des idéesde nuire et de les faire venir à bien. Chacun d'eux,suivant son génie, avait fait de cet unique labeur l'uniquejoie, l'unique tourment de sa vie. D'ailleurs aucune dépensede paroles violentes : c'est été force perdue.Ils ne se parlaient pas, évitaient avec soin toute occasionde conflit bruyant et même se gardaient soigneusement demédire l'un de l'autre pour ne pas prêterà rire. Ils avaient le respect de leur haine et chacun lesen admirait davantage. Car il n'était personne, aux alentours, qui ne sepassionnât pour ce combat sublime tout autrement tragique queles bruyantes querelles des matamores qui s'égorgeaientdevant Troie. On n'avait garde de prendre parti pour ou contre, car laprudence est proverbiale aux champs. Les bons campagnards n'enétaient que plus à l'aise pour jouir avecdésintéressement du drame, marquer les coups, lesjuger, applaudir à la savante escrime. Tout cela avec ladiscrétion raffinée qui convient à desconnaisseurs. Pour décrire tous les incidents d'une bataille de vingtannées, il faudrait une encyclopédie de mauvaiseté paysanne. Lapropriététerrienne, le champ, la moisson, le troupeau ne se peuvent enfermercomme une action de banque en un coffre de fer. C'est un orgueil de laposséder, parce qu'elle s'étale aux regards detous. Mais par cela même elle est en butte àl'envie, à toutes les malveillances qui rôdent,aiguisées par les chances d'impunité. Une haieéventrée, un coup de pic dans une muraille, unjeune arbre étêté, un coup de serpedans un poirier, des légumes piétinés,une récolte envahie par des bestiaux en dommage, ce sontlà des malheurs auxquels tout travailleur de la terre estfatalement exposé - car lebon Dieu lui-même ades ennemis, monsieur. Mais quand le sort s'acharne avec trop depersistance sur le même foyer, alors il n'y a pasd'hésitation : c'est dessorciers, ou c'est des jaloux. Pour les Antoine, tout lemond. était bien sûrque ce n'étaient pas des sorciers. Qui donc étaitauteur des accidents de toutes sortes dont ils étaientrégulièrement victimes ? Voilàpourtant ce qu'on ne pouvait pas savoir. La gendarmerie survenait,interrogeait le plaignant : - Soupçonnez-vous quelqu'un ? - J'ai ben des ennemis. Demandez aumonde. Telle était l'unique, l'invariable réponse. Onallait chez l'autre Antoine, mais il était plaignantà son tour. Lui aussi avait des ennemis, des jaloux.D'ailleurs, on ne pouvait le soupçonner. Il avait les mainspleines d'alibis. Que faire ? Le brigadier tortillait sa moustache, ettout le village gloussait d'un petit rire contenu. - Vous ne savez pas ? La vache au grand Antoine, elle s'esttrouvée boiteuse au matin de la foire. Qu'est-ce que tu disde ça, petit Antoine ? - Ça ne m'étonne pas, il y a des clous pleins leschemins. Hier j'en ai ramassé un avant de monter dessus. Et chacun de répéter : le Petit est plus finque la vache au Grand : ilramasse les clous avant de marcher dessus. A force de tels malheurs fondant sur eux de touscôtés, à tous moments, les deux Antoineen étaient arrivés, pour donner moins de prise auhasard ennemi, de retrancher de leur vie tout ce qui pouvait tenter le mauvais monde. Quand le chien du grand Antoine futtrouvé mort, un beau matin, le Petitétranglason dogue, qu'il aimait, pourlui épargner le sortinévitable. Ils renoncèrent presquesimultanément au précieux poulailleroù, malgré tous leurs soins, lafatalité frappait à coups redoublés.Les vaches parties, la porcherie se ferma. Ils louèrentleurs champs et jusqu'à leur verger pour échapperaux coups de la fortune mauvaisequi s'acharnait sur eux. L'âge était venu. L'esprit de haine demeuraitjeune en eux, mais l'entrain d'attaque avait faibli, et le derniereffort de vie se concentrait en de prudentes combinaisons pour pareraux perpétuelles menaces que l'imagination maladivemultipliait, grandissait. Appliqués à s'effacerdevant la pointe tendue, tous deux avaient amoindri,rétréci toutes leurs manifestations de viejusqu'à anéantir en eux toute jouissance devivre, pour maintenir intacte leur puissance de haïr. Etl'ardeur de détestation demeurait telle en cesâmes tordues d'une unique passion, que c'étaitpour chacun des deux Antoine une extrême voluptéde voir l'autre se mettre engarde contre des coups qu'on ne pouvaitplus lui porter. Ainsi les douloureuses joies dont se composa pour eux toute lasensation de vivre, jusqu'au seuil de la tombe, leur furent bonnementfidèles. De leur haine, ils firent, sanspréméditation, ce que tant d'autres essayentvainement de faire de l'amour : un enchaînement durable debonheur. Et le soir de leur pénible vie s'éclairadoucement de l'implacable exécration d'autrui, comme nousrêvons que fasse pour nous la tendresse de ceux que nouschérissons. Grande matière àphilosopher sur les joies de ce monde. Je les ai vus finir silencieusement de vivre, les deux Antoine, toutvieux, tout cassés, dans un logis misérable, faceà face, séparés par une obscureruelle, à trois mètres de distance. Le grandAntoine se vantait de n'avoir pas quitté la maison de sespères, branlante bâtisse dont il avait lafierté, parce qu'elle faisait de lui l'aboutissant d'unetradition - inutilement d'ailleurs en raison de lastérilité de la Grande.Le petit Antoine, lui,avait vu sa masure démolie quand, pour élargir laroute, on éventra la colline de sable. Cependant un petitterrain lui resta sur la butte, d'où il pouvait masquertoute vue aux lucarnes du Grand.Cela coûta chaud deconsolider le terrain par des contreforts de pierre. Mais le Petit neregardait pas à la dépense, et ilréussit à se percher dans un petit cabanon sansfenêtres, grâce auquel il fit la nuit chez le Grand. Quitter la maison paternelle, s'en laisser chasser par l'ennemi qui lenarguait cent fois le jour à trois pas de son seuil, unAntoine ne pouvait avoir une telle pensée. D'ailleurs, unevengeance s'offrit. Un logis sans fenêtres, cela peut seconcevoir. Mais il y faut la porte, et le cabanon du Petit Antoine enavait deux : l'une sur la ruelle, en face du Grand, l'autre dans lemême axe, donnant sur la route où une échellepermettait de descendre quand le Petitjugeait à propos desortir sans que le Grand eneût connaissance. Le Petit, vivant seul,n'était pas exigeant. Mais s'ilvoulait de la lumière chez lui, il fallait ouvrir une porteet ce n'était pas trop des deux portesentrebâillées pour obtenir un peu d'air respirableen été. Voilà justement cequ'attendait la Grande, dontl'oeil, traversant le cabanon, pouvait,du seuil, avoir la vue de la route. LePetit s'ingéniaitsans doute en mille combinaisons fâcheuses. En vain, uneporte ouverte, la lumière qui passe ne se peut confisquer.Quelle joie pour la Grande dedire à mi-voix àson homme, comme pour ne pas chagriner l'autre : - Antoine,voilà M. le Curé qui passe ! Le Petit, qui ne perdaitpas une syllabe du discours, enrageaità plaisir, fermait brusquement le panneau, qu'il fallaitbientôt rouvrir, et le Granden trépignait deplaisir. C'étaient là les émotionsquotidiennes de leur vie. Un jour, le spectacle du PetitAntoine en fureur convulsa leGrandd'un tel accès de joie que l'apoplexie l'étenditpar terre et qu'il en mourut. Cette fois c'en était troppour le Petit qui, n'ayantplus de but dans la vie, faute de pouvoirhaïr, devint mélancolique, à lafaçon de ceux dont l'amour est traversé de lamort, languit et trépassa, pitoyable à voir. Telle fut la fin de cette passion. Après tout, ces deuxhommes furent heureux l'un par l'autre. Que le bon Dieu leur soitindulgent, ou, à son défaut, le diable ! |