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DESCHAMPS, Émile (1791-1871) : L’amie de la mariée (ca1850). Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndré Malraux de Lisieux (14.XI.2008) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur l'exemplairede la Médiathèque (Bm Lx : 3026) de L'Élites, livre desSalons publié à Paris par Mme VeuveLouis Janet sous la direction du Bibliophile Jacob (Paul Lacroix). L’amiede la mariée par Émile Deschamps ~*~C’est quand on n’a plus rien àdésirer qu’on a tout à craindre. AUTEUR INCONNU. I Le 15 mai 1842, il y avait grand gala et grande fête au château de S.A. R. le duc régnant de N***, en Allemagne. – A dix heures du soir,toutes les fenêtres étincelaient de bougies, comme des yeux enflammés,et les jardins y répondaient par mille lumières vives ou tendres ; deslanternes chinoises étaient nichées çà et là dans les grandsarbres, et, de cinq minutes en cinq minutes, des feux de Bengale decouleurs différentes étaient allumés derrière les massifs par des mainsinvisibles et faisaient apparaître tout jaunes, tout rouges ou toutbleus, les gazons, les ombrages et l’architecture. Une musiquemilitaire circulait mystérieuse sous les allées couvertes, et quandelle se taisait, l’orchestre des salons lançait par les fenêtres lesaccords entraînants des valses et des polkas ; deux magnifiquesvolières en fil d’or pleines d’oiseaux de toute grandeur, de toutplumage et de tout ramage, se détachaient, sur le grand gazon, desfonds sévères du sombre feuillage, et mêlaient leurs cris, leursgazouillements, leurs soupirs et leurs babillages à la double harmoniedes instruments qui les enveloppaient… Une galerie avec vingt arcadesde feuilles et de fleurs s’était élevée tout exprès le long desfenêtres du rez-de-chaussée, qui devenaient autant de portes ; deslustres de cinquante bougies pendaient à ces arcades et se répétaient àl’infini dans deux larges glaces posées artistement aux deux extrémités; de riches tapis descendaient de chaque croisée et s’allongeaienttrès-avant sur les herbes humides du parc, en sorte qu’après lesdanses, les souliers de satin blanc pouvaient sans péril courir ets’égarer dehors. Cependant la lune claire et pâle et la chute d’eaud’une montagne voisine opposaient le majestueux contraste de leur éclatet de leurs bruits naturels à la magie des orchestres et desilluminations. L’air était tiède et embaumé ; les groupes des dames etdes cavaliers de la fête se croisaient en tout sens dans les jardins,faisant luire autant de diamants que le ciel avait d’étoiles, etpartout le plaisir dans leurs regards et la gaîté dans leurs paroles ;…puis une ritournelle sonnait, et tous s’enfuyaient vers le bal etdisparaissaient sous les arcades fleuris, comme la troupe des sylphesnocturnes qui rentre dans ses prisons de fleurs au signal de la reineTitania ; et il ne restait plus dehors qu’une centaine de paysans et dejeunes villageoises à qui on avait permis l’entrée du parc et qui seplaisaient à voir de loin s’amuser les autres. Il est fort heureux quela plupart des hommes se contentent de cette sorte de divertissement. Donc, ce n’était que joie, splendeur et prospérité au château de S. A.R. le duc régnant ; mais ce qu’il y avait, sans aucune comparaison, deplus prospère, de plus splendide, de plus joyeux, c’était la blondeGeorgina et le jeune comte Frédéric : ils étaient d’ailleurs les hérosde la fête, car on célébrait leurs fiançailles. Georgina, fille d’un brave officier mort sans fortune au service de S.A. et d’une Française qui avait perdu le jour en le lui donnant, étaitpour ainsi dire l’enfant adoptif de la duchesse, qui l’avait attachée àsa personne comme lectrice. Elle ne possédait pour dot que les grâcesde la figure, les agréments de l’esprit, le charme des talents ettoutes les qualités du coeur ; elle passait, en conséquence, pourtrès-pauvre à la cour et peu mariable. Le comte Frédéric en jugeaautrement. Admis par sa naissance et sa position dans l’intimité de laduchesse, il avait pu découvrir, étudier et apprécier la modesteGeorgina, et peu à peu un amour ardent et silencieux s’était emparé delui. Il s’en ouvrit à la duchesse, qui en fut heureuse comme le seraitune mère ; elle lui fit cependant quelques observations de convenance.Il répondit que Georgina, une fois comtesse Frédéric ***, marcherait defront avec les plus grandes dames, et que le plus précieux avantagequ’il avait toujours vu dans la fortune, c’était la possibilité dechercher une femme selon son coeur. La duchesse ne tarda point à serendre à de si bonnes raisons, et elle promit au comte Frédéric deparler à Georgina, dont il n’avait osé interroger le coeur. Ce jeune seigneur, accompli de tout point, avait pourtant un défauténorme qui tient souvent à une grande qualité, à la modestie : il étaitsoupçonneux et méfiant à l’excès ; il doutait surtout des sentimentsqu’on lui témoignait, et dans ce doute, il entrait plus de défiance deson propre mérite que de la sincérité des sentiments mêmes. Aussi,lorsque la duchesse vint lui dire que la jeune fille agréait ses voeuxet qu’elle l’aimait, le premier mouvement du comte Frédéric fut unehésitation marquée. Ne serait-ce pas mon nom, mes richesses, maposition qui séduisent Georgina et l’abusent elle-même sur ce qu’elleéprouve ? – Ah ! madame, répondit-il enfin, Votre Altesse, dans sabienveillance pour moi, n’a-t-elle pas interprété trop favorablementles paroles de mademoiselle Georgina, et puis-je connaître ce qu’elle adit à Votre Altesse pour la convaincre ? – Mon cher comte, reprit laduchesse, rien n’est plus simple, mais rien n’est plus concluant :quand je lui eus révélé vos sentiments, elle a baissé la tête sans direun mot, puis une rougeur subite a coloré son front, puis elle a relevésur moi ses yeux humides et brillants… - Et puis, madame ? – Et puis,monsieur, voilà tout. Est-ce que vous n’en trouvez pas assez ? – VotreAltesse me permettra… - Mon Altesse est femme, monsieur, et se connaîtaux émotions des jeunes filles… Le duc et moi nous allons faire toutpréparer pour vos noces, qui se feront au château, d’une manière dignedu lieu, du nom que porte l’époux et de l’affection que nous portons àla mariée. » Le comte Frédéric fit sa cour à Georgina sous les yeux de la duchesse,et au bout d’un mois il avait acquis la conviction que son coeur avaitun écho fidèle dans le coeur de Georgina, en sorte que, le jour de lasignature du contrat, le soir de la fête des fiançailles où nous venonsd’assister, les deux jeunes gens étaient, comme nous l’avons vu,parvenus à ce comble de félicité humaine dont les anges sont peut-êtrejaloux, qui sait ? En vérité, si l’on mourait dans un jour commecelui-là – et les gens qui savent vivre ne devraient pas y manquer – onne serait nullement dépaysé en se trouvant en paradis. Cependant les feux de Bengale, les bougies et les orchestres, et lesdanses et les rires, tout s’éteignit ; les coeurs seuls et les yeux desdeux fiancés restèrent éveillés. Le comte Frédéric, quand il fallutquitter Georgina, posant ses lèvres sur sa main, lui dit : - Dans huitjours, cette main sera donc à moi !... – Ce coeur, répondit Georgina,n’aura pas attendu jusque-là. Et ils se séparèrent. Le comte Frédérics’en alla dans son hôtel rêver tout seul à son bonheur ; Georgina seprécipita aux genoux de la duchesse, qui la releva dans ses bras ; puisl’heureuse et charmante enfant rejoignit mademoiselle Mélanie de R***,son amie et la confidente de ses doux secrets ; et les deux jeunesfilles disparurent ensemble, et on les vit bientôt reparaître etpasser, un bougeoir à la main, dans le petit escalier du château. II Mélanie était le fille du baron de R***, premier chambellan du ducrégnant ; elle n’avait plus de mère, et comme elle demeurait au châteauet se trouvait reçue intimement par la duchesse, une liaison s’étaitvite établie entre elle et Georgina. Deux ou trois ans qu’elle avait de plus que Georgina et l’expérience dumonde qu’elle possédait, avaient donné à Mélanie une espèce desuprématie sur sa jeune amie, qui comptait à peine dix-sept ans aumoment de la fête dont nous sortons. Au reste, Mélanie était aussibrillante, aussi folle de plaisirs, aussi vaine, aussi coquette enfinque Georgina était simple, modeste et réservée ; mais quelquefois on seplaît et on se rapproche par les contrastes. Les deux amies, pendantquelques mois, comme ont coutume de le faire plusieurs demoiselles,avaient établi entre elles une correspondance où elles traitaienttoutes sortes de petits sujets de morale, d’art et de sentiment.C’était plaisir et utilité. Cette correspondance avait cessé depuis quele comte Frédéric s’occupait de Georgina : la douce réalité avaitremplacé les fictions enfantines ; on en était venu aux confidencessérieuses. Georgina, qui, sans le faire paraître, avait lu dans le coeurdu comte Frédéric tout aussitôt que lui-même, s’était innocemmentempressée de faire part à Mélanie de ses découvertes, et dans sa chèreet absorbante préoccupation, elle n’avait pas aperçu la sorte defroideur contrainte avec laquelle on avait reçu cette premièreouverture. Peut-être Mélanie trouvait-elle que sa jeune amie acceptaitcomme une espérance des illusions par trop chimériques, et nevoulait-elle pas l’encourager par des marques imprudentes de sympathie; peut-être la jalousie, qui se glisse partout et jusqu’au sein desplus fortes amitiés, paralysait-elle les élans du coeur de Mélanie,étonnée que le comte Frédéric recherchât une jeune fille sans nom etsans fortune, quand elle-même était là !... Quoi qu’il en soit, ellen’avait cessé de prémunir Georgina contre les faux-semblants de lagalanterie et les déceptions du coeur,… et c’est pourquoi, après lafête, Georgina avait rejoint si vite Mélanie pour lui dire : - Eh bien! m’étais-je trompée ?... Mélanie l’embrassa cordialement en luirépondant : - Je suis peut-être aujourd’hui plus heureuse que vous, machère Georgina, parce que j’espérais moins…. Et elles s’embrassèrentencore avant de se retirer dans leur appartement, se jurant bien de nejamais se quitter. Le lendemain, le surlendemain, le comte Frédéric passa tout le tempspossible au château entre Georgina et la duchesse, qui jouissait dubonheur qu’elle avait créé plus beau que tous ceux que l’on peut rêver.Le troisième jour, Mélanie se trouvait là et elle demanda à Son Altessela permission d’aller passer quelques jours à la campagne chez unetante qui l’appelait. – Au moins, reprit le comte Frédéric, vousreviendrez pour la noce de votre amie ; ce n’est pas assez pour sonbonheur que vous ayez signé à son contrat, il faut encore prier à samesse… Songez que c’est dans cinq jours… dans cinq siècles, ajouta-t-ilen se tournant vers Georgina. – Soyez sûrs, répondit Mélanie ensouriant, que vous ne vous marierez pas sans moi. Alors arrivèrent beaucoup de visites et les plus grandes dames du pays.Il fallait voir les grâces et les mamours qu’elles faisaient àGeorgina, et comme elles la trouvaient charmante et lui étaientsincèrement attachées, depuis que la faveur de LL. AA. s’était siouvertement manifestée sur cette enfant. Georgina croyait à toutes cesdémonstrations d’amitié (le bonheur voit toutes choses à travers sonprisme), et pourtant elle se demandait en quoi elle avait mérité un sibel avenir après un passé si différent, et elle se sentait chancelersur sa colonne de prospérité. Puis, repassant dans son coeur toutes lesparoles délicates et tendres du comte Frédéric, elle revenait bien viteaux rêves dorés de l’espérance, et ne priait plus que pour lui, si bon,si généreux, si au-dessus des autres hommes ! La duchesse retint pour le soir la plupart des visiteurs. Il devait yavoir dans les petits appartements du château ce qu’on appelle unecomédie de société, où Georgina et le comte Frédéric feraient lespremiers rôles. La cour intime seule était admise comme spectatrice.Quand un mariage est officiellement arrêté, quand surtout il y a eu desfiançailles préalables, ainsi que c’est l’usage dans quelques pays, onest fort embarrassé de la contenance des fiancés jusqu’au moment de lacérémonie définitive ; il y a là un temps mixte qu’il faut tuer demille façons. Il est trop tôt pour laisser les jeunes gens ensemble ;il est trop tard pour qu’ils se trouvent devant le monde comme desindifférents, et qu’ils se mêlent à la conversation générale, lorsquechacun sait qu’ils ont autre chose à se dire… Alors, les parentsinventent des jeux, des concerts, des proverbes, des comédies, pourtirer tout le monde de gêne ; c’est une sorte de terrain neutre où lesdivers embarras se donnent rendez-vous assez commodément. Donc, le soir venu, on représenta au château une arlequinade de fortbon goût, traduite en allemand, de Florian. Le comte Frédéric, largepantalon de toile, chemise-veste à carreaux bleus, ceinture de soiependante et prenant bien la taille, gentil chaperon posé crânement surl’oreille, était le plus élégant et le plus joli Pierrot qu’on puissevoir. – Georgina, corsage de velours noir, manches très-courtes avecdes noeuds de satin, jupe de gaze rose, petits souliers d’étoffe àpaillettes, bas de soie à coins de couleurs mêlés d’argent, et un légermasque noir sur le haut du visage, faisait bien la plus charmanteColombine d’Italie, de France et d’Allemagne. – Les autres acteursétaient à l’avenant. – La pièce eut un succès fou. – Mais ce qui étaitplus intéressant et plus divertissant que la pièce, c’était Georginaelle-même. Le petit drame des coulisses l’emportait évidemment surcelui de la scène. Il fallait voir (et c’est ce que chacun s’efforçaitde voir en se tordant le cou) comme cette gentille Georgina, une foisquitte d’une partie de son rôle, oubliait vite Colombine et Pierrot, etprenait les mains du comte Frédéric, et se suspendait à son bras et luiparlait dans l’oreille, et le regardait dans les yeux, sans s’inquiéterdes autres… Ces petits manquements à la pudeur convenue sontd’adorables preuves d’innocence chez une jeune fille, qui se laisseingénument aller aux premières émotions de son coeur avec celui que Dieului permet d’aimer ; si le monde s’en moque, tant pis pour le monde.Frédéric, lui, tout aussi tendre, plus amoureux sans doute, mais moinsinnocent, ne se livrait pas ainsi à ses impressions ; il souriaitdoucement aux chastes agaceries de sa fiancée, et semblait même sedéfendre un peu. La jeune demoiselle attaquait, le jeune homme setenait sur la réserve ; tout se passait dans l’ordre : et cela formaitun spectacle dont ne pouvaient se fatiguer les personnes instruitesdans la science du coeur. Après cette soirée, plus belle encore que celle du bal, quoique moinsbrillante, Georgina demandait à son imagination ce qui manquait à sonbonheur, et son imagination lui répondait : « Rien. » Les plus douxrêves colorèrent son sommeil ; toutes les portes de l’avenir semblaients’ouvrir devant elle, pas un nuage, pas un point noir ne tachait l’azurde sa destinée. Plusieurs fois dans ses songes, elle prononça si hautle nom de Frédéric, que le bruit de sa propre voix la réveilla. Elle seprenait alors à sourire et refermait vite les yeux pour revoir l’imagechérie !... Le matin, comme elle se levait à peine, on lui remit un billet ainsiconçu : « Soyez assez bonne, ma chère et heureuse Georgina, pour remettre auporteur le paquet de toutes les lettres que vous avez de moi. Je vousles garderai fidèlement si vous y tenez encore ; mais je voudrais,pendant mes trois ou quatre jours d’absence, m’amuser à les relire avecles vôtres, et voir si tout cela aurait assez le sens commun, pour quenous puissions en faire une espèce de livre à notre usage particulier.Excusez cet enfantillage ; il faut bien que j’aie mes petits bonheurs : A mardi, votre soeur d’adoption, MÉLANIE. » Georgina, que la duchesse faisait demander à l’instant même, n’eut quele temps de nouer la correspondance de Mélanie et d’y ajouter ce mot : « Voici, mon amie, ces lettres le seul bonheur de ma vie jusqu’à cejour. – Oh ! oui ! conservez-les-moi comme le joyau de mon coeur, de cecoeur qui, vous le savez, ne peut varier avec le changement de madestinée… GEORGINA. 19 Mai 1842. » Le soir de ce jour, le comte Frédéric ne vint pas au château, ni lelendemain ; on envoya à son hôtel. Il s’était absenté, et n’avait riendit. On se perdait en conjectures plus sinistres les unes que lesautres. – Dans la soirée du 20 mai, Georgina, pâle et agitée comme lajeune épouse et bientôt la victime d’Othello, chantait machinalementcette romance française fort peu connue, mais que la délicieuse musiquede M. Ferville de Vaucorbeil est bien capable de naturaliser danstoutes les langues : LA NUITDE JEANNE. Minuit frappait à la grande pendule, Et la grand’mère avait les yeux fermés ; Mais l’ombre est chère au coeur tendre etcrédule, Et vous veillez, Jeanne, car vous aimez ! Vos longs regards, perdus dans uneétoile, Y vont chercher des regards enflammés ; Mais quoi ! déjà le bel astre se voile!... Jeanne, aime-t-il, celui que vous aimez ? Les chants d’un cor ont percé la nuitsombre ; Un doux frisson court dans vos senscharmés… Mais quoi ! là-bas, les chiens hurlentdans l’ombre ! Jeanne, vient-il, celui que vous aimez ? Et puis, soudain s’arrête la pendule ; Les deux flambeaux s’éteignirent,consumés ; Tout est présage au coeur tendre etcrédule… Jeanne, est-il mort, celui que vousaimez ? A peine, achevait-elle, en sanglotant, ce dernier couplet, que laduchesse entra brusquement et lui remit un papier, d’un oeil moitiédouloureux, moitié courroucé ; Georgina lut : Altesse, « Mes soupçons, mes défiances me trompent rarement… J’ai la preuve queGeorgina me donnait sa main sans me donner son coeur… qui appartient àun autre… Que ne puis-je disposer du mien !... Mais elle me l’a prispour me le broyer… Je pars… où vais-je ?... Dieu le sait… maisj’emporterai partout le reconnaissant souvenir des bontés de VotreAltesse, qui m’a fait entrevoir la félicité céleste sur la terre.Comment votre âme si noble aurait-elle pu concevoir tant de perfidiedans une âme si jeune !... Adieu, pour toujours… « Comte FRÉDÉRIC. 20 mai, 11 heures du soir. » - M’expliquerez-vous, Georgina ?... reprit la duchesse d’un ton sévère…- Ah ! madame, s’écria Georgina, en tombant à genoux ; je ne sais rien,je ne comprends rien, Dieu m’est témoin, j’en jure par vous, mabienfaitrice, que je suis innocente et que mon coeur est tout au comteFrédéric… vous me croyez, n’est-ce pas ?... – Je vous crois, pauvreenfant, et comment ne pas croire à vos larmes !... Mais quelleinfernale machination !... Ne perdons pas le temps en plaintes vaines,calmez-vous et fiez-vous à moi. La duchesse mit tous ses gens et toute la police sur pied ; ons’informa, on courut de tous côtés… Rien. Aucune nouvelle du comteFrédéric. Cependant, le bruit de cette fuite, de cette rupture, se propageaitdans la ville. La noce devait avoir lieu le surlendemain. On ne pouvaitplus rien cacher. Les mêmes visites revinrent au château avec des airsde condoléance ; mais, à travers ces masques perçait une maligne joie,et Georgina entendit plus d’une parole qui voulait dire : « Commentaussi un mariage si disproportionné pouvait-il arriver à bien ! » En vingt-quatre heures, le monde apparut à Georgina tel qu’il est :c’est une affreuse révélation. Quelque temps après, la duchesse futemportée par une fièvre pernicieuse. Georgina, seule au monde, le coeurbrisé deux fois, prit l’unique parti qui reste au malheur sans espoirterrestre. Elle résolut de se vouer à Dieu, mais en restant utile auxsouffrances de ses semblables ; de se faire enfin soeur de charité.Vainement Mélanie voulut l’en dissuader. – Vous vous marierez bientôtsans doute, ma chère Mélanie ; qui sait où le sort vous entraînera… etmoi !... Non, non, embrassez-moi, ne m’oubliez pas, et priez pour latriste Georgina qui va prier pour tous !... Et Georgina partit pour Rome, où elle voulait faire ses voeux. III Le 15 mai 1846, quatre ans, jour pour jour, après la fête desfiançailles, soeur Georgina, sous l’habit de bure, le voile raide etblanc sur la tête, le long rosaire au côté, donnait ses soins auxfemmes malades de la salle Sainte-Anne, dans l’hôpital de laVisitation, à Rome, lorsqu’on y apporta une nouvelle malade qui futdéposée dans le seul lit vacant. Georgina s’empressa autour d’elle, carla mort était déjà empreinte sur ses traits défigurés etméconnaissables. – Un prêtre !... Un prêtre ! murmura une voix éteinte.Les médecins arrivant d’abord, reconnurent qu’un miracle seul pourraitsauver la moribonde ; et toutefois ils lui donnèrent un cordial quirendit à ce corps exténué par la maladie de poitrine une forcepassagère et factice. Le prêtre vint enfin. – L’aumônier de l’hôpital était malade lui-même,et on avait été chercher dans le séminaire voisin un jeuneecclésiastique ayant droit de confesser. Dès qu’il s’approcha du lit,soeur Georgina frémit de tous ses membres !... – Lui ne regarda et nevit que la malade… Soeur Georgina se retirait, mais la mourante avec unesorte d’autorité : - Non, non, ma soeur, ne vous éloignez pas, je feraima confession à voix haute, pour que vous l’entendiez… Je voudrais quetoutes les femmes de la terre l’entendissent, pour que cela leur servîtd’exemple, et à moi de la plus humiliante mortification. Je commence,car nous n’avons pas de temps à perdre, ajouta-t-elle avec un sourirefunèbre : « Bénissez-moi, mon père, parce que j’ai péché… Je n’ai guère qu’unseul péché sur la conscience, mais il est énorme ; le pardon seul d’unDieu peut l’égaler… J’avais une amie, plus jeune que moi de deux outrois ans, un ange… Quoique sans fortune et sans position, elle allaitépouser un grand seigneur, jeune aussi et paré de tous les dons de lanature et de la destinée, digne d’elle par son amour. Un feu dejalousie infernale s’alluma dans mon coeur. Moi, riche, noble, et qui mecroyais belle et charmante, je ne pus supporter l’idée d’un tel mariageque je convoitais pour moi-même… Que fis-je alors ?... La noce devaitavoir lieu dans quelques jours… Ma raison et mon ange gardienm’abandonnèrent, le démon prit possession de mon être, et me dictavingt lettres d’un prétendu Léopold à cette jeune amie, si pure, siinnocente ! Ces lettres, fausses et d’une écriture falsifiée, et toutespleines de détails qui ne pouvaient laisser aucun doute sur une liaisonde coeur entre l’inconnu et la jeune fiancée, furent envoyées par moi,sous le voile de l’anonyme, au futur… J’avais eu la perfide précautionde faire écrire par ce Léopold imaginaire les choses les pluspoignantes contre son heureux rival, que mon amie avait l’aird’épouser, seulement pour se faire une position dans le monde. Vouspouvez juger, mon père, de toutes les inventions atrocementvraisemblables que j’avais accumulées dans ces lettres… Et poursurcroît de preuves et de méchanceté, j’avais joint à l’envoi que j’enfaisais au futur, un billet de mon amie, que j’avais provoqué et qui,par sa rédaction, semblait se rapporter aux lettres si perfidementinventées. C’était un piége inévitable. Le malheureux jeune homme y futpris. Il disparut l’avant-veille du mariage, après avoir jeté dans unmot d’adieu tout son mépris sur la tête de sa fiancée, qui disparutelle-même ; et je poussai un cri de joie. – Au moins, ils ne seront pasmariés !!! Ce cri apparemment me déchira la poitrine, car, l’automne s’approchaità peine, que des crachements de sang inquiétants se manifestèrent chezmoi… Puis je devins orpheline moi-même, la maladie s’augmenta duchagrin, et le remords, qui vient toujours avec le malheur, s’abattitsur ma tête. Après avoir traîné trois ans de pays en pays, des eaux deBade aux eaux des Pyrénées, je sentis que mon mal était devenuincurable, et je me fis transporter à Rome pour y mourir, et demanderle pardon de la jeune amie qui, dans son désespoir, y avait prisl’habit des soeurs de charité… J’ai donné tout ce que j’avais auxpauvres, et il ne me restait plus pour dernière ressource que cethôpital où je fais cette confession suprême à vous, mon père, que j’aireconnu tout de suite pour le comte Frédéric… et devant vous, ma soeur,que je savais être Georgina… Oui, je suis Mélanie… la misérableMélanie… Regardez bien, et vous ne me reconnaîtrez pas !... Le remordschange bien autrement que le chagrin. Et maintenant, mon père,croyez-vous que ces remords et toutes ces tortures puissent trouvergrâce aux yeux du Tout-Puissant, par le mérite de Notre-SeigneurJésus-Christ, et par l’intervention de son prêtre ? » Et elle mourut avec l’absolution du ministre de Dieu et le pardon de lasoeur Georgina, que la Providence avait réunis une fois encore devant celit mortuaire pour les séparer à jamais. Le Prêtre, sans lever les yeux sur la Soeur, partit le soir même pour laFrance. Georgina continue de donner ses pieux secours aux malades del’hôpital de la Visitation à Rome ; et toutefois un rayon de joie s’estrépandu sur son front ; et, dans ses prières, elle remercie Dieud’avoir fait si miraculeusement éclater son innocence aux yeux du comteFrédéric. Elle a recouvré son estime… elle avait fait le sacrifice detout le reste aux pieds de la croix. ÉMILE DESCHAMPS. |