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DELARUE-MARDRUS,Lucie ( 1874-1945):  LaPirane(1931).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (04.IX.2015)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : 6671-117) du numéro 117 (mars 1931)  dela Revue littéraire mensuelle Les Œuvres librespubliée par Arthème Fayard à Paris .


La Pirane

Nouvelle Inédite
par
LUCIE DELARUE-MARDRUS
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Deauville, c’est, de juillet à septembre, l’abcès qui crève tous lesans sur nos côtes : Deauville ramasse l’argent du Parisien et del’étranger.
Le Havre, une pieuvre au bout de l’estuaire, entortille le grandcommerce, les transats fameux, les paquebots de partout.
Plus loin, dans les terres, Rouen pompe aussi le trafic et la richesse.
Ruiné par ces trois-là, Honfleur, dans son bain de vase, continue à semourir.
Depuis des siècles.
Ruiné, oui, quant au négoce, à la prospérité ; mais au point de vue dela beauté, de la personnalité, sauvé.
Cette ville où le moyen âge est encore tout vivant fait pourtant cequ’elle peut, par ses propres moyens, pour tuer son passé, bien que nepouvant prétendre aux avantages du modernisme. Elle a, comme toute laFrance, un actif artisan de l’irréparable, acharné contre ses reliques,acharné contre les arbres de l’alentour. Oh ! trouver l’occasion dedémolir de la pierre séculaire ; d’abattre des troncs égalementséculaires ! Quand la bêtise est faite, il en est beaucoup pour seréjouir ; un peu moins pour pleurer devant l’attentat.
Cependant, le vieux parler reste encore intact dans la ville, etl’accent chantant, ainsi que nombre d’institutions généralement d’ordrereligieux. « Une vieille coutume est un monument », disait un de sesdoyens. La hache, heureusement, n’est pas facile à mettre dans cesmonuments-là.
Car la Normandie toute entière tient bon.
Elle est défendue, en marge des routes nationales où passent le XXesiècle et ses autos, par les chemins creux où ne pénètrent guère lesnon-Normands. C’est là qu’il faut découvrir tant de coins de campagneoù semble n’avoir pas soufflé même l’esprit de la Révolution.
Un des purs quartiers de ce blason-là, c’est précisément Honfleur,jadis unique port français sur la Manche.
Bien sûr, les barques à voile y sont à présent adultérées par le moteurà essence, qui assourdit et empuantit l’ancien grand silence où delongues ailes de toile se frôlaient comme des archanges ; bien sûr, lephonographe et la T. S. F., au fond de quantités de logis, mettent enfuite les fantômes accagnardés dans les encoignures…
Et le reste.
Mais il ne faut guère d’effort, néanmoins, pour retrouver, dans cettepetite cité bleu d’ardoise, l’atmosphère du temps où l’on allait auxIles. Et l’odeur de l’aventure et du miracle n’est pas tout à faitéventée, même dans la chapelle de Grâce, en haut, éclabousséed’électricité, enrichie de vitraux neufs, à moitié dépouillée de sesex-voto…


I

Nous revoyons sans peine, bien avant l’entrée de l’auto dans le monde,un Honfleur assez peu différent de l’actuel, et, parmi ses ruesrétrécies, au bas de ses deux clochers, la belle poissarde qui rendaitfou tout le masculin du port. Lors de ma naissance, des vieillards quil’avaient vue quand ils étaient petits se souvenaient encore d’elleavec émotion.

Ses cheveux noirs à reflets, ses yeux couleur d’océan, ses dents parhasard magnifiques au pays des chicots, sa belle encolure, sa démarchede gaillarde qui n’a peur de rien, tout cela fit que, dès ses seizeans, le pêcheur nommé Jean Piran se dépêcha de l’épouser pour l’avoir àlui tout seul.

Maître de son bateau, La Bonne Nouvelle, il représentait pour lafille un destin inespéré.

Elle était née d’un matelot pauvre et d’une débardeuse, unique enfant,et vouée tout de suite à vendre la crevette et la sole à lapoissonnerie.

N’ayant pas manqué d’être emmenée au banc du Ratier avec gars et garcesdu port pour la cueillette des moules, à dix ans elle connaissait lamarée comme un loup de mer.

Embrun des vagues, averses du ciel, barques trempées, étals couverts depoisson mouillé, sabots dans les flaques, toute son existenceclapotait, eau douce et salée, eau verticale et horizontale, éternellehumidité suée par l’estuaire, goût de saumure sur les lèvres, ventpluvieux dans les cheveux.

Elle ne devait savoir que plus tard à quel point elle aimait tout cela,quand s’arracha sa racine d’entre les pavés honfleurais, où croître etrespirer lui semblait si naturel.

Devenue la femme Piran, « La Pirane » pour ses admirateurs et sesrivales, elle ne fut pas longue à découvrir son pouvoir sur les mâles.

Jusqu’à des messieurs de ville tournaient autour. A vingt ans, elleavait tant d’amoureux que le mari renonçait à ses coups de jalousie.

Elle lui restait fidèle, par mépris pour tous ces hommes qui lavoulaient. Une Normande ne se laisse pas facilement conquérir. Sasuprême taquinerie et toute l’ironie de la race de Honfleur, qui n’apas sa pareille pour se moquer du monde, – et avec esprit, –suffisaient à l’amuser. Et le jeu dangereux qu’elle menait avec tousces garçons n’allait pas plus loin.

A vingt-cinq ans, elle perdit son père ; un mois plus tard mourut samère ; et cette année de deuil (car elle aimait ses parents) futmarquée aussi par un autre drame : être amoureuse.

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C’est un grand efflanqué, matelot à bord du chalutier Le Vigoureux.Qu’est-ce qu’il a de plus que les autres, celui-là, pour charmer unefille comme Clémence Piran ? Son maillot bleu foncé, son bonnet tricotéde laine, du blond sous le bonnet, du gris dans les prunelles, unepetite moustache vieil or, il n’y a pas là de quoi tant émouvoir. Maisses yeux sont impérieux, sa dégaine est particulière, sa voix a desinflexions à lui. Et puis quoi ? Sait-on jamais quel est le mystèrequ’une femme jusque-là tranquille découvre tout à coup dans un homme,un certain homme qui passe ? Courant à lui d’un élan que rienn’arrêterait, elle devient cette force de la terre qu’on ne retrouveque dans les attractions magnétiques, que dans l’attirance d’un corpspour l’autre au creux de l’éprouvette chimique.

La railleuse Pirane ne chercha pas du tout les raisons de son goût pourla gas Chausselin. Le premier matin qu’elle le vit à la poissonnerie(il arrivait de Villerville pour se fixer à Honfleur), elle répondit àson regard, – un regard qu’elle connaissait si bien pourtant, regard desaisissement devant elle, sa frange noire au-dessus des larges irisclairs, ses narines ouvertes, sa bouche rouge aux dents si blanches,son teint d’or et de rose, sa poitrine en avant, ses belles hanches,son air d’effrontée coquette, – répondit au regard du Villervillais,non par son ordinaire rire en mezzo, mais par un silence étrangementgrave, des yeux fixes et comme arrêtés devant la fatalité.

Marie-Pierre Chausselin, la fatalité.

Clémence Piran, la fatalité.

Tous deux restèrent immobiles face à face, les poissons lumineux entreeux, dans les ombres, avec tout le monde autour de ce premier regard.

Il pleuvait un peu. Le mois de mai frissonnait, brise froide sur lebassin de radoub. L’arbre qui pousse contre la Lieutenance, ancienneporte de la ville au bout du bassin, remuait des petites feuilles d’unvert encore pâle. Des nuages descendus ne laissaient voir qu’un peu debleu, tout au bout de l’abîme d’en haut, et les quais Sainte-Catherineet Saint-Étienne jetaient, chacun de leur côté, des images de vieillesmaisons dans l’eau du bassin. Les fumées, du côté de la jetée qu’on nepouvait voir, étaient pareilles à d’autres nuages plus petits et plusproches. Un bateau criait pour demander le port.

« Toi que je ne connais pas, disaient les yeux de l’homme, je te veux. »

Et ceux de la Pirane : « Toi que je ne connais pas, parle, tu m’auras. »

Il ne parla pas, sinon pour la vente d’un turbot et de quelquescarrelets tout juste apportés de mer.

- C’est tendre comme de l’agneau. Vos pratiques vont vous prendre çatout de suite. On est arrivé trop tard pour la criée.

Puis il s’en alla.

Toute la journée, la Pirane fut  sombre. L’amour, dès sonapparition, se présente aux humains comme une espèce de malheur.

En rentrant le soir au logis, une toute petite maison de la rue Haute,la femme vit que son homme n’était pas revenu du café. Elle en futheureuse.

Au lieu de s’occuper de son fourneau, – préparatifs du dîner, – elleéprouva le besoin d’ouvrir la fenêtre et de s’y accouder.

Le bas des maisons, sur le côté de cette rue, pourrissait dans lesmarées et portait une longue barbe d’algues. Des grappes de coquilless’y incrustaient. Ainsi le bout de la ville, à l’époque, figurait-il lagéante carène d’un très vieux navire immobile.

Le couchant faisait, ce soir-là, reluire la grève entre les galets. Lagrande boue noire devenait, jusqu’à l’infini, rouge et rose sous leciel rouge et rose. Des barres sombres traversaient, rochers, et desbarres pâles, reflets de nacre. Le Havre s’allumait au large, une voielactée étendue sur l’eau.

La Pirane ne regardait pas cette beauté crépusculaire. Elle regardaitau-dedans d’elle-même, avec le frisson qui prépare l’aventurepassionnée. Sa vie était changée depuis ce matin.

Son mari, qui lui tapa sur l’épaule, la fit bondir.

Rien de prêt à l’heure de manger ? Même pas de lumière à la maison ?

- Qui que tu faisais donc ?... demanda-t-il, abasourdi.

Pas d’explication possible. Elle dit au hasard qu’elle avait mal à latête et se hâta d’allumer la lampe à huile. Le mari s’assit patiemment.C’est l’heure où l’homme dépend de sa ménagère. Il y en a qui crientquand la soupe est en retard. Celui-là, subjugué par l’amour, nefaisait jamais de scènes, même s’il avait bu, ce qui pouvait bienarriver quelquefois.

C’était un homme de trente-cinq ans, à collier de barbe d’un brun roux,la lèvre supérieure rasée, des anneaux d’or aux oreilles, l’œil vif etbleu sombre, larges épaules et haute taille, pas commode tous lesjours, courageux au travail, honnête.

Son regret de n’avoir pas d’enfant l’avait, à la longue, un peurenfrogné, rendu plus dur pour son matelot et son mousse à bord dela Bonne Nouvelle. Il était craint mais respecté. La marinel’estimait.On savait, malgré ce qu’elle déchaînait dans les cœurs, que sa femmelui restait attachée et ne l’avait jamais trahi. Lui-même le savaitbien aussi.

Ceux de sa classe n’ayant ni le pouvoir ni l’habitude d’analyser, il nesoupçonnait pas quels amas d’indifférence le séparaient de sa bellecompagne. Il en était amoureux, orgueilleux et jaloux. Elle lui donnaiten échange cette sorte d’affection qui n’est, après tout, qu’unevieille manie qu’on a. Peut-être qu’elle l’aimait bien. Elle ne sel’était jamais demandé.

Chacun à son travail, l’un qui pêche du poisson, l’autre qui en vend,les repas en commun, les économies en commun, le lit en commun, aveccela la vie s’écoule sans qu’on y pense.

La Pirane regarda ce Jean de tous les jours, tandis qu’elle apportaitla soupe sur la table, et elle le haït.

Ils mangèrent. Elle ne répondit pas quand il parla. Le pêcheur finitpar s’étonner.

- Qui que t’as ?... Toujours les boyaux de la tête croisés ? Ça mesemble drôle que tu ne prêches mot !

Et ce fut encore à cause de cette migraine, quand ils furent couchés etla chandelle soufflée, qu’elle se refusa sans pitié.

Elle n’était pas encore à l’autre, mais n’était déjà plus à lui.

II

Astuce ou timidité ? Pouvant la voir tous les jours à la criée s’ilvoulait, il ne revint pas comme elle s’y attendait.

Le front barré de sa Clémence angoissa le mari.

- Faudrait voir ce que la médecine en dirait. Si demain tu n’es pasmieux, j’irons chez le docteur qui nous a déjà gouvernés dans le temps.

Mais ce demain fut le jour où le Villervillais reparut à lapoissonnerie. En lui parlant, la Pirane entendit trembler sa proprevoix, cette voix un peu basse, mais harmonieuse comme celles de toutesles Normandes, et dont on savait qu’elle « disait les choses toutescrutes ».

Le garçon, encore un coup, ne s’occupa que du poisson. Mais le regardétait toujours là. Malgré son envie de lui, la Pirane ne pouvaitcommencer la première.

A leur troisième rencontre, elle sentit, parmi l’amas froid d’un lot deraies qu’ils remuaient ensemble, la chaleur d’une main qui, tout àcoup, saisissait la sienne. Elle répondit au signe éloquent. Toutaussitôt :

- Dites voir, mâme Piran, où je pourrais vous trouver seule ?

Elle sentit qu’il la jugeait facile. Elle l’était pour lui. Pas pourles autres.

Le peuple est souvent elliptique comme ses vieilles chansons. Ellesupprima les paroles intermédiaires et dit :

- Vous n’êtes pas d’ici. Mais vous pouvez vous informer si je suisenvolée ou non !

Le ton était fier. Il la crut froissée et ne revint pas de quatre jours.
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L’amour les travaillait, chacun de son côté. Ce fut le garçon, tout demême, qui brusqua les choses. Peut-être s’était-il, en effet, informé.Il entra dans la halle des criées avec des yeux moins catégoriques,s’approcha d’un pas et murmura :

- J’en desserre plus les dents depuis que je vous connais. Faut pasm’en vouloir de ça. C’est-y ma faute si vous êtes raide belle ? Je vousépouserais, moi, si vous n’étiez pas déjà mariée du gas Piran !

Les convenances ainsi ménagées :

- Et moi, siffla-t-elle entre ses mâchoires magnifiques, pensez-vousque je ne vous épouserais pas, si c’était possible ?

Il releva le nez, ne pouvant y croire. On lui avait dit comme elle semoquait de ses amoureux. Il vit sur son visage la marque animale etdivine du désir, devant laquelle les paroles deviennent inutiles. Ilséchangèrent un regard ivre. Observés par les commères, ils seséparèrent à l’instant même. Pour donner le change, la Pirane, à lacantonade, cria, dans le dos du matelot :

- Vous avez vu ce grand gein-gein, avec sa goule de béjaune ?

Les bonnes femmes remarquèrent, habituées aux façons de leur Clémence :

- Le por’ jeune homme, s’il s’y frotte encore, elle va déjurer comme undiantre !
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Après ces clandestines et tacites fiançailles, il restait à consommerle péché mutuellement consenti.

Là, d’insurmontables obstacles.

Quand le mari prenait de nuit la mer, le matelot du Vigoureux laprenait aussi, sous les ordres de son patron. Au grand jour, il étaitinutile de chercher à se rejoindre. Toute la ville eût été, le soirmême, informée du rendez-vous.

« Leur bourdon, ça ne me nuit point, se disait Clémence ; mais c’estJean Piran, dans tout ça, qui me fait frayeur. » Pour éviter même sessoupçons, car il était homme à faire un malheur, elle redevint, avecdes efforts de héros, avenante comme par le passé. Pendant qu’elle luisouriait à table ou le subissait de nuit, sa tête tournait etretournait des idées.

La seule chose possible : Marie Chausselin quitterait le Vigoureux etse ferait portefaix dans le port, homme de peine à bord descharbonniers, n’importe quoi lui laissant sa liberté nocturne. Alors,aux marées de nuit, il se glisserait dans la maison, grimperait aubesoin par la gluante fenêtre. L’homme à sa pêche, l’amant dans le lit,grand danger, certainement. Mais l’amour et le risque s’accordent bien,et la Pirane n’avait pas froid à l’œil, comme elle s’en vantaitelle-même.

Par bribes de mots, elle mettait son matelot au courant tous lesmatins, avec l’air de parler de la crevette ou des limandes. D’autreshommes l’abordaient, bravant ses bourrades et ses quolibets. Elleprenait grand soin de ne rien changer à ses manèges habituels avec eux,faisant mine de se gausser aussi de Marie Chausselin, et les finesgaillardes de la poissonnerie, auxquelles rien n’échappe d’ordinaire,ne devinaient pas pour une fois, et dans ses moindres nuances, lesecret qu’on voulait leur cacher.

Avant de parvenir sans faire d’éclat au changement de métier quis’imposait pour Marie, il fallait attendre une occasion, ou la fairenaître à propos. Ce serait une dispute à bord du Vigoureux, un ordrequ’il refuserait d’exécuter, même une insolence qui le mettrait dansson tort. Mais son patron était justement pacifique et doux, et lesquerelles malaisées à susciter.

Dans son impatience de la faute, la femme trouva bientôt.

- J’ai quelqu’un de ma parenté, un cousin fréreux de mon père qu’estgoujard à la ferme de la Branchebelle. Je dirai comme ça que lebonhomme est venu l’autre jour matin pour me parler de défunts mesparents, et que ça lui fait deuil de ne plus voir personne de lafamille. J’attendrai la basse mer de jeudi après-midi, car je sais quemon homme veut raccommoder ses filets ce jour-là. Je partirai touteseule pour la Branchebelle, au quart moins de deux heures. A troisheures, j’en reviendrai. Ma visite au vieux ne sera point longue. Voussavez bien où que c’est ? On se retrouvera dans le fin mitan de laroute, et les bois de l’alentour sont grands quand on veut s’y mucher.

C’est ainsi que leur coupable et furieuse nuit de noces eut lieu dansle soleil d’un beau jour de printemps, lit de mousse, alcôve debranches, senteurs vertes, ronflements d’insectes, bien loin de leurquotidien à odeur de poisson.

Revenue le soir au logis avec du violet sous les yeux, la Pirane, enmême temps que tous les mensonges qu’elle raconta, rapportait de sapromenade cette sorte de joie âpre que donne la conscience insatisfaite.

- Pendant que tu bavolais en campagne, gaie comme hirondelle, dit JeanPiran, les filets ont raccommodé.

- Tant mieux !... répondit-elle joyeusement. Y a tant de chosesdéchirées qui ne raccommodent jamais !

Mais il ne sut pas qu’avec ces quelques mots rieurs par-dessusl’épaule, c’était l’annonce même de son infortune qu’elle lui jetait àla figure.
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Marie Chausselin eut sa querelle et devint débardeur sur les quais. Ala première nuit de marée, il pénétra ténébreusement dans le logis deJean Piran et lui vola pour la seconde fois sa femme. L’audace,l’amour, l’obscurité, tout s’en mêlait. Le lit conjugal valait mieuxque les creux de mousse et le soleil dans les yeux. L’assurance derecommencer ces heures de folie chaque fois que le permettrait la mermultipliait leur joie adultère. En rentrant à l’aurore, le mari trahi,secouant ses boucles d’oreilles, souriait, dans sa barbe en collier, devoir Clémence dormir si dur, un peu pâle entre ses sombres cheveuxdéfaits.

Elle fit celle qui ne s’éveille même pas. Outre l’horreur de l’étreintelégitime après sa bouleversante nuit infidèle, elle avait la peuranimale que son mari ne sentît sur elle, comme disent les paysans àpropos des bêtes, « le goût de l’autre mâle ». Elle attendit qu’il sefût profondément endormi pour se lever. Alors, elle s’habilla sansbruit et commença sa journée laborieuse.

Parmi les autres poissardes, elle sut se forcer pour garder son entrainordinaire. Et quand son amant entra comme chaque matin, venantreprendre ses paniers, elle tourna le dos, très occupée derrière sonétal ; car il lui était impossible de supporter ses yeux sans montrerdans les siens ce qui s’était passé si peu d’heure auparavant entre eux.
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Elle devenait tous les jours plus belle, plus tentante encore pour sessoupirants. Ses ironies se firent plus mordantes, ses rebuffades plusdiaboliques que jamais. Personne ne devinait pourquoi ses yeux étaientsi grands, sa bouche si pourpre, ses hanches si voluptueuses.Inassouvie entre ses rendez-vous difficiles, elle respirait l’amour, lajeunesse, la sensualité.

Sans se douter de ce que ces empêchements conféraient de durée à sapassion, elle maudissait tout ce qui la séparait de l’homme choisi parson instinct incontrôlable. Être seule avec lui, cette idée fixe laharassait comme un mal. Elle prit l’habitude d’aller une ou deux foispar mois voir son oncle, auquel elle apportait un panier de poissons.Le vieux était tout heureux de cette affection. Il ne se doutait guèredu rôle qu’on lui faisait jouer. Tout cela ne suffisait pas à lafringale de la fille. Elle en voulait à son mari, au mariage, aumatelot lui-même, qui ne savait pas conjurer tout ce qui les éloignaitl’un de l’autre. Mais, dans les bois où ils se retrouvaient, mais lesnuits où la marée les favorisait, ruée à son plaisir, elle goûtait avecune violence accrue par les jours de contrainte, avec une témérité deplus en plus imprudente, ce qu’on a depuis si longtemps et si justementnommé : le bonheur dans le crime.

III

Le divorce n’existait pas encore au temps où se passèrent ces choses.On ne connaissait pas « l’incompatibilité d’humeur » dont se servent sibien de nos jours les époux mécontents l’un de l’autre.

La Pirane était prête, si son mari découvrait quelque chose, à s’enfuiravec son portefaix. Mais, en attendant, elle faisait de son mieux pourque rien n’eût l’air d’être modifié dans la vie de tous les jours.

Adroit et glissant comme un jeune fauve, l’amant savait entrer dans lelogis avec tant de ruse que nul ne pouvait sur la grève surprendrecette furtive ombre humaine parmi celles de la  nuit.

Complètement envoûté par sa complice, la nature de ce garçon en étaittransformée. Insouciant et gai jusqu’à sa rencontre avec elle, ildevenait, en même temps qu’encore plus efflanqué, muet, concentré,presque sauvage. Mais ne l’ayant pas connu sous ses dehors premiers,les gens de la ville ne se rendaient pas compte de ces changements.

Deux ans presque d’union intermittente, acharnée et silencieuse,n’avaient pas encore assouvi la bête d’amour brusquement éveillée. LaPirane pouvait croire à l’éternité de son désir. Cependant, avant lafin de la deuxième année, quelques signes apparurent. Sur le chemin dela Branchebelle, quand ils revenaient ensemble de leur péché forestier,moins exclusivement animale, la femme eut envie de quelques paroles,puis de conversations. Elle retrouvait tout doucement sa gaieté. Lasorte de morosité de son amant taquinait son humeur joviale. Rien ne lefaisait rire. « C’est égaçant !... » songeait-elle. Rire ! Elle n’enavait pas eu plus que lui l’envie, dans les débuts ; mais,insensiblement, sa passion cessait d’être tragique. Grand corps quis’étire après le plaisir, les électricités de son être montraient desmarques d’usure à force d’étincelles et d’éclairs. Vint la nuit où elles’aperçut, alors que l’homme dormait dans ses bras, enfin terrassé,qu’elle attendait l’aube avec impatience pour le voir partir et resterseule dans son lit.

Le temps s’avançait où elle serait guérie de sa démence. Nulletendresse n’étant à la base de son attachement tout charnel, elle étaitsur le point de s’en rendre compte : la crise passée, il serait fortagréable, après un tel déchaînement, de reprendre où elle l’avaitlaissée sa reposante existence d’épouse et de travailleuse, absorbéeseulement par les soins ménagers, le va-et-vient de la poissonnerie etle souci (qu’elle partageait avec son mari) de mettre de côté le plusd’argent possible pour assurer le bien-être de leur vieillesse.

Les deux ans révolus, elle fut enfin prête à renvoyer comme un chien,rejeter comme un joujou cassé celui qu’elle avait tant aimé. Cen’était, après tout, qu’un pauvre débardeur comme tant d’autres.L’enchantement fini, ses yeux refroidis le voyaient tel qu’il était.Une honte lui venait, elle, la femme de Jean Piran, maître de sabarque, patron d’un matelot et d’un mousse, d’être retournée à sesorigines misérables et d’avoir pour amant un pauvre gas sans prestigeet sans argent.

Alors ses nuits adultères lui parurent plus lourdes, toutes, que sesdevoirs conjugaux. Elle prétendit avoir vu quelqu’un s’embusquer aupied de la fenêtre, feignit la terreur, évita de la sorte pour un tempsl’étreinte pour laquelle elle était, six ou sept mois plus tôt, prêteencore à vendre son âme.

Marie Chausselin ne devinait encore rien. La Pirane, qui projetait dele rendre à la marine pour s’en débarrasser, ne savait comment aborderce sujet épineux. En dehors de l’amour, somme toute, elle neconnaissait pas cet homme. Était-il capable de violence ? Elle se mit àl’étudier, méfiante, comme un autre mari qu’elle aurait eu.

Il fallait le mettre à l’épreuve. Elle imagina de lui donner un nouveaurendez-vous autour de la Branchebelle, le laissa s’y rendre seul, et,comme la mer était basse cet après-midi-là, décida facilement son hommeà l’accompagner dans une promenade à Grâce, sous les beaux arbres duplein été. Elle fut vue dans la chapelle, aux côtés de son mari (tousdeux avaient la dévotion des gens du port), puis, un peu plus tard,prenant une bolée de cidre avec lui dans quelque ferme du plateau,rencontra même deux de ses collègues de la poissonnerie et rit avecelles d’un cœur léger, délivré.

Tant de choses n’étaient pas nécessaires pour que le débardeur sûtcomment elle avait passé son temps loin de lui. Le surlendemainseulement, elle recueillit de la bouche des autres marchandes lesrésultats de ses agissements.

La veille au soir, à propos d’une bagatelle, le gas Chausselin s’étaitbattu comme une brute avec un charbonnier des quais, et, dit laharengère qui racontait : « Il jurait et il emm……, et il était sifurieux qu’il en perdait sa culotte… »

Donc, capable, en effet, de violence et même d’esclandre. Cettebataille, c’était seulement pour soulager sa colère, car il ne buvaitjamais. La Pirane se mit à trembler. De pied ferme, elle l’attendit,cependant, et avec son expression la plus crâne. Aurait-il l’aplomb devenir à la poissonnerie lui chercher des mots ?

Il y vint. Ce qu’elle vit dans ces yeux, au lieu de l’épouvanter, laremplit d’un beau mépris. Il semblait relever d’une longue maladie. Ladouleur de son regard était immense.

- J’ai failli tuer quelqu’un hier… chuchota-t-il lamentablement.J’étais si dupe que tu prenais la fraîche avec l’autre, tandis que jet’espérais dans le bois ! La furie m’a dépassé. Qu’est-ce qu’il y a eudonc ?

- Peux pas te répondre. On nous regarde. Va-t-en.

La tristesse avec laquelle il s’en alla fut plus redoutable que toutesles récriminations.

La Pirane comprit que rien ne parviendrait à l’arracher d’elle. « Y vacoller comme lamproie » fut sa morne conclusion. « Mais, ajoutait-elle,si je l’apostrophe, il va casser et briser tout ! »

Ce garçon auquel elle avait dû tant de joie, auquel elle allait fairemaintenant tant de mal, ce roi d’un jour devenu mendiant tout à coup,non, elle ne pourrait le renvoyer comme un chien, le rejeter comme unjoujou. Il lui avait plu deux ans, mais, elle, c’était pour la viequ’elle lui plaisait…

La poitrine pleine de soupirs, elle accepta le juste châtiment de safaute. Elle était désormais deux fois mariée, et tellement empêtréedans ses propres roublardises que, jusqu’au jour où Marie Chausselinaurait compris son malheur et se serait résigné, la moindre minute depaix n’était plus à espérer pour elle.
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Le temps passait dans ces complications. « Tu ne veux pourtant pointque mon mari m’entame ? Je ne suis point assez vieille pour faire unmort ! »

Trois rendez-vous manqués sur quatre, des superpositions de mensongesentre elle et ses deux hommes, tous les dangers et plus aucun plaisir,la Pirane perdait enfin de sa belle humeur. Ses yeux cessèrent d’êtrepleins de noce. Ses moqueries, les notes graves de son rire neréjouissaient plus la poissonnerie. Elle devenait irritable, et, pourun rien, se disputait avec les autres femelles : un charivari d’injuresénormes, des poings aux hanches, des mentons hauts.

IV

Pour corser encore cette vie grimaçante :

- Mon matelot s’en va !... dit un jour Jean Piran en se mettant à table.

Clémence sursauta. Ses yeux étincelèrent. Elle ouvrit la bouche pours’écrier : « Y a justement Marie Chausselin qui cherche à rembarquer!... » et déjà ses manigances étaient prêtes pour que l’amant nocturnese trouvât à bord de la Bonne Nouvelle sans savoir comment. Mais ellen’eut pas le temps de parler.

- J’ai déjà un autre matelot !... continuait, placide, le pêcheur.

- Comment !... s’exclama-t-elle avec une colère qui le surprit.

- Oui. C’est le jeune homme à M. Lecointre, tu sais, ce beau monsieurqu’est armateur à Rouen et qui m’a été bon  quand j’étaisnocive ? La dernière fois qu’il est venu par ici, je lui ai faitpromesse, si la place se trouvait libre, d’embaucher son fils àl’essai. Le petit gas, à vingt ans d’âge qu’il a, s’est ambitionné pourla marine. On a eu beau le mettre dans les écoles, comme ses frères, ilrenonce maintenant sur les bureaux de son père. Rien à faire. Il estincarné matelot, ma por’ fille ! Il est riche et tout, mais c’est safantaisie. Et, comme ils n’ont pas que lui d’éfant, les parents ontfini par y céder, quoique ce soit pas du tout leur gré. Y se disentqu’il en aura bientôt mal au cœur, mais ils ne veulent plus lecontrarier, de peur qu’il n’aille faire sa fougue du côté du pire.

Il cligna ses yeux foncés et bleus entre ses tremblantes bouclesd’oreilles d’or :

- Si tu veux le savoir, ce matelot-là va nous rapporter bon. Car sonpère a dit comme cha qu’il me paierait au détourné pour le prendre àmon bord, parce qu’il sait bien que j’aurai l’œil pour l’affûter etl’empêcher de dégénérer.

La Pirane ne pouvait donner l’explication du dépit qui faisait suer sestempes à mesure que son mari parlait. Manquer une telle occasion ! Ellene put que hausser furieusement les épaules.

- Quand il y a plein les quais de gas qui connaissent leur affaire, tuvas t’éluger avec cettuy-là qu’est pas montré ? Ça n’a pas de copie !Tu n’es qu’un vieux trop-bête, marchez !

Comme il restait interloqué, la discussion ne dura pas. Elle n’osa paspousser plus loin. Gonflée de contrariété, mauvaise, prête à tout, ellepréféra s’en aller vers la poissonnerie, non sans claquer la portederrière elle.

Un ricanement de haine, qui s’adressait à ses deux hommes à la fois,secouait sa belle gorge de Victoire : « Tant qu’y sont, les gas ne sontjamais que des Jean-Jean. Je fais le cinq et le quatre pour qu’il nesoit plus conard, et c’est lui qui me nuit au moment d’y rarriver ! »
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Est-il utile de dire de quelle façon elle reçut le fils Lecointrelorsque son mari le lui présenta ?

- Y va mâquer un brin de chair avec nous premier que de monter à bord,annonça-t-il en l’amenant à l’heure du déjeuner.

La Pirane l’examina des pieds à la tête, et vit un jeune garçon auxmains blanches, vêtu de neuf et comme déguisé par son maillot, sonbéret, les anneaux qu’enfantinement il avait acheté la veille, presséde se faire percer les oreilles pour avoir l’air d’un vrai pêcheur. Unemèche frisée, trop blonde, tombait sur ses yeux pâles aux cils noirs.

Déconcerté par le milieu nouveau dont il avait avec tant d’ivressevoulu faire partie, son visage de jeune fille s’était empourpré sous leregard dur de la superbe créature qui le toisait avec cette visiblemalveillance.

L’éclat de rire de la Pirane le fit presque chanceler.

- Ça un matelot ?... Hélas ! Tu ne m’avais pas dit que c’était unedemoiselle à marier ! Au premier coup de mer, y va tomber en pamoison !

Légèrement pincée par son mari, tant bien que mal elle reprit sonsérieux, se domina pendant tout le repas pour faire bonne figure ; maisl’effet était produit. Le petit Lecointre, mortifié, ne mangea presquepas. « J’ai trouvé du coup comment le dégoûter du métier ! » pensait lamachiavélique commère.

Cependant, chaque fois qu’il descendit du bateau, les jours quisuivirent, il refusa, de toute son énergie, d’accompagner son patron aulogis.

- Voilà pourtant ce que t’as fait ! reprocha Jean Piran. Tu ne diraspas que c’est un chef-d’œuvre ! Moi qui voulais le rattirer chez nousdans l’espoir qu’y finirait par prendre pension, puisqu’il ne veut plusde ses grandes gens et qu’il loge comme un manant à l’hôtel des marins! Mais tu l’as traité si malproprement qu’il aimerait mieux hotter ducharbon dans le port que de te revoir !

- Il veut se mettre bourlingueur, riposta-t-elle, et il prétend qu’onlui fasse des petites croupettes comme à une marquise ? C’est-y mafaute si j’étais rie, l’autre jour matin, de voir sa façon ? Ça aencore la coquille au cul, et ça va se prend pour un coq rouge !

- A la fin de l’avoir piqué, grogna-t-il, il va changer de bateau, oubien s’en retourner chez ses père et mère. Voilà ce qui va nous arriver!

Elle se retint pour ne pas crier : « Tant mieux ! » Mais, désireuse derevoir le garçon pour le décourager encore :

- Est-il toi le maître ? Quand on veut être un vrai matelot, c’estd’abord d’obéir. Tu vas y dire de m’apporter lui-même le pesson à lacriée, à ce grand fourquet ! Et je verrons bien s’il a du commandementou non !
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Les hésitations du jeune Lecointre durent être grandes, car cinq jourspassèrent sans qu’il se décidât. La crainte de se voir remis dans lesbureaux de son père, à Rouen, dut l’inciter, pour finir, à toutsupporter plutôt que de renoncer à son amour de la navigation.

On le vit donc apparaître un matin dans la halle, rouge comme unecerise sous sa mèche, et les yeux baissés. Toutes les poissardes, lamain sur la bouche, firent des hélas en retenant leurs éclats. LaPirane leur lançait des coups d’œil de comédie. Elle avait tout faitpour ridiculiser d’avance le matelot de son mari près de ses compagnesde marée. Les paumes à la taille, elles attendirent le dialogue.

- Bonjour, m’sieu Lecointre !... dit la Pirane en faisant presque larévérence.

Il ne releva pas les paupières.

- Bonjour, madame Piran…

Pour mieux lui faire perdre contenance, brusquement elle le tutoya.

- Qu’est-ce que tu nous apportes ?

- Voilà !... dit-il, le menton bas, en posant son ruisselant panier.

- Vas-tu me regarder, ou non ? Et d’abord, comment que tu t’appelles?...

- Gabriel… murmura-t-il, la tête détournée.

- Gabriel ?... T’s sûr qu’on ne t’appelle pas plutôt Gaby ?

Les lèvres du garçon tremblèrent. Les yeux toujours à terre, on eût ditqu’il allait se mettre à pleurer. L’or de l’anneau contre la jouecouleur de fleur, la mèche frisée et blonde, les longs cils noirs, lecou blanc qui sortait du col ouvert, la ligne du long corps de vingtans, ce fut si beau, tout à coup, que les mégères cessèrent de rire.

- Por’ malheureux petit guenon !... murmurèrent-elles, touchées.

Et la Pirane elle-même, dans ce souffle qui passait, sentit ses yeuxqui s’adoucissaient malgré elle. Un sentiment inconnu cherchait soncœur. Elle avait vingt-huit ans bientôt, l’âge du plus belépanouissement maternel. Ce petit, tout seul comme un orphelin dans laville qui n’était pas la sienne, son courage, sa passion pour la mer….Comme à regret, elle cessa de persifler.

- Allons !... dit-elle en lui prenant brusquement la main, je seronsbons amis, voulez-vous ?

Alors seulement les longs cils cessèrent de toucher les jouesvermeilles. Un regard d’une telle reconnaissance se leva sur ClémencePiran qu’elle le comprit : jamais plus elle n’oublierait cela.

Elle ne put s’attarder sur cette émotion. Marie Chausselin s’avançait,les yeux dardés sur ce nouveau matelot dont on faisait des gorgeschaudes autour des bassins. Il attendit que le jeune Lecointre fûtparti pour remarquer :

- La voilà donc, la belle poupée qu’est dans la langue du monde ? Y ade qui rire, en effet !

La Pirane ne répondit rien ; mais elle se rendit compte que, plus quede tout le reste, elle garderait rancune de ce mot à son encombrantamant – sans savoir au juste pourquoi, d’ailleurs.
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Et, soudainement, l’idée de génie fut là.

- T’as bien fait de le prendre, Piran, déclara-t-elle en rentrant.C’est un jeune homme bien convenable, et, malgré sa goule d’EnfantJésus, je crois bien qu’il va faire un matelot de la première. J’ai vuça ce matin. Mais à présent, mon père Jean, c’est de le décider à logerchez nous. Ce méchant gamin, il sera plus heureux qu’où il est ; etpuis, l’argent qu’il nous paiera sera toujours bonne à ramasser.

- Quand je te le dis !.... se récria l’autre, enchanté. Mais, puisquet’y es, à c’t’heure, il faut que ça soit toi qui le rattire. T’ascompris ?

Elle a compris, certes ! Le petit Lecointre chez eux, c’est un obstaclede plus pour Marie Chausselin. Elle projette de le gâter tant qu’ellepourra pour qu’il s’y plaise et qu’il y reste. Elle choisira ses jourspour aller à la Branchebelle, afin de pouvoir l’emmener avec elle, sousprétexte qu’il portera le panier. A Marie Chausselin, elle fera croireque son mari l’exige. Elle lui fera croire aussi que le nouveau matelotl’espionne ; qu’il a deviné quelque chose, qu’il a dû faire des marquesdans la maison, et qu’y venir de nuit devient impossible. Elle seracensée le détester et souffrir de sa présence. Mais quelque chose enelle sait bien déjà que ce ne sera pas vrai. Car, se frottant lesmains, heureuse de son plan, la Pirane ne soupçonne pas encore ce qui,tout doucement, est en train de naître dans les profondeurs de son âme.

V

Il n’était pas si facile qu’elle l’avait cru de jouer avec la bellepoupée. Aux premières paroles qu’elle prononça :

- Non, non madame Piran, répondit le jeune Lecointre. Je ne veux pasencombrer votre intérieur. Laissez-moi dans mon hôtel à matelots. C’esttout ce qu’il faut, je vous assure…

Cultivée était sa façon de parler, impressionnante la courtoisie de sesmoindres gestes. Nonobstant timidité, joues rougissantes et figured’adolescente, il avait l’autorité des gens éduqués, apanage que lepeuple est toujours prêt à reconnaître et qui lui impose même sansqu’il le sache.

- Y prêche bien !... disaient admirativement les bonnes femmes.

La Pirane, le voyant s’obstiner, l’enveloppait de ses plus étincelantssourires, de ses regards les plus coquets. Mais plus elle se faisaitséduisante pour le convaincre, et plus il devenait réservé. C’était lapremière fois qu’arrivait une pareille chose. L’humiliation étonnéequ’elle en ressentit, elle, la lionne du port, elle qui n’avait qu’àvous regarder un homme pour lui faire perdre la raison, la sorte descandale qui lui venait devant cette défense inattendue, firent plusqu’il n’eût fallu pour mûrir en elle des nouveautés toutes prêtesd’éclore.

« Ce petit, songeait-elle toute seule, le cœur me bulte de ne pasrarriver à le gagner, tenez ! J’ai pas encore jamais vu cha ! « Non,madame Piran… » Avec son air inoffensif, il est plus forte tête qued’aucuns que j’ai pliés rien que d’un coup d’œil. Mais je verrons bienqui qui sera le plus fort de nous deux ; car j’ai le cœur guerrier, etce n’est pas pour rien, marchez, que je suis la Pirane ! »

Il fallut plus de quinze jours pour le décider, et, grave défaite pourla poissonnière, il ne consentit à venir habiter chez eux que lorsqueJean Piran lui-même s’en mêla.

- Non de Zo ! est-il que vous nous trouvez malancœureux ou que vousavez dégoût de notre maison qu’il vous faut tant de berdi-berdâ pour yvenir ?

Seules, ces paroles de son patron le firent céder, et si vite qu’ilapporta le soir même ses effets au logis de la rue Haute, pour lastupéfaction de la Pirane qui ne s’y attendait pas.

- J’avons c’te pièce en haut qui ne nous sert brin. Ce sera votrechambre. Dame ! ce n’est pas à ça que vous êtes habitué, mon jeunehomme, mais sûr et certain que vous serez toujours aussi bien là qu’àl’hôtel des Marins et pour le même coûtement. Quant à la propreté…

Le sourire de Clémence Piran disait le reste.
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Des petits plats pour Gabriel. Repriser les chaussettes de Gabriel.Faire la lessive de Gabriel… Pendant les moments de loisir laissés parla pêche en mer, il lisait. Son bagage comportait tout un chargement devolumes.

Les temps dans les mains, pendant qu’à la lampe son hôtesse ravaudaitpour lui, sans jamais lever les yeux sur elle, il s’absorbait dans salecture. Jean Piran fumait sa pipe. L’automne avancée faisait les jourscourts, les soirées longues.

Quand elle en eut assez de son silence, la Pirane, un soir :

- Qui que vous étudiez donc comme cha, à cœur de journée, moi biencurieuse ?

- Je relis mes livres de Rouen.

- Est pas pour nous, bien sûr ?

- Mais si, madame Piran. Tenez, ce soir, je relis un livre deChateaubriand. Il y a des voyages, là-dedans…

- Faites-nous lecture tout haut un moment, qu’on voie.

Les sourcils froncés, elle tendait son intelligence. Il lisait,s’interrompait.

- Moi j’aurais toujours voulu aller à l’Amérique, dit Jean Piran,intéressé tout à coup. Continuez, garçon ! Est raide bien, votrecassement de tête !

Et, ce soir-là, quand l’heure vint du coucher et qu’ils furent seuls :

- Est beau l’instruction, remarqua le pêcheur. Qui que t’en dis,Clémence ?

- J’en dis qu’on est heureux d’avoir ça chez nous. On croirait qu’on aeu un petit gas, tous les deux !

- Parfait ! Est tout juste ce que me pensais aussite.

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Marie Chausselin, lui, rôdait comme un loup maigre autour de la maison.La Pirane l’avait si bien persuadé que ce petit matelot de théâtreempoisonnait son existence qu’il ne songeait pas à en être jaloux.Mais, chaque fois qu’il pouvait approcher sa maîtresse devenueinaccessible, elle se rendait compte, au ton de ses paroles, que sonexaspération devenait de plus en plus dangereuse.

- Des marques dans la maison, que tu dis ?... C’est ce ferluquet quim’empêcherait de t’avoir, les nuits qu’on peut ? A queuque jour j’yferai un mauvais coup, tu verras ! Et j’en serons débarrassés.

- T’en avise pas !... répondait-elle en retenant son cri d’indignation.C’est un fi de grandes gens, mon por’Marie. Je sommes pas encore sortisde Dieppe, si jamais t’y touche !

Une nuit, cachée dans l’obscurité de sa chambre, elle vit distinctementson amant au pied de la maison, les semelles dans les dernières vagues.La marée était mauvaise, l’homme, le matelot et le mousse au large. Uneinquiétude grandissante l’avait arrachée de son lit pour regarder levent. Un grain passait. Tout sifflait, tout ruisselait, tout sedépêchait dehors, dans le noir. Son cœur battait à coups sourds quisemblaient la remplir des pieds à la tête.  Ce n’était paspour son mari. Ce n’était pas pour le mousse. Pour qui donc avait-ellepeur ? Elle mordit la main qu’elle avait portée, tremblante, à sabouche, où les dents claquaient. La vérité lui fut révêlée.

Et ce fut juste à cette minute foudroyante qu’elle aperçut l’autre, sasilhouette grelottante et guetteuse de voleur qui calcule commententrer par la fenêtre pendant que personne ne défend la maison. Le flotd’exécration qui la souleva lui fit mesurer mieux encore l’abîme quiséparait l’homme qu’elle avait aimé du délicat, du mystérieux, dusupérieur petit étranger pour lequel elle se sentait avant tout unemère. Celui-là, son envie était de le protéger, de le dorloter plutôtque de l’étreindre. Elle l’admirait et respectait de toute son humilitéd’inférieure. Il  lui semblait qu’elle n’oserait jamaisapprocher le visage raffiné, même pour un simple baiser sur la joue.

Quelque chose de plus fort que la sensualité, de plus tenace que ledésir, était entré sournoisement en elle. Cette douceur profondetransfigurait sa vie. C’était la première fois depuis qu’elle étaitnée. Elle ne reconnaissait rien d’elle-même.

Elle recula dans l’ombre, offensée par la présence brutale, à deux pas,du mâle qui l’avait si longtemps repue. Il pouvait monter à la fenêtre,gratter, supplier tout bas, moins que jamais elle lui ouvrirait, cettenuit.

La tempête se calmait, saute de temps comme sans cesse il s’en produitsur l’estuaire de Seine. Rassurée et pour ainsi dire pudique, la Piraneretourna sans bruit se glisser dans le lit conjugal.

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Le jeune Lecointre fit encore une résistance désespérée avant deconsentir à l’escorter jusqu’à la Branchebelle, le premier jour oùcette promenade fut possible.

La Pirane, à la fin, employa les arguments mêmes de son mari.

- Quand on veut courir la marée, dit-elle offensée, faut accepterd’être poissonnier comme nous autres. Si vous vous croyez déchu d’êtrevu en campagne avec la mère Piran, valait mieux rester dans vos mauditsbureaux.

L’effet immédiat se produisit comme elle y comptait. Un moment plustard, chargé d’une bourriche de crevettes, il allongeait le pas sur lesroutes, au côté de la belle femme.

Il avait encore moins de conversation que Marie Chausselin, mais laPirane était heureuse. Sans essayer de le faire parler, car elle étaitelle-même sous l’empire d’une gêne bizarre, par instants ellerepaissait à la dérobée sa vue du joli être qui l’accompagnait àtravers le solennel automne. Comme un poison lent, elle buvait ducharme. A quelques questions qu’elle lui posa tout de même sur sa vie àRouen, il répondit, poli, monosyllabique, impénétrable. Sans doute nesavait-elle pas employer les mots qui conviennent à cette castedifficile.

Au retour, la nuit était tombée. Dans l’ombre plus épaisse d’un chemincreux, elle osa se rapprocher et, comme pour chercher une aide,s’appuya sur le bras du charmant matelot. Elle sentit sans le voir sonmouvement de recul. Est-ce qu’elle le dégoûtait vraiment ?

Amère, perplexe, elle évita de lui parler jusqu’à l’heure du coucher.Et, quand il partit, au milieu de la nuit, avec son patron Jean Piran,elle ne se leva pas comme de coutume pour les préparatifs de leur pêche.
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Une mauvaise nuit encore, pluie et froid sur l’estuaire, et MarieChausselin (qui l’avait vue dans la journée se mettre en route avec lejeune garçon) faisant presque un scandale pour entrer de force dans lamaison. Pour la première fois, du haut de sa fenêtre, elle le rudoya,regretta ce mouvement tout le reste de la nuit, assise, hagarde, dansson lit, vit à l’aurore revenir ses deux marins glacés sous leurscirés, Gabriel livide et parcouru de tels frissons qu’elle se hâta delui faire un grog au calvados.

- Malva ! Ce gamin-là, s’il n’a pas pris la pulmonie…

Ce ne fut qu’une bronchite, mais accompagnée d’une température si forteque les deux Piran prirent peur.

- Je ne veux pas de médecin !... Je ne veux pas qu’on écrive à mesparents !...

Le deuxième jour, penchée sur son chevet, l’homme et le mousse en mer,la Pirane, pour la vingtième fois, vint tâter le poignet du malade.Elle le soignait avec son instinct, tisanes brûlantes, alcool et groscataplasmes. Cramoisi sous ses cheveux en verre filé, le souffle court,il s’agitait ; et une sorte de délire montait dans ses yeux ivres defièvre et d’eau-de-vie de cidre. Il attrapa la main qui s’avançait versson pouls, la serra d’abord contre sa poitrine, puis l’embrassa cinq ousix fois avec une véhémence frémissante, avec un rire qui se mêlait àla quinte de toux.

- Madame Piran !... madame Piran !...

Les sourcils rapprochés, elle le regardait, aussi haletante que lui,car, de surprise, son cœur battait à tout casser.

- Quoi, mon gas ? Quoi, mon bézot ?

- Oh ! je suis heureux, madame Piran !

Elle voyait bien qu’il était complètement saoul.

- Être près de vous comme ça, tout seul avec vous ! Donnez-moi votremain. Elle me guérit… Elle me console… Vous savez, ma mère, mon père,mes frères… Ils ne m’aiment pas. Ils ne me comprennent pas. Vous nonplus, peut-être. Mais vous faites mieux. Oh ! je suis si bien chez vous! Oh ! vous ! Toute ma vie avec vous… Toute ma vie à vous… Mon argent,mon cœur, tout ce que j’ai à vous… Je ne savais pas pourquoi je voulaistant être marin. C’est parce que je vous devinais… Vous ! Vous et lamer… Vous étiez si dure, les premiers jours. Et maintenant, vous mesoignez si bien ! Vos petits plats, vos coutures pour moi. J’ai chaud,près de vous, je n’ai plus peur de rien. Et puis, oh ! madame Piran,vous êtes si belle !

Forcée de s’asseoir à ces mots, elle reçut sa tête sur son épaule.

- Mon petit… Mon petit…

Il chercha son nid dans le cou tiède, se cachant pour le dire :

- Oh ! Madame Piran, dès le premier instant que je vous ai vue, malgrévos yeux méchants… Oh ! je vous aime ! Je vous aime !

Taisez-vous ! s’exclama-t-elle tout bas, presque épouvantée.

- Pourquoi ? Je voudrais… Ah ! je voudrais…

Il se redressa, la regarda, les yeux clignés, lumière entre les cilsnoirs, les deux mains sur les bons bras qu’il pressait fort à traversla camisole de laine.

- Je voudrais rester toute la vie tout seul avec vous comme ça…Toujours… Toujours… Et, vous savez, je n’ai jamais aimé encore… Oh !dites ! Est-ce que vous m’aimez un peu, vous ?

- Moi ? siffla de tout près la voix basse, entre les dents qui seserraient, moi, mon petit, mais je vous adore…

- Oh ! madame Piran, qu’est-ce que vous avez dit ! Qu’est-ce que vousavez dit !...

Leurs bouches se touchaient. Cependant, elle se détourna, fuyant lagriserie inouïe. Tout en elle était étrange encore en cette minutemême. Chastement, elle l’embrassa sur la joue. Elle était l’homme, luila jeune fille qu’un coup de folie lui livrait sans défense. Ellesentit plus lourde la jeune tête retombée sur ses seins. Assommé parson exaltation, elle comprit qu’il s’endormait.

VI

La punition du ciel, c’était cela : Marie Chausselin au paroxysme del’amour et de la rage. Il comprenait enfin ce qu’il n’avait pas voulucroire encore. La Pirane ne l’aimait plus.

Elle perdait maintenant la force de dissimuler, même pour se sauver decette course à l’abîme qui se précipitait, de plus en plus rapide.Ironie des choses ! A présent qu’entre elle et son amant tout étaitfini, les murmures de la poissonnerie commençaient. Le débardeur ne secachait plus pour l’aborder devant tout le monde, dévoré d’une passionque n’importe qui pouvait lire dans son attitude et ses gestes. Leslangues marchaient.

Berné par elle, il ignorait encore jusqu’où s’étendait la catastropheet qu’un autre amour près duquel le sien n’était que misère chantaitdans le cœur de celle qui l’avait aimé.

Gabriel, au réveil, a eu beau dire le lendemain du grand jour : « Oh !madame Piran, quelle honte ! J’étais ivre mort hier, et Dieu sait ceque j’ai pu vous raconter. Moi qui respecte tant mon patron ! Je nevais plus oser le regarder ! » la Pirane sait maintenant son secret.Elle sait pourquoi l’enfant la fuit de nouveau. De cet amour avoué,magnifiquement elle se gorge en silence, la poitrine trop étroite pourcontenir sa joie.
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Sentant venir le malheur qu’allait certainement faire Marie Chausselin,elle essaya de se maîtriser une fois de plus. Ah que la vie eût étébelle sans cet être de cauchemar dont la menace assombrissait toutesles clartés !

Un matin, elle lui assura qu’elle l’aimait toujours, mais qu’il lamettait en grand danger, que son mari s’était aperçu de quelque chose,qu’elle n’avait pas osé le dire encore et que de là seulement venaitson attitude indifférente. Elle le supplia, les larmes aux yeux, deprendre patience un mois encore, de lui laisser le temps d’inventer desmoyens nouveaux d’être à lui. Une furtive pression de mains, un regardde perdition, et l’homme crut tout, promit tout, demanda pardon.Qu’arriverait-il dans un mois ? Elle s’accordait trente jours debonheur sans nuages. Ensuite, à Dieu vat ! Sa ruse et sa séductionseraient toujours là pour parer au grain.
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- Oh ! père Jean ! Veux-tu y dire toi-même, à c’t’heure ? Voilà encorequ’y refuse de porter mon panier jusqu’à la Branchebelle, et moi,justement, de ma lessive de ce matin, j’en suis plus fatiguée que sij’avais tué quelqu’un !

Jean Piran lança sur sa femme, à ces mots gaillardement dits à table,huit jours plus tard, un regard assez singulier.

- Si tu refuses d’obéir, garçon, Rouen n’est pas si loin d’ici !

Le pêcheur venait de donner un coup de poing sur la table. Quelétonnement ! La Pirane tressaillit. Gabriel rougit jusqu’aux yeux. Enmarchant sur la route décharnée de fin novembre, ce fut un sujet touttrouvé de conversation.

- Vous a-t-il souvent le verbe haut comme ce matin, dites-moi ?

- Quelquefois…

- Tiens ! Tiens !...

Elle parut se plonger dans d’inquiètes réflexions.

- Vous êtes peut-être trop gentille pour moi, madame Piran… fit-il sansla regarder.

Elle tourna vers lui ses yeux de lionne amoureuse, ouvrit la bouchepour parler et se retint. L’enfant énigmatique qui l’aimait et qu’elleaimait exigeait des complications, des nuances auxquelles ses rapportsavec les hommes du port ne l’avaient pas initiée. Le reste du chemin sefit en silence. Mélancolique promenade dans les feuilles mortes.

La visite à l’oncle fut plus écourtée encore que la dernière fois. Unpeu de crépuscule restait entre les branches noires, dépouillées, quandils revinrent par leurs chemins de forêt. Cette ombre baignée de rouge,la solitude, l’étroitesse du sentier, un faux pas du garçon, ils furentjetés l’un sur l’autre, enlacés, collés l’un à l’autre, les cheveux deGabriel plein les mains de Clémence qui lui dévora la bouche d’unbaiser lent, profond, épuisant.

Le gémissement qu’elle lui tirait, la force impérieuse avec laquelleelle le tenait contre elle, c’était encore, en elle, la sensationd’être le mâle qui va posséder la fille innocente, un plaisir âpre,plus triomphal que tout ce qu’elle avait senti dans l’autre étreinte.

- Tu es à moi… rugit-elle sourdement quand leurs lèvres s’arrachèrent.

Et sitôt elle lui reprit la bouche, les doigts enfoncés dans la nuqueblonde qui se renversait.
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Le prolongement de leur baiser restait en eux tandis qu’ils revenaient,insatisfaits, tremblants. Une peur ? Une pitié ? Quoi ? La Piranes’était maîtrisée au bord de l’embrassement total, avertie parl’instinct qu’il ne fallait pas sombrer dans l’irréparable. Ce n’étaitpas ainsi, dans l’ornière d’un chemin, quelle devait se repaître de saproie. Bon pour un Marie Chausselin. Elle était entrée dans un domainede délicatesse et de précaution où rien n’était admis qui pût froisserla vierge masculine jetée par le destin dans ses bras. Chargé de nuéessombres, incertain, l’avenir lui appartenait quand même. A elle de lediriger, d’écarter tout ce qui l’empêcherait encore de mener jusqu’aubout sa bouleversante conquête. Jean Piran, Marie Chausselin, deuxgrossières figures interposées.

Ils marchaient tous deux plongés dans leurs pensées et leurssensations. Gabriel serrait étroitement le bras de Clémence. Avant lespremières villas qui préparent la ville, ils se désunirent,s’efforcèrent d’avancer d’un air indifférent. En arrivant au logis, laPirane vit bien que le petit ne pourrait supporter le regard de JeanPiran.

- Oh ! que j’ai mal à la tête ! dit-il dès le seuil. Il faut quej’aille me coucher tout de suite.

Et, quand il fut monté dans chambre :

- La contrariété ! remarqua la rusée créature. Il ne prétendait pasm’accompagner annuit. Faut croire qu’il me trouve bien piante, car ilest tout maugracieux avec moi.

- Oui… Mais, pour toi, est point tout à fait la même mode ! grogna lepêcheur en la fixant, car t’as l’air d’en être bien charmée.

- T’es donc bête comme la leune, Piran ? Un gas de vingt ans ! Tu saisbien que je le considère comme un poulot, ni plus ni moins. Et t’étaisdans le même sentiment, ces jours.

- Tu crois donc que je ne vois pas les yeux que tu y fais ? Tu cherchesà recouvrir le mystère, mais j’ai trouvé la racine, à c’t’heure. Et cegrand berger-là ne va pas demeurer bien des jours adonné chez nous, situ veux le savoir.

Par un effort surhumain, la Pirane resta souriante. La lie noire de sahaine ne monta pas dans ses yeux clairs. Elle haussa les épaules, et,sans plus rien dire, commença les préparatifs du dîner.
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La jalousie de son homme, elle le savait, passerait par-dessus toutesles considérations d’argent. Ç’en était fait. Gabriel allait partir,renvoyé, peut-être avant huit jours, par l’ombrageux patron de la Bonne Nouvelle.

Un mélange de fureur et d’horreur lui cernait les yeux jusqu’aux joues.Garder à Honfleur le petit Lecointre, c’est recommencer toutes lesdifficultés déjà connues, sans parler des scrupules de cet amoureuxtrop honnête. Faire semblant de le rudoyer, malice trop apparente,impossible à tenter. Que faire ?

A force de chercher, un plan se faisait jour dans son esprit inventif.Détourner la jalousie de Jean Piran sur un autre. Quel autre ? « Pardi!... trouva-t-elle enfin, j’y suis, à c’t’heure ! » Marie Chausselinétait bien là pour quelque chose, depuis le temps qu’il encombrait sonexistence.

Démoniaque et pimpante, naviguant juste et droit dans l’archipel de sesmensonges :

Annoncer à Piran qu’elle irait seule à la Branchebelle puisqu’il étaitjaloux du petit matelot. S’y faire accompagner, au vu et au su de tous,par Marie Chausselin ;

Expliquer à Gabriel, dont l’étonnement serait profond, qu’il s’agissaitd’une manœuvre habile pour calmer son mari ;

Faire croire à Chausselin qu’elle l’aimait toujours et qu’elle bravaitainsi son homme, ne pouvant attendre plus longtemps un rendez-voustoujours écarté.

On verrait bien, à la suite de tous ces enchevêtrements, ce qui sepasserait, et si Piran n’en viendrait pas de lui-même à garder sonmatelot, sûr désormais que le danger ne venait pas de lui. Oh ! l’avoirtoujours dans la maison, même si jamais plus elle ne devait seretrouver seule avec lui, même si tout espoir était perdu de s’enivrerde sa jeunesse !

Mais quel sacrifice exigeait cette défense désespérée ! Rien que desonger à ce qui se passerait dans les bois entre elle et son amant, laPirane serrait les mâchoires, crispait d’avance sa volonté pourrésister à l’envie qu’elle aurait de recevoir à coups de poings, àcoups de pieds, à coups de dents, les caresses de celui qui,maintenant, était à son tour devenu le gêneur, le mari, le trahi.

VII

- Ah ! maintenant je le sens bien que je ne pourrai plus attendre lesamours pendant des semaines et des mois ! Faut que tu sois à moi commedevant, ou bien je fais carnage !

Cela au sortir de leur fourré, de leurs feuilles mortes.

Accouplement furieux de la haine et de l’amour (l’homme avait pris larévolte de la femme pour de la passion). Ils rentraient maintenant enville par le plus long, accrochés l’un à l’autre dans la grande ombredes bois du soir.

- Et comment que tu veux que je m’y prenne ? répondit la Pirane avecviolence. Puisque mon homme a l’aie de tout savoir, à c’t’heure ?

Marie Chausselin grinça des dents.

- Y ne périra donc pas, cettuy-là ?

- Périr ? Y mange comme un laboureur, il est roulé gras, y se portecomme un superbe !

L’homme gronda pour lui-même :

- Ne faudrait qu’un coup…

- Qui que t’as dit ? s’exclama sourdement la Pirane.

Puis elle se mordit les lèvres et se tut. L’idée venait d’entrer enelle tout d’une pièce et la suffoquait d’horreur et d’espoir. Latisseuse de pièges travaillait déjà dans son cerveau. Patience !...Patience !... L’amant et le mari… Quand le filet serait prêt, l’heureviendrait peut-être où tous deux s’y prendraient ensemble comme uncouple d’anguilles dans le grand chalut.

Pour préparer de loin la sinistre affaire :

- Tout à l’heure, commença-t-elle, il y a son grand fléau de filsLecointre qui le gêne tant ou plus ; mais il ne sera pas toujours là.Quand je serons seuls, je m’attends à tout. Mais j’veux pas mourirdevant qu’il se sache bien cornard. C’est pour ça, continua-t-elled’une voix caressante, que je t’ai pris ce soir, sans nous mucher brin.Demain je verrons qui qu’il fera quand les dit-on lui auront apprisnotre promenade. S’il va trop loin…

Elle se serra contre lui, satanique et câline :

- Une supposition qu’y me tuerait, qui que tu ferais ?

Elle le sentit tressaillir.

- Oh ! Clémence ! Tu m’as déjà fait souffrir des cruautés, prêche pascomme cha !

- Faut bien tout dire au plus juste, Marie ! Bien sûr que j’aimeraismieux me trouver libre et me marier de toi, mon gas ! On aurait desbeaux jours… Des belles nuits, surtout !

- Vas-tu me rendre fou ?

- Puisque c’est une chose qui ne peut pas se faire, laisse-moi doncavoir des illusions ! De vivre toujours arrachée, j’aimerais mieux qu’yme tue tout de suite.

- Encore ?

- Si c’est mon sort, vaut mieux que je m’en fasse l’idée.

- Je le démolirais plutôt, premier !

Elle eut le frisson dans l’obscurité. Devenus graves, ils avançaientvers la ville, muets, et d’être déjà frôlés par leur velléité,somnambuliques. Rien de plus pour ce soir. Les premières mailles dufilet, simplement.

Marie Chausselin ne la quitta qu’à sa porte. Les hommes n’étaient pasrentrés de mer. La Pirane alluma sa lampe et se mit à ravauder. Sixheures sonnaient au clocher de Sainte-Catherine.
_______

A peine revenus au logis, Jean Piran bourra sa pipe, Gabriel prit sonlivre.

- T’es allée à la Branchebelle ?... Comment va l’oncle ?

- Y va gentiment. J’y ai baillé son pesson. C’est Marie Chausselin qu’aeu peine de porter le panier.

- Marie Chausselin ? Qui que tu racontes ?

- Tu crois que je babille. Mais toute la ville est pleine de vie pourte le dire. Je l’ai pris avec moi, car j’en ai les épaules détachées deporter ce panier-là. Et puis, à la sombreur, j’aime pas tant que ça metrouver toute seule dans le bois.

- Tu ne pouvais pas espérer un jour où Gabriel pouvait aller à quant ettoi ?

Audacieuse, elle répondit en le regardant bien droit :

- Gabriel ? Tu sais bien pour qui que je le prends pas, il me semble !

Les yeux indigo du pêcheur, ceux d’eau claire du petit devinrent enmême temps plus foncés. Elle les gênait tous les deux.

Cette libre allusion à la jalousie du mari remplissait la chambre d’uneatmosphère irrespirable. Gabriel savait de la veille qu’elle irait voirson oncle accompagnée du débardeur, manœuvre habile. Jean Piran, lui,devinait cette manœuvre. Tous deux, cependant, ignoraient profondémentla vérité, le passé, l’adultère qui les eût jetés l’un et l’autre dansdes abîmes de désespoir.

La Pirane comprit que son mari voyait clair dans son jeu d’aujourd’hui.Nulle parole directe prononcée, l’éloquence des regards, rien de plus.

Pour bien marquer qu’il n’était pas dupe (s’il avait su la trahisonpremière !), le pêcheur, mordillant le tuyau de sa pipe, changeabrusquement la conversation :

- Gabriel ne fêtera pas avec nous autres le jour de la Noël. J’y aidéjà dit qu’il n’apprendrait point la navigation sur mon méchantchalutier et que, s’il voulait devenir un vrai matelot, c’était des’engager sur quelque terreneuvas. Est pour cha qu’il ira ces jours àRouen prévenir sa famille et faire ses adieux avant de pointer au norddu monde. J’avons parlé de tout cha annuit, atandis que tu t’adiraisdans les bois avec ce Chausselin qui n’est jamais qu’un gourgandin et àqui – je te connais ! – tu ne permettrais point de te conter flamme !

- Alors Gabriel va partir ? prononça froidement la Pirane.

- Oui ! répliquèrent ensemble les deux marins sur un ton différent.

Elle les examina tour à tour, muette, sans rien montrer de ce qu’ellepensait. Et ce qu’elle pensait, c’était à peu près ceci : « Ce oui làvient de décréter la mort de deux hommes. A Gabriel et moi la voielibre pour nous aimer ! »

Le garçon avait de nouveau plongé la tête dans son livre, sans doutepour cacher des larmes. Un instant, elle s’émut de son innocence, de sachevelure à reflets pâles ainsi penchée sur les pages. Ce beau petitloup de mer ignorait la tempête noire qu’il déchaînait autour de sacandeur. Et l’autre, avec sa pipe et son insolence ! Il pouvait sedépêcher de fumer et de ricaner : ses jours étaient comptés, désormais.

Elle aussi, pour dissimuler le drame de ses yeux, baissa le front surson ouvrage. Trois personnages paisibles dans un calme intérieur.Cependant, Clémence ne put s’en empêcher. Une gaieté monstrueuse la fitrire.

- Veux-tu que je te dise, Piran ? T’es bête comme trente-six cochonsmon por’bon’homme !

- Est bien possible, répondit-il, mais ce serait bien casuel de ne pasm’obéir !

Et puis le silence.

Jusqu’au moment où, se levant :

- Ah ! v’là le quart moins qui sonne, dit la Pirane, il est l’heure defaire le souper.
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Elle n’avait pu dormir de toute la nuit. Dès le réveil de son mari,peut-être tenta-t-elle de le sauver une dernière fois.

- Écoute, mon père Jean ! Premier que d’être dans les idées que t’astout à l’heure, tu sépartageais avec moi que j’étions d’amitié tous lesdeux pour cet éfant-là comme des bons parents. A preusant, les ventsont tourné, tu veux le chasser : tu peux me croire, t’auras tort !Écoute-moi ! T’auras tort !

- Tu veux me faire prendre du poil de quin pour de la soie… fit-il ensecouant ses boucles d’oreilles. Mais moi je sais bien que les amoursont parlé dans toi pour lui, et que c’est une chose que personne nevoudrait croire, que tu roucoules à l’âge que t’as et à l’âge qu’il a.Quand y sera loin et que t’en auras pris la résignation, continua-t-ilavec une grande dignité, tu réfléchiras dans ton particulier, et jesais bien que tu reviendras à ce que t’étais, loyale et joyale commedevant, car t’es pas née pour mal faire.

Elle serra les dents pour ne pas laisser échapper sa riposte : « Quique tu sais de moi, vieille crabe ! »

- T’as beau me tourner des yeux de vipère, reprit-il, faut pas que lesmots s’élèvent entre nous pour une fredaine. Le petit partira dans huitjours.

- Est bon ! murmura-t-elle simplement.

Et l’homme s’en alla vers la mer et vers son destin.

VIII

Il partit un matin, décomposé, mais avec assez d’énergie pour ne paspleurer. Jean Piran fut étonné de l’attitude de sa femme. Tous deuxétaient allés conduire le garçon à la gare. Indifférente, enjouée, elleparla tout le long de la route, trouva même l’occasion de rire, laissale train démarrer sans un seul élan vers la portière où s’agitait avecdésespoir un petit bonnet bleu de laine.

Mais, en rentrant à la maison :

- Me v’là aller chez mon oncle atandis que tu seras à la pêche avec tonnouveau matelot. Mais ne m’espère pas c’te nuit pour dormir avec toi.

- Tu feras à ta fantaisie, Clémence. Mais c’te parole me fait bien voirqu’il était juste temps pour la partance du petit.

- Crois ce que tu voudras, Piran. Ce que t’as fait n’est pas bien. Jene t’en dis pas plus long.

Elle voulait jusqu’au bout rester calme, avec un cœur dévasté par ledépart. Quel effort pour y parvenir ! Seule et portant son panier, ellepartit sans saluer son homme qui ne montait à bord qu’une heure plustard. Il hochait la tête tristement, mais se disait qu’il avaitsagement agi. Dans leur petit escalier, il la rappela pour lui déclarer:

- J’aurais mieux aimé que tu jettes ta goulée, plutôt que de te voirrester sec comme vent de nord. Mais ton oncle est un homme d’âge, etses avis vont bien faire, et tu me rarriveras demain ou après avec unmeilleur minois et le cœur à sa place.

- Oui !... Oui !... jeta-t-elle ironiquement.

Il pleuvait noir sur la fin de l’année. Au premier tournant de la routepourrie la rejoignit Chausselin qui guettait. La joie qu’elle eut del’embrasser à pleine bouche sous l’averse en pensant à son mari luitint lieu d’amour et de désir. Avant d’arriver à la ferme où ils seséparaient, ils découvrirent le coin de grange dans lequel s’abriter.

- Je rentre pas cette nuit, Marie ! J’ai frayeur de mon cornardd’homme. Maintenant que le fils Lecointre est parti…

Retenant un sanglot sur ces derniers mots, elle dut cesser de parler.

- Oh ! Clémence ! J’allons pouvoir passer la nuit là !

- Deviendrais-tu bête itou ? Faut que mon oncle sache où je dors pourque… si ça arrive… Enfin, tu me comprends !

- Oui… répondit-il d’une voix blanche.

Ensuite l’oncle, et son étonnement, son embarras.

- Où que tu veux que je te loge, ma por’ tite fille ? Ici, ne suisqu’un homme de louage. Rien n’est à moi. Je ne peux pas te coucher dansmon lit d’écurie !

Ce fut là pourtant qu’elle reposa, les maîtres de la ferme étant peuhospitaliers. Le vieux se roula dans le foin, à deux pas. Le tout étaitde créer un précédent.

La poissonnerie s’agitait.

- Où qu’elle s’est passée, la Pirane, qu’on ne la voit brin, ce matin ?

Rapprochant cette disparition du départ de Gabriel, les commèresinventèrent. Clémence était partie avec le petit. Certaines avaientbien cru voir dans ses yeux qu’elle en était folle. L’humeur sombre dePiran frappait aussi tout le monde, depuis quelque temps. Les façons deChausselin avec sa femme, cette promenade qu’ils avaient ouvertementfaite ensemble… L’histoire s’arrangeait mal. On ne comprenait pas. Uneodeur de tragédie dilatait toutes les narines.
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En revenant de sa fugue de deux jours, Clémence Piran eut le couraged’embrasser son mari.

- T’avais raison, dit-elle. Je sommes plus aises à nous deux qued’avoir côte-côte ce gamin qui parlait pointu, qu’était point fait pourdes malheureux manants comme nous.

Le sourire heureux de son homme ne la fit pas sourciller. Ellel’abhorrait de toute sa douleur de n’avoir plus dans sa maison sonpetit Lecointre, sa chimère aux yeux trop clairs, son rêve, sa poésie,son amour, son espoir.

Autour des étals, elle fut le centre du rassemblement des poissardes.

- Mon oncle était malaise. Je suis allée le soigner. Il n’a plus quemoi sur la terre.

- Ouais… faisaient les camarades, déçues par cette simplicité.

Du reste, elles ne croyaient l’histoire qu’à moitié.
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Six jours se passèrent, dont la Noël. Le 26 décembre, la Pirane fitremplir de poissons encore frétillants son panier ordinaire.

- Le cul du temps est noir, dit-elle à toutes (elle avait tenu le mêmepropos à son homme), il se peut bien que je reste encore un coup dormirà la Branchebelle. Maintenant que j’ai pris c’te rade-là, est pluscommode pour moi que de rentrer toute seule à la soirante.

Et le lendemain matin…
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On le trouva dans son lit, profondément égorgé, l’un de ses anneauxd’or arraché de l’oreille, la barbe toute rouge de sang vomi par sabouche grande ouverte. Un des carreaux de la fenêtre qui donne sur lagrève avait été coupé soigneusement. Nul désordre dans la chambre,aucune trace de lutte. Jean Piran, de toute évidence, avait été tuépendant son sommeil.

La rumeur du port grandissait d’instant en instant, marchandes,matelots, débardeurs – parmi eux Chausselin commentait avec les autres,– commerçants, même des messieurs et des dames ; et la police allant etvenant.

Quelqu’un, sur la route, courait jusqu’à la Branchebelle prévenir laPirane. On attendait son arrivée comme un spectacle. Et les langues :

- C’est le fils Lecointre, pour se venger !

- C’est le nouveau matelot !

- Non ! C’est lui qui s’est suicidé !

- Et Clémence qu’était justement en campagne !

- C’est pas la première fois…

- Oui, mais…

Et bientôt, jusqu’au bout de la jetée, ce fut :

« Oui, mais… », regards détournés, gestes réticents, le soupçon.

Quelque chose s’était passé dans le ménage Piran que personne nepouvait démêler.

- Qui qu’elle te prêchait, Chausselin, le jour qu’on vous a rencontrésensemble ?

Pourquoi tout le monde lui posa-t-il la question, et avec cetacharnement ? Une sueur lui coulait du front. Il n’était pas le seul.Un crime dans la ville, chose extrêmement rare. Et le mystère ! On neconnaissait pas d’ennemis à l’assassiné.

Tout à coup :

- V’là la Pirane.

On s’écarta pour mieux la voir venir. Très pâle, les mains tremblantes,attitude légitime. Une demi-douzaine de bonnes femmes l’escorta dans samaison. Le monde se massait dans la rue.

- J’aime mieux ne pas regâder !

Il fallut la pousser dans la chambre.

- Oh ! le por’ gas, comme ils l’ont installé !... gémit-elle avec unrecul devant l’horreur.

- Faut y bailler de l’eau des Jacobins… dit une voix. Elle va setrouver gênée.

Et le commissaire. Et les gendarmes. Et le reste.

Le nouveau matelot à la disposition de la justice. Une enquête à Rouen.Une enquête dans tous les débits du port. Interrogatoire de la Pirane.

- Pourquoi, justement, avez-vous passé la nuit hors de chez vous ?

La ville entière :

- Pourquoi, justement, a-t-elle passé la nuit hors de chez elle ?

- Ce n’est qu’un ahan dans tout le pays ! dit la poissonnerie. Il y aune chose qu’est drôle dans tout cha. Pour qui qu’elle a justementpassé la nuit…

L’enterrement. Pas de spectateurs. Rien que des assistants. Lesévénements vont vite. De l’enquête de Rouen, il ressort que le jeuneLecointre est arrivé malade chez lui, qu’il était alité pendant tout ledrame. Le nouveau matelot a fourni un irréfutable alibi. La Pirane estarrêtée. La logeuse du gas Chausselin témoigne : sortait trois nuitssur cinq depuis plus de deux ans, sans jamais dire où il allait. Cettenuit, comme beaucoup d’autres, était également sorti. Marie Chausselinest arrêté.

On patauge dans l’inexplicable.

« Gabriel ! Gabriel !... »pense la Pirane pour mieux se raidir dans labourrasque.

Prison préventive de Pont-Lévêque. Honfleur et toute la contréeaccusent la veuve. Pas de preuves. On va relâcher Marie Chausselin. Onmet la Pirane en liberté provisoire. Une lettre anonyme au parquet : «C’est Marie Chausselin. Poussez-le bien, et il avouera. »

Le cuisinage de Chausselin commence, lent, méthodique et sûr. La Piranea tout risqué pour sortir de là. Sa lettre, composée avec descaractères d’imprimerie découpés dans le journal, la mettre à la postesans être vue a demandé du génie. Tant pis pour tout ! Si MarieChausselin la vend…

Marie Chausselin ne la vend pas. Il l’aime. Il ne la vend pas, mais ilfinit par avouer, parce que la machine implacable a bien fonctionné.

- C’est moi qui l’ai tué. J’aime sa femme. J’espérais qu’on ne meprendrait pas, qu’elle l’ignorerait toujours, et que je pourraisl’épouser plus tard.

On lui a tiré cela, pauvre bougre, malgré le manque de preuves qui lesauvait. Mais on ne lui tirera pas que la femme était complice. Tout lemonde sait pourtant qu’elle était complice. Elle attend la suite. Quec’est long ! Aller voir à Rouen ce que pense Gabriel. Quelle secoussepour lui ! Mais il l’aime toujours. Il était malade dans son lit,malade de l’avoir quittée.

La Cour d’assises.

Marie Chausselin est condamné aux travaux forcés à perpétuité. Lescirconstances atténuantes sont obtenues par son avocat, qui accusepéremptoirement Clémence Piran de l’avoir poussé. Pas de preuves.

Personne n’assiste au départ de Marie Chausselin pour le bagne, laPirane non plus. Qu’il parte ! Il faut attendre encore avant d’aller àRouen.

Ne pas compromettre Gabriel, même par un bout de lettre. Pourvu qu’ilne croie pas ce maudit avocat qui a dit…

La vérité ! Qu’il ne sache jamais la vérité ! Sa mèche blonde, sesnaïfs yeux couleur d’eau, ses cils noirs, sa belle ligne de finmatelot… L’aimer ! Être aimée ! Un bonheur du cœur, une adoration demère et d’amante pour ce jeune être dont la race étonne, écrase etcharme…

Les gens du port ne saluent plus la Pirane. Personne ne lui parle… Elles’enferme dans sa maison, seule avec l’ombre de son homme égorgé. Laréprobation qui l’entoure l’aidera merveilleusement à quitter le payssans éveiller les soupçons nouveaux. Elle attend.

Les enfants, maintenant, se signent quand elle passe. Les vieux aussi.Arrive un matin la nouvelle : Marie Chausselin est mort à bord dubateau qui transportait les forçats, mort de chagrin. A-t-il compris ceque personne n’a compris ? Le mari tué, l’amant au bagne, pour queltroisième, tout cela ? Il a dû réfléchir dans sa cale, avec les fersaux pieds. Pourquoi n’a-t-il rien dit ? Il n’a pas vendu la Pirane.
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Peu de jours après, les poissonnières et les matelots promenèrent danstoute la ville un mannequin à l’image de Clémence Piran, et brûlèrentcela solennellement, au pied de la Lieutenance, parmi cris et menaces.Il était temps de disparaître.

Quitter Honfleur, elle ne sentit pas cet arrachement. Pour aller seperdre dans Paris, elle passait d’abord par Rouen, par la maison deGabriel.

Elle y apprit de domestiques, avant d’être chassée honteusement, que lepetit s’était embarqué comme pilotin et qu’il avait dit en partantqu’on ne le reverrait probablement jamais.

La vérité. Le jeune Lecointre a deviné la vérité,  ̶ comme l’autre, sans doute…

Paris. Le désespoir.
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… Des curieux la découvrirent, de longues années plus tard, patronned’un petit café dans un basfond de la Villette. Une proue de barquefaisait l’enseigne, et les murs étaient entièrement incrustés decoquilles de moules. Dans les yeux encore beaux de la grisonnantepoissarde hantait toujours un rêve, avec la nostalgie déchirante de saville changeante d’ardoises, au bord de l’estuaire jamais le même.

 LUCIE DELARUE-MARDRUS