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CREVEL, René (1900-1935)1830(1930).
Numérisation du texte : O. Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (23.VIII.2014)
[Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées].
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : br 719) de l'Almanach littéraire pour 1930offert par la Librairie Lipschutz, 4 place de l'Odéon à Paris.


1830

un inédit
de
René Crevel
_____


La ligne droite va trop vite pour éprouver quoi que ce soit cheminfaisant. Elle atteint tout de suite son but, et de son triomphe même,meurt, et, sans avoir jamais pensé, aimé, souffert, joui.

La ligne brisée, elle, ne sait pas ce qu'elle veut. Ses capriceshachent le temps, martyrisent les routes et, de leurs angles, lacèrentles fleurs joyeuses, crèvent les fruits paisibles.

Pour la ligne courbe, c'est une autre chanson. La chanson de la lignecourbe s'appelle bonheur.

Ainsi, de toutes les années de l'ère chrétienne, 1830 fut la meilleureà vivre. Sur quatre des chiffres qui la désignent, trois étaient ronds.

Bonnes joues et taille fine, 8 fait la révérence, 3 est le chiffred'amour, non parce qu'il compté les éléments indispensables à toutehistoire sentimentale, mais ses deux boucles ressemblent comme dessœurs d'écriture à celles des cheveux dont les femmes du siècle dernieravaient toute une provision pour faire cadeau à leurs amants. Dans lecercle son symbole, zéro est la plus consolante image du néant,puisque par le vide, il nous donne notion de l'infini.

1830. Le Romantisme imperméable dans son désespoir aux grands mots, auxbelles phrases, comme l'œuf dans sa coquille n'était pas alors moinsrond que le fond du chapeau de forme d'Alfred de Musset, pas moins rondque le périmètre des crinolines, le dôme des chignons, les globes desseins et des épaules, le soir, parmi les volants de mousseline, pasmoins rond que la bouche même des pistolets qui une nuit au moinsdonnèrent aux jeunes hommes de ce temps, espoir d'une mort altière, et,qui, la tentation grandiloquente passée, faisaient si bien sur unecheminée près d'une sépia au cadre rond.

1830, la seule année, où la foudre ait daigné tomber en boule defeu etrouler sur la terre ; 1830, les ballons montent dans le ciel, lespommes s'allument, plus luisantes, aux arbres des campagnes ; 1830, lesivrognes pour 365 jours ont renoncé à leurs classiques zigzags etdécrivent sur les trottoirs des courbes savantes ; 1830, la Francecombine une révolution pour avoir un roi plus rond, Louis-Philippe, unroi dont le nom dans les bouches fait le même bruit que les tonneauxroulant sur les pavés.

1830. Elles sont toutes rondes aussi les fleurs qu'Athénaïs cueilledans son jardin. Athénaïs est une jeune fille qui a la bouche en cœuret se promène en donnant le bras à un jeune homme du voisinage Agénor.Athénaïs parle sans arrêt, et, Agénor parce qu'il n'a jamais uneseconde pour placer un mot, trouve qu'elle a vraiment beaucoup d'esprit.

Mais soudain que signifie ce carillon ?

Agénor interrompt la bavarde.

— Athénaïs ?

— Agénor...

Athénaïs ne marche pas, elle glisse. Athénaïs sait prononcer jolimentle nom de son cavalier, Athénaïs roule des yeux doux. Puissance ducharme féminin. Agénor oublie ce carillon qui l'a fait sursauter.Agénor se trouve stupide, mais parce qu'il croit qu'il est amoureux, ilessaie de devenir éloquent.

—    Athénaïs, cueillons des pivoines rouges pour votrevase d'opaline bleue.

Révérence d'Athénaïs. Nouveau carillon. Agénor sent qu'il perd latête. Il ne serait pas étonné qu'elle se détachât de ses épaules, vîntrouler aux pieds de la promeneuse sa compagne, sur le gravier fin. Ilporte les mains à son cou, sans doute pour voir si elle y est encoresolidement assujettie, et parce qu'Athénaïs le regarde dans le blancdes yeux, pour cacher son trouble, il lui demande si elle veut biendevenir sa femme.

Une rose cache une bouche, dont, sans doute, mieux vaut ne pas voir lesourire. Puis c'est un oui, un oui tout rond, le vrai « oui » de bonheur.

Agénor et Athénaïs le soir de leurs noces.

Le buste d'Athénaïs émerge des dentelles du cerceau. Agénor pense auxchevilles, aux mollets, aux jambes de 1'« épousée ». A ses jambes qu'iln'a jamais vues.

O modes. Un noble garçon conduit à l'autel une vertueuse demoiselle,et, il ne sait même pas quelle est la forme des membres inférieurs decelle qui, désormais, portera son nom. Mais pourquoi Agénor, tandis quelentement Athénaïs achève de se dévêtir, pourquoi Agénor serappelle-t-il avec cette obstination l'histoire de la cloche deSaint-Grégorien ? Une nuit le battant de cette cloche disparut, lediable seul sait comment. Au matin, attaché à la corde, et,n'entendant pas le moindre bruit, le sacristain se sentit devenir fou.Il parcourut le pays et cria qu'il  serait damné pour avoir sonné l'angélus du silence.

L'angélus du silence, mais l'angélus de l'amour. Athénaïs, sur quelair, ce soir le jouerons-nous ?

L'angélus de l'amour ? Athénaïs rit, remue sa crinoline, carillonne.Agénor croit qu'il a épousé une sonnette. Sa qualité de mari, grâce auciel, lui donne droit de vérifier ses soupçons, même les plusinvraisemblables. Sa main vise les jambes d'Athénaïs sous la robe. Maisla mariée minaude, veut s'échapper. Il la poursuit, l'attrape par sajupe, déchire ses cerceaux. Dans un grand fracas Athénaïs s'effondre.Horreur et damnation. Agénor s'explique le carillon, sa gêne, sa peur.Athénaïs n'a qu'une jambe, une seule jambe pendante au milieu du corps.

Le jeune époux saura-t-il jamais se consoler ? Déjà les chevaux sontsellés. Départ dans la poussière... les habitants de ce petit villagecroient qu'ils ne sauront jamais pourquoi, depuis plus de cinquante ansqu'elle est venue échouer parmi eux, Athénaïs s'obstine à porter descrinolines, jusqu'au jour où, quasi centenaire, après le passage d'unetroupe de saltimbanques, où se montrait une femme unijambiste,oublieuse de son habituelle réserve, elle pirouetta sur un pont et sefit d'un coup de reins choir dans la rivière.

Eberlués, les paysans laissèrent flotter la noble dame dont les jupess'épanouirent sur un beau tintamare.

Les yeux hagards, dans un bruit sans cesse amplifié, elle descenditjusqu'à la mer, au Havre, heurta un voilier de bois précieux qu'ellefit chavirer et s'en vint échouer au pays des banquises, où, dit-on,elle fut béatifiée par un archevêque nain et lapon.


Almanach littéraire - 1930 - Lipschutz

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