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DORSENNE, EtienneTroufleau, pseud.Jean (1892-1945) :  Unparfum dans la nuit(1930).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (09.IX.2015)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : 6671-106) du numéro 106 (avril 1930)  dela Revue littéraire mensuelle Les Œuvres librespubliée par Arthème Fayard à Paris .


Un parfum dans la nuit

Grande nouvelleInédite
par
JEAN DORSENNE
_____

PROLOGUE
MÉFIE-TOI DE L’EXOTISME !

Il existe dans le cerveau de chacun de nous le souvenir de quelquespersonnages familiers à notre enfance. Nous aimons nous rappeler, aumilieu des agitations de l’existence, leur figure qui, à elle seule,fait surgir une bouffée de passé, et cette évocation ne va pas sanss’accompagner de quelque attendrissement. Notre imagination orne cesvisages, qui sont mêlés à l’éveil de notre intelligence et de notre vieaffective, du prestige embrumé qu’on les vieilles photographies jaunieset à demi effacées.

Des diverses personnes qui fréquentaient chez mes parents, il en estune dont l’image est restée particulièrement vivace dans ma mémoire.C’est celle d’un petit vieillard méticuleusement soigné, dont la figureridée et jaunie ressemblait à ces pommes que l’on retrouve après unhiver sur l’étagère d’un placard. Dès que j’étais averti de la présencechez nous de ce brave homme, j’accourais, ce qui ne laissait pasd’étonner mon père et ma mère qui me reprochaient souvent ma sauvagerie.

Mes parents se chagrinaient, en effet, de cette particularité de moncaractère. Timide et peu sociable, je fuyais les visites et jenourrissais une aversion profonde pour les réunions d’enfants où l’onme conduisait parfois. D’une santé peu florissante, j’attachais unmédiocre intérêt aux sports. J’employais toutes mes heures de liberté àla lecture, notamment à celle des récits de voyage. Mon imaginationmise en branle par Boussenard et Jacolliot me représentait des horizonsensoleillés, me transportait loin de l’existence humble et terne que jemenais. Je m’enfermais dans ma chambre, dévorant les pages quiracontaient des aventures de boucaniers et de corsaires, ou bien, lesyeux à demi fermés, je laissais mon esprit vagabonder sur l’océan etdans des îles inconnues plantées de forêts géantes où foisonnent desoiseaux au plumage éclatant.

Avec M. Pierre Saintin, j’étais tout autre. Un charme inconnu,semblait-il, émanait du vieillard et m’attachait à lui. Sa personneflattait mon goût du romanesque. Pourquoi ? Je ne saurais trop le dire.Propret, méticuleux, le brave homme évoquait plutôt l’aspect d’unrentier débonnaire que celui d’un farouche aventurier. Il était doux etmesuré dans ses propos, et, à vrai dire, quoique je l’y eusse maintesfois sournoisement incité, il ne m’avait jamais raconté que desanecdotes fort insignifiantes sur son existence dans la petite ville oùil vivait, et loin de favoriser mes aspirations, il ne manquait pas, aucontraire, lorsqu’il me surprenait un roman de Stevenson à la main, demurmurer gentiment :

- Méfie-toi de l’exotisme, mon petit !

Malgré un extérieur peu captivant, M. Pierre Saintin m’apparaissaitnimbé d’une auréole mystérieuse. Des bribes de conversations surprisesentre mes parents, quand le soir à la table de famille ma têtes’appesantissait sur la construction de châteaux de cartes, m’avaientfait comprendre qu’une étrange aventure avait bouleversé la vie de M.Saintin. La façon dont mon père et ma mère recevaient le vieillardlorsqu’il venait chez nous me confirmait dans mes soupçons.

Mais ce qui m’intriguait le plus, ce qui flattait le plus mon appétitd’expéditions baroques dans des régions lointaines, c’était la vue dulogis de M. Pierre Saintin.

Il se composait d’une modeste maison basse, couverte en pierresgrisâtres, selon la coutume de cette pluvieuse cité du Nord-Ouest. Unminuscule jardinet s’étendait derrière le logis, comme un mouchoiroublié près d’une malle ; quelques légumes y poussaient, mêlés à dechétifs rosiers, à de pâles géraniums et à d’anémiques tulipes. Telqu’il était, ce modeste enclos ravissait son propriétaire qui y passaitle plus clair de son temps, le crâne protégé  par un largechapeau de paille, en bras de chemise, une bêche ou un arrosoir à lamain. De ses pauvres fleurs il tirait un orgueil aussi profond qu’unhorticulteur de Harlem de ses tulipes renommées. Son œil flambaitlorsqu’il apportait galamment à ma mère une rose épanouie, l’honneur deses plantations.

Le vieillard menait dans son jardin solitaire une existence assezretirée. Il possédait peu d’amis, ce qui dénote déjà une certaine dosede sagesse.

Sortant peu, il recevait encore moins. Les voisins s’étonnaient decette anomalie, et comme en province les caquets vont leur train, on nemanquait pas de jaser et d’entourer d’un voile mystérieux la paisibleexistence du brave homme. Je jouissais, dans le quartier où M. Saintinhabitait, d’une considération spéciale, car j’étais, je crois bien, unedes rares personnes à qui l’entrée de la maisonnette fût permise. Monesprit rêveur et replié sur lui-même plaisait au solitaire qui,souvent, comme un camarade plus âgé, bavardait avec moi et me racontaitmille futilités.

Pendant que, courbé sur la terre, il s’attachait minutieusement àréussir une bouture, j’errais dans les pièces du logis. Il y régnaittoujours une singulière odeur de renfermé et d’humidité, car M. Saintinne se décidait que fort rarement à ouvrir les fenêtres ou même lesvolets constamment rabattus, que la neige tourbillonnât ou que la buéesortit de la terre surchauffée. La pénombre qui était répandue dans lespièces n’allait point sans un certain charme trouble dont s’accommodaitfort mon goût du mystère et de l’aventure. Je respirais dans cettedemeure qui – je ne  sais pourquoi –  me paraissaitséculaire, une atmosphère qui me berçait de songes et de rêveries. Surle mur du vestibule brillaient des panoplies d’armes étrangères : desyatagans curieusement ciselés surplombaient des casse-têtes et desmatraques pareilles à celles de certaines peuplades polynésiennes ; desflèches acérées et pointues, telles qu’en ont les nègres quand ilsdansent, avec des cris frénétiques, autour des vaincus agenouillés,voisinaient avec des sagaies menaçantes.

Appliquées contre les portes, des tiges de bambous taillées et ornéesde perles en verroteries crépitaient lorsqu’on les remuait. Il n’yavait point de pièces qui ne continssent un objet susceptible de mefaire rêver…

Sur la cheminée de la chambre à coucher, je trouvais, comme il y en adans tous les logis des ports de mer, de grandes coquilles dontl’orifice dentelé me paraissait contenir des trésors fabuleux. Je lesappliquais contre mon oreille et j’entendais aussitôt le sourdmugissement du ressac marin. La poussière recouvrait une touffe decorail et un oursin séché. Dans le salon, je ne cessais de regarder,ici un personnage maladroitement taillé dans une racine, là un bouddhapensif en bronze noirci. Ici, sous les vitres embrouillées d’unearmoire, des ivoires de toutes sortes, des coupes de jade, desbrûle-parfums hindous en cuivre guilloché, mille bibelots dont laprovenance faisait vagabonder sur des mers tropicales mon cerveauexalté, s’offraient à ma curiosité.

Mais rien n’était pour moi comparable au cabinet de travail. Oh ! Il neprésentait rien d’extraordinaire : un quelconque bureau, un fauteuil,un rocking-chair. Mais un tableau était accroché à la muraille. Lapeinture, qui ne témoignait d’aucune valeur particulière, représentaitune jeune femme au teint cuivré. Les yeux plus sombres que le jaisétaient veloutés comme les prunelles humides de certaines créoles. Unerose saignait dans l’abondante chevelure noire dont les bouclesrecouvraient une mignonne oreille ornée d’un anneau d’or. Le nez finparaissait palpiter et la bouche, telle une grenade entr’ouverte,attirait irrésistiblement le baiser. Une étoffe chatoyante recouvraitnonchalamment les épaules, et le corsage largement échancré dévoilaitune jeune poitrine rebondie dont la chair brune avait le moelleux deces pêches mûries, dans lesquelles les dents mordaient si volontiers.

Chaque fois, je restais en extase devant ce portrait qui, malgré monjeune âge, éveillait en moi des désirs et une langueur voluptueuse.

M. Saintin ne jetait jamais qu’un regard mélancolique sur cette toile,et lorsqu’il me surprenait immobile, en contemplation devant elle, ilme répétait avec une mélancolie, qui m’allait droit au cœur, sonrefrain favori :

- Méfie-toi de l’exotisme, petit.

Les années passaient, je grandissais. Le jour de mes seize ans, mesparents fêtèrent mon anniversaire par un déjeuner intime auquel notrevieil ami, M. Saintin, avait été convié. Quelques verres de vingénéreux avaient allumé ses pommettes desséchées. Une flamme brillaitdans ses prunelles.

- Viens, accompagne-moi un bout de chemin, me dit-il, en prenant congéde mes parents.

Chez lui, il monta dans son cabinet de travail, s’assit dans sonfauteuil et regarda longuement le portrait : puis se tournant vers moi :

- Te voilà homme maintenant, mon enfant. Tu es en âge de connaître lavie. Mon pauvre petit, je retrouve en toi certains traits de caractèrequi, hélas ! furent miens. Ecoute mon histoire. Elle est instructive.Peut-être mes ennuis n’auront-ils pas été inutiles s’ils servent àt’éviter de tomber dans les embûches dans lesquelles trébucha jusqu’às’y perdre, mon inconsciente jeunesse.


CHAPITRE PREMIER
LA DANSE D’UNE NUIT.



- Bien souvent, quand je te surprends, commença-t-il, plongé dans desrécits de voyage ou en contemplation devant des objets rapportés descolonies, je me reporte quarante ans en arrière. Je me retrouve en toiavec des aspirations, des désirs identiques. Eussé-je été libre dechoisir ma carrière, j’aurais adopté certainement une fonctioncoloniale : marchand, commissionnaire, planteur, que sais-je ? J’auraisvieilli dans une case en bambou ou dans un palais de marbre sous unsoleil ardent, mes insomnies auraient été bercées par les mélopéesplaintives des indigènes de couleur accroupis au pied des palmiers ousur les bords d’un fleuve encombré de sampans et de jonques…

« Mes parents voyaient d’un fort mauvais œil mes penchants àl’exotisme. Aussi, m’ayant longuement catéchisé pour me faire convenirqu’il n’y avait rien de plus noble au monde que la destinée d’avocat,m’envoyèrent-ils à Paris dans l’espoir que la sérieuse étude desPandectes, jointe aux distractions qui ne manqueraient pas de s’offrirà moi, me guérirait l’esprit de mes « chimères ».

Consciencieusement, j’avais décroché le diplôme de licencié et jem’étais attelé sans goût à mon doctorat. Entre temps je m’étais faitinscrire au barreau et quelquefois je plaidais de mauvaises causes quim’étaient attribuées d’office. Mes parents s’attendrissaient devant labrillante carrière qui m’attendait.

Tu ne me croirais pas sans doute si je te disais que les rêves de monenfance ne hantaient plus mon esprit.

Au milieu de l’étude des Institutes de Justinien, je m’arrêtaisparfois pour donner libre cours à mon imagination : je méditais delongues heures quand le courrier m’apportait par hasard, timbrée descachets les plus lointains, une lettre de mon ami Danneville, qui étaitalors officier dans l’infanterie coloniale.

Juge de ma joie quand un télégramme m’apprit, un matin, que lelendemain il serait à Paris. Il revenait d’une expédition fortimportante au centre de l’Afrique, et déjà les feuilles publiquesconsacraient toutes leurs colonnes au récit de ses exploits. Je prisl’initiative, avec plusieurs amis d’enfance, d’organiser un repasintime en l’honneur du jeune explorateur…

Le plaisir de retrouver ce compagnon de jeunesse se renforçait de celuid’entendre les récits miraculeux qu’il ne laisserait certainement pasde raconter.

Effectivement, Danneville fut étourdissant. Nous avions tous dînécopieusement et fait des libations capiteuses et abondantes. Pour moi,je goûtais un bonheur sans mélange. Mon ami racontait ses aventuresdans la jungle hantée par les lions et les tigres, dans les marais oùbarbotent les hippopotames et d’où s’épivarde un vol d’ibis roses, sacapture par des cannibales, que sais-je encore !...

Pour couronner dignement cette fête, l’un de nous proposa de terminerla soirée dans un petit bouge qu’il connaissait sur la rive gauche, ducôté du boulevard Arago. Tant bien que mal, nous hélâmes un taxi quinous débarqua devant un cabaret de piètre apparence : « Le Lion rose»… Ce quartier perdu, à la nuit, présente un aspect sinistre. De raresbecs de gaz l’éclairent de loin en loin, et le long des murs se hâtentles passants attardés. Sur le trottoir, une pâle lueur se projetait, etles éclats rauques et langoureux à la fois d’un accordéon et d’un pianomécanique parvenaient à nos oreilles.

Nous entrâmes. Un relent de sueur, de sciure de bois, de violentsalcools et de fards à bon marché nous saisit à la gorge. Dans cettepièce trop petite, hommes et femmes, étaient attablés : ouvriers enpantalon de velours élimé, équivoques éphèbes aux rouflaquettesluisantes de pommade, femmes dépoitraillées d’une minceur ondulante oud’un embonpoint tel, au contraire, que les chairs flasques débordaientet s’étalaient sur le bord de la table entre les verres. Mais dans lefond de la salle, à travers les nuages de fumée qui montaient enspirale, une femme dansait : un long corps étonnamment  soupleet entouré d’étoffes chatoyantes, rouge éclatant et jaune doré, brodéesde paillettes d’argent. Le teint était bistré et les yeux, véritablesdiamants noirs, brillaient sous les bandeaux sombres de la chevelurequ’enveloppait un turban de soie rouge. Quel type étrange avait cettefemme ! Bayadère hindoue, ballerine légendaire de ces cités de luxuredisparues, Babylone ou Ninive, fleur capiteuse des déserts d’Obi ou desâpres plateaux du Thibet ?

Je me sentais impérieusement attiré par le mystère de cette femme quise déhanchait, roulait voluptueusement sa croupe, tendait sa poitrinedont les seins bombaient le corsage, aux accords d’une singulièremusique, frêle, sauvage et nostalgique que jouait un homme accroupidans un coin, à l’aide d’un instrument intermédiaire entre le banjo etla guitare. Les sons plaintifs se mêlant aux accents canailles du pianomécanique contribuaient à créer l’atmosphère trouble de ce caboulotenfumé.

Oh ! La cernure bleuâtre des magnifiques prunelles de la danseuse. Oh !cette peau safranée, mûrie par le soleil, oh ! la blessure sanglante decette bouche au sourire énigmatique et le parfum lourd qui se dégageaitde cette chair convulsée !

Cette femme m’évoquait tout l’Orient ; elle concentrait en elle tousmes désirs d’inconnu, tous mes rêves d’exotisme… Avec quelle frénésiej’aurais pressé sur ma poitrine ses membres palpitants, posé mes lèvressur sa bouche pourprée, respiré son arome secret ! Dès lors, une idéefixe domina mon esprit : posséder cette danseuse. Les alcools quej’avais absorbés m’enlevaient mon libre discernement. Au mépris dupublic interlope qui m’environnait, je m’avançai et tendis ma carte…

Un poing solide s’abattit sur mon épaule, tandis qu’une faceruisselante de sueur grimaçait devant moi. C’était le musicien, sansdoute l’ami de la danseuse, que mon geste avait exaspéré. Dans uneffort de tout mon être, je tentai de me dégager de cette brutaleétreinte, mais l’homme devançant mon mouvement avait sorti un couteau.

Les clients du bouge, heureux de l’incident, se mêlaient à notre rixe.La salle, les tables, la danseuse, tout virevoltait autour de moi.J’avais perdu la conscience de ce qui se passait : une douleur vive aubras me fit pousser un cri… et je me trouvai soudain dégrisé, sur leboulevard, au petit jour, entouré de mes amis qui, m’ayant délivré, meramenaient chez moi. »

CHAPITRE II
LE PARFUM ENVOLÉ.


J’avais écouté, haletant, le récit du vieillard, qui m’avait plongétout d’un coup en pleine aventure. A l’évocation de ces souvenirs dejeunesse, les yeux du conteur brillaient d’un éclat inaccoutumé. Lesmots à flots pressés s’échappaient de sa bouche. Je me gardais del’interrompre. Mais le souvenir de ses paroles exactes me manquantparfois, je transcrirai de temps à autre son récit de façonimpersonnelle.

Jusqu’à présent, Pierre Saintin, tout en se plaisant aux longuesrêvasseries, ne laissait cependant pas la chimère empiéter sur sa vie.Mais depuis cette soirée où, dans le cabaret du Lion rose, l’attraitde l’exotisme s’était matérialisé à ses yeux sous les espèces d’unedanseuse endiablée, l’imaginaire l’avait emporté nettement sur laréalité : toutes les aspirations, toutes les nostalgies, tous les vœuxde son être, longtemps contenus, avaient débordé, et comme Ruy Blas,marchant vivant « dans son rêve étoilé », il se promenait en pleinParis au milieu des savanes asiatiques.

Le monde nous apparaît sous des aspects chaque jour renouvelés, suivantle concept qui domine dans notre cerveau. Combien la ville qu’ilparcourait désormais différait de celle dans laquelle il avait vécupendant vingt ans !

Une de ses promenades favorites consistait à longer les quais. Que defois il avait accompli ce trajet, s’arrêtant ici et là pour fouillerdans la caisse poudreuse d’un bouquiniste et pour causer avec le vieuxmarchand dont la pluie, le vent et le soleil avaient hâlé la face etrougi les paupières !

Aujourd’hui, il se plaisait encore à errer le long de la Seine… mais lemoment qui lui convenait était cette heure crépusculaire où la pénombrerègne et où une brise légère murmure dans les grands platanes. Lesbouquinistes sont partis, on ne rencontre que quelques passantsattardés. Les vagues du fleuve clapotent doucement, les arches desponts s’effacent dans la brume qui s’élève de l’eau.

Pierre Saintin se trouvait transporté dans un petit port annamite ouchinois. Ces platanes, ce sont des palétuviers, ces péniches, desjonques et des sampans, et les appels, dans le soir grandissant, desmariniers ont la nostalgie d’un chant indigène.

Tout alimentait ses rêveries. Un appétit de marche le tenaillait.Délaissant le Palais de Justice et les dossiers confus que des clientsinexpérimentés lui confiaient, il arpentait Paris d’un bout à l’autre,inattentif aux objets qui – sans qu’il les vît – frappaient son regard,l’âme obsédée par le souvenir d’une jeune personne au teint chaud quidansait au fond d’un bouge enfumé.

Les tramways roulaient tout près de lui avec un bruit de ferraillerouillée, les trompes des autobus et des taxis assourdissaient sesoreilles. Il ne voyait ni n’entendait ces lourds engins modernes. Sonimagination discernait à leur place des pousse-pousse que traînaientdes coureurs jaunes ou des palanquins dans lesquels se prélassaient desdanseuses vêtues d’étoffes éclatantes.

Ses pas errants le conduisaient au calme et provincial parc Montsouris.Le paisible étang où canards et cygnes s’ébrouent, prenait à ses yeuxles proportions d’un lac dont l’eau est ridée par le cuir opaque deshippopotames et la carapace des crocodiles : dans l’airqu’obscurcissait un essaim d’éphémères et de moucherons, il apercevaitun vol de flamants roses et mélancoliques.

Victime au début de ces visions coloniales, il prenait une sorte deplaisir à les provoquer et à les nourrir lui-même. C’est ainsi que,suivant l’exemple du fameux duc des Esseintes se procurant l’illusiond’un voyage à Londres, en allant boire un porto chez Bodéga et enmangeant une tranche de roast-beef saignant dans un bar anglais de larue d’Amsterdam, il se plaisait, afin de compléter l’hallucination, àfréquenter certains cafés des quartiers avoisinant la place duTrocadéro, où des travailleurs annamites, le soir, venu, se reposentdes fatigues de la journée en absorbant des tasses de thé brûlant, etle plus souvent un innommable tafia. Il fermait les yeux, écoutant leparler rauque de ses voisins, puis dans la pénombre, il jetait un coupd’œil sur ces petits hommes au teint jaune, aux pommettes saillantes,aux yeux fendus en amande, et il savourait le plaisir d’une promenadedans les bas-fonds de Hanoï ou de Hué.

Parfois aussi il se rendait au Jardin des Plantes. Il ne daignait pointvoir les barriques de vin qui s’entassaient ici et là à la porte dudomaine des animaux. Mais il restait de longues minutes sous le cèdre,dont la frondaison se découpe hiératiquement sous le ciel. Ilressentait l’impression d’un voyageur fatigué d’une longue randonnée àtravers les sables brûlants du désert, qui se repose dans une fraîcheoasis. La fosse aux ours, le bassin où les phoques prennent leurs ébatsl’attiraient peu ; les climats septentrionaux avec leurs grandessolitudes glacées, leurs forêts de sapins scintillants de givre nesoulevaient guère son enthousiasme. Il lui fallait des paysensoleillés, où les femmes demi-nues s’enveloppent dans des étoffeschatoyantes ; il lui fallait des pays capables de servir dignement decadre à l’étrange danseuse du Lion rose. Car c’était elle, c’étaitson image obsédante, son souvenir entêtant que partout, sur les bordsde la Seine comme dans les bars du Trocadéro, il cherchait…

Quand il demeurait les yeux fixés sur les hyènes au regard fourbe, surles lions dont l’attitude lassée est celle de rois en exil, sur lepavillon où les singes enfermés se contorsionnent, grimacent et fontmille obscénités, il voyait un corps souple bondir à travers la fuméedes cigarettes, ployer comme une fleur que la rosée incline, ilentendait son accent un peu sauvage quand elle le remerciait de sescompliments, il sentait encore l’arome poivré et charnel qui s’exhalaitde ses membres en sueur.

Son cœur bondissait dans sa poitrine à la pensée qu’il pourrait un jourposséder cette femme. Son regard de braise, ses lèvres sanglantes, sonagilité nerveuse n’étaient-ils point prometteurs de voluptés inconnues? Ah ! s’il pouvait appuyer sa bouche sur sa peau safranée,n’aspirerait-il pas du même coup tous les effluves de la jungle et dudésert ?

Mais qu’était-elle devenue, réussirait-il à la retrouver ?

Pierre Saintin, inquiet et fébrile, courait dans la grande ville aprèsun fantôme de bonheur.

CHAPITRE III
LA FIN D’UN MARSOUIN.


- Je n’avais plus, poursuivit Pierre Saintin, qu’une seule idée en tête: retrouver l’admirable fille dont la danse m’avait mis l’âme en émoi.Pour arriver à mes fins, j’entrepris de fréquenter les lieux où seréunissent toutes ces extraordinaires épaves coloniales qui viennentéchouer à Paris de tous les coins du globe.

Autant chercher une épingle dans une botte de paille qu’une petitedanseuse dans ce tumultueux Paris ! Mais j’étais amoureux et je nedoutais pas qu’un dieu ne m’apportât bientôt un secours imprévu.

Que de caboulots équivoques, que de bars louches j’ai fréquentés ! Ilsuffisait que trois vieux marsouins tapés par le soleil, que deuxexcentriques basanés eussent élus domicile dans tel coin perdu de lagrande ville, pour qu’aussitôt, armé du zèle du néophyte, je m’yrendisse.

On m’avait notamment signalé un petit mastroquet situé là-bas, dans lelointain quartier des Gobelins, rue de la Butte-aux-Cailles : AuSergent Bobillot. On y servait des mélanges savamment dosés d’absintheet de rhum fort appréciés de la clientèle : rengagés de la caserne deLourcine, fonctionnaires coloniaux en congé ou à la retraite, nègres etmulâtres, poitrinaires et alcooliques.

Dans la petite salle enfumée qui retentissait du sifflet aigu dupercolateur, d’interminables parties de manille s’échangeaient sousl’œil vigilant de M. Ernest, le patron du Sergent Bobillot, un ancienmarsouin dont la poitrine s’émaillait de médailles militaire etcoloniale. Il n’était pas rare que des disputes éclatassent : le soleilrend irascibles ceux qui ont reçu le « coup de bambou », et, de tempsen temps, un visage au teint jaune se convulsait.

Deo me a baya ! disait l’un.

Sagayaks, répondait l’autre.

Les poings s’abattaient rudement sur la table et tout s’apaisaitinvariablement par ces mots jetés par l’un des adversaires au dévoué M.Ernest :

- Patron, deux vertes bien tassées ! c’est ma tournée !

Un ami m’avait signalé un vieil habitué du Sergent Bobillot, soldatde première classe, retraité de l’armée coloniale, qui avait passé sonexistence en Chine, au Tonkin, au Sénégal avec quelques intermèdes àToulon, Brest et Cherbourg…

Ivrogne invétéré, il vivait aujourd’hui d’on ne sait quels mystérieuxsubsides : des curiosités coloniales habilement vendues lui avaientprocuré quelques petits bénéfices ; il en retirait également d’autresde la narration de ses plus sensationnelles aventures. Des commerçantsdu quartier l’invitaient à dîner pour lui faire raconter ses campagneset donner ainsi à leurs fils des leçons de patriotisme et d’énergie.

Dans certaines maisons louches de la Glacière, ces dames raffolaientdes passionnantes histoires que le vieux marsouin mimaitexpressivement, et dont le sang, le soleil, les fièvres et les mauvaislieux formaient invariablement le fond de tableau.

Quand je m’enquis d’Yves Guéguen au Sergent Bobillot, plusieursmanilleurs s’interrompirent pour me renseigner aimablement :

- C’est-y Yves Guéguen que vous demandez, monsieur ? Le voilà malade,le pauvre gars ! Il a les fièvres, à ce qu’on dit. Mais vous pouvezaller le voir, monsieur. Il habite à côté, dans une petite chambre au «cintième »… Allez donc… Là…. oui, dans cette bâtisse, c’est ça même.Frappez fort à sa porte !

Je grimpai, en effet, les cinq étages, d’un escalier assez sale dontles seaux hygiéniques et d’autres ustensiles de toilette encombraientles paliers, et je m’arrêtai devant une porte sur laquelle un bout depapier était collé portant ces mots tracés d’une écriture à la foismaladroite et appliquée :

« Frappez fort ! »

J’obéis : le bruit d’une plainte parvint à mon oreille. Je frappai plusfort et n’entendant aucune réponse, je pris le parti d’entrer…

Un spectacle assez étrange et assez émouvant s’offrit à ma vue. Lachambre qu’habitait Yves Guéguen était un véritable capharnaüm. Unemarchande de bric-à-brac n’eût pas dédaigné cet asile. Des coquillagespoudreux et ébréchés, de grossières statuettes de bois, des calebassesrugueuses, des poteries aux couleurs vives, des branches salies, desmorceaux d’étoffes effilochées, des cocos sculptés encombraient unetable boiteuse, sur laquelle gisaient aussi une casserole à demi emplied’un reste de fricot, des verres fêlés, des bouteilles pansues pleinesde cognac et de rhum. Au mur étaient accrochés des pagaies, des flèchesbarbares – sans nul doute empoisonnées – des sabres, des lances,impressionnantes armes de peuplades sauvages.

Sur un rocking-chair délabré, des vêtements, du linge douteuxs’étalaient. Pour compléter le tableau, un petit lit de fer aux drapsgris, recouvert d’une couverture en loques, garnissait le coin de lapièce et, sur ce lit, un grand diable à moitié nu s’agitait. Sa figureosseuse et jaune s’éclairait de la flamme de deux yeux fébriles, et sontorse maigre se dressait vers moi, pareil à celui des fakirs de l’Inde.

J’avais devant moi Yves Guéguen, mais le malheureux homme, tout en meregardant, ne me voyait point. La fièvre faisait trembler son corpsdécharné, et le délire chavirait sa pauvre cervelle. Il laissaits’échapper des mots haletants d’une voix rauque et j’assistai ainsi,dans ce capharnaüm colonial où flottaient des relents d’épices, deplantes séchées et de friture rance, aux divagations du marsouin qui,dans sa petite chambre sans lumière, revivait, halluciné, des épisodesde sa vie aventureuse.

- Amenez le sampan ! s’écriait-il. La baie d’Along est couverte debrume, mais nous aborderons quand même à la plage désignée…

« Où es-tu, Thinam ? Entends ! Les chiens jappent à  la lune ;le sergent est endormi et les miliciens ronflent au bord de la rivière.Quelle douce nuit nous allons passer ! Nous avons du thé, et le boy adisposé sur le plateau de laque la petite lampe à huile, la pipe, lefourneau, les aiguilles et le pot de corne où se coagule l’opium…

… Oui, encore une pipe, Thinam ! Ah ! je suis bien… je flotte… maispourquoi le dragon mange-t-il le nuage ?

Comment ? Le Doc-Nien nous attaque ? Vite, sac au dos. Marchonsdoucement dans la forêt. Pas de quartier ! A coups de baïonnette ! Etne craignez pas les coupe-coupe des pirates ! Ils ne sont pasdangereux. Oh ! qu’il fait chaud ! Il n’y a pas un souffle. La terre sefendille. C’est comme du plomb fondu qui tomberait du ciel bleu.Attention ! N’enlevez pas vos casques surtout. Le soleil vousfoudroierait. Marchez, marchez ! Il n’y a plus que l’arroyo à franchirpour être en plein chez les pirates. Ah ! mon Dieu ! Voilà ce pauvreDunien qui tombe. Les pirates ont donc des fusils ? Hardi les gas,vengez le camarade ! Ah ! miséricorde ! c’est mon tour. Je suis touché! Je ne puis plus avancer. Mon sang coule…

Le visionnaire se tordait sur un grabat. Les yeux dilatés fixaient lamuraille en face de lui comme s’il voyait les champs tonkinoisdesséchés par le soleil et les miliciens s’affaisser sanglants sous leciel torride.

Cette humble pièce, pauvrement éclairée par un jour terne et blafard,encombrée d’objets poudreux et hétéroclites, m’apparaissait soudainilluminée de l’éclatante lumière de l’Orient.

Pendant que le vieux marsouin gisait convulsé et épuisé sur son lit, jesentais la brûlure du grand soleil, j’aspirais les senteurs épicées dusol tonkinois, j’entendais les cris des blessés, les clameursguerrières des pirates.

Et c’est poursuivi par cette vision coloniale en plein faubourgparisien, que je m’enfuis de la chambre où Yves Guéguen suffoquait…

CHAPITRE IV
UN AMI IMPRÉVU.


Je rentrais, un soir, lassé et d’assez mauvaise humeur parce qu’unepiste, sur laquelle j’avais fondé de grands espoirs, m’avait encore unefois déçu. La nuit était complètement tombée, un souffle tiède agitaitles rameaux des arbres du boulevard Saint-Germain que je suivais pourgagner mon domicile, qui se trouvait alors place de Furstenberg.

J’aime ce quartier. Il est calme et vieillot… La présence deSaint-Germain-des-Prés semble lénifier les maisons avoisinantes quel’on croirait baignées dans une atmosphère monacale. La minuscule placede Furstenberg, elle-même, est charmante, avec ses quelques maigresarbustes dont la principale raison d’être consiste à servir de buts auxenfants qui jouent paisiblement à l’abri des bicyclettes et desvoitures. Les places Gambetta ou Saint-Exupère en province ne sont pasplus tranquilles. Parfois, dans la journée, des marchands desquatre-saisons qui, carrefour de Buci, poussent une pointe jusqu’à lapetite place, lui donnent quelque animation en permettant aux ménagèresde renouveler leurs provisions sans se déranger, sur le pas même deleur porte.

Parfois, quand un rayon de lune s’attardait sur les marronniers de laplace, je me plaisais à goûter le charme de cette paix et de cetteintimité au milieu de l’agitation parisienne. Mais, ce soir, je neprêtais nulle attention à ce décor familier : mes échecs répétésm’exaspéraient, et comme un gamin qui s’obstine devant un jouet que luirefusent ses parents, je me butais devant la malingre impassibilité dudestin.

Je me dirigeais donc tout droit vers mon logis quand une légèreplainte, provenant d’une forme affalée sur un banc de la petite place,attira mon attention. Enveloppé dans un large manteau élimé, un jeunehomme, la tête dans ses mains, gémissait faiblement. Je m’approchai delui : son attitude prostrée avait éveillé ma curiosité sympathique.

Je posai doucement la main sur l’épaule du malheureux. A mon contact,il leva la tête : deux grands yeux noirs flambaient dans un visage pâleet amaigri. Je fus frappé par le type étrange de ce jeune homme dont leregard profond me troubla singulièrement.

- Qu’avez-vous ? m’enquis-je avec sollicitude. Vous me semblez malade…Voyons, il ne faut pas rester ainsi, en plein air.

Ce jeune homme était correctement vêtu : ses habits, malgré leurpauvreté, dénotaient une élégance native et discrète, que ses parolesne démentaient point.

- Monsieur, me confia-t-il avec gêne, je suis honteux d’être surprisdans un pareil état de dépression. Je vais vous paraître bienromanesque ; cependant, il n’y a pas que dans les romans que l’onrencontre des jeunes gens de bonne famille mourant de faim…

Mon interlocuteur esquissait un maigre sourire :

- Je dois vous l’avouer, poursuivit-il ; je n’ai pas mangé depuis deuxjours.

- Mon pauvre petit, m’écriais-je – car le jeune homme était si frêlequ’il paraissait à peine sorti de l’enfance, – venez vite, suivez-moi,vous allez vous restaurer…

Je conduisis mon invité dans mon cabinet de travail où je lui apportaimoi-même un sandwich, des petits fours et un flacon de muscat.

Aux lumières, je pus l’examiner à loisir. Son air de distinctionm’étonna. Il mangeait avec une correction qu’on ne s’attendait pas àrencontrer chez un garçon, trouvé à demi mort de faim, sur le bancd’une place publique.

Il devait certainement être étranger : son teint mat et bronzé étaitcelui de quelqu’un dont l’enfance s’est écoulée sous un ciel ardent etses yeux noirs et veloutés, imperceptiblement relevés vers les tempes,témoignaient d’une origine exotique.

Tout en prenant soin que mon protégé recouvrât ses forces, je tâchaid’obtenir de lui quelques renseignements sur son existence… car enfince jeune homme paraissait d’une excellente famille : comment avait-ilpu être réduit à une extrémité aussi pénible que celle où je l’avaistrouvé ?

Mais mon hôte avec insistance se dérobait à mes questions. Il nerépondait pas, ou bien éludait mes demandes.

On eût dit que son passé cachait de douloureuses aventures dont laseule évocation lui était pénible. Quel que fût mon légitime sentimentde curiosité j’aurais eu scrupule à insister.

Les monosyllabes embarrassées qu’il laissait échapper traduisaient desa part une telle gêne que, détournant moi-même le cours de laconversation, je l’invitai sans plus tarder à se reposer.

Il en avait besoin, ses yeux papillotaient ; sa tête lassée, quelqueeffort qu’il fît pour conserver une attitude convenable, retombait sursa poitrine.

Le malheureux garçon m’inspirait une vraie pitié et je me sentaisd’ailleurs attiré vers lui par une sympathie irraisonnée. Il m’auraitcertes été bien difficile de dire où je l’avais rencontré et cependantses traits ne m’étaient point inconnus. Ils me rappelaient un visagequelque part aperçu. Ces yeux largement fendus et ce teint bronzéprésentaient une ressemblance indéniable avec d’autres yeux, avec unautre teint…

Le seul renseignement que je pus obtenir de lui me confirma dansl’hypothèse que j’avais émise sur son origine exotique.

Bien que la température fût tiède, il grelottait.

- Quoi donc ? Vous avez la fièvre, mon ami ?

- Excusez-moi, je suis frileux à un point que vous ne sauriez imaginer.Je ne suis pas habitué à vos climats brumeux…

- Vous être né dans les pays chauds ?

- Hé oui, c’est dans les îles de la Sonde que j’ai vu le jour et jegarde de ma vie dans ce pays ensoleillé une nostalgie morale et unmalaise physique que je crois incurables.

Tandis que me parlait mon malheureux hôte, j’imaginais des forêts depalmiers se découpant sur le ciel turquoise, des savanes agitées par labrise, des couchers de soleil sanglants sur des fleuves encombrés deroseaux…

Puis ces tableaux s’estompaient devant mon regard et, surgissant debrumes vaporeuses, j’apercevais une image longtemps chérie qui seprécisait peu à peu dans mon esprit. Dans un enveloppement de soieschatoyantes, une forme svelte et flexible tournoyait, ainsi qu’unecorolle agitée par la brise.

CHAPITRE V
LES AFFINITÉS ÉLECTIVES.


Les enfants trouvés déçoivent souvent, paraît-il, les espoirs de leursparents ; les bienfaits, quoiqu’en dise le fabuliste, sont souventperdus. Je dois pourtant rendre homme à la perspicacité du Bonhomme,car je n’eus certes pas à me repentir de mon geste généreux à l’égarddu jeune inconnu que j’avais recueilli.

Explique les sympathies qui voudra ! Nous renouvelions, Domingo et moi,le couple idéal réalisé autrefois par Montaigne et La Boétie.

Le lendemain matin du jour où je l’avais recueilli, ce jeune homme metémoigna une si vive reconnaissance, disproportionnée d’ailleurs avecle service que je lui avais rendu, que j’en fus infiniment touché.

Aussi, lorsque timide et avec une nuance de regret dans la voix, ilm’annonça :

- Maintenant, monsieur, je ne veux pas abuser plus longtemps de votrehospitalité. Vous m’avez accueilli avec une telle affection que je nel’oublierai jamais. Cette atmosphère de calme et de bonté m’a été biendouce à respirer, mais il faut m’en aller. Je suis un errant, je viensde bien loin… dans quel havre atterrirai-je ?

Je ne pus m’empêcher de lui répondre :

- Mais pourquoi continuer à vagabonder, pourquoi ne resteriez-vous pasavec moi ?

Les gens sérieux et pondérés me blâmeront.

Comment ! diront-ils… Garder chez soi un inconnu, dont on ignore lamoralité ?

Sans doute, manquai-je un peu de prudence, mais j’ai grande confiancedans les sentiments intuitifs, et une telle force irraisonnée mepoussait vers mon jeune compagnon que j’aurais éprouvé, à me séparer delui, un chagrin pareil à celui d’un amoureux déçu.

Car – le fait est curieux à noter – c’était un étrange sentiment, aussitendre et aussi troublant que l’amour, qui m’attirait vers Domingo. Lasolitude qui me pesait – surtout depuis que mon âme était occupée parla pensée de la mystérieuse danseuse – se trouvait adoucie par laprésence de mon nouvel ami.

De tout temps, l’amitié me fut un grand refuge. Enfant, je m’étais liéavec un camarade plus âgé et nous passions, à travailler et à lireensemble, des heures délicieuses. Domingo était si doux et si affablequ’il me semblait que je retrouvais avec lui mes impressions d’enfance.

Il répondait à ma confiance par une confiance réciproque et nosjournées s’écoulaient avec une fraternelle douceur. Je me familiarisaispeu à peu avec lui et notre intimité croissait avec le temps, bien qu’àvrai dire il demeurât fort réservé à l’égard de son origine.

Mais le plaisir de la confidence m’a toujours paru si délicat, que jene résistai pas à faire part à mon jeune ami de la passion qui, depuiscertain soir, brûlait mon cœur.

- Et vous ne l’avez jamais retrouvée, votre fantomatique bayadère ? medemanda-t-il un jour.

- Ce n’est pourtant point faute de l’avoir cherchée.

- Peut-être avez-vous mal dirigé vos investigations… Voulez-vous quenous les continuions ensemble ? Je passais pour mascotte dans monlointain pays… Allons à la recherche de votre bien-aimée ; qui sait sije ne vous porterai pas chance…

Une pareille proposition ne pouvait que me séduire. Autant mesrecherches étaient fastidieuses et mes déceptions amères quand j’étaisseul, autant la compagnie de Domingo me consolait de mes déboires.

Nous partions dès le matin, explorant méthodiquement les quartiers lesplus susceptibles de prêter asile à la perle rare de mes rêves.

Que d’agréments à ces promenades à deux ! Les rues de Paris sont, pourqui sait voir, un merveilleux spectacle toujours renouvelé. Nousbaguenaudions, Domingo et moi, comme des enfants en congé.

A le connaître davantage, je m’apercevais de l’enjouement de moncamarade. Il avait un esprit fin et primesautier et l’incident, enapparence le plus insignifiant, suscitait de sa part d’amusantesreparties. D’un mot, il qualifiait les passants, et ses sailliesimprévues, gouailleuses autant que celles de Gavroche, mais avec untour coloré, inconnu du titi parisien, faisaient de mes promenades devéritables parties de plaisir.

J’en arrivais presque, par moments, à oublier le but de ces randonnéespour m’abandonner simplement à leur charme. C’était mon compagnon quime rappelait lui-même à la réalité.

Trois arbres rabougris, une maison dont la peinture s’écaillait, uneenseigne bizarre à la porte d’un marchand de vin, éveillaient sacuriosité, et il s’écriait :

- Entrons ici, ne négligeons rien : pourquoi cette cage bizarre necontiendrait-elle pas votre oiseau bleu ?

Nous visitâmes ainsi toutes les maisons de la rue des Rosiers, de larue du Roi-de-Sicile et de toutes ces venelles voisines qui exhalent unsi ténébreux parfum d’exotisme.

Nous bricolions chez les vendeurs de bric-à-brac, et, parfois la faimnous tenaillant, nous grignotions dans les boulangeries des gâteaux quenous allions ensuite arroser d’un démocratique « petit noir », avalésur le zinc d’un mastroquet.

Au soir de ces expéditions, Domingo, peu robuste, se fatiguaitfacilement. Il traînait la jambe et s’appuyait fraternellement sur monbras. Je me réjouissais alors de cette intimité, que je sentais chaquejour grandissante.

Aucune expression de raillerie ne plissait ses traits, quand je pestaisà la suite d’une nouvelle déconvenue. C’était un écouteur infatigableque Domingo. Il prenait même plaisir, semblait-il, à m’entendrecélébrer les charmes fugitifs et à peine entrevus de ma beautémystérieuse d’une nuit d’été.

- Ses longs cils recourbés voilaient ses yeux dites-vous ?

- Oui, un peu comme les vôtres, répliquais-je.

Ses joues alors s’empourpraient, et un léger sourire de contentementilluminait son visage…

Le plus léger compliment de ma part lui procurait l’effet d’une goutted’eau à une plante altérée. Sa sensibilité était extrême, et il avaitpour moi des attentions d’une délicatesse quasi-féminine.

Personne, depuis que je vivais loin de ma famille, ne se souciait de masanté. Domingo, au contraire, y veillait :

- Relevez le col de votre pardessus, mon ami. Ce brouillard estmalsain, me dit-il un soir que nous avions erré dans les bouges del’île Saint-Louis à la recherche de « l’insaisissable » et que jem’étais arrêté sur les bords de la Seine pour contempler l’abside deNotre-Dame, baignée par les dernières gloires du couchant.

Domingo, désormais, était associé à mon existence. Rien ne pourraitm’en séparer.

- Quand vous aurez enfin mis la main sur votre dulcinée, ne faudra-t-ilpas que je reparte ? me confia-t-il un soir, avec tristesse.

Je lui serrai alors les mains en silence, mais avec tant d’émotionqu’une larme perla à ses paupières, tandis qu’il souriaitmystérieusement.

CHAPITRE VI
UNE FACHEUSE RENCONTRE.


Domingo s’était vanté. Ses pouvoirs de mascotte avaient fait faillite :toutes nos expéditions avaient été stériles. Nulle trace n’apparaissaità nos yeux inquisiteurs de la mystérieuse danseuse admirée un soird’été. Mais si la présence de Domingo n’amenait pas de résultatpratique, du moins présentait-elle le grand avantage d’atténuerl’amertume de mes déceptions et de m’aider à supporter la déveine quime poursuivait.

Il m’aurait été difficile de trouver un compagnon plus alerte et plusaffectueux que Domingo. Jamais il ne se décourageait et lorsque, auretour d’une randonnée infructueuse, il voyait la tristesse assombrirmon visage, d’un mot il me redonnait de l’espoir.

- Ne vous désolez pas, mon ami ; nous n’avons pas encore tout exploré.Demain, nous repartirons de bonne heure, et ce sera bien le diable sicette fois nous ne trouvons pas trace de votre oiseau rare.

Domingo n’avait, d’ailleurs, pas tort de m’inciter à persévérer dansmes recherches, car il m’arriva un jour de faire une rencontre qui meredonna quelques motifs d’espérer.

Nous remontions un après-midi la populeuse rue de Belleville, si animéeavec ses femmes en cheveux qui viennent acheter leurs victuailles auxmarchandes des quatre-saisons dont les voitures stationnent le long desrails du funiculaire, quand j’aperçus tout à coup dans un groupe debadauds une silhouette connue.

Autour d’un chanteur ambulant qui lançait une romance sentimentaleaccompagnée par un violon grinçant, des midinettes, des ouvriersformaient le cercle, reprenant en chœur le refrain. L’un des mélomanesles plus convaincus était un solide gaillard, à la chevelure noirecomme de l’encre, présentant le type classique du lazzarone. Dans cepersonnage, je ne tardai pas à reconnaître le compagnon de la danseuse,avec qui je me colletai un soir si rudement.

Je ne sais combien le sang fait habituellement de tours dans le corpshumain, mais je sais que dans le mien, à la vue de cet escogriffe quipouvait me fournir des renseignements sur celle que j’aimais, il n’enfit qu’un. A la manière d’un jaguar dans la jungle, je bondis. Mais lajungle est un excellent terrain pour les bonds, bien meilleur que larue de Belleville qui était encombrée de passants, de voitures, detramways, de véhicules de toutes sortes.

Que se passa-t-il exactement ? Je l’ignore. Au moment où je prenais monélan, Domingo s’accrocha désespérément aux pans de mon veston, commes’il eût voulu me retenir et m’empêcher de rejoindre l’homme avec quije désirais passionnément entrer en contact.

Avait-il vu le personnage et son aspect lui avait-il causé une émotiontelle qu’elle le rendit malade ? Je ne pouvais l’imaginer. Il auraitété vraiment étonnant que mon compagnon connût ce mystérieux musicien :toujours est-il qu’il poussa un léger cri et que je n’eus que le tempsde le recevoir dans mes bras. Le malheureux perdait connaissance.

Je ne pouvais évidemment pas le laisser en pleine rue, inanimé, pourcourir après un problématique individu qui risquait de me glisser entreles mains, comme une anguille dans celles du pêcheur.

Je pressais sur ma poitrine Domingo qui, pareil à un bambin câlin etapeuré, avait passé ses bras autour de mon cou et gémissait trèsdoucement.

Cependant, j’avais réussi à remettre le jeune homme sur pied ; laconscience lui revenait, ses yeux se rouvraient.

- Pardon, murmura-t-il ; j’ai eu un étourdissement. C’est stupide,excusez-moi.

Je m’empressai alors de fouiller la foule du regard. Si j’avais lachance de retrouver mon gaillard !

Mais le public dans les rues de Paris s’écoule comme les vaguesmarines. Les groupes se forment et se reforment incessamment. Aucunvisage familier ne s’offrait plus à ma vue. L’ami de la danseuse avaitdisparu, et je demeurai au milieu de la chaussée, Domingo encorechancelant à mon bras, pestant contre moi et contre l’univers entier,car je venais de perdre là une occasion rare de percer le mystère de mabayadère parfumée.

Rêvai-je ? Je crus discerner sur les lèvres de mon ami un sourireironique. Mais c’était sans doute une illusion…

CHAPITRE VII
MADEMOISELLE DE MAUPIN.


Ayant réussi à héler un taxi, je m’empressai de m’y engouffrer avecDomingo. J’avais hâte d’être rentré, afin de permettre à mon camaradede prendre un repos dont il avait certainement grand besoin.

Durant le trajet, Domingo avait appuyé sa tête contre mon épaule, etj’avais eu l’impression très nette que c’était davantage par câlinerieque par suite d’un malaise persistant. Aussi, lorsque je me retrouvaiavec lui dans mon appartement, ne m’inquiétai-je plus outre mesure. Jepensais qu’un quart d’heure de repos suffirait à remettre complètementd’aplomb le jeune homme, je l’engageai donc à aller s’étendrerapidement sur son lit.

- Je me sens beaucoup mieux, me dit-il. Et dans vingt minutes, jeviendrai vous rejoindre, le temps de changer de vêtements.

Et souriant mystérieusement, il ajouta :

- Je veux me parer ce soir et, par mon élégance, vous dédommager devotre déconvenue de tantôt.

Que l’élégance de Domingo me fît oublier mes ennuis, l’idée m’enparaissait quelque peu saugrenue, mais je n’y prêtai pas autrementattention et je vaquai en toute sécurité à mes affaires ordinaires.

Cependant, une heure avait passé et Domingo n’était pas venu merejoindre dans mon cabinet de travail, comme il avait l’habitude de lefaire après nos promenades. Tous deux, enfoncés dans des fauteuilscapitonnés, nous récapitulions les incidents de la journée en fumantdes cigarettes orientales et en buvant des tasses de thé dont il semontrait fort friand.

Légèrement intrigué, donc, par cette absence insolite, je me dirigeaivers la chambre que Domingo occupait dans le fond de mon appartement.Nul bruit ne parvenait à  mon oreille, et j’imaginai alors quemon ami, harassé par les fatigues de l’après-midi, s’était endormi. Jem’approchai à pas de loup, glissant doucement, retenant mon haleine.Avec la légèreté d’un rat d’hôtel, je posai la main sur la poignée dela porte, craignant d’éveiller le jeune homme.

Vaines précautions ! Au grincement, si étouffé fût-il de la porteentre-bâillée, succéda une plainte effarouchée suivie immédiatementd’un cri de surprise que je poussai moi-même.

Je me frottai les yeux, je me pinçai les joues. Rêvais-je ou étais-jele jouet d’une hallucination ? Une fée, d’un coup de baguette magique,avait-elle transformé mon logis en palais enchanté, et, nouveau princecharmant, venais-je de découvrir une nouvelle Belle au Bois dormant ?

J’avais quitté Domingo, frêle garçon ayant besoin de repos, jeretrouvais une jeune femme dont la sculpturale beauté m’éblouissait.Une forme féminine, sans le moindre voile, debout devant une glace quireflétait la pure image de son corps, tel était le spectacle quis’était offert à ma vue.

Ombre charmante de Mademoiselle de Maupin, vous ne troublâtes pasdavantage d’Albert, lorsqu’il découvrit la splendeur de votre ventre etde vos seins, que je ne le fus en admirant le corps souple, gonflécomme un beau fruit doré par la soleil, de cette mystérieuse inconnue.

La stupéfaction m’avait cloué sur le seuil de la porte et je restaiainsi figé, debout comme un archange à la lisière du paradis terrestre,partagé entre l’admiration et le trouble voluptueux où me jetait cettevision. Cependant, le désir impérieux l’emportait en moi sur lacontemplation désintéressée, et je me précipitai sur cette radieuseforme.

Mais quel enchantement nouveau s’opère !

Devant mon geste, la jeune femme effrayée s’était penchée, saisissantsur un pouf une fine chemise de soie mauve, dont elle tentait decouvrir sa nudité.

En remuant, son visage, qui jusqu’à présent était demeuré dans lapénombre, m’apparut sous la pleine lumière d’une lampe électrique et jetressaillis alors, inondé d’une joie délirante et imprévue, car ceteint mat, ce nez aux ailes palpitantes, cette bouche minuscule auxlèvres si rouges qu’elles semblaient avoir été mordues, ces yeuxlargement tendus, caressants et froids, prometteurs de voluptésfarouches, ce sont les traits de la danseuse qu’à travers Paris, depuisdes semaines, je cherche sans répit.

Que m’importent ses gestes de pudeur alarmée ! Je bondis et je serrecontre ma poitrine la danseuse demi-nue. Ses vêtements féminins gisentà côté d’elle.

Elle s’apprêtait à les revêtir quand je suis entré. Je comprendsmaintenant sa mystérieuse promesse de se parer, pour  effacerdans mon esprit l’amertume des déconvenues éprouvées dans la journée.

Mon élan est si impétueux que la danseuse ne cherche plus à y résister,et qu’avec tendresse elle enserre mon cou de ses bras nus.

Puissance de l’amour, volupté divine ! comme s’écriaient autrefois lesromantiques. Son visage touche mon visage, je respire son haleinetiède, je sens sur mes joues la caresse de ses cils. L’excès de bonheurm’anéantit à ce point que je ne m’étonne plus de posséder celle quej’avais crue inaccessible et que je ne l’interroge pas sur sonextraordinaire métamorphose.

Et la voici qui, câlinement, se met à m’expliquer sa magique présence.Sa voix me semble plus douce, ses intonations plus tendres.

- Mon chéri, me chuchota-t-elle, protégez-moi, de grands dangers memenacent… Non, non, ne bougez pas, laissez-moi vous expliquer… Vousêtes étonné, n’est-ce pas ? La transformation de Domingo en Conchita(oui, monsieur, vous savez maintenant mon prénom) vous paraîtsurnaturelle ?

« Si je vous plus, certaine nuit où je dansais dans un bar enfumé, vousne me fûtes pas non plus indifférent, et je conservai précieusement, endépit de la surveillance jalouse dont j’étais l’objet, la carte quevous m’aviez adroitement remise. Nantie de votre adresse, j’eus vitefait de mûrir mon plan. Pouvais-je, en toute sécurité, m’abandonner àl’amour que je commençais d’éprouver pour vous ? Ne me décevriez-vouspas ?

Le romanesque ne m’effraie pas. Pourquoi, sous le couvert d’untravestissement masculin, n’apprendrais-je pas à vous connaître ? Ceque je projette, je le réalise aussitôt. Et voici pourquoi, mon douxami, rentrant chez vous, un soir, vous trouvâtes sur un banc, affaibliet mourant de faim, un jeune homme que votre bon cœur vous fitrecueillir. Et je ne regrettai point ma décision. »

Conchita n’acheva pas son récit, car un baiser arrêta les paroles surses lèvres.

CHAPITRE VIII
DANS LA JUNGLE.


J’avais hâte d’entendre le récit des aventures de Conchita, et Conchitaelle-même me semblait assez favorablement disposée à me les narrer.

Aussitôt le dîner terminé, je me rendis avec elle dans sa chambre où jefis disposer sur un plateau quelques liqueurs douces et des cigarettesparfumées. Les rideaux étaient tirés, les lampes versaient une faiblelumière tamisée et l’atmosphère incitait aux longues heures d’intimité.Comme le sultan Sheriar, fort amoureux de belles histoires, jem’apprêtais, confortablement allongé sur un divan encombré de tapis,aux côtés de ma charmante conteuse, à déguster le récit qu’elle allaitme faire.

Conchita trempa ses lèvres dans une tulipe de cristal remplied’alkermès, et jetant câlinement ses bras nus autour de mon cou,commença ainsi :

- Vous avez certainement deviné, mon chéri, que je ne suis pas née sousvotre paisible climat de France. Votre ciel gris, qui pèse toujours survos villes comme le couvercle d’une boîte dans laquelle s’agitent deturbulentes fourmis, me rappelle constamment que je suis parmi vous uneétrangère. Ah ! le beau soleil de mon pays natal ! Et que j’aimeraisparesser avec vous à l’ombre des palmiers, sur le sable chaud desplages javanaises, ou dans un petit bungalow entouré de bambous etd’hibiscus, devant des coteaux ombragés de manguiers, d’acacias et delianes onduleuses !

Je ne sais pas ce que le nom de Java évoque à votre imagination, à vousautres, pâles Européens. Je sais que, moi, je garde de mon pays unsouvenir enchanté… L’air y est d’une douceur que vous ne connaissez pasdans vos ingrates campagnes ; pouvez-vous vous figurer un ciel d’uninaltérable bleu-turquoise, des vallées étroites plantées d’arbresgéants, des fougères arborescentes, des mousses plus merveilleuses quedes tapis persans, emplies de vols d’oiseaux aux ailes de feu, cacatoèset casoars casqués ?

Et pourtant de tristes aventures devraient gâter le souvenir de monexistence dans l’île ensoleillée… Vous n’avez pas affaire, mon amourchéri, à une jeune innocente à qui la vie a uniformément souri… Lorsquevous me vîtes dans ce bar plutôt équivoque du Lion rose, dansant aumilieu du désir grossièrement exprimé des rustres, vous figuriez-vousque vous aviez devant vous la fille d’une Française et d’un grand chefde Java ?

Je ne vous expliquerai pas à la suite de quelles aventures ma mère, quiappartient à une famille de colons malouins, fut épousée par le chef duclan de Saramajak, le vénéré Merack. Vous me faites rire quand je vousentends, vous autres Européens, disserter sur l’antagonisme des races.Il n’y eut pas d’union plus parfaite que celle de mon père et de mamère. Nous habitions dans une vallée verdoyante qui descendait en pentedouce vers la mer. Je ne pense pas qu’il fût possible de mener une vieplus édénique que la nôtre. Le climat est là-bas si clément que letravail y est réduit au strict minimum. Mon père et ma mère passaientla plus grande partie de leur temps en plein air. La nature, dans larégion que nous habitions, grâce à l’exposition du sol présentait lescaractères propres aux régions tropicales et tempérées. C’est-à-direque le rivage, sur toute sa longueur, était bordé de palmiers aux cimesélevées, tandis qu’au fur et à mesure qu’on avançait vers les terres,les chênes, les trembles, les sureaux, les acacias embaumés alternaientavec les azalées et les rhododendrons aux pétales éclatants.

C’est un spectacle qui ne manque jamais d’étonner les voyageurs quecelui de ces tapis de mousses moelleuses, ponctuées des taches jaunes,garances, pourpres et célestes des renoncules, des scabieuses, desanémones, des violettes, des pervenches, de toutes les fleurs quiémaillent avec le plus d’agrément vos prairies et vos bois auprintemps. Les jeunes filles du village sur lequel s’étendait ladomination de mon père nous accompagnaient le plus souvent dans nospromenades. Les serviteurs étendaient des coussins à l’ombre des chênesou des châtaigniers, en général près d’un ruisseau, et les vierges, descouronnes de myrtes ou d’hibiscus dans les cheveux, entremêlaient degracieux pas de danse. Mon père tirait alors d’un coffre de bois desantal des colliers, des bagues de clinquant, qu’il offrait avec unesereine majesté à la ballerine dont la grâce l’avait le plus séduit.

Comme toute l’aristocratie javanaise, mes parents étaient fervents dejeux. Mon père, lorsqu’il n’était point dehors, restait étendu avec desamis, dans la plus grande pièce de notre demeure, sur de vastes divans,et jouait inlassablement aux cartes ou suivait passionnément lesévolutions des marionnettes et des ombres chinoises que des comédiensambulants manœuvraient.

C’est dans cette atmosphère voluptueuse que je grandis, mon amour.Aucun souci ne me troublait, mes parents comblaient mes moindresdésirs, et les sujets de mon père se prosternaient devant l’enfant quej’étais avec les égards que l’on témoigne à une jeune reine.Qu’aurais-je pu désirer de plus ? Je ne savais pas à cette époque queles dieux jalousent le bonheur des hommes. Hélas ! Je ne devais pastarder à l’apprendre à mes dépens. Mais je n’avais alors pas plus deperspicacité que les gazelles qui venaient brouter des feuilles desureau dans ma main. Si mon éducation était soignée au point de vue dela danse, de l’art du maquillage et du costume ; elle était plutôtnégligée en ce qui concerne l’instruction proprement dite. Mon pèreprofessait un mépris non dissimulé pour toutes les préoccupationsintellectuelles et je poussais ainsi sans la moindre inquiétude del’avenir.

Ce qui causait mon bonheur devait aussi amener ma perte. D’unenaissance obscure, j’aurais connu une félicité peut-être moins vive,mais à coup sûr plus continue. Noblesse oblige ! Mon père était lepremier de son clan ; aussi nourrissait-il pour moi de grandesambitions. Je vous assure, mon chéri, que je m’en serais volontierspassée !

J’étais devenue une grande jeune fille, et l’on s’accordait – quelquepénible que soit cet aveu pour ma modestie – à me reconnaître unecertaine beauté. A une fête du village où, avec les autres vierges,j’avais dansé devant de vieux chefs voisins invités par mon père, jefus remarquée par l’un d’eux. C’était un vieillard puissant. Sonautorité l’emportait même sur celle de mon père, parce qu’à sespouvoirs de chef de clan s’ajoutaient ceux de pontife religieux.Certaines familles javanaises conservent de très antiques traditionsmystérieuses. Les sorciers y sont extraordinairement craints etrespectés. Je les ai vus accomplir des phénomènes absolumentinexplicables. Leurs connaissances magiques, n’en doutez pas, sontconsidérablement plus développées que celles de vos plus savantsprofesseurs, et le vieux Bantam passait pour l’un des mages les plusredoutables du pays. Il lui suffisait de désirer la mort d’une personnepour que celle-ci dépérît aussitôt…

Ne riez pas, mon amour, je n’invente rien : Bantam façonnait en cire unpetit cœur représentant celui de la personne qui avait encouru sahaine, le transperçait de coups d’aiguille et, accomplissant d’autrespratiques que j’ignore, il faisait succomber sa victime dans d’affreuxtourments.

Le jour où le vieillard demanda officiellement ma main à mon père futun jour de deuil général pour notre maison. Mon père avait d’abord étéflatté d’une semblable démarche, mais ma pâleur, à l’annonce de cettenouvelle, et les reproches de ma mère ne tardèrent pas à lui fairecomprendre toute l’ignominie qu’il y aurait à sacrifier une jeune filleà un vieil homme quasi-centenaire. Il me suffisait de voir Bantam pourque tout mon sang se glaçât dans mes veines. Figurez-vous un squeletteambulant. Sa tête, qui n’était pas plus grosse que celle d’un enfant,était entièrement chauve, et sa figure anguleuse n’était faite que decavités, cavités aux joues, cavités aux orbites dans lesquellesroulaient deux yeux d’un éclat glacial, analogue à celui du regard desreptiles. Sa peau, jaunie comme celle d’un vieux tambour, était ridéecomme un champ labouré, et sa mâchoire inférieure remuait d’untremblement convulsif dont la seule vue suffisait à me fairefrissonner. Un désespoir sans bornes m’envahissait à la pensée que cethomme pourrait m’approcher et j’étais bien décidé à me soustraire, partous les moyens que je pourrais employer, à l’abominable sort quim’était réservé.

La puissance de Bantam fit longtemps hésiter mon père : il temporisait,il n’osait refuser catégoriquement ma main, prévoyant les catastrophesqui s’ensuivraient. Mais l’affection paternelle l’emporta sur lacrainte, et il se résolut bientôt à entrer en lutte ouverte avec levieux chef, que mon refus avait exaspéré.

Mon père et ses sujets étaient braves, mais que peut la bravoure contrele nombre et surtout contre une force mystérieuse ? La démoralisationrégna bientôt dans notre clan : les plus vaillants avaient succombé.Mon père gisait, atteint par une flèche empoisonnée ; déjà les hommesde Bantam atteignaient notre demeure, déjà les flammes léchaient lesmurs de bambou. « Ma mère, très débile, s’était évanouie près du corpsde mon père et les gémissements des vierges mes compagnes, alternaientavec les clameurs sauvages des guerriers qui commençaient à piller lamaison.

Je compris d’un seul coup que le bonheur avait à jamais déserté monfoyer ; j’imaginai mes parents sans vie, mon vieux logis incendié ; jeme représentai captive de l’horrible vieillard et bientôt – pis encore– son épouse… Alors enveloppée dans le manteau sombre d’une servante,enjambant les débris fumants de ma maison, n’osant même pas jeter undernier regard d’adieu sur ces lieux où la félicité m’avait souri, jem’enfuis à perdre haleine, loin, loin, devant moi…

Il vous serait sans doute impossible, sous vos climats inhospitaliers,de pouvoir vivre une semaine en pleins champs. A Java, où latempérature est tiède et où le sol clément offre à qui veut lescueillir les fruits les plus succulents, la chose est facile. Comme unebête traquée, je demeurais étendue toute la journée, cachée dans leslianes, grignotant des oranges, des dattes, des mangues ou desgrenades, car ce n’était que lorsque l’obscurité noyait d’ombre lepaysage, que je me risquais à errer sur la plage voisine, tâchant dedécouvrir un bateau capable de me transporter loin de cette îledésormais contraire à mon bonheur. Je savais bien que Bantam nereculerait devant aucun crime pour rattraper la malheureuse proie quilui avait échappé.

Il me fallait à tout prix m’éloigner. La providence me vint tout demême en aide. Une nuit, scrutant à mon habitude l’horizon marin,j’aperçus un vapeur s’approchant de la côte.

Impossible de laisser s’échapper une pareille chance de salut !J’allumai aussitôt sur la plage un grand feu et, saisissant un tisonenflammé, je l’agitai violemment en l’air. Mes signaux furent aperçus,je ne tardai pas à entendre le clapotement des rames manœuvrées encadence. Un canot venait se rendre compte de la nature des signauxlumineux aperçus du steamer. Le navire était français, et comme, de mamère, j’avais retenu quelques mots de votre langue, je m’en servis pourexposer ma détresse aux matelots et les supplier de m’emmener avec eux.

J’étais jeune, j’étais malheureuse ; on eut pitié de moi. Que vous direde mon voyage ? Le steamer débarquait à Marseille : je me trouvai unbeau jour sur les quais de ce port bruyant, agité. Tout était nouveaupour moi, j’avais l’air effarouché d’une petite sauvagesse. Que faireloin, si loin de mon pays natal, dans une cité dont je connaissais àpeine le langage des habitants, sans appui, sans protecteur, sans unepièce de monnaie ?

Je faillis bien souvent désespérer. Pour vivre, je transportais descouffes d’oranges ou de citrons, je mangeais un morceau de pain ausoleil et je couchais, la nuit, à la belle étoile sur des balles decoton.

A ma détresse physique s’ajoutait une angoisse morale. Bien que deslieues et des lieues me séparassent de Java, je tremblais comme unefeuille au vent à l’idée de tomber entre les mains du vieux Bantam. Sasorcellerie me faisait peur ; comment être jamais tranquille avec unpareil démon pour ennemi ? J’avais beau, dans ce port grouillant degens de toutes nationalités, me perdre, me fondre volontairement dansla cohue, j’avais beau éviter de passer deux fois par le même chemin,je me sentais surveillée, épiée, poursuivie. Il me semblait que deuxyeux attentifs me persécutaient. Je ne dormais plus, je ne mangeaisplus, je dépérissais ; je ne pouvais échapper à mon destin. Un témoinimplacable observait tous mes gestes.

Quel cri atroce je poussai, lorsqu’un matin, me réveillant, j’aperçuspenchée sur moi une face grimaçante, tandis qu’en javanais une voix medisait :

- Je vous tiens maintenant, Bantam sera content !

Vous êtes incrédule, mon chéri, vous ne comprenez pas comment levieillard a pu retrouver ma piste ? Ne vous ai-je pas dit sonformidable pouvoir de sorcier ? Les dédoublements de personnalitésn’étaient-ils pas un jeu pour lui, ne communiquait-il pasmystérieusement avec les esprits ?

Son occulte puissance lui avait rapidement permis de savoir ladirection que j’avais prise ; après quoi il envoya à ma recherche sonplus fidèle serviteur, Kondang, qui me raconta par la suite, lui-même,les péripéties qui suivirent mon départ de Java.

Vous dire les vexations dont je fus l’objet de la part de cette âmedamnée du vieux sorcier, j’y renonce. Kondang avait pour mission de meramener à Java, coûte que coûte, et je dus maintes fois menacer monbourreau de mon poignard pour éviter d’être embarquée de force.

Je parvins à m’échapper à Paris, hélas ! toujours accompagnée de monaffreux sigisbée. Au fait, vous le connaissez, m’ami ?

- Moi, fis-je interloqué ?

- Eh oui, l’individu avec qui, le soir de notre première rencontre,vous vous colletâtes et Kondang ne font qu’un. Plus que si j’étais sapropre maîtresse, il est jaloux de moi, tellement il se soucie desintérêts de son maître infernal… Mon ami, mon ami, j’ai peur. Queferons-nous s’il me retrouve ?

- Ne craignez rien, Conchita, répondis-je. Paris n’est pas Java. Et lessorciers, dans la Ville Lumière, perdent en général leur pouvoir…

CHAPITRE IX
LES ENNEMIS MYSTÉRIEUX.


La camaraderie que j’éprouvais pour Domingo s’était transformée pourConchita en amour. Faute d’avoir pu se satisfaire, cette passions’était accrue en intensité, comme ces ressorts longtemps comprimés quise détendent soudain.

La possession de Conchita me l’avait rendue plus chère encore. Je saisque lorsqu’on est vraiment amoureux, on croit toujours aimer pour lapremière fois. Il est certain que je n’avais jamais rencontré femmedont la peau s’accordât mieux avec la mienne, ni dont les désirsvibrassent plus parallèlement avec les miens. Ceux qui comparent lapassion à un envoûtement ont raison. Quoi que je fisse, j’avais l’âmeobsédée par la pensée de Conchita. Lisais-je, son fin visage souriaitsur les pages du livre ; commençais-je une conversation, sa voix légèresonnait à mes oreilles ; tentais-je de me plonger dans de sérieusesréflexions, la jeune femme m’apparaissait dans une pose voluptueuse quimettait en déroute mes plus austères idées. L’univers n’existait à mesyeux qu’en fonction de Conchita ; les lieux où elle n’était point mesemblaient rudes, les fruits que je mangeais en dehors de sa présence,les fleurs que je respirais loin d’elle, me paraissaient sans saveur etsans parfum.

L’amour, lorsqu’il vous occupe à ce degré, est une obsessionpathologique ; j’avais perdu toute volonté, et l’existence que jemenais était bien faite pour annihiler à tout jamais ma personnalité.

Je ne sortais presque plus, je vivais cloîtré dans mon logis enperpétuelle admiration devant mon amie, comme un moine fervent dans safroide cellule au pied de son crucifix.

Conchita s’entendait à merveille à m’envoûter, tant par sa constanteprésence auprès de moi et par sa câlinerie que par la merveilleuseatmosphère de rêve et d’amour dont elle m’entourait.

Je t’en ai assez dit, mon petit, sur mon goût pour l’exotisme, pour quetu te doutes du plaisir que je pouvais éprouver à entendre Conchitalorsque, alangui, je reposais dans ses bras, me raconter des histoirestoutes chaudes de soleil et toutes bruissantes du vent parfumé dans leshauts cocotiers.

Mon imagination avait tant de fois, dans mon enfance, vagabondé dansles contrées lointaines, que c’était une aubaine inespérée pour moid’avoir précisément pour maîtresse une fille de ces terres ardentes.Tous mes rêves d’exotisme se trouvaient réalisés d’un coup.

Conchita, par son seul aspect physique comme par ses récits étrangementcolorés, symbolisait le mystère de l’inconnu et du romanesque. Elleétait pour moi une excellente excitatrice de songeries, d’autant plusqu’elle m’avait initié à une pratique qui favorisait particulièrementle vagabondage de la pensée.

Conchita appartenait à un pays où, ainsi qu’elle me l’avait ditelle-même, le respect de la paresse était élevé à la hauteur d’uneinstitution. Bien doux pays ! Les aristocrates javanais, qui jouissentde quelque fortune, consacrent le plus clair de leur temps aux longuesfumeries. Sans doute leurs pieds ne sont-ils pas étendus nonchalammentsur un tigre, et sans doute n’usent-ils point de crânes d’enfants, maisils fument l’opium du soir au matin et du matin jusqu’au soir.

Conchita, habile à flatter mon penchant au farniente, n’avait pointtardé à installer dans mon logis silencieux une fumerie complète. Unenatte jonchée de coussins avait été étendue dans mon bureau et jedemeurais ainsi des heures entières, allongé auprès de ma petite lampe,dont la flamme claire donnait à la pièce une allure de chapelle. Lesrideaux, naturellement tirés, ne laissaient filtrer aucune lumière,accentuant encore le caractère quasi-religieux de mon appartement. Monamie, en prêtresse attentive, officiait, roulant délicatement au-dessusde la flamme des boulettes mordorées de la drogue qui, en cuisant,répandait, comme un encens, une subtile et indéfinissable odeur dechocolat, de vanille et de café grillé.

Conchita, attentive à mes désirs, me tendait la pipe, et je suivaisdans l’air obscurci les lourdes spirales de la fumée qui s’élevaitlentement et planait au-dessus de moi comme un nuage tutélaire. Cettepièce, dont j’avais orné les murs de tentures, m’apparaissait vêtued’un prestige inaccoutumé ; je ne voyais plus les quelques tableauxfamiliers à mes yeux, je ne reconnaissais plus les livres tant de foisfeuilletés… Conchita parlait… De sa voix chantante, elle me racontaitles étonnantes péripéties de son existence mouvementée.

Mon esprit, que la fumée rendait plus subtil, traduisait immédiatementen images les mots que j’entendais, de sorte que, couché dans mon logisparisien, je me croyais perdu dans des forêts vierges ou dans labrousse aux lianes pourprées. Parfois, quand mon corps gorgé de droguesparaissait allégé de son poids, Conchita se drapait dans des écharpesde soie, d’où sa poitrine mate jaillissait comme un odorant calice dechair et dansait pour moi voluptueusement, plus flexible et plus souplequ’un rameau agité par le vent.

Enveloppée d’une brume opiacée, Conchita devenait une Salomé perverse,dont mon œil en extase caressait les hanches recourbées et les seinsplus polis que les plus beaux coquillages.

Quelle béatitude m’envahissait alors ! J’abaissais les paupières, et àtravers les cils à demi-clos, je m’enchantais du spectacle entr’aperçu et encore embelli par les prestiges de mon imaginationsurexcitée. Rien n’aurait pu m’arracher à ma sérénité et j’entendais,comme venant de très loin, d’un monde auquel j’étais étranger, lesplaintes qu’au milieu de sa danse mon amie laissait échapper.

- Mon amour chéri, j’ai peur ! Ne soyons pas trop insouciants ! Ah ! Situ savais quel péril est suspendu sur notre tête !

Que m’importaient ces gémissements ! Ma passion était trop profondepour qu’elle pût aussi facilement être troublée !

CHAPITRE X
LE MIRAGE.

Quelle étrange existence je menais alors ! Je me demande encore, quandj’y songe aujourd’hui, comment je pus la supporter. A vivre en reclus,dans une atmosphère aussi passionnée, ma raison risquait des’affaiblir, comme une vivace plante des champs s’étiolerait dans uneserre surchauffée.

Quoique d’un caractère assez ferme et même assez intrépide, j’étaismaintenant sujet à des craintes perpétuelles. La mystérieuse terreurqui tenaillait Conchita déteignait sur moi et je me prenais àappréhender des dangers inconnus, dont je sentais confusément la menaceplaner au-dessus de ma tête.

Conchita, comme certains grands chefs de son pays, était-elle unemagicienne ? J’avais si intimement épousé sa mentalité qu’une sorte debrume m’enveloppait constamment, me roulait dans ses molles vapeurs, metransportait loin du ciel enfumé de Paris vers de lointains rivageslumineux.

Parfois, je m’éveillais la nuit, en sursaut, agité d’étranges malaises.Des frissons parcouraient ma peau, mes membres grelottaient de froid.Je me dressais sur mon séant, prêtant l’oreille aux craquements desmeubles, aux mille bruits à peine perceptibles qui troublent le silencenocturne. Un ululement léger gémissait dans la cheminée. N’était-cepoint la plainte de la brise dans les savanes javanaises ? Je humaisl’arome des manguiers, des lianes cramoisies, des fougèresarborescentes, je percevais le cri rauque du galeopithèque et du gekko.

Mais qu’entendais-je soudain ? Un clapotement contre les vitres ? Jesecouais la jeune femme qui dormait à mes côtés.

- Entendez-vous ?

- Mon Dieu ! Nous sommes perdus ! C’est Bantam qui nous poursuit.

La peur me serrait à la gorge. De mes yeux dilatés je tentais de percerl’obscurité. Il m’aurait été facile de tourner le commutateurélectrique et de rassurer, par la pleine lumière, mes craintesenfantines. Je le désirais vivement…

Mais quoi, une force irrésistible réprimait mon geste ; des larvesmauvaises rôdaient autour de moi. Je sentais leur frôlement contre lamuraille ; des griffes acérées étaient prêtes à me déchirer. Larespiration oppressée de Conchita et la mienne haletaient dans lapièce. J’entrevoyais contre les carreaux une face basanée, trouée dedeux yeux brûlant d’une flamme cruelle.

- Ne bougez pas, mon amour, me soufflait la jeune femme. Ses guerrierssont derrière lui. Bantam va nous saisir. Il nous emmènera dans laforêt. Entends-tu les tam-tams, les cris de joie ? Ils allument desfeux… Oh ! mon chéri, ce sera atroce si nous tombons entre leurs mains.Il[s] nous déchiquèteront, ils nous lieront aux arbres…

Nous restions ainsi des heures entières, le buste tendu en avant,immobiles, dans la crainte d’attirer sur nos têtes une catastrophe, lesmâchoires claquant convulsivement de terreur. Nous ne commencions àreprendre haleine que lorsque le jour blafard filtrait à travers lesfenêtres. Craintivement encore, nous nous allongions dans nos draps,pour nous réchauffer, le plateau, toujours à portée de ma main, lemerveilleux plateau qui contenait le saint attirail de la fumerie. Mamaîtresse frottait une allumette et la petite lampe brillait aussijoyeusement qu’un phare aperçu à travers la brume par les naufragés.

L’arome de la bonne drogue se répandait dans mes poumons, apaisant peuà peu mes terreurs irraisonnées, et de Java ne subsistait plus que lesouvenir d’une île parfumée.

J’aurais certainement eu raison de ces troubles si, quittant résolumentmon logis, j’avais baigné dans l’air rafraîchissant des bois mon frontinquiet.

Mais j’étais envoûté, te dis-je, mon petit. Je ne quittais mon lit quepour m’étendre sur la natte où, toute la journée, je continuais àfumer, en compagnie de Conchita.

Ah ! l’agitation des boulevards m’importait alors bien peu ! Nehantais-je pas des rivages plus fortunés ?

Explique la chose comme il te plaira : je te l’ai dit. Couché à Paris,je respirais pourtant l’air javanais. J’avais beau savoir que nul,hormis ma maîtresse et mes domestiques, n’habitait mon appartement, jesentais confusément autour de moi s’agiter des entités menaçantes. Deslarves se cachaient dans les plis des rideaux, sous les coussins dudivan, dans les pieds des chaises et des tables… Un souffle tièdecaressait mes joues, mille riens énervants signalaient leursmystérieuses présences…

J’avais la sensation très nette qu’une puissance implacable guettaitmes moindres gestes, tissait autour de Conchita et de moi uninextricable réseau dont nous ne parviendrions jamais à nous dégager!...

CHAPITRE XI
AVERTISSEMENTS.


- Ne te moque pas de moi, mon jeune ami, je ne courais pas que desdangers imaginaires. La menace qui pesait sur moi n’existait pas quedans ma pensée ; j’étais en butte à des périls, hélas, fort réels…

Ma nervosité s’était accrue dans des proportions insolites ; leprincipe des vases communicants existe aussi pour la sensibilitéhumaine. Les inquiétudes qui désolaient Conchita se transfusaient enmoi, comme un liquide coloré dans des éprouvettes. Et Dieu sait si lesfemmes, et particulièrement Conchita, sont sujettes aux terreursirraisonnées !

- Pierre, Pierre, n’hésitons plus cette fois. Fuyons, fuyons !

Conchita, le visage ravagé par l’angoisse, se précipitait dans mafumerie. Elle haletait, comme après une course désordonnée dans lacampagne. Ses jambes flageolaient, elle s’abattit sur la natte… Je lapressai dans mes bras et déposai sur sa nuque des baisers affectueuxpour l’apaiser.

- J’étais dans ma chambre, devant la glace. Je me poudrais, quand unfrôlement léger derrière moi me fit tressaillir. Je n’osai meretourner, mais, tremblante, j’aperçus dans le miroir, se reflétant àcôté de la mienne, l’image odieuse et redoutable de ce Bantam quej’avais fui jusqu’ici. Son visage me parut encore plus décharnéqu’autrefois. Il était d’une pâleur livide et les yeux, enfoncés dansle creux des orbites, flamboyaient comme ces bougies que les enfantscachent dans des citrouilles vides. Son regard me brûlait, il exprimaitune telle haine implacable que, bandant toute mon énergie, je parvins àfaire volteface et à me trouver face à face avec mon terrible visiteur.

Une sorte d’ample simarre blanche entourait son corps squelettique.J’éprouvai si vivement l’impression que le moment était venu de lalutte sans merci, que je cherchai des yeux un objet dont je pussefrapper mon adversaire. J’avisai sur un petit guéridon, sans medemander comment il avait été apporté là, un poignard au manche denacre ciselé, tel que les grands chefs javanais ont coutume d’en porter.

« Prévenant tout mouvement offensif de Bantam, je me saisis prestementde l’arme, que je plongeai avec toute la vigueur dont j’étais capabledans la poitrine du vieillard ricanant.

Ah ! mon chéri, je ne suis pas folle pourtant ! La lame ne rencontraque du vide. Je m’acharnai contre ce corps inconsistant. Mes poingspassaient au travers, ne déchirant même point la simarre, quiparaissait plutôt une vapeur, une brume impalpable, qu’une étoffetangible…

Quelle est la puissance de cet individu, mon chéri ! c’est un spectre,c’est un fantôme, que sais-je ? J’ai peur, j’ai peur !

- Qu’avez-vous donc avec ces figures de l’autre monde ?

Joyeusement, notre ami Comert, que nous n’avions pas vu depuis uncertain temps et qui disposait chez nous de ses petites entrées,pénétrait en plaisantant dans la pièce.

Nous lui exposâmes les persécutions mystérieuses qui nous troublaient.

- Sornettes, sornettes, prétendit-il. Ouvrez-moi toutes grandes vosfenêtres, ne restez donc point ainsi à vous contempler le nombril.Citez-moi un fait sérieux ; vos craintes ne sont qu’imaginaires….

- Ah bien ! Je voudrais vous y voir, lança impétueusement Conchita.Est-ce imaginaire, ce poignard ?

- Ta, ta, une vieille arme retrouvée dans un coin.

- Après tout, c’est vrai, ma chérie, nous avons le tort de grossirdémesurément ce qui nous arrive. Ce sont des folies, ces histoires…

J’affectai alors l’assurance, désireux de réconforter mon amie, et puisaussi – pourquoi ne pas l’avouer ? – de faire à ses yeux figure d’hommeintrépide… Que veux-tu, mon enfant ? Ce n’était pas très reluisant pourmoi de passer toujours pour un trembleur. Les femmes ne détestent pointque l’homme témoigne d’une certaine supériorité. De quoi aurais-jel’air, je te prie, si je continuais à vivre dans des transesperpétuelles et à me cacher la tête sous mes ailes d’autruche ? Ah bien! Conchita ne tarderait pas à me regarder avec cette condescendancedédaigneuse qui amoindrit les plus belles passions ?...

Aussi déclarai-je d’un petit ton dégagé :

- Mais certainement, Conchita. Comert a raison… Prenons l’air, etmoquons-nous de ce Bantam nébuleux… Je n’avais point l’intentiond’aller demain au dîner de l’Association coloniale. Eh bien ! je m’yrendrai ! Il faut se changer le cours des idées, que diable !

Chose dite, chose faite ! Le lendemain, après avoir recommandé latranquillité à ma maîtresse, je quittai la rue de Furstenberg pourl’avenue de Wagram, où avait lieu le dîner. Je ne m’abandonnai pointoutre mesure au péché de gourmandise et les fumées du vin généreuxn’alourdissaient pas ma pensée quand je sortis du banquet.

L’avenue de Wagram ne passe pas pour un lieu dangereux. On n’yrencontre guère de ces gentlemen d’une élégance spéciale remplaçant letube par la casquette, mais on y croise parfois des jeunes femmes quipoussent l’amabilité jusqu’à vous inviter à prendre dans un hôtelvoisin une heure de repos.

Je ne prêtai donc pas une attention particulière à une silhouetteféminine plutôt fine, plutôt gracieuse, qui s’attachait quelque peuindiscrètement à mes pas. J’allais subir une aventure galante… j’étaiscuirassé, ou plutôt je croyais l’être… Mais l’est-on jamais contre lesruses de l’éternelle Dalila ?

Faible Samson que j’étais, je ne disposais même point de colonne pourécraser mes ennemis dans ma colère… Toujours est-il que les pas de lajeune femme se précipitèrent derrière moi, et que, soudain medépassant, elle me glissa sous le nez un petit mouchoir de soie.

Que se passa-t-il ? Je ne pourrais l’expliquer, ayant perdu toutsouvenir. Je me rappelle seulement que le visage de la dame mystérieuseétait voilé, qu’elle se pencha un instant sur moi… Puis mes oreillesbourdonnèrent comme si mille carillons eussent sonné le couvre-feu ; lesol se déroba sous mes pieds ; j’eus l’impression de plonger dans unevapeur tourbillonnante.

… Et je me retrouvai, transi de froid, la bouche mauvaise, les jambesen coton, étendu sur un banc de l’avenue. Le petit jour versait salueur blafarde. Les flammes des réverbères agonisaient au « vent crispédu matin ».

Je tâtai instinctivement mon gousset. Ma montre était là, monportefeuille aussi… Je n’avais pas été attaqué par un vulgairemalfaiteur…

Alors, alors ?... Est-ce que les événements de Java ?...

CHAPITRE XII
LES SORTIES DE CONCHITA.


Ma mésaventure nocturne n’avait pas peu contribué à accroître lesinquiétudes de mon amie.

- Eh bien ! me dit-elle le lendemain d’un ton navré, mais où perçaitune légère pointe de triomphe, vas-tu continuer à faire l’esprit fortet à traiter de billevesées mes appréhensions ? Est-ce une rêverie, cenarcotique ?

Je mentirais en disant que j’étais très rassuré. L’aventure me plaîtlorsque je l’imagine et que je suis en sûreté chez moi, mais jen’apprécie guère le danger et je me sens quelque affinité avec lebonhomme Chrysale, de paisible mémoire.

Le péril renforce l’amour ; celui que j’éprouvais pour Conchita étaitd’autant plus vif qu’il attisait mon inquiétude. Ce n’était d’ailleurspoint par calcul que je m’abandonnais à ma passion pour ma maîtresse.Elle croissait, voilà tout, et je ne résistais point à la rafale quim’emportait.

Conchita connaissait l’art de m’enserrer dans ses filets. Quelledouceur dans ses caresses, quelles tendres inflexions dans sa voix, quipinçaient mes fibres les plus profondes ! La séduction féminine estencore ce que l’on a trouvé de mieux pour faire oublier aux pauvreshommes leurs tourments. De quelle source de Léthé nos compagnes sontdétentrices !

Cependant, Conchita dépérissait… La malheureuse enfant ! Que j’auraisvoulu la rassurer ! Le sentiment de terreur qu’elle éprouvait était telqu’elle perdait l’appétit, que son sommeil était troublé et qu’uneamertume douloureuse gâtait les plaisirs auxquels elle tenait le plus...

- Mon ami chéri, Paris n’est plus possible pour nous ; mille embûchesnous guettent à tous les coins de rues… Ecoute… allons passer quelquetemps à la campagne… Bantam abandonnera sa poursuite… Je t’en prie,accorde-moi ce plaisir ; tu verras comme nous serons heureux.

Jamais Conchita ne m’avait, avec autant d’acharnement, imploré.Qu’avait-elle donc pour être si angoissée ?

Le comique, chez nous, se mêlait au tragique. Nous avions beau vivrecalfeutrés ; le bruit des étranges agressions auxquelles nous étions enbutte transpirait au dehors. Des amis que j’avais, depuis des années,cessé de fréquenter éprouvaient soudain le désir de s’inquiéter de masanté, et avec une malice cousue de gros fil blanc, s’étonnaient, ennotre siècle de prosaïque matérialisme, du déferlement de la vaguemystique…

Il n’est pas jusqu’à un grand flandrin, au visage ridicule et chafouinpercé d’yeux chassieux surmontant un nez en bec de corbin, qui ne seprésentât chez moi obséquieusement.

- Je suis représentant de la société L’invisible dévoilé. Le ciel, deplus en plus, se mêle à la terre. Ah ! plaignons, monsieur, lesmatérialistes qui se refusent, malgré l’évidence, à reconnaître lapuissance du mystère ! Votre exemple peut être étonnamment salutaire àdes âmes enfoncées dans l’incrédulité. Notre Revue jouit déjà d’unecertaine considération dans les milieux influents. A la partiethéorique, brillamment exposée par quelques-uns de nos mages les plusnotoires, il conviendrait d’ajouter les palpitantes révélations quevous ne manqueriez pas de faire sur vos rapports avec les entités del’Au-delà… »

Mon interlocuteur aurait ainsi continué longtemps à m’endoctriner, sije n’avais brusquement mis fin à son éloquence.

J’en avais assez de devenir le « phénomène » à la mode. Tout le mondeavait à charge de me rendre l’existence intolérable. J’étais doncabsolument disposé à céder au désir de Conchita et à me retirer avecelle à la campagne.

Je commençais à être persuadé qu’il s’agissait pour elle d’une questionde vie ou de mort. Si son état physique m’inquiétait il en allait demême de sa santé morale. Elle restait parfois des heures immobile, lesyeux dilatés, le visage impassible et, tout d’un coup, des frissonssecouaient son corps et tiraillaient ses traits. Ses habitudes setransformaient.

J’avais été frappé au début de notre liaison par son amour du foyer.

Ah ! elle ne dilapidait pas ma fortune en achats de toilettessomptueuses : rester de longues heures étendue sur une natte à mescôtés, tel était le programme de ses journées.

Maintenant, Conchita sortait fréquemment. Elle s’habillaitfiévreusement et, tantôt le soir, tantôt le matin, restait de longuesheures dehors. Où allait-elle, que faisait-elle, se rendait-elle à demystérieux rendez-vous ? Je l’aurais pu croire, elle fixait parfois lapendule avec anxiété et, quand l’heure tournait, s’apprêtait en hâtecomme si elle eût craint d’arriver en retard à quelque entrevuedéfendue.

Elle rentrait, à la suite de ces sorties insolites, nerveuse, agitée,la figure décomposée. Vraiment, le but de ces promenades m’intriguait.Il m’était arrivé, prudemment, de l’interroger à cet égard, car sasusceptibilité était ombrageuse, elle m’avait toujours répondu d’unefaçon embarrassée et évasive, comme si elle n’eût pas été maîtresse deson destin. Devait-elle donc obéir à d’irrésistibles injonctions ?Était-elle envoûtée ?

Une nuit que nous avions fumé plus abondamment que d’habitude, nousnous étions endormis tardivement. Conchita semblait en proie à uncauchemar, elle se débattait, lançait ses poings en avant. Des soupirset des plaintes rauques s’échappaient de sa gorge, entremêlésd’objurgations entrecoupées.

- Non, pitié, pitié… Pourquoi ? Tout est terminé entre nous… Qu’il nesache jamais… Je t’en supplie…

J’approchai mon oreille de sa bouche, essayant de distinguer desparoles confuses… Mais les mots que je surprenais, loin de calmer messoucis, ne contribuaient qu’à les augmenter. Les ennemis invisiblesresserraient leurs mailles autour de nous.

CHAPITRE XIII
UN COUP DE REVOLVER.


O juste, subtil et puissant opium ! Non, je suis venu trop tard dans unmonde vieux. Comment entonner le los de la bienfaisance drogue après lamagnifique invocation de Thomas de Quincey ?

Plus mes ennuis augmentaient, plus je cherchais un refuge dans lasainte fumée. Les lourdes volutes opiacées, en se répandant dans mespoumons, m’apaisaient comme la brise marine rafraîchit le front brûlantdes fiévreux, et j’aspirais goulument les pipes que Conchita, mieux quele boy le plus adroit, me roulait habituellement.

- Mon Dieu, Conchita, que tu es nerveuse ce soir ! Voici déjà troisboulettes que tu rates.

Effectivement, ma maîtresse manifestait une singulière agitation… Lafine aiguille tremblait dans sa main et la larme mordorée tombait encrépitant sur la flamme de la veilleuse, ou bien la boulette se collaitmal au fourneau et se carbonisait sous l’action de la chaleur.

- Mon chéri, mon chéri, je suis inquiète, des pressentiments m’ontassaillie toute la nuit, et ils ne m’ont jamais trompée. Crois-moi,Pierre… le malheur rôde autour de nous, je le sens. Ah ! Que va-t-ilnous arriver ?

Je me retournai sur ma natte, décidé, voyant l’état d’énervement danslequel se trouvait mon amie, à confectionner mes pipes moi-même. Macuisse heurta un objet froid.

- Tiens, qu’est-ce que c’est ? fis-je.

Avec le geste d’une aimable fille des boulevards extérieurs, Conchitame tendit un mignon revolver à manche de nacre.

- Malheureuse enfant, veux-tu laisser ce joujou tranquille, tu vas teblesser…

- Me blesser ?

De quelle moue dédaigneuse me gratifia alors Conchita.

- Me blesser ? J’en blesserai d’autres auparavant.

Et Conchita me regarda d’un air peu engageant.

- Tiens, fis-je en riant. Voilà une occasion pour toi d’exercer testalents de tireuse. Quel est ce bruit ? Dirait-on pas qu’on vient nousassassiner ?

On entendait, en effet, à la cantonade, comme on dit en langagethéâtral, des vociférations et un bruit de chaises renversées.

Ma vieille bonne, affolée et essoufflée, le cheveu en désordre et l’œilallumé, ouvrait précipitamment la porte et, tout d’un trait, medéclarait :

- Monsieur, Monsieur, il y a là un individu qui crie comme un forcenéet qui veut entrer dans la pièce. Je lui ai dit que Monsieur n’étaitpas là. « Ça m’est égal, qu’il m’a répondu, c’est Madame que je veuxvoir ». Là-dessus, comme je tentais de l’empêcher de passer, il m’arenversée… J’ai eu heureusement le temps de pousser le verrou de laporte du vestibule et j’ai pu ainsi vous prévenir.

- C’est bien, Marie, c’est bien, je vais voir…

Je n’eus pas le loisir de mettre mon projet à exécution. Je m’étais àpeine levé que la porte volait en éclats et qu’un énergumène se ruaitdans la pièce…

Ah ! Que le monde est petit. Ce n’était pas un apache inconnu quiviolait mon domicile, c’était un escogriffe avec qui j’avais déjà eudeux fois maille à partir.

Nous avions, lorsque je l’avais rencontré dans ce bar enfumé où ilaccompagnait Conchita, échangé quelques horions. Je l’avais encoreaperçu dans la rue de Belleville, mais il s’était évanoui dans la foulecomme une pastille de sucre qui se dissout dans un verre d’eau. Cettefois, il ne disparut pas.

Il semblait prodigieusement excité.

En dépit ou à cause de nos dissentiments anciens, il ne posa même passur moi son regard fébrile. Mais ayant jeté avidement un coup d’œilinvestigateur dans la pièce, il remarqua tout à coup Conchita qui,tremblante comme une enfant en faute, se cachait derrière un fauteuil.

Il s’immobilisa et, de sa gorge, jaillit un cri âpre, déchirant,exprimant à la fois l’amour qui brûle la chair et dévore le sang, et lahaine d’un homme qui a été longtemps torturé.

- Margot ! Margot !

Rêvais-je encore, la drogue avait-elle dérangé mes esprits ? La visiond’un drame des boulevards extérieurs se déroulait-elle sous mes yeux ?

A la manière d’un fauve stimulé au travers des barreaux d’une cage parl’aiguillon du dompteur, ma maîtresse avait bondi. Une expressionangoissée contractait son visage.

Je n’avais même pas eu le temps de m’étonner du cri baroque poussé parle forcené, qu’un coup sec retentissait.

Un léger nuage de fumée flottait dans le fond de la pièce comme unencens, nimbant le malheureux qu’un coup de revolver venait d’abattre…

CHAPITRE XIV
THÉMIS.


Que l’univers soit une vaste scène de théâtre sur laquelle les hommes,acteurs inconscients et d’autant plus naturels, jouent pour le bonplaisir d’un démiurge artiste à la manière de Néron, j’éprouveraisquelque tendance à le croire. J’avais beau me creuser la cervelle,inférer de ce que j’avais su des déductions logiques, je ne parvenaispas à comprendre la signification du drame qui s’était déroulé devantmoi. Mon rôle, pour avoir été muet, n’en était que plusincompréhensible. A quelle sombre tragédie avais-je été mêlé ?

Voyons, réfléchissons. Et je récapitulais dans ma mémoire tous lesincidents de ma liaison avec Conchita. A quel instant apparaissaitMargot ? Je ne pouvais raisonnablement m’en apercevoir.

Tirer de l’intéressée des éclaircissements, la tâche n’était pointaisée. On prétend que le mutisme d’une carpe, sourde par-dessus lemarché, n’est rien en comparaison de celui d’une femme résolue à setaire.

- Ma petite Conchita, je t’en supplie, que veut dire tout ceci ?

Bien sûr ! Mon attitude était un peu ridicule. Demander devant lecadavre de la victime des explications à l’assassin sur les raisons ducrime, c’est peut-être l’affaire du juge d’instruction, ce n’est entout cas pas celle de l’amant.

Mais je ne pouvais tout de même décemment garder un macchabée dans monlogis, sans connaître son identité et les motifs de sa mort. MaisConchita avait probablement des raisons que la raison ne connaît pas.

A toutes mes questions, elle répondait : – si l’on peut dire – par lesilence, ou par de faibles gémissements :

- Non, mon chéri, laisse-moi, ne me demande rien ; par pitié, n’insistepas.

J’aurais bien voulu insister, car la curiosité me poinçonnait comme unevraie fille d’Eve, mais l’expérience m’avait déjà prouvé que je negagnerais rien à rivaliser d’obstination avec Conchita.

Au demeurant, d’autres soucis commençaient de m’assaillir. Tun’imagines point, petit, combien il est désagréable d’être le monsieurchez qui un assassinat a été commis. Oui, oui, il y a la gloire… Onrisque de voir son portrait s’étaler, tout comme celui de l’assassin, àla première page des journaux. Mais c’est une renommée à laquelle jesuis peu sensible.

Tout arrive, même la police. Celle-ci se présenta à mon domicile, en lapersonne d’un commissaire qui, par mes domestiques, avait été avisé ducrime. Ce fut d’ailleurs avec une parfaite correction qu’il appréhendama maîtresse.

Celle-ci était très pâle.

- Je suis prête à vous suivre, monsieur, je ne peux rien nier…

Je m’attendais à des pleurs, à des cris contre lesquels je m’étaisapprêté à me cuirasser. Mais la résignation douloureuse de ma pauvreamie me fendait le cœur.

- Excusez, monsieur, la pénible mission que je suis obligé d’accomplir.Madame…

Conchita se jeta dans mes bras. De grosses larmes brûlantes coulèrentlentement sur ses joues.

- Ma pauvre chérie, que pourrais-je faire pour toi ?

- Pierre, mon petit, conserve-moi toujours ton affection. Je suisabsolument déchirée, mais quoi qu’on te dise de moi, ne douta jamais demon amour. Rappelle-toi que c’est à cause de toi, mon chéri, que j’aitué…

- Conchita, Conchita, je ne veux pas te perdre !

En dépit de la maîtrise que je tentais d’exercer sur moi-même, je fussaisi d’une crise de désespoir farouche quand je vis s’éloigner mamalheureuse amante. Il faut avoir aimé pour comprendre la douleur quienvahit mon âme, quand je me retrouvai seul…

L’amour unit les êtres de liens quasi-matériels, et la séparation, enbrisant ces réseaux, cause une blessure en quelque sorte physique.

Conchita partie, je souffris comme après une opération chirurgicale. Mamaîtresse avait été, depuis quelques mois, mêlée si intimement à ma vieque je me trouvais plus désemparé qu’un aveugle privé de son caniche.Ma douleur s’augmentait de la pensée de l’atroce situation danslaquelle se trouvait mon amie.

Je n’avais pas, quoique avocat, une très grande pratique des prisonsrépublicaines, et je n’étais pas loin de me représenter Conchita sedébattant sur la paille humide des cachots.

Je m’étais calfeutré chez moi, ne voulant recevoir aucun des curieuxqu’attirait mon infortune, car la presse, naturellement, s’étaitemparée de l’affaire. Son tour mystérieux intriguait tout le monde. Lesmotifs du crime demeuraient perdus dans une obscurité incompréhensible.Les reporters ne tarissaient pas d’informations sensationnelles sur lajeune femme, que les uns traitaient de bayadère des temples secrets del’Inde, les autres de princesse persane.

J’attendais avec une hâte fiévreuse la venue du procès, mais aussi avecune certaine appréhension. Pourrais-je supporter les émotions del’audience ? Je n’avais point revu Conchita depuis son arrestation,dans quel état la retrouverais-je ?

J’étais plus gorgé d’opium qu’un mandarin chinois à trente-deux boutonsde cristal, quand je me rendis au Palais de Justice pour assister aujugement de ma maîtresse.

Ce procès, qui avait été qualifié de très parisien, avait attiré, commetel, une foule considérable, élégante et parfumée. De tout temps, lecrime et le vice ont  exercé sur les âmes féminines unirrésistible attrait. La salle d’audience du Palais de Justice étaitencombrée et bruissante comme une volière.

- Croyez-vous, ma chère, il paraît que cette Conchita était la favoritedu grand lama…

- On dit qu’elle fait de la magie et qu’elle va au sabbat.

- Oui, sa femme de chambre l’a surprise un jour toute nue, en train dese frictionner avec une pommade de sorcière.

- Et ce Pierre Saintin, quel rôle joue-t-il là dedans ?

Tel était le genre de conversations que j’entendais. Chacune seprétendant mieux renseignée renchérissait sur les dires de sa voisineet je finissais par me trouver chargé de plus de noirceurs que lecriminel le plus endurci.

Cependant, j’avais rejoint le banc des témoins. Les chuchotements del’assemblée me parvenaient assourdis et lointains, j’avais l’esprittellement concentré sur l’image de ma maîtresse que je ne m’apercevaispas que j’étais le point de mire de tous les yeux. L’auditoire meparaissait baigné de brume comme les prairies par les matins d’automne.

Un ah ! prolongé, un frémissement qui parcourut l’assemblée me tirèrentde la somnolence dans laquelle j’étais plongé.

On introduisait l’accusée. Pauvre Conchita !

Elle s’avançait entre deux gardes républicains, les yeux modestementbaissés. Son visage amaigri paraissait encore plus pâle sous sa toquenoire. Tout mon être se tendit vers elle quand elle s’assit et quej’aperçus ses larges yeux noirs, brillants d’avoir beaucoup pleuré. Sesyeux dans lesquels j’avais si souvent miré ma tendresse.

Je la fixai avec une telle passion, un tel désir d’amour qu’elletressaillit sous l’ardent rayon de mon regard, comme sous un rayonélectrique, et qu’elle tourna vers moi sa figure amincie, avec tant deferveur autrefois caressée. Un pâle sourire, plus émouvant mille foisque les pleurs les plus tragiques, détendit un instant ses traits. Matête chavira… Comment n’ai-je pas défailli à cet instant ?

CHAPITRE XV
L’ÉTERNEL FÉMININ.


Le silence le plus absolu avait succédé à la bruyante agitation de toutà l’heure.

Après l’appel des témoins, Conchita commençait à répondre àl’interrogatoire que lui faisait subir le président des assises. Lesdemandes étaient adressées d’une voix monotone.

- Mais enfin, comment vous appelez-vous ? insista avec une certaineimpatience le magistrat. Au cours de l’instruction, toutes vos réponsesont été contradictoires. Quel est votre nom patronymique exact, quelleest votre nationalité ? Vous vous prétendez originaire de Java, maisdes témoins affirment que vous n’avez jamais quitté Paris. Il y va devotre intérêt. Expliquez-vous franchement.

Ai-je besoin de te dire, mon petit, avec quelle anxiété passionnéej’attendis les mots qui allaient sortir des lèvres de ma maîtresse ?

Durant toute l’instruction la jeune femme avait en effet refusé derépondre à toutes les questions.

Elle parla d’abord si bas que j’avais peine à l’entendre et peut-êtreeût-il mieux valu, en effet, que je ne l’entendisse point.

« - Monsieur le président, ne me tourmentez plus. Je vais vousexpliquer… Non, je ne suis pas Javanaise. Vous avez raison, je n’aijamais mis les pieds sur un bateau, à moins que ce ne fût unbateau-mouche. Conchita n’est pas mon nom. Je m’appelle MargueriteValin, et je suis née à Belleville dans la rue du Jourdain. Mon pèreétait ouvrier zingueur, il mourut alcoolique, lors de ma plus tendreenfance, et je fus élevée par ma mère, une créole que mon père avaitconnue je ne sais trop où ni comment…. Elle avait le teint basané, lesyeux largement fendus et luisants, et c’est d’elle que je tiens ce typeexotique qu’on se plaît quelquefois à admirer en moi. « J’en tiraid’ailleurs parti, ma mère me fit apprendre la danse, pour laquelle,toute gamine, je marquais déjà de singulières dispositions. Les pashindous n’eurent bientôt plus de secrets pour moi, et je ne tardais pasà être engagée comme bayadère du maharadjah de Kapurtalah dans les plusgrands music-halls parisiens. Ce fut l’époque où j’adoptai le nom deConchita. Sa consonance n’avait rien de particulièrement hindou, maison n’y regarde pas de si près au music-hall !

A l’Olympia, où je mimais les danses sacrées du bord du Gange, je meliai avec des jongleurs javanais qui se plaisaient à m’entretenir descoutumes de leur pays. Dans les coulisses, pendant que j’attendais montour d’entrer en scène, j’écoutais les récits de mes camarades qui mepassionnaient autant que des contes des « Mille et Une Nuits ».

Vous savez, monsieur le président, que l’atmosphère du music-hall et ducirque ne favorise guère l’honnêteté. Ma mère était morte, je n’avaisplus aucune famille. Pouvais-je demeurer seule ? Le hasard me fitrencontrer, dans un bar de Montmartre où je fréquentais parfois, unmusicien dont l’amabilité me séduisit. L’affection d’Émile se changeavite en tyrannie. Émile appartenait à ce genre spécial d’individus quitirent de l’amour le plus clair de leurs revenus. Émile s’étaitrapidement accoutumé à me considérer comme une rente.

Pourquoi restiez-vous avec lui, allez-vous me dire. Évidemment,monsieur le président, j’aurais bien voulu fuir… Mais croyez-vous quece soit facile d’abandonner un homme qui, par tous les moyens, estdécidé à vous garder ? C’est pourquoi, résignée, désespérant d’échapperà mon destin, je restais attachée à la chaîne qu’Émile m’avait nouéeautour du cou.

Allez, monsieur le président, la vie d’une pauvre fille de music-hallne s’écoule pas dans un enchantement doré comme le vulgaire le croitgénéralement… Je menais l’existence d’une esclave. Émile avait imaginéde m’emmener danser dans des bars louches des quartiers extérieurs. Ilgrattait médiocrement du banjo, dont il accompagnait mes danses. Jefaisais ensuite la quête, et c’est ainsi que je fis, un soir, laconnaissance de M. Pierre Saintin. »

Elle prononça ce nom comme un souffle et jeta sur moi un regard timideet implorant, si implorant que la colère dont j’avais été agité enapprenant la vraie personnalité de Conchita s’apaisa comme aprèsl’orage la mer en temps de bonace.

J’éprouvais une telle émotion qu’en dépit de ma timidité habituelle, jene me souciai plus des regards braqués sur moi. Dieu sait pourtant sitoutes les perruches qui jacassaient dans la salle m’observaient aveccuriosité, et si les commentaires allaient leur train !

« - Monsieur le président, poursuivit Conchita, est-il nécessaire decontinuer cette confession ? Si vous saviez comme elle m’estdouloureuse !

- Il le faut… Toute la vérité est indispensable pour l’instruction desjurés.

- Ah ! monsieur le président, on ne croit guère d’habitude à lasincérité de notre amour, à nous autres, pauvres filles, et pourtant cefut une profonde affection que je ressentis pour M. Pierre Saintin.

- Pourquoi alors lui avoir menti tout le temps que dura votre liaison,pourquoi avoir imaginé cette mise en scène ?

- Parce que je l’aimais, monsieur le président ! Je m’étais informée deses goûts, et j’avais appris combien il était féru d’exotisme ; c’estafin de lui plaire et de me l’attacher encore plus tendrement que jerésolus de me faire passer pour Javanaise et que j’inventai le roman demes aventures dans l’île lointaine… Les renseignements que m’avaientfournis mes amis, les jongleurs de l’Olympia, me permettaient desoutenir mon rôle avec vraisemblance et sans commettre d’impairs.

J’avais réussi à échapper aux griffes d’Émile, je commençais à goûterla tranquillité… Mais le malheur planait toujours sur ma tête. Au coursd’une promenade, je reconnus l’homme qui avait fait de ma vie un enfer.Chose plus grave. Je fus reconnue aussi et, dès lors, je recommençais àvivre dans une angoisse perpétuelle, en proie à des transes qui metorturaient douloureusement.

Quelle était l’intention d’Émile en me persécutant ainsi, obéissait-ilà un reste d’amour, ou bien l’intérêt seul le faisait-il agir ? Je n’ensais rien. Quoi qu’il en soit, il m’obligeait à accepter desrendez-vous sous la menace de révéler ma véritable identité à M PierreSaintin. C’était ce que je voulais éviter par-dessus tout. Ah !monsieur le président, on ne se doute pas du martyre que j’endurai,craignant à chaque instant de voir surgir mon bourreau dans notreintérieur où j’avais goûté l’apaisement… J’inventai des ruses d’apachepour obéir à ses injonctions, sans que M. Saintin remarquât trop mesabsences. Je lui promis de l’argent, mais la somme qu’il me réclamaitdépassait de beaucoup mes disponibilités. J’étais résolue à tout pourme débarrasser de cet individu que je haïssais. Pour m’assurer sonmutisme, j’aurais, si je l’avais pu, cambriolé… Mais la chose est plusfacile à dire qu’à faire, et je me trouvai dans l’impossibilité defermer la bouche au maître chanteur.

Monsieur le président, je vous en ai assez dit, vous connaissezmaintenant mes cruelles appréhensions et vous comprendrez monaffolement, quand je vis surgir chez nous, devant Pierre, l’être exécréqui me lança ce cri : « Margot ! » Une bouffée d’indignation m’envahitle cerveau. Un revolver était à portée de ma main, je tirai…

Épuisée par cette confession, Conchita retomba sur son banc.

CHAPITRE XVI
NOUVEAUX DÉPARTS.


Le bon vieillard s’était tu un moment ; Une barre douloureuse plissaitson front et il me regardait avec une grande tristesse :

- Tu me vois, aujourd’hui, affable et souriant envers tout le monde.Que veux-tu ? Il faut bien adopter un masque derrière lequel on met savraie personnalité à l’abri des indiscrets. Sans hypocrisie et sansmensonge, que deviendrait la vie sociale, je te le demande un peu ? Neme crois pas le philanthrope indulgent et béat qui réserve pour sessemblables des trésors de bénédictions… Nul ne considère avec plus demépris que moi l’espèce humaine. Je ne vais pas jusqu’à la détester,elle ne le mérite même point. Peut-on dire seulement si l’homme estméchant et cruel ? Non, il est bas, c’est tout. Nulle flamme généreusene brûle dans sa carcasse, il ne s’occupe que d’intérêts mesquins, sesjoies sont étriquées comme ses désirs.

Je sortis du Palais de Justice où ma pauvre amie venait de récoltercinq années de prison, écœuré, l’estomac soulevé de ce dégoût que l’onressent à la vue d’un mets gâté et malodorant.

La malveillance grossière que je sentais confusément autour de moi, lesplaisanteries sordides qui s’échangeaient derrière mon dos, mecausaient une véritable nausée.

Ah ! la nausée du mal de mer ! l’horizon vaste et lumineux, les largesgorgées d’air salubre qui vous grisent comme un vin clair ! Ici, l’airempuanti d’une salle, viciée par tant d’haleines vénéneuses, labassesse de ce public friand de scandales…

De petits rires, des exclamations ironiques fusaient tout autour de moicomme si, dans une forêt enchantée, une troupe de merles gouailleurseût sifflé à mon approche.

- Nous voici revenus au temps des métamorphoses, disait l’une. DeConchita à Margot.

- Il doit parler le javanais à ravir, susurrait une autre…

- Et danser la java, renchérissait une troisième.

Je ne sais vraiment comment ces misérables gouailleries sont demeuréesdans ma mémoire ? J’étais comme ces guerriers qui abandonnent le lieudu combat, tandis que les flèches se piquent dans leur cuirasse.

Rentré chez moi, je m’allongeai sur ma natte et goutai une amèretristesse à me trouver séparé de ma maîtresse qui, depuis plusieursmois, alimentait si ingénieusement mes rêveries exotiques.

Qu’y avait-il de changé ? Devais-je admettre, comme l’insinuaient lesperruches du palais de Justice, que j’avais été mystifié ? Allons donc.Pourquoi Conchita aurait-elle inventé tout à coup cette histoire d’uneMargot dramatiquement soumise à un Émile des boulevards extérieurs ? Jen’en savais rien…

Quelle était son identité véritable ? Je ne m’en souciais guère. Sapersonnalité était celle qui cadrait le mieux avec mes songes… Quediable aurais-je fait d’une Margot de Belleville ? Par contre, uneConchita troublante, nourrie d’exotisme, s’encastrait dans monexistence avec autant de précision que telle pierre taillée dans un muroù rien ne manque.

Avais-je rêvé ces persécutions dont nous poursuivait Bantam ? Était-ceune mystification, ces bourdonnements singuliers qui nous troublaientjusque dans la volupté ? Et Conchita se mystifiait-elle donc elle-même,en demeurant des nuits, l’oreille aux aguets, fiévreuse et tressaillantau plus imperceptible bruit ?

Les prétendues révélations de mon amie avaient par conséquent glissésur moi sans entamer ma confiance. Qu’avais-je besoin de ce mot qu’elleme fit tenir le lendemain par son avocat ?

- « Mon Pierre chéri, me disait-elle, tu as bien compris que jerécitais une histoire inventée par mon avocat afin de me sauver. Ilparaît que c’était nécessaire pour obtenir l’indulgence des juges. Monbien-aimé, je suis fière de mon crime, l’émissaire de Bantam a vécu. Ilne nous persécutera plus et nous pourrons enfin, mon amour, nous aimerlibrement ».

Comme tout s’arrangeait à merveille ! Je me surpris à regretter quecette aventure passionnante se terminât aussi banalement. Cinq ans deprison, quoi de plus bourgeois ? Je me voyais déjà reprenant la viecommune, après cinq ans, avec ma bien-aimée empâtée… Qui sait si l’airégalitaire qu’on respire dans les prisons de France n’aurait pasdissipé le parfum d’épices et d’inconnu qui m’avait tant charmé ?

J’avais désormais suffisamment de souvenirs pour nourrir quelque tempsmon imagination avide. Je rassurai ma conscience mal satisfaite enfaisant tenir à la prisonnière une somme d’argent qui devait adoucir sacaptivité. Mais c’était là tout ce dont j’étais capable pour cettejolie fille, dont le sourire m’avait paru un moment plus précieux quetous les trésors de la terre.

Je m’appliquai alors, en conscience, à la perdre de vue. L’oubli estpropice au mystère et à l’éclosion des rêves. Avec les quelques objetspersonnels qu’elle m’avait laissés et qui conservaient encore la tracede son parfum, je me constituai un petit monde où, bien des fois, je meréfugiai en haine de celui-ci.

Les yeux de mon nouvel ami s’embuèrent de quelques larmes.

- Ah ! jeunesse ! souvenirs lointains… Je n’ai plus jamais revuConchita. Il me reste pourtant de cette aventure un souvenir charmant.Tiens, viens voir…

Et, pour la première fois, M. Saintin m’amena devant le tableau quej’avais si souvent admiré en tapinois.

- Je n’ai plus jamais entendu parler d’elle, reprit nerveusement levieillard. Une nuit, il y a longtemps, je fus cambriolé, et lecommissaire de police me raconta une histoire de brigands dans laquelleil mêla le nom de Margot. Qu’est-ce qu’une Margot pouvait avoir à faireavec moi ?

JEANDORSENNE.