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DORSENNE, EtienneTroufleau, pseud.Jean (1892-1945) : Loin desBlancs(1933). Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (15.IX.2015) Texte relu par : A. Guézou. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : 6671-150) du numéro 150 (décembre 1933) dela Revue littéraire mensuelle Les Œuvres librespubliée par Arthème Fayard à Paris . Loin des Blancs NouvelleInédite par JEAN DORSENNE _____ Le sentier où venait de s’engager la petite troupe longeait, au milieud’une vallée rocheuse, un torrent dont l’écume, par moments, voltigeaitautour du visage des deux hommes. Le paysage était d’une magnificence inoubliable, mais que la natureétait hostile ! Le résident Maloine et son secrétaire le petit Morin avaient dûabandonner l’auto qui les avait amenés de l’Annam civilisé jusqu’à lachaîne montagneuse derrière laquelle s’étendait le sauvage pays desMoïs. C’était là, sur un plateau isolé au milieu de la forêt quasiimpénétrable, que vivait le chef de poste Jean Dubard, potentat aupetit pied, mandataire de l’autorité française sur une populationprimitive réfractaire à la pénétration des mœurs occidentales. Le résident Maloine n’appréciait guère les tournées d’inspection dansdes régions d’un accès aussi difficile. Mais c’était un hommeconsciencieux, qui ne reculait pas devant son devoir… Il avait reçul’ordre d’aller visiter le poste isolé de Nuoc où Jean Dubard avait éténommé plus de cinq ans auparavant et, tout en rechignant, il s’étaitmis en route avec son secrétaire. La première partie du voyage s’était effectuée aisément. Le résidentavait quitté Nha Trang en auto : la route n’était point trop mauvaiseet comme on se trouvait en pleine saison sèche, il soufflait une brisefraîche qui avait complètement balayé les nuages. Le ciel s’élevaitcomme un immense dôme d’azur et l’atmosphère avait la limpidité ducristal. L’auto avait gravi, au ronronnement régulier du moteur, lespentes escarpées de la montagne. La route surplombant d’impressionnantsprécipices, hérissés d’une exubérante végétation, s’était peu à peurétrécie. Elle était redescendue avec des lacets vertigineux dans desvallées où se répercutait le grondement des cascades, mêlé au vacarmeliquide de l’innombrable jaillissement des sources. La terre, sous les herbes folles, sous l’enchevêtrement des bambous,des rotins et des fougères, saignait comme si elle avait absorbé lesang de milliers de troupeaux de buffles égorgés ; parfois desgaillards hâlés, véritables statues de bronze, avec leurs coupe-coupeenfoncés dans leur pagne, se dressaient silencieusement entre les fûtsdes arbres bordant la route ; des femmes au torse nu regardaientcurieusement « la voiture de feu » qui s’aventurait imprudemment dansces solitudes… Et puis le chemin avait cessé : la forêt avait tout envahi, desmamelons rocheux s’élevaient au milieu des marécages. On n’était plusen Annam, mais en pays Moï. Il avait bien fallu abandonner l’auto et employer le seul mode delocomotion connu dans la région : l’éléphant. Le résident Maloinen’aimait que fort médiocrement ce sport. Il avait dû néanmoins s’yrésigner. Une petite troupe de gaillards solides avait été embauchée. Armés decoupe-coupes, les cornacs défrichaient, autant que faire se pouvait, etils guidaient en conscience les deux « blancs » vers Nuoc, le centre oùJean Dubard représentait presque à lui seul l’autorité française. Rien n’est plus inconfortable qu’un dos d’éléphant, rien, si ce n’estpeut-être un dos de chameau. L’éléphant marche lentement,précautionneusement, mais lorsque l’on est huché au sommet du siègeposé sur le dos de l’animal, on est cahoté, brinqueballé suivant unrythme qui vous donne la nausée et manque de jeter à bas de sa monturele voyageur novice. - En voilà un mode de transport ! pestait Maloine. Ah ! quelle sacréecorvée ! Le résident supérieur aurait bien pu se déranger lui-même s’iltenait tant que cela à savoir comment se comporte l’ami Dubard ! Le jeune Morin, dans l’insouciance de ses vingt-cinq ans, étaitenchanté de cette excursion qui – pour être officielle – ne manquaitpoint de pittoresque. Il avait, par amour de l’aventure, embrassé lacarrière coloniale, et cette tournée d’inspection à dos d’éléphant, àtravers une région encore sauvage, lui apportait enfin l’élémentromanesque dont il avait tant de fois rêvé. Solidement accroché à son bât, le casque enfoncé jusqu’aux yeux, il selaissait joyeusement secouer par le pachyderme qui avançait à côté decelui de son chef. L’explosion de mauvaise humeur du résident lui parutsi comique qu’il ne put réprimer un éclat de rire. - A la bonne heure ! constata Maloine, vous êtes gai, vous au moins !Ah ! jeunesse ! vous seriez de taille, je le parierais, à imiter JeanDubard et à solliciter un poste dans le genre du sien ! Ça vouspassera, allez… - Pourtant, monsieur le Résident, objecta le jeune homme, Dubard seplaît tellement dans sa brousse qu’il ne veut pas en sortir. Maloine haussa les épaules et jeta dédaigneusement : - Il a dû recevoir un coup de bambou ! Il resta quelque temps silencieux, le regard vague. Il pensait au cas –anormal selon lui – du fonctionnaire qu’il allait inspecter. - Un drôle de type ! poursuivit-il tout haut. Il a toujours étéoriginal. Figurez-vous qu’il s’ennuyait en France ! Hein ? On n’a pasidée de cela ! Moi qui vous parle, je vous fiche mon billet que lorsqueje bourlingue dans les boîtes de Montmartre ou de Montparnasse, je nem’ennuie pas ! Dubard, il s’embête quand il vit au milieu des blancs !Je l’ai souvent fréquenté à Saïgon, dans les bureaux du gouvernementgénéral. Hé bien, Saïgon, mon petit, ce n’est pas une ville où l’onengendre la mélancolie. Qu’y a-t-il de plus agréable que de boire unapéritif bien glacé à la terrasse du Continental en regardant passerles amis rue Catinat ? Lui, notre piqué, il y avait à peine six mois qu’il se trouvait àSaïgon et déjà la « vie civilisée » comme il disait, lui pesait. Iln’était pas venu, contait-il, en Extrême-Orient pour jouer au bridgeavec des fonctionnaires comme lui ou conter fleurette à de joliesmadames avec des bijoux pleins les doigts. Il voulait vivre, respireren pleine liberté et ne plus penser à l’Europe, « aux anciens parapets». Beau programme, n’est-ce pas ? Lorsque l’on procéda à l’organisation administrative des provincesMoïs, après leur rattachement à l’Annam, Jean Dubard fut le premier àsolliciter la faveur d’être envoyé au milieu des tribus de l’«hinterland » insoumis. - Ce devait être passionnant ! interrompit le petit Morin. - Passionnant, oui, mais dangereux aussi. Rappelez-vous le meurtred’Odendhal… Il faut lui rendre cette justice : Dubard n’a pas froid auxyeux… - Tout est calme à Nuoc, n’est-ce pas ? - Eh ! Nous le supposons ! Tous les rapports de Dubard sont excellents.Il semble avoir très bien réussi chez ces populations primitives… - Alors, demanda timidement le jeune secrétaire, qu’allons-nous fairedans son fief ? Ce n’est pas que je me plaigne du voyage ! se hâta-t-ild’ajouter. Le résident Maloine regarda son collaborateur avec une lueur ironiquedans les yeux. - Le fief de Dubard ! Vous avez employé le mot juste, mon garçon !C’est justement parce que cet excellent Dubard considère la région deNuoc comme son fief que le Gougal (1) est inquiet. Depuis plusieursmois, on n’a plus de nouvelles de lui et les bruits qui circulent sontplutôt fâcheux. Sont-ils vrais ? C’est ce que je suis chargé decontrôler… - Hé ! qu’a-t-il donc fait de si grave ? s’enquit avec curiosité lejeune homme. - Bah ! admit le résident, ce ne sont peut-être que des racontars : ilaurait interdit l’accès de Nuoc à quelques-uns de nos compatriotes quilui déplaisaient, il aurait emprisonné sans motif des Annamites… Entrenous, je ne crois pas qu’il faille s’alarmer… Le manque de nouvellesofficielles peut très bien s’expliquer par la maladie… - Mais, objecta Morin, il n’est tout de même pas le seul blanc, ouplutôt le seul fonctionnaire à Nuoc. Alors, s’il s’était passé là-basquelque chose d’anormal, on le saurait !... - Sans doute, sans doute, acquiesça Maloine, mais vous qui êtes fraisémoulu de l’école, vous connaissez bien le grand principe de laséparation des pouvoirs… L’administration française aime lecompartimentage et abhorre l’initiative. Il est exact que Nuoc necompte, en tout et pour tout, que deux Européens : monsieur le chef duposte Jean Dubard et le médecin Marty. Le docteur s’occupe de sesmalades et il ne se mêlera pas des affaires administratives de soncollègue. Le médecin correspond irrégulièrement avec ses supérieurshiérarchiques de Saïgon et, pour ne vous rien cacher, je vous confieraique le chef du Service médical s’étonne lui aussi du silence de sonsubordonné… - Ah ! mais, monsieur le Résident, c’est extrêmement curieux tout cela.Peut-être nos deux compatriotes ont-ils été massacrés, peut-être toutela population Moï est-elle soulevée contre l’autorité française,peut-être… - Mon petit ami, lança ironiquement le résident, après un gémissementque lui avait arraché une secousse trop violente de sa montureéléphantine, l’imagination vous perdra. Calmez-vous. Les choses sontcertainement moins romanesques. Si tout n’était pas tranquille à Nuoc,soyez assuré que nous ne nous promènerions pas aussi paisiblement parici. Rien n’est plus contagieux que les révoltes, et je vous prometsque nous ne ririons pas du tout si les tribus dont Dubard à la chargeavaient secoué son joug… - Alors, à votre avis, monsieur le Résident, que se passe-t-il donc ? - Mais rien du tout, jeune homme… Le chef de poste et le médecin ont dûs’endormir dans les délices de Nuoc ! Ils doivent mener une douce viede farniente, tout simplement… Je préfère de beaucoup mon hypothèse àcelle du Gougal, qui n’est pas loin de croire à une réédition del’histoire de Maïrena. Vous vous souvenez ? Maïrena, qui se proclamaroi des Sedangs sous le nom de Marie Ier… Le grand patron s’imaginedonc que Dubard a suivi l’exemple de l’aventurier, qu’il s’est posé unecouronne de carton sur la tête et qu’il joue au souverain… - Avouez, monsieur le Résident, que ce serait drôle ! - Je ne dis pas non, admit le résident, mais – à moins qu’il aitbeaucoup changé – il manquait terriblement d’humour quandje l’ai connu. Oh ! oui, répéta-t-il, fier de son adverbe, il prenaittout à ce moment-là terriblement au sérieux. Je vous prie de croirequ’il n’aimait guère la plaisanterie. Lorsqu’il nous arrivait de fairedes blagues, il partait en haussant les épaules. Maloine rappelait ses souvenirs. Il conclut : - Eh bien ! je vais être content tout de même de le revoir… C’était unbrave type, vous savez. Un peu exalté, peut-être, mais un cœur d’or. - Croyez-vous qu’il se doute de notre arrivée ? Quelle surprise pourlui en nous voyant débarquer ! - Mon petit Morin, expliqua gravement le résident Maloine, je n’ainullement l’intention de prendre Jean Dubard en flagrant délit de quoique ce soit : je ne me sens pas de dispositions pour jouer lesadjudants Flick. J’ai donc envoyé un messager à Nuoc pour annoncer mavisite… Le brave garçon pourra adopter ainsi toutes les mesures utilespour nous recevoir … C’est plus correct !... - Nous devons arriver demain, n’est-ce pas, monsieur le Résident ? - Oui, demain, et ce ne sera pas trop tôt ! C’est égal, murmura l’honnête fonctionnaire, après un long mutisme querespecta son secrétaire, je me demande ce que nous allons trouver dansle fief de Dubard ! _________ Le lendemain, après une nuit passée dans la case sur pilotis d’un chefrhadé, la petite troupe de voyageurs se remit en route. Le brouillard se déchirait aux branches ; dans les arbres géants, lesgibbons massés au sommet lançaient des hymnes éperdus en l’honneur dulever du soleil… Les femelles poussaient des clameurs aiguës auxquellesles mâles répondaient par des chœurs sur un ton plus grave. Etc’étaient dans les hautes futaies, parmi les frondaisons d’émeraude,des bonds surprenants et les couples pâmés s’unissaient avec frénésie,dans un hommage inconscient à l’astre qui répand la chaleur et la viesur le monde. - Eh bien ! ne put s’empêcher de constater avec une certaine mélancoliele résident Maloine, qui suivait d’un regard curieux les ébats galantsdes grands singes au corps noir et aux favoris blancs, ils ont desmatins triomphants, ceux-là ! - M. Dubard est-il marié ? vit-il avec une femme blanche ? demandabrusquement le jeune secrétaire. - Pas que je sache ! répondit en riant Maloine, que cette inconscienteassociation d’idées de son collaborateur amusait. - Et il n’a pas quitté ses Moïs et ses Moïesses depuis cinq ans ?s’indigna le petit Morin. - Ma foi, non ! Cela vous étonne, jeune homme ? Et si je vous disais,naïf jouvenceau, que je soupçonne fort le gaillard chez qui nous allonsd’avoir été retenu à Nuoc précisément par les femmes. S’il faut encroire les commérages, notre homme aurait rassemblé chez lui un petitharem de Moïesses dont il serait le pacha… Les mangues ont bien de lasaveur et nombreux sont ceux qui les préfèrent aux pêches… - Drôle d’idée ! murmura le jeune homme avec réprobation. - Ne faites donc pas le dégoûté ! lui conseilla le résident. Vousn’avez donc pas remarqué les filles aux seins nus que nous avonscroisées ?.... Ce sont de beaux spécimens de la race féminine… Le petit Morin évoquait ces corps élancés, ces chaires bronzées, cesmembres d’une harmonieuse perfection. - C’est pourtant vrai, lâcha-t-il en hochant la tête. M. Le chef deposte doit avoir choisi les plus jolis brins de fille pour son servicepersonnel, n’est-ce pas, monsieur le Résident ? Eh ! eh ! poursuivit-iltout émoustillé, l’hospitalité ne doit pas être désagréable chez lui. - Attention, jeune homme, attention ! Je vous ai dit, hier, que JeanDubard n’aimait pas la plaisanterie… Ça m’étonnerait qu’il ait changé…Pas d’histoire de femmes, hein ? C’est sur moi que les ennuisretomberaient ! Les voyageurs avaient fini par s’habituer au pénible mode de locomotionque, contraints par la force des choses, ils avaient dû adopter et, àdemi bercés par le rythme de leurs lourdes montures, ils commençaient àsomnoler en cette fin d’après-midi quand un vacarme sauvage frappasoudain leurs oreilles. - Sapristi ! s’écria Maloine à qui son cornac et ses guides montraientune foule d’indigènes massés sous des hangars, voilà Nuoc ! De ladignité, Morin ! Nous sommes en mission officielle ! Souvenez-vous quenous représentons la France ! Le jeune homme réprima un sourire moqueur ; il n’avait pas une trèsbrillante allure, M. le représentant de la France, avec son costumekaki fripé et son casque blanc tout cabossé et enfoncé lamentablementjusqu’aux oreilles ! Mais Maloine était un vieux colonial endurci ; il remit d’aplomb sacoiffure et donna à son visage l’air imposant qui convient aumandataire de la noble nation chargée de protéger les grands enfantsturbulents que sont les Moïs. La route bien entretenue rougeoyait comme une piste sanglante, aumilieu des arbres d’où pendaient des lianes en guirlandes chatoyanteset flexibles. De chaque côté, à la lisière de la forêt, s’alignaient enfile des rangées d’hommes et de femmes demi-nus, debout et immobilescomme des cariatides vivantes. Le spectacle était imposant et il réjouit, comme il convenait, le cœurdes deux fonctionnaires. Immédiatement, toutes leurs craintes avouées ou non, toutes leursappréhensions secrètes s’évanouirent… Non, la région de Nuoc n’était point en effervescence, l’ordre yrégnait et l’autorité du chef de poste y était encore efficace, puisquetout ce monde était rassemblé devant la bourgade pour souhaiter labienvenue aux représentants du gouvernement français, en tournéed’inspection. Les Moïs aiment les réjouissances ; ils n’avaient pas dû se faire prierpour accourir à l’appel de Jean Dubard, avec leurs gongs renflés surlesquels ils tapaient frénétiquement. Les vibrations musicalesroulaient dans l’air méridien comme des coups de tonnerre, dont l’échose répercutait à travers les montagnes. Quel tumulte, quel tintamarre ! Les deux hommes étaient émerveillés : derrière les montagnards ondulaitune file de dos monstrueux. C’étaient les éléphants que les chefs detribus avaient amenés avec eux pour honorer le « grand-père » français. Les énormes bêtes piétinaient le gazon, les trompes se dressaient et sebalançaient grotesquement et les silhouettes disgracieuses sepressaient, pareilles à une succession de mamelons dénudés, sur unelongueur d’au moins deux cents mètres, à l’ombre des banyans au sombrefeuillage. Et les barrissements, rauques appels de la gent éléphantine,manifestations spontanées d’une joie ou d’une tristesse primitives, semêlaient au tintement des chaînes qui se heurtaient et aux cris aigusdes cornacs perchés, tels des pantins de baudruche, sur la tête despachydermes, entre les oreilles claquant avec un bruit de castagnettespour chasser les mouches importunes. Le résident Maloine se retourna vers son jeune secrétaire. - Ma parole, c’est magnifique ! Voilà au moins un accueil qui nouschange des éternelles Marseillaises exécutées par des fanfaresdétonnantes ! Cela nous prouve que nous étions attendus. Mais où diablese cache Jean Dubard ? Je ne comprends point qu’il ne soit pas là ! Le petit Morin n’était pas dénué de bon sens. Il rassura avec beaucoupde justesse son patron. - Il est probable, monsieur le Résident, que M. Jean Dubard ignoreencore que nous sommes arrivés. Sans doute est-on allé le prévenir :nous allons le voir, dans un instant, s’avancer au-devant de nous, danstoute sa gloire ! - Ça, c’est possible, puisque dans mon message je lui indiquais la dateapproximative de mon arrivée, sans pouvoir, naturellement, préciserl’heure. - Tenez, tenez, interrompit le jeune homme, voilà un homme qui vient ense hâtant. Ce doit être Jean Dubard. Effectivement, sur la route que le coucher de soleil rendait sanglante,une silhouette vêtue de kaki se hâtait d’accourir ! Mais ce n’était pasle chef de poste. C’était un gaillard au teint bronzé, aux musclespuissants qui jouaient sous la toile d’un costume européen. Ilressemblait à s’y méprendre aux individus demi-nus, appuyés sur leurlance ou frappant à tour de bras sur les gongs suspendus à des piquetsfichés en terre. Il s’arrêta devant les voyageurs et, d’une voix gutturale, avec desphrases interminables, leur souhaita la bienvenue. - Monsieur le Résident, je suis chargé par M. le chef de poste de voussaluer en son nom et de vous conduire chez lui, où vous pourrez vousreposer un peu avant de prendre contact avec la fidèle population deNuoc qui se réjouit de voir que la France n’oublie pas ses lointainsenfants. Puis il ajouta avec fierté : - Je suis le secrétaire de M. le chef de poste et c’est lui qui m’aappris la langue française. Je suis le fils du chef Dran de la tribudes Bih, qui chasse et dompte les éléphants. Il adressa un signe à un des porteurs de la caravane, qui aida Maloineà descendre du haut de son imposante monture. Le représentant de la France serra la main du Moï francisé et, aprèsl’avoir remercié de ses souhaits de bienvenue et l’avoir félicité de saconnaissance de la langue française, il le pria de le conduire au plustôt à la chambre qui lui était destinée, car il avait besoin de sereposer et surtout de procéder à ses ablutions, avant de transmettre àla population de Nuoc les souhaits de prospérité et de bonheur que lesautorités supérieures l’avaient chargé de lui porter. Pendant le court trajet, entre les abords du petit centre urbainjusqu’à la demeure du chef de poste, les Moïs massés le long de laroute regardaient le grand chef français avec des yeux étonnés etsauvages, tandis que quelques-uns d’entre eux frappaient avec entrainsur leurs gongs. Mais ces rudes populations montagnardes ne sont guère expansives.Malgré le grondement sonore des cuivres, malgré les rauquesacclamations des hommes, l’enthousiasme paraissait factice et Maloine,en vieux colonial perspicace et madré, ne se laissait pas duper par cesmanifestations de « commande ». Il comprenait très bien que l’ordre avait été donné de recevoirdignement le mandataire de la France, mais il sentait parfaitementaussi que le « cœur n’y était pas ». « Pourquoi, se disait-il, Jean Dubard n’était-il pas venu lui-mêmeau-devant de l’envoyé du chef de la colonie ? C’était pourtant unélémentaire devoir de courtoisie. » - M. le chef de poste est-il malade ? demanda le résident au Moïherculéen qui le guidait. - Mais non, monsieur le Résident, pourquoi cela ? - Oh ! pour rien ; parce que je pensais qu’il se dérangerait lui-mêmepour me souhaiter la bienvenue. - Oui, oui, approuva-t-il. Il regardait droit devant lui et les mots sortaient de sa bouche,saccadés comme ces jets de vapeur que lancent les tuyaux dans lesusines. - M. le chef de poste, commença-t-il, avait d’abord eu l’intention devenir. Il était même habillé avec un beau costume blanc tout empesé. Etil était de mauvaise humeur parce qu’il avait perdu l’habitude deporter ces costumes européens et que ça le gênait, n’est-ce pas ? - Comment donc s’habille-t-il en temps ordinaire ? - Oh bien ! monsieur le Résident, il a adopté notre manière de se vêtir. - Comme vous parlez bien ! ne put s’empêcher de remarquer le jeuneMorin, qui écoutait avec un certain étonnement ce collègue aux yeuxfarouches et au teint de cuivre. Le Moï, ne sachant pas exactement s’il s’exprimait comme il le fallait,crut bon de préciser : - Oui, M. le chef de poste s’habille comme nous autres… Il s’arrêta et rit doucement, comme s’il comprenait l’humour de sonexplication. - Il est habillé, c’est-à-dire qu’il est déshabillé comme nous. Il a letorse nu et il porte autour des reins une large ceinture. - Ah ! vraiment ? s’enquit Maloine que ces renseignementsintéressaient, et… pour tout le reste… il vit aussi à la manière de vostribus ? - Mais oui, monsieur le Résident, il mange comme nous et, quand il va àla chasse, il fait exactement comme nos guerriers. Ah ! il s’est viteadapté à nos usages : aussi tous, Rhades, Mnongs, Djarays, Blos etKtuls, tous, monsieur le Résident, aiment et vénèrent le Ay Prong (2). - A la bonne heure, à la bonne heure ! approuva Maloine mi-figue,mi-raisin. Et, se tournant vers son secrétaire sur le visage duquel s’esquissaitun sourire moqueur : - Eh bien ! c’est très joli tout cela ! Ma parole, je crois que notrerandonnée ne sera pas inutile et qu’il va tout de même falloir rappelerau pauvre garçon qu’au-dessus du pays Moï, il y a encore la France. Le jeune Morin s’inclina, mais protesta doucement : - Ma foi, si M. Dubard vit seul depuis cinq ans au milieu de cespopulations primitives, il est un peu excusable d’avoir pris leurscoutumes. - On n’est jamais excusable, répartit sentencieusement Maloine,d’oublier que l’on est avant tout un Français. _______ - Sapristi ! vite, vite, dépêche-toi, apporte-moi mon pantalon et mondolman blanc ! As-tu au moins veillé aux boutons ? S’il manque desboutons, qu’est-ce que je vais devenir ? Je ne peux tout de même pas meprésenter devant Maloine avec un costume fripé et un col déboutonné.Srong, je t’en conjure, donne-moi vite tout ce dont j’ai besoin. Onvient de me prévenir que mes chers compatriotes sont arrivés à Nuoc. Ilfaut absolument que je sois prêt pour les recevoir. Jean Dubard marchait avec nervosité dans sa chambre à coucher. Il setourna vers une femme, souple et nerveuse comme une panthère, quirestait immobile au milieu de la pièce. - As-tu entendu, Srong ? Dans un quart d’heure, le résident va être là.Il est indispensable que je sois habillé correctement. Et, je t’ensupplie, dis à Hni et Thet de mettre leurs costumes de cérémonie.Fais-en de même, je désire absolument que vous me fassiez honneur etqu’on ne dise pas que j’habite avec des sauvagesses. M. le chef de poste de Nuoc était fort agité ; il allait et venaitfébrilement à la manière d’un amant impatient qui attend la venue de lafemme aimée. C’était un quadragénaire petit et maigre, aux membres fortementmusclés. Il avait un visage énergique, éclairé par des yeux mobiles etaigus derrière les verres d’un pince-nez. Une courte moustache noiresoulignait l’arc volontaire de la bouche. La jeune femme, qui avait le buste entièrement nu, portant pour toutcostume une bande d’étoffe enroulée autour des reins et tombant commeune jupe jusqu’aux pieds, regardait avec un air hébété son amantincapable de rester tranquillement en place. Jamais elle ne l’avait vu ainsi et elle l’observait un peu craintive,mais avec la curiosité que l’on a en face d’une bête féroce nonapprivoisée. - Allons, voyons, dépêche-toi, qu’attends-tu donc ? Srong comprit enfin et disparut rapidement, moins pour apporter aublanc ce qu’il lui avait demandé, que pour avertir ses compagnes de lanervosité du maître. Jean Dubard vivait avec trois femmes rhadés qu’il avait naturellementchoisies parmi les plus belles. Comme il était bon avec elles, qu’ilrespectait leurs traditions et qu’il leur offrait généreusement descolliers et des bracelets, il s’était attaché sincèrement ces âmessimples. Les femmes, dans ce pays où règne le matriarcat, sont pourtanthabituées à dominer. Mais Jean Dubard était le chef, le Ay Prong, etcomme il était de plus de race étrangère, elles s’étaient de bon grésoumises à son autorité et elles vivaient toutes trois en bonneharmonie avec lui. Srong, dont les proportions avaient l’harmonieuse perfectiond’une statue et dont l’esprit intelligent et vif s’était sans effortassimilé les manières de penser du Français, était la préférée. D’uncaractère décidé, c’était elle qui dirigeait la maison du fonctionnaireeuropéen. Celui-ci se reposait sur elle de tous les soins du ménage, etses compagnes, Hni et Thet reconnaissant implicitement sa supériorité,s’étaient pliées sans protestations contre sa tutelle. Elles chantaient à tue-tête un « m’muinh » tout en pilant joyeusementle riz, lorsque Srong, les sourcils relevés, le regard grave, parutdevant elles. - Ne faites pas tant de bruit, leur conseilla-t-elle d’un airimportant. Le Ay Prong est de mauvaise humeur. Et puis, il veut quevous vous pariez de vos bracelets et de vos colliers et que vousmettiez vos belles vestes Kteh et vos jupes de cérémonie. - C’est à cause du grand chef français ? s’enquit Hni, toute jeunefille aux sourcils soigneusement arqués et au visage rond et plein. - Alors, reprit Thet dont la poitrine était opulente comme ces papaïesgonflées de suc que le soleil a mûries, il va y avoir réjouissance.Pourquoi alors le Ay Prong est-il de mauvaise humeur ? - Comment le saurais-je ? répliqua Srong. Mais je l’ai bien constaté :depuis qu’un messager lui a appris l’arrivée de ses compatriotes, ilest soucieux, il commande méchamment, il se met en colère. - Es-tu sûre, demanda l’insouciante Hni dont la jeunesse ne pensaitqu’à s’amuser, qu’il va y avoir fête ? - Oui, oui, répliqua vivement la favorite. D’abord il a commencé parfermer les poings et par déclarer tout haut : « Non, non, je ne ferairien, je le recevrai comme un simple voyageur ! » Et puis, il aréfléchi, il a appelé Dran et il a dit : « C’est l’envoyé du chef de lacolonie. Il faut tout de même que je lui fasse honneur. Préviens tousles chefs ; que les guerriers et les jeunes filles viennent avec leurslances, leurs gongs, leurs jarres et leurs fifres. Qu’ils viennent tousà Nuoc. Il y aura une belle fête en l’honneur du grand chef français. » Un appel impatient et irrité interrompit la bavarde. - Srong, qu’est-ce que tu f… ? Mon costume, nom de… - Oh ! j’avais oublié ! s’écria la jeune femme confuse. Et elles’enfuit, plus légère qu’une biche. Jamais la pauvre petite n’avait vu le Ay Prong aussi nerveux. Ilincarnait à ses yeux la force tranquille, l’intelligence sûred’elle-même. Aujourd’hui il grognait tout seul, tapait du pied,montrait un visage contracté. Il avait perdu l’habitude de s’habiller avec un costume européen. Celuique Srong apporta était fripé et des tâches d’humidité s’étalaient auxgenoux. - C’est du propre ! grommelait Dubard. De quoi vais-je avoir l’air ? Jevais passer pour un sauvage ! Et puis, zut, après tout ! Si M. leRésident n’est pas content, qu’il reparte tout de suite, je ne leretiendrai pas. Pourquoi, diable, vient-il fourrer son museau ici ?Tout marche bien, les tribus sont en paix. Qu’il me la fiche aussi, lapaix, sacrédié ! Il laça ses souliers blancs et se calma un peu. Une nouvelle explosionde colère fut provoquée par l’agrafe du col, complètement rouillée. Enfin il fut prêt. Il se regarda dans une glace. L’examen lui parutsatisfaisant : - Bon, bon, ça va ! Je suis correct ! L’administration française n’aurapas à rougir de moi ! Srong restait immobile, pleine d’admiration pour son époux, sanglé dansson dolman, rasé de frais, les cheveux fièrement relevés en brosse. - Tu es beau, Ay ! - Petite malheureuse ! tonna Jean Dubard ; tu as fini de m’admirercomme une bête curieuse. As-tu pensé à mettre en état deux chambrespour mes deux invités ? – Il se reprit : – Beaux invités, ma foi ! Desinvités forcés, nom de nom ! Enfin, il faut être poli… Veille à cequ’ils ne manquent de rien. Et puis, va te faire belle. Je t’ai achetéune robe jonquille épatante… mets-la ! Mais, pour l’amour du ciel,préviens Hni et Thet. Soyez sérieuses, toutes les trois. Hum ! Maloineétait un chaud lapin. Son secrétaire doit être bouillant de sève.Faites attention qu’ils ne tournent pas autour de vous. La jeune femme, au lieu de s’en aller, ne bougeait pas comme si ellevoulait dire quelque chose et qu’elle n’osât point. - Que veux-tu ? demanda impatiemment le chef de poste. Tu restes làcomme une souche. As-tu donc une tête plus dure que le poisson kroa ? - Ay, Ay, demanda timidement la jeune femme, pourquoi vient-il, legrand chef français ? Tu ne vas pas partir avec eux ? Il ne va rienchanger dans le pays ? Jean Dubard regarda avec émotion sa compagne : - Sois tranquille, Srong ! Voilà déjà cinq fois douze lunes que je suisparmi vous. N’ai-je pas vu cinq fois la saison sèche succéder à lasaison des pluies ? Tous vos morts, les morts d’hier, ceuxd’aujourd’hui sont avec moi. Ils me parlent, je les écoute. Ce sont euxqui m’ont appris à vous aimer et à vous protéger. Comment, dans cesconditions, pourrais-je vous abandonner ? - Même si les grands chefs français l’ordonnaient, tu ne nousquitterais pas ? demanda-t-elle une dernière fois d’un ton où JeanDubard percevait une indéfinissable angoisse. Il attira la fidèle Moïesse contre lui et brusquement la tint serréecontre sa poitrine : - Rassure-toi, fit-il d’une voix bourrue pour cacher le trouble qu’ilsentait au fond de lui-même depuis plusieurs jours et qu’il s’efforçaitde chasser loin de son cœur ; rassure-toi et rassure tous ceux que tuconnais. Les grands chefs français ne songent certainement pas à vousfaire du mal ni à vous asservir. Vous êtes un peuple libre et c’est unefierté de vous avoir redonné conscience de votre passé. Comprends-tu,Srong ? Eh bien ! de toute façon, je vous défendrai, je défendrai vostraditions, vos coutumes. Et il faut avoir confiance en moi, hein ? - Oh oui ! Ay, avec toi, nous ne craignons rien ! Le grondement des tam-tams, les éclats des gongs roulaient au dehors. - Allons, allons ! il est temps ! s’écria Jean Dubard. Il fautabsolument que Nuoc conquière l’envoyé de la France… quellesinstructions peut-il bien porter ici ? Bah ! on verra bien. Et M. le chef de poste de Nuoc, légèrement engoncé dans son costumeeuropéen qu’il ne portait plus depuis cinq ans, courut au-devant de sescompatriotes, sans aucun enthousiasme. __________ La maison de Jean Dubard était spacieuse et sympathique. Elle étaitbâtie sur pilotis avec des murs en bambous tressés et un toit élevé, enchaume. Un bougainvillier aux fleurs mauves égayait la façade avec sesbranches éclatantes encadrant les fenêtres. De chaque côté du perron,des touffes de bambous jaillissaient et tout autour de la demeures’étendaient des pelouses soigneusement entretenues, coupées deruisselets, bordées de manguiers, d’ifs et de palmiers, avec desmassifs d’hibiscus et de bananiers et des plates-bandes de balsamineset de soucis du Japon. C’était Jean Dubard lui-même qui avait conquis ce terrain coquet sur lasombre et impénétrable forêt, dont on voyait tout près les cimesmobiles. Debout sur le perron, il attendait les nouveaux arrivants avecune fierté légitime pour l’œuvre accomplie et une sourde inquiétudepour l’avenir. Maloine, que le jeune secrétaire Moï venait de guider jusqu’au cottage,ne cacha pas son émerveillement. Il ne s’attendait pas à trouver unbâtiment aussi élégant au milieu d’un paysage si sérieusement défriché. La main tendue, il grimpa alertement les quelques marches du perron,tandis que le maître de céans descendait à son tour pour souhaiter labienvenue à son chef. - Avez-vous fait bon voyage, monsieur le Résident ? - Un peu fatigant, un peu fatigant, mon cher Dubard ! Mais, dites-moi,c’est un véritable Eden chez vous. On est bien récompensé de ses peinesen y arrivant. Tous mes compliments, mon cher ! On se croirait devantun chalet suisse. C’est du plus ravissant effet ! - Vous êtes le bienvenu, monsieur le Résident, dans ma modeste demeure. - Merci, merci, mon cher. Hein ! fit-il, en se tournant vers le jeuneMorin enthousiasmé, qu’en dites-vous ? N’est-ce point là la maison devos rêves ? Ah ! j’oubliais, mon cher Dubard, de vous présenter monjeune secrétaire, André Morin, qui brûle de marcher sur vos traces. Les deux hommes se serrèrent la main. - On doit être heureux chez vous, monsieur le Chef de poste ! insinuaMorin qui admirait sincèrement la beauté du site et la simplicitéconfortable du bungalow. - Sacré Dubard ! plaisanta le résident. Il a trouvé ce qu’il lui faut !une chaumière et un cœur ! Et frappant sur l’épaule du subordonné qu’il venait inspecter, il ritd’un air complice. - Eh ! Eh ! une chaumière et un cœur ! Est-ce qu’il ne faudrait pasplutôt dire des cœurs ? - Ah ! je vois qu’on vous a parlé de moi ! grogna l’hôte dont la figurese rembrunit. Maloine ne sembla pas s’en rendre compte. Fonctionnaire très sérieux,il comptait s’acquitter le plus honnêtement du monde de la tâche donton l’avait chargé : il n’était point homme à transiger, parcamaraderie, avec sa conscience. Il avait été envoyé à Nuoc pour faireun rapport sur la conduite de Jean Dubard et pour prendre les mesuresqui s’imposeraient. Si celui-ci négligeait ses fonctions ou suivait unepolitique en désaccord avec les instructions de ses chefshiérarchiques, Maloine n’hésiterait point à agir énergiquement et mêmeà sévir contre le pauvre diable, s’il le fallait. Le devoir avant tout ! Mais le devoir, pensait-il, n’excluait pas lacordialité. Et il tenait particulièrement à éviter les manières d’uncroquemitaine. Aussi poursuivit-il assez lourdement : - J’espère, mon cher ami, que vous nous montrerez votre harem. - Mais certainement ! répliqua-t-il froidement. Morin remarqua le changement de ton de Dubard. « Diable, pensa-t-il intérieurement, voilà un gaillard qui n’aime pasle badinage. Le patron avait raison de me prévenir, mais il auraitmieux fait de se souvenir lui-même de ses propres recommandations. » Cependant l’hôte conduisait ses invités dans les chambres qu’il avaitfait préparer à leur intention. - Monsieur le Résident, vous devez être éreinté. Il vous sera sansdoute agréable de prendre un peu de repos aujourd’hui pour pouvoirassister demain aux fêtes qui se dérouleront en votre honneur. Il salua sèchement et disparut avec la hâte de quelqu’un qui va éclateret ne peut plus se contenir. Maloine resta un peu décontenancé par ce brusque départ. Il regarda sonjeune collaborateur en hochant la tête. - Hé bien ! il n’a pas l’air commode le Ay Prong ! Sapristi ! quellemouche l’a piqué ? Qu’en pensez-vous, mon petit ? - Vous m’excuserez, monsieur le Résident ? Je pense qu’il voudrait biennous voir aux cinq cent mille diables. - Ça, c’est curieux, par exemple, constata Maloine. Quand on vit enpleine brousse comme lui, loin de la vie civilisée, on est ravihabituellement de voir passer des compatriotes. On met les petits platsdans les grands. Sapristi ! Je ne suis pourtant pas intimidant, hein !Qu’en dites-vous, Morin ? Le jeune homme fit un geste évasif. Le résident réfléchit quelques instants : un sourire détendit sestraits. - Palsambleu ! Nous sommes ridicules. Dubard a tout simplement voulunous laisser reposer, il sait bien que les promenades à dos d’éléphantne sont pas des parties de plaisir. Et puis, il s’esclaffa : - Je parierais que le coquin est jaloux, il craint pour ses chéries.Vous êtes jeune et joli garçon… un rival dangereux, ma foi. Hélas ! jen’ai pas votre âge, mais je ne suis pas encore décati et j’avaisautrefois une brillante réputation. Ça ne m’étonnerait pas qu’il seméfie de nous ! Maloine demeura un instant pensif. Morin en profita pour marcher versla porte. - Parfait, parfait, reposez-vous, lui cria son patron. C’est égal, sivous rencontrez en chemin votre jeune collègue de la « tribu qui chasseet dompte les éléphants », tâchez donc de lui tirer un peu les vers dunez… Parole d’honneur, murmura l’honnête Maloine, j’ai l’impression que nousdérangeons beaucoup notre vieil Ay Prong. Attends un peu ! je t’enficherai des « Ay Prong », moi ! Et, machinalement, il répéta la phrase de son jeune secrétaire ! - C’est ma foi vrai, je crois bien qu’il voudrait nous voir aux cinqcent mille diables ! ________ Le soleil déclinait. Une lumière atténuée, douce comme l’ambre,éclairait le jardin et baignait le mobilier – d’une simplicité rustique– du bungalow de Jean Dubard. C’était une heure que le maître du logis aimait entre toutes. Après unejournée consacrée aux besognes quotidiennes, il se plaisait à s’étendredans une chaise à bascule et à écouter les bavardages des trois femmes. Connaissant les habitudes de la population au milieu de laquelle ilvivait, il savait que le Ay Prong ne doit point planer inaccessible etmystérieux comme une idole. Il lui faut, au contraire, se mêler à lavie de ces êtres primitifs dont on peut si aisément gagner les cœurspar des marques d’intérêt et par une attitude cordiale et franche,alors que des manières hautaines et dédaigneuses risqueraient à toutjamais de se les aliéner. Il avait donc pris l’habitude d’accueillir sans morgue tous ceux quivenaient l’entretenir de leurs affaires et il écoutait leurs histoiresavec l’indulgente sympathie d’un frère aîné. Il jeta autour de lui un regard sur les objets familiers quigarnissaient la vaste pièce où il avait coutume de travailler et derecevoir ses visiteurs. Il y avait là des lances, des flèches, destrophées de chasse : cornes de cerfs, défenses d’éléphants et même unesuperbe tête de tigre qu’il avait lui-même abattu. Des pipes en cuivre,d’autres en bambou recourbé, ornées de dessins gravés alternaient avecdes gourdes ventrues et des hottes artistement tressées en vanneriemulticolore. D’immenses gongs de cuivre rutilant étaient posés à terrecontre la muraille et des arbalètes en bois dur pendaient à desrateliers à côté d’un jeu de fusils, de carabines et de pistolets dudernier modèle. En cette fin d’après-midi rien de tout cela ne le distrayait. Sonesprit et son cœur étaient également inquiets. La présence de son hôte lui causait un malaise ; il ne pouvaits’empêcher de considérer cette visite imprévue comme une menace. « Enfin se disait-il, que vient-il faire à Nuoc ? Pour s’être aventurédans cette région lointaine où les routes n’existent même pas encore,il faut que sa mission soit importante. Que diable me veut-on ? Il était en proie à une angoisse fébrile, il tenait absolument à savoirce que les autorités de Hanoï avaient dans la tête, il était anxieuxd’être fixé sur son sort. Lorsque son secrétaire lui avait rapidement appris que Maloine, harassépar sa randonnée à dos d’éléphant, avait demandé avant tout à sereposer, il s’était immédiatement réjoui de ce court répit, mais ilavait en même temps été furieux de ce que le moment desexplications nécessaires eût été retardé. Il regarda sa montre : - Allons, grommela-t-il, je puis me mettre à l’aise jusqu’à ce que cetanimal sorte de sa chambre. Ouf, ça fait bigrement plaisir de sedébarrasser de ces sacrées frusques ! Ah ! zut ! j’ai oublié deprévenir ces messieurs de l’heure du dîner ! Il appela son secrétaire : - Dran, mon ami, va vite chez le jeune homme, ton collègue.Explique-lui que nous dînerons à huit heures et que son patron et luiont ainsi tout le temps de se remettre de leurs fatigues. Au fait, j’ypense, acheva-t-il exactement sur le même ton que Maloine adressant uneheure plus tôt une recommandation identique à son jeune collaborateur,tâche donc, si tu en as l’occasion, de tirer les vers du nez du garçon. Comme le fils du chef de la tribu « qui chasse et dompte les éléphants» ne semblait pas très bien comprendre cette expression imagée, ilprécisa : - Oui, tâche de t’informer discrètement des projets de son patron.Comprends-tu ? ce qui m’intéresse, c’est de savoir ce qu’il vient f…ici. Jean Dubard avait jeté au petit bonheur, sur le dos d’une chaise, sondolman et son pantalon blancs, et, sommairement vêtu d’un langouti quilui entourait les reins, il se balançait en tirant nerveusement desbouffées d’une pipe qu’il finit par laisser éteindre. Non, vraiment ! il n’était pas dans son assiette ordinaire. Il avaitbeau se raisonner, il éprouvait une bizarre impression : ainsi, parcertaines nuits ténébreuses, frissonne-t-on sans raison dans son litcomme si l’on était entouré de forces invisibles et malfaisantes. Il frappa dans ses mains pour faire venir une de ses femmes. Srong etHni, la longue jeune fille, accoururent fort excitées. Elles étaientrouges et discutaient toutes deux avec animation. - Allons, que se passe-t-il encore ? demanda Dubard avec impatience : - Oh ! Ay, si tu savais ! Figure-toi… Elles parlaient toutes deux à la fois si précipitamment et siconfusément qu’il était impossible de comprendre quoi que ce fût deleur discours. - Mais, sacrebleu ! un peu de calme ! Expliquez-moi posément ce qui estarrivé. Commence, toi, Srong ! La favorite savait mieux coordonner ses idées. - Voilà, Ay, fit-elle. Nous étions toutes deux en train de noushabiller dans la chambre qui est à côté de celle des étrangers quandnotre porte s’est ouverte tout d’un coup. Nous avons vu entrer un jeunehomme… il est bien, tu sais – la jeune Hni approuva chaleureusement dela tête, – il nous a regardées en riant… nous avons voulu nous enfuir,comme tu nous l’avais recommandé… oh ! mais, il a couru après nous, ilnous a raconté un tas d’histoires… je n’ai pas bien compris tout… etpuis… Elle s’arrêta, embarrassée. - Et puis, quoi ? demanda nerveusement Jean Dubard. - Et puis, reprit la jeune femme, il a attrapé Hni par la taille et ill’a embrassée. - Tu t’es laissé faire ? explosa-t-il. Eh bien ! il ne manquait plusque cela ! Si c’est là le but de leur mission ! J’héberge là de jolismufles ! Car enfin, tel secrétaire, tel patron. Si ce garçon se conduitd’une façon aussi incorrecte, c’est que M. le Résident l’y a incité.Parbleu ! vous êtes des sauvagesses… moi aussi je suis redevenu unsauvage. Est-ce que les blancs, les conquérants, ont besoin de se gêneravec de pauvres êtres arriérés comme les populations de Nuoc ? Ah !sacré tonnerre ! Il jurait et serrait les poings. - Je savais bien, grommelait-il, qu’ils ne font qu’apporter le troublepartout où ils passent. Il s’était levé de sa chaise, furieux. Ce fut à ce moment qu’un vieilindigène, aux yeux à demi éteints, au chef branlant, pénétra dans lapièce. Il était accompagné de deux jeunes guerriers qui le guidaientpiteusement. En le reconnaissant, le Ay Sprong reprit à peu près son sang-froid ; ille fit asseoir près de lui et très doucement se mit à l’interroger. Le vieillard commença sans aucune gêne à raconter une interminablehistoire de buffles et de jarres dont ses jeunes compagnonsattestaient, autant par la parole que par les gestes, la véracité. C’était un spectacle peu banal que celui de ce fonctionnaire français,dans la tenue la plus sommaire, allongé sur une chaise longue etprêtant attention au discours d’un vieillard squelettique et chenu,entouré de deux jeunes hercules entièrement nus, à l’exception d’unemince bande d’étoffe servant de cache-sexe. Le bruit d’une porte qu’on ouvrait fit tressauter Jean Dubard. Il seretourna. M. Maloine, fraîchement baigné, rasé de près, les cheveuxpommadés, venait d’entrer dans la pièce. Il écarquillait des yeux rondsd’étonnement et une moue réprobatrice plissait ses lèvres. - Ah bien ! Ah ! par exemple ! Jean Dubard prit le taureau par les cornes. Il était fort ennuyé d’êtresurpris dans une mise aussi négligée, mais la conscience de… de sonincorrection lui donnait de l’humeur contre lui-même et surtout contrele trouble-fête. - Vous voyez, commença-t-il sur un ton presque agressif, j’ai adoptéles usages du pays. C’est une bonne méthode pour obtenir l’oreille deces braves gens. - Ah ! parfait ! parfait ! murmura le résident interloqué. Je voisqu’on ne m’avait pas trompé : les Moïs ont déteint sur vous. Ils vousont fait descendre à leur niveau. Or, ajouta-t-il plus doucement, c’estun point de vue… Mais, – il cherchait ses mots avec un certain embarras– il eût sans doute été préférable que, en votre qualité de mandatairede la France, vous vous appliquiez à leur apporter un peu du reflet denotre civilisation. Mon cher Dubard, ne l’oubliez pas, vous êtesfonctionnaire français. La semonce avait été prononcée sur un ton d’indulgence, mais il étaitfacile de reconnaître, sous l’aménité des paroles et la courtoisie duton, le blâme qui y était implicitement contenu. Le chef du poste nes’y trompa pas. - Monsieur le Résident, s’excusa-t-il, je suis confus que vous m’ayezvu dans cette tenue incorrecte. Je pensais que vous vous reposiez etcomptais m’habiller pour le dîner. - Oui, oui, murmura, bonhomme, le résident, ça vaudra mieux. Au fait,reprit-il, d’un air détaché, vous n’avez donc pas de drapeau français ? - Mais si, pourquoi donc cette question, monsieur le Résident ? - Oh ! ne vous affolez pas, mon cher ami. C’est bien simple. Je n’ai vuflotter nulle part nos trois couleurs. Or, nous sommes ici enterritoire français, n’est-il pas vrai ? - Evidemment, répondit Dubard d’assez mauvaise grâce. - Eh bien ! insinua gentiment Maloine, ne croyez-vous pas qu’il seraitbon de planter le drapeau tricolore sur votre bungalow ? Car, enfin, sirien ne rappelle à vos Moïs que la France les protège, ils auronttendance à ne plus s’en souvenir. - Vous êtes mon chef, répliqua assez sèchement Dubard. Vos ordresseront aussitôt exécutés. Je vais y veiller moi-même. Maloine, un peu contrarié de l’attitude prise par le chef du poste,essaya de dissiper cet accès d’impatience. - Mais voyons, cher ami, ne vous méprenez pas sur le sens de mesparoles. Vous êtes chez vous, je n’ai nullement l’intention desubstituer mon autorité à la vôtre et de commander à votre place. Parconséquent, que votre susceptibilité ne soit pas trop chatouilleuse ! - Ne craignez rien, monsieur le Résident, je sais parfaitement ce queje dois aux autorités supérieures. Les habitants de Nuoc vont pouvoircontempler notre pavillon. Quel malheur qu’ils ignorent notre langue !Sans doute s’écrieraient-ils : comme on est fier d’être Français ! Maloine ne parut pas entendre cette remarque ironique. - Dites-moi, fit-il au moment où Dubard allait disparaître, vousn’auriez point vu mon secrétaire, par hasard, J’ai besoin de lui. Le Ay Prong ne put garder plus longtemps son sang-froid. Ilmontra brutalement son irritation. - Il n’a donc rien à faire, celui-là ? - Eh ! quel crime a donc commis le pauvre garçon ? demanda le patronqui n’était guère rassuré. Dubard se ressaisit brusquement. Après tout, il était l’hôte et il sesouvint des obligations qu’impose l’hospitalité. - Oh ! un enfantillage ! fit-il avec un sourire forcé. Le gaillard a lesang chaud et il a voulu embrasser de force ma… une jeune femme qui vitici. Il doit encore s’imaginer, gouailla-t-il avec une amertume voilée,que les blancs ont tous les droits. Maloine, légèrement contrarié, essaya de plaisanter pour masquer sonennui. - Bah ! il faut bien que jeunesse se fasse ! - Bien sûr, grommela Dubard, mais j’aimerais mieux qu’elle se passâtailleurs que chez moi. Demain j’ai commandé en votre honneur, monsieurle Résident, des danses de guerriers et de jeunes filles. Plusieursd’entre elles sont ravissantes. Mais votre jeune collaborateur ferabien de se surveiller, car les Moïs sont assez chatouilleux surl’honneur de leurs femmes et de leurs filles. Le résident hocha la tête en voyant disparaître son hôte. - Voilà un garçon qui ne nous porte pas dans son cœur, murmura-t-ilmélancoliquement. __________ Le dîner manqua d’entrain. Une gêne indéfinissable semblait peser surles convives. Jean Dubard s’efforçait à la cordialité ; il y parvenaitmal. Son front s’était rembruni dès le début du repas, par la faute deMaloine d’ailleurs. Pressentant l’atmosphère lourde qui allait planer, le résident avaitinsisté pour que les trois jeunes femmes prissent place à table. - Ne nous privez pas de l’éclat de ces fleurs des montagnes ! avait-ildit gracieusement. Mais cette galanterie surannée et d’une originalité contestable avaitindisposé le maître du logis, d’autant plus que le jeune Morin avaitcru devoir se joindre à son patron pour plaider la cause desépouses-associées. Quoi qu’il en eût, Dubard avait bien dû se résigner, faute de paraîtreun Othello effroyable, un monstrueux tyran rongé par la jalousie. Mais le repas – excellent pourtant et arrosé de fin généreux et deliqueurs de choix, – n’avait point échauffé ceux qui y avaient prispart. Les conversations languissaient péniblement. Il n’était pasdifficile de se rendre compte que chacun essayait – par courtoisie –d’éviter d’aborder des sujets qui eussent pu devenir brûlants. Cesefforts contribuaient malheureusement à accroître l’impression demalaise qui obsédait les convives. - Vous ne vous ennuyez jamais ici ? demanda Maloine entre deux bouchéesd’un rôti de cerf préparé avec art. Car enfin vous n’avez aucun amiblanc à qui vous puissiez vous confier ? - Ma foi, non ! Mais je ne m’en plains pas. Je me suis attaché, plusque vous ne pouvez l’imaginer, à cette population que tous ses voisinsont toujours méprisée. Ce sont pourtant des êtres dignes d’intérêt, jevous le jure. Mais voilà… ils sont fiers et beaucoup plus fins qu’on nele croit en général… Si on ne les brusque pas, Dieu sait tout ce qu’onpeut obtenir d’eux ! Maloine interrompit, d’un air innocent, ce panégyrique. - Dites-moi, vous êtes le seul blanc ici ? Je croyais qu’un médecinvous était adjoint ? - C’est exact, mon cher Résident. Malheureusement, le docteur Marty estdécédé il y a un peu plus d’un mois. - Oh ! comment cela, un accident ? - Un accident ? Oui, si l’on veut…, répondit évasivement Dubard. - Mais enfin, s’enquit assez nerveusement Maloine que cette nonchalanceagaçait, de quoi est-il mort ? - Oh ! d’une insolation, tout simplement. - Cela a dû vous affecter terriblement ?... Quand on n’a qu’un seulcompatriote, le voir disparaître, c’est pénible, n’est-ce pas ? Jean Dubard ne chercha pas à éviter le regard de son hôte. Sansforfanterie, sans cynisme, comme la chose la plus naturelle, il avoua : - Ma foi non ! Nous ne nous entendions pas très bien, Marty et moi, etsa mort m’a paru un bienfait des dieux ! Un tel cynisme bouleversa le résident, qui ne trouva pas autre choseà lui dire que : - Ah bien !... ah bien !... - Oui, poursuivit le plus franchement du monde le chef du poste, j’aiconsidéré le décès du docteur comme un bon débarras. Il avait la sacréemanie de s’interposer entre les indigènes et moi. Et que de fois il estvenu me trouver, me reprochant mon indulgence à l’égard de ces bravesgens ! C’est vrai, je suis indulgent envers ces pauvres Moïs, comme onl’est avec des enfants, mais lui, par ses fonctions mêmes, étaientmieux placé que quiconque pour se rendre compte que j’avais raison… - C’est possible… possible, marmonna Maloine ; cependant, je ne vouscache pas, mon cher Dubard, que l’Administration ne partage pasentièrement vos idées. Dubard s’anima : - Parce que l’Administration ne connaît pas cette population ! Tenez,voulez-vous me permettre… Maloine l’interrompit : - Non, non, mon cher ami, nous aurons demain, si vous le voulez, uneconversation sérieuse ; mais, ce soir, laissez-moi donc savourer enpaix votre excellent menu. - Vraiment, ce repas vous a paru convenable ? Dame, vous savez, dans cepays perdu, nous n’avons pas une cuisine raffinée… Maloine et le petit Morin protestèrent : - Comment donc ? Tout ce que l’on nous a servi était exquis ! - Tant mieux, tant mieux ! approuva Dubard satisfait. Avec enthousiasme, il vanta son bonheur : - Voyez-vous, tout me plaît ici ! Ah ! si vous saviez avec quelleallégresse je me réveille chaque matin au milieu de cette nature libreet sauvage ! On m’avait raconté tant d’histoires troublantes sur lacruauté, la mauvaise foi de ces pauvres Moïs, que je me défiais un peud’eux lorsque j’ai été nommé à Nuoc. Quelle erreur ! Ces primitifs sontla loyauté même. Je vous assure que je pourrais me promener dans lepays à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit ! Je suis le AyProng, le grand-père ! Je ne me fais pas d’illusions ! Ils se feraienttuer pour moi ! Je vous prie de croire qu’il ne faudrait pass’aviser de toucher à un cheveu de ma tête ! C’est qu’ils savent que jeles défends… Ah ! oui, je les protège. Je les défends malgré eux contrecertains de nos compatriotes, ces colons sans foi ni loi, ces écumeurscoloniaux qui considèrent ces braves Moïs comme des proies bonnes àêtre exploitées ! Ah ! j’en ai déjà expulsé plusieurs, je seraiimpitoyable… En parlant, il s’échauffait… Maloine hochait la tête, énigmatique. Illaissa tomber : - Mais, Dubard, ces blancs dont vous parlez sont des Français. Ensévissant contre eux, êtes-vous bien sûr de vous conformer aux vues duGouvernement général ? Le chef du poste s’arrêta brusquement. Ah ! comme il regrettait des’être laissé emporter par son ardeur ! Il avait cru, dans l’intimitédu tête-à-tête, avoir affaire à un ami qui le comprendrait. Un ami ? Ah! bien oui ! Un envoyé hostile venu enquêter sur ses agissements et quitirerait prétexte de ses confidences pour rédiger un rapport contre saconduite et qui concluerait peut-être en demandant son déplacement. Il demeurait silencieux, le front barré d’une ride soucieuse. - Qu’avez-vous donc ? lui demanda le résident. Vous paraissezbrusquement fatigué ? - Le climat doit être pénible à la longue, n’est-ce pas ? risqua lejeune secrétaire. - Il est excellent ! trancha Dubard, et nulle part je ne me suis jamaismieux porté qu’ici. - Cependant, fit Maloine gentiment, sans aucune intention malveillante,un congé vous ferait sans doute du bien. Sapristi… voilà cinq ans quevous vivez dans la brousse. Un petit tour en France ne vous tenteraitpas ? Un congé ! Dubard se renfrogna davantage encore. Parbleu, si on luiproposait un congé, c’était la preuve qu’on voulait lui faire quitterla province de Nuoc. Il n’y avait pas de doute, on cherchait à sedébarrasser de lui… Oh ! il ne se laisserait pas faire ! Il étaitrésolu à ouvrir l’œil et à tourner sept fois sa langue dans sa boucheavant de parler ! Aussi répondit-il en s’efforçant au calme : - Ma foi, monsieur le Résident, j’ai toujours bon pied, bon œil et lemonde civilisé ne m’intéresse guère. Je crois avoir encore du bonouvrage à faire chez mes montagnards, à moins – et son ton devint amer– que l’on ne soit pas satisfait de mes services en haut lieuet qu’on ne veuille à toute force m’expédier dans les pays civilisés. - Qu’allez-vous chercher là ? dit avec bonhomie le résident. Voyons,s’esclaffa-t-il, vous savez aussi bien que moi avec quelle impatiencenos collègues attendent l’époque des congés. Ma foi ! je m’imaginaisque vous étiez comme eux et que l’air du pays natal vous manquait. Carenfin, vous êtes plutôt privé de distractions ici… Nous avons pu jugerpar nous-mêmes, n’est-ce pas, Morin, que les moyens de communicationsont plutôt rudimentaires pour accéder à votre domaine ?... Comment,diable, n’avez-vous pas pensé à faire percer des routes ? - Oh ! répliqua Dubard, c’est une entreprise très difficile et quicoûterait très cher. D’ailleurs, les populations de ce pays sonthabituées à errer dans la forêt et la montagne, et des routes ne leurseraient pas d’une très grande utilité… Mon Dieu ! ces braves gens ontun grand avantage : ils sont, pour ainsi dire, protégés par la naturequi les met à l’abri de leurs voisins. Ils ne tiennent pas du tout àêtre en contact avec les étrangers qui ne viennent chez eux que pourles dépouiller et les asservir… - Eh ! monsieur Dubard, c’est votre conception, est-ce la bonne ? Lamission de la France, vous ne l’ignorez pas, prononça-t-il avecemphase, est d’apporter partout la civilisation et le progrès. Dubard éclata d’un rire sec qu’il réprima brusquement. Ah ! non, non !que le résident gardât ses belles phrases ronflantes pour les discoursofficiels. Mais sa gaieté ne dura guère : plus lumineuse qu’une aubed’été lui apparaissait la certitude que l’Administration supérieuredésapprouvait entièrement la politique qu’il suivait depuis cinq ans.Et la conclusion n’était pas difficile à deviner : Maloine avait étéchargé de lui porter la nouvelle qu’un bon congé serait excellent poursa santé… Pendant ce temps un chef de poste plus docile le remplaceraità Nuoc. Que deviendraient alors les Moïs, les Moïs qui avaient unetelle confiance en lui ? Ah ! non, non ! pas de cela ! Il était résolu à résister énergiquement. L’atmosphère était pénible. De temps en temps, par correction, lemaître de la maison s’efforçait de vaincre sa mauvaise humeur etd’entretenir aimablement ses invités. Mais la contrainte était visible. Le jeune Morin crut dissiper la gêne qui s’épaississait sur lesconvives en demandant à son hôte la permission de mettre un disque surle phonographe. - Vous devez bien avoir quelques airs modernes ? Oui, eh bien ! cela vaêtre charmant, nous allons danser un fox-trot avec ces dames qui n’ontpas l’air de s’amuser. - Elles ne savent point danser ! repartit Dubard d’un ton rogue. - Qu’à cela ne tienne ! Je vais leur apprendre quelques pas.Voulez-vous, mademoiselle ? proposa-t-il à Srong dont les yeuxbrillaient de désir. Sans attendre une réponse, il se leva et entraîna la jeune femme.Maloine, émoustillé par la fraîcheur de la petite Hni, s’apprêtait àsuivre l’exemple de son secrétaire. Il arrondissait déjà la jambe, toutsouriant à la pensée de presser contre lui ce corps robuste et sain depetite sauvagesse. L’œil noir et chargé d’une fureur contenue de sonhôte l’arrêta heureusement à temps. - Laissons la jeunesse s’amuser ! fit-il avec bonhomie. - Drôles d’amusements ! bougonna Dubard qui jetait des regards irritéssur le couple évoluant au milieu de la pièce. Progrès et civilisation !murmura-t-il en ricanant. Voilà les bienfaits que les blancsapporteraient aux Moïs si on les laissait faire ! Renfrogné dans son fauteuil, il évoquait pour lui les mœurs simples etpatriarcales des tribus de la montagne et des vallées fertiles et ilimaginait les bouleversements que provoquerait parmi elles l’arrivée deses compatriotes. - La musique ne semble pas vous donner des idées gaies, mon cher Dubard. - Oh ! répliqua-t-il vivement, ce n’est point la musique quim’attriste… Pauvre province de Nuoc, je pense à son avenir… et je nesuis pas rassuré. Maloine se rendit aisément compte de l’état d’exaspération dans lequella vue du couple, serré l’un contre l’autre, plongeait le chef du poste. Il adressa un signe à Morin. - Jeune homme, assez dansé ! J’en demande pardon à votre charmantepartenaire, mais ce voyage m’a fatigué. J’aurai besoin de vous demainmatin, avant d’assister aux fêtes qu’a préparée notre hôte à notreintention. Allons nous coucher : le marchand de sable est passé. Jean Dubard n’insista point pour retenir ses invités. L’amertumedébordait de son cœur. Il ne respira à son aise et franchement quelorsque ses deux compatriotes se furent retirés dans leurs chambres. Ilavait nettement l’impression que l’atmosphère avait été empoisonnée parles représentants de l’Administration et il sentait confusément planerun danger au-dessus du pays et de lui-même. Il attira successivement contre lui, avant de se mettre au lit, lestrois jeunes femmes déroutées par sa fébrilité et ses incompréhensiblessautes d’humeur. Et il les embrassa avec une chaleur et une émotionqu’elles ne lui connaissaient point. Quand il les quitta, elles remarquèrent que ses yeux étaient pleins delarmes… _________ Il s’endormit avec peine. La nuit prédispose au découragement… Lescaractères les mieux trempés perdent leur assurance dans l’obscurité. Aplus forte raison les esprits déjà inquiets, comme l’était celui deJean Dubard, se trouvent-ils ballotés et oscillants quand le soleil estcouché, ainsi que l’aiguille affolée d’une boussole. Ereinté par deux heures d’insomnie passées à se tourner et à seretourner dans son lit en ruminant de désagréables pensées, il finittout de même par s’endormir. A peine avait-il fermé les yeux qu’il vagabondait dans le pays desrêves. Il ignorait naturellement comment et pourquoi il avait ététransporté dans cette admirable vallée que bordaient de chaque côté lespentes de la montagne, aussi abruptes que les muraillesinfranchissables d’une forteresse. Une rivière aux eaux lentes coulaitpaisiblement sous des saules dont le feuillage d’argent se reflétaitdans le courant. D’immenses troupeaux de moutons frisés et pomponnéscomme des jouets broutaient sous sa surveillance une herbe si moelleusequ’on l’eût prise pour un tapis de velours vert. Des fleurs bigarréeset éclatantes, d’une splendeur telle qu’il n’en avait jamais vu depareilles, ne semblaient pas avoir d’autre objet que d’embellir etd’égayer la prairie d’émeraude. Il n’existe que dans les songes une pareille atmosphère de bonheur,aussi rayonnante et paisible. Les branches des arbres, garnies defeuilles tendrement vernissées, se balançaient au souffle d’une brisecaressante. La joie de vivre s’exhalait de toutes les créatures ayantla chance de vivre dans ce vallon d’élection. Dubard sentait bien quetout concourait à réjouir ses sens, il éprouvait cette impression sirare de la sécurité complète. Les moutons se pressaient autour de luicomme autour d’un protecteur et les oiseaux voletaient amicalement surses épaules. Il remarqua que, dans ce décor idyllique à la manièred’une toile de Poussin, il n’y avait pas un autre homme que lui… Le soleil brillait dans un ciel resplendissant ; Dubard le comparainconsciemment à une bassine de cuivre astiquée par une main diligenteet accrochée sur un mur bien repeint à neuf. Un point noir apparutsoudain dans le firmament et tout l’azur s’en trouva obscurci. Uneépouvante mystérieuse s’empara de tous les habitants de cette valléepaisible : les moutons s’enfuirent avec effroi, les oiseaux seperchèrent avec des cris craintifs dans les arbres et lui, troublé sanssavoir pourquoi, il observait l’horizon. Le point noir grossit :c’était un aigle qui fonça violemment sur lui. Il combattit durementcontre le volatile, puis il eut l’impression que des forcesl’abandonnaient et il tomba sur le gazon. Il assista alors à unedébandade éperdue de son troupeau. Il entendit des cris, des hurlementsde toutes sortes et il perdit connaissance. Quand il reprit sesesprits, ses moutons enrubannés avaient disparu ; les arbres avaientété abattus, un monstrueux bâtiment, dans le genre des « gratte-ciel »de Chicago, s’élevait sur le bord de la rivière privée de ses saules.Les berges fleuries étaient garnies de pierres cimentées et desappareils étranges aux affreux bras de fer se découpaient sur le cielsali par des flots d’une fumée noire. Il se frotta les yeux et avançade quelques pas, l’émotion le faisant trébucher. Il roula sur le sol etde sa main heurta un drapeau tricolore, un casque colonial ensanglantéet un revolver sur lequel ses doigts se crispèrent. __________ Il s’éveilla avec une désagréable sensation d’angoisse. Sa gorge étaitcontractée et une mauvaise sueur glaçait ses membres. Lui qui sautaitordinairement tous les matins à bas de son lit avec une joyeuseénergie, comme si le monde eût été une proie qu’il s’apprêtaitquotidiennement à conquérir, il se leva avec peine. Il avait lesmembres las et pesants, et la perspective d’une journée de fêtesofficielles en compagnie de ses hôtes indésirables l’excédait. - Que diable signifie ce rêve ? bougonna-t-il en s’habillant. Déjà les murmures de la foule des Moïs massés dans le jardin et dansles alentours, sous les banyans, montaient dans l’air de la bellematinée. Dans les chambres voisines, le résident et son secrétaireprocédaient en sifflant à leur toilette. - Allons ! ils sont contents, ceux-là ! tant mieux ! Après tout, serépéta-t-il comme il l’avait fait la veille, la plus élémentairecourtoisie veut que je leur rende leur séjour agréable. Je crois qu’ilsne verront pas souvent dans leur vie des cérémonies aussi pittoresquesque celles d’aujourd’hui. Il était prêt et il allait descendre pour donner des instructions àSrong et à ses compagnes avant de saluer Maloine, quand le souvenir deson rêve traversa encore son cerveau. - Et ce revolver que je tenais dans mes mains crispées ! Quelle drôled’idée ! Un revolver, pourquoi un revolver ? Machinalement, sa pensée se fixa sur ce mot et, inconsciemment, sans yprêter autrement attention, il ouvrit le tiroir où il rangeaithabituellement son arme et prit son revolver d’ordonnance qu’il enfonçad’un geste brusque dans la poche de son pantalon. Il rencontra sestrois femmes qui allaient et venaient, très affairées, à travers lespièces du logis. - Bon Dieu ! un peu de calme ! s’écria-t-il. On dirait que le feu vientd’éclater. Elles étaient toutes trois fort surexcitées par la perspective desréjouissances en l’honneur du grand chef blanc. Dubard arrêta par le bras Srong qui courait après Hni dans la cuisine. - Donne-moi donc un mouchoir, fit-il, je ne sais pas où tu les as mis. - Laisse-moi, répliqua-t-elle vivement, je n’ai pas le temps ! Il l’arrêta par le bras : - Ah ça ! en voilà des manières ! Où donc cours-tu comme cela ? Elle répliqua d’un air important : - Je vais voir si on a pensé à faire chauffer de l’eau pour la toilettedu Ay Prong étranger ! - C’est un peu fort ! grommela le chef du poste avec humeur. Qui est lemaître ici ? C’est Maloine ou moi ? Fais-moi le plaisir d’aller mechercher ce que je te demande et de t’occuper de moi avant lesétrangers ! Ma parole, murmura-t-il pour lui-même, il met tout sansdessus dessous, ce gaillard-là ! Il était furieux et il voulait néanmoins, par correction, faire bonvisage à son chef. Afin, comme il le disait parfois, de se donner ducœur au ventre, il se versa plusieurs rasades de rhum qu’il avala coupsur coup. Puis, en grognant, il se rendit sur la véranda et jeta uncoup d’œil sur ses chers Moïs ! Ils étaient tous venus, les chefs detribus et les guerriers et les femmes des montagnes, des vallées, desgrands lacs, de la terre des éléphants et des marais et du fleuve.Cette vue réjouit son cœur et rasséréna son esprit. Il les aimait, ceshommes aux nobles proportions, aux musculatures puissantes à demicachées par leur costume de cérémonie : une sorte de chemise attachéesur la poitrine par des brandebourgs en tissu rouge et ornée de galonsen étoffe cousus sur les manches. Et il aimait également les femmes,gracieuses sous leurs petites vestes voilant à peine leurs seinsgonflés et sous leurs jupons de kteh aux nuances multicolores. Il était fier de leur santé, de la beauté de leurs attitudes, de lanoblesse de leurs visages expressifs. « Quand Maloine va se trouver devant eux, il va bien être forcé de lesadmirer, se dit-il, et il va tout de même se rendre compte du prestigeque j’exerce sur ces âmes simples et dévouées ! » Aussi se présenta-t-il avec une mine presque souriante au résident,très digne dans son beau costume blanc, sur lequel il avait accrochétoute une brochette de décorations. Il regarda l’heure à sa montre. - Mon cher Résident, je ne voudrais pas vous presser. Mais il est tempsd’aller inspecter nos braves Moïs, qui nous attendent impatiemmentdepuis le lever du jour. Vous verrez vous-même combien ils sont dignesd’intérêt. Profitons de la fraîcheur matinale. Vous avez pu vous rendrecompte hier que, dans la journée, la chaleur est infernale. Un ventembrasé souffle du Laos et vous n’auriez certainement pas la force derester en plein air quand le soleil brûle les pentes de la montagne quiréverbère la chaleur. - Mon cher Dubard, je suis ici chez vous. Vous connaissez les habitudeslocales : je m’y conformerai. Allons donc admirer vos chasseursd’éléphants. Ah ! sapristi ! s’interrompit-il, où est donc passé monsecrétaire ? Je l’ai chargé d’apporter quelques menus cadeaux pour lesuns et les autres. Que diable fait-il ? - Morin, cria-t-il, impatienté. Le jeune homme arriva, essoufflé, les pommettes rougies, les cheveuxdépeignés. Il tenait à la main un sac mal fermé et derrière lui, lesprunelles brillantes, la petit Hni, à la fois orgueilleuse et gênée,s’avançait toute joyeuse de montrer le collier de fausses perles bleuesque venait de lui donner le galant secrétaire. Maloine rappela sévèrement son collaborateur à l’ordre. - Vous auriez pu me demander la permission d’ouvrir ce sac et dedisposer de son contenu. Dubard ne réussit point à cacher son mécontentement. Il s’approcha dela jolie créature, soupesa le collier qui ornait sa poitrine nue etlaissa simplement tomber avec un mépris irrité : - C’est du propre ! Une ombre obscurcit sa figure et deux rides soucieuses plissèrent sonfront ; puis il haussa les épaules avec colère et presque brusquementcommanda : - Allons, en route, le soleil est déjà haut dans le ciel. Le secrétaire Dran, à qui Jean Dubard avait donné ses instructions laveille au soir, était parti en avant pour prévenir les indigènes.Maloine, malgré son habitude des bruyantes fêtes annamites, tressaillitlorsque, descendant les quelques marches de la maison au milieu descariatides vivantes que représentaient les Moïs immobiles, un roulementpareil à celui du tonnerre dans la montagne lui assourdit les oreilles. A tour de bras, dès qu’ils avaient aperçu le Ay Prong étranger, lesmusiciens des tribus avaient frappé sur leurs tamtams et sur leursgongs de cuivre renflés, dont les sonneries planaient comme un oragesur la forêt, les paillotes et les gazons fleuris. Maloine, accompagné du chef de poste, avançait au milieu de la haie deshommes et des femmes qui regardaient curieusement le nouveau venu,jusqu’à une petite estrade recouverte d’une toile. C’était de là que legrand chef français, d’après les ordres de Jean Dubard, devait assisteraux réjouissances solennelles prévues en son honneur. - Pauvres gens ! grommelait Dubard, gagné par l’émotion en remarquantçà et là des figures de connaissance : chefs portant fièrement ledouble turban et la gibecière, et qui plantaient loyalement leur regarddans le sien ; vieillards ridés et courbés en deux dont lesmains se tendaient en tremblant vers les siennes. Pauvres gens !fassent les génies que je reste près de vous afin de vous protéger ! - Eh bien ! monsieur le Résident, que pensez-vous de mes administrés ?s’enquit-il avec l’orgueil d’un père présentant ses enfants. - De beaux hommes ! répliqua Maloine, de beaux hommes, d’une sauvagegrandeur. Mais ce qui me chiffonne, je vous le disais hier, c’est querien ne rappelle que nous sommes ici en territoire français. Je crains,mon cher ami, que vous ne laissiez un peu trop d’indépendance à vosgaillards. Dubard ne répondit rien. Cette observation l’avait indigné. L’alcoolqu’il avait absorbé à jeun lui brûlait le cerveau et lui brouillait lavue. Il dut s’appuyer au piquet de la tente pour ne point chanceler. Lespectacle lui apparaissait comme un douloureux cauchemar : ilretrouvait la désagréable impression qu’il avait éprouvée pendant lanuit. Les roulements des tamtams et les éclats des gongs lui faisaientl’effet des sanglots de tout son peuple Moï, et les notes aiguës etliquides des clarinettes des femmes lui perçaient le cœur commed’affreux gémissements. Soudain, de jeunes guerriers se détachèrent un à un des groupes qu’ilsformaient sous les arbres, à côté des éléphants dont les barrissementsse mêlaient au bruit des tamtams et des grands gongs « tshars » pourformer une symphonie déchirante. Les beaux jeunes gens demi-nus, armésde piques étincelantes, avant de danser se précipitèrent au galopdevant le grand chef français, avec des cris rauques et de sauvagesacclamations en manière d’hommage. Les détails de la cérémonie avaient été fixés à l’avance par Dubard ;mais, ce matin, une bizarre pointe de jalousie s’insinuait dans soncœur. Il oubliait qu’il avait lui-même recommandé de témoigner uneenthousiaste déférence à l’envoyé du gouverneur général et il souffraitde ces marques de respect, de ces cris de bienvenue qui nes’adressaient pas à lui, le Ay Prong aimé, mais à un autre. Et quelautre ! Un homme qui, sans doute, était venu pour bouleverser lesvieilles coutumes Moïs et qui amènerait avec lui les germesdestructeurs de la civilisation occidentale. - Ah ! sapristi ! Quelle magnifique allure ils ont, les bougres ! neput s’empêcher de s’exclamer le résident. Les mots frappèrent les oreilles de Dubard sans prendre designification dans son cerveau. Il se retourna vers son chef avec une expression indignée, comme si cedernier l’avait insulté. Dans le brouhaha, dans le tumulte de la fête, Maloine ne remarque pascet incident. Les yeux fixés sur les indigènes dont les combatssimulés, les pas de danse guerrière s’accompagnaient de vociférationssauvages, il ne s’apercevait pas de l’étrange attitude du chef du postequi grommelait des phrases disloquées et rageuses, tout en dardant surson supérieur des regards flamboyants. - Ah ! lança-t-il hargneusement à Maloine à demi étourdi par lespectacle imprévu qui s’offrait à sa vue, attention, voici le momentsolennel : en buvant à la jarre des tribus, vous allez sceller votrealliance avec elles. Effectivement, un vieillard, le fameux chef Ma Srin, dont les paupièresrougies étaient toujours humides de larmes, mais qui portait fièrementle double turban et la gibecière, insigne de la noblesse, s’approcha del’estrade où se tenaient les blancs. Arrivé en face des grands chefsfrançais, il fit effort pour redresser sa taille courbée en deux et,d’une voix qui chevrotait, le vieux chasseur d’éléphants commença undiscours imagé en s’adressant à Maloine. A Maloine ! A cet étranger ! Et lui alors, Dubard, qui avait tant peinépour les montagnards, qui avait vécu de leur vie, souffert, joui, ri etpleuré avec eux, il ne comptait donc plus ! Une rafale sanguine inondason cerveau désespérée, souleva tout son être. Il demeura immobile, affreusement figé sur place, la mâchoirecontractée, pendant que le résident, guidé par Dran, se dirigeait versune des jarres de faïence pansues qui s’alignaient sur le gazon.C’était toujours lui qui, avant la venue de ce maudit résident, avaitl’honneur d’aspirer la première gorgée d’alcool de riz fermentant dansles jarres ! Quelle atteinte à son amour-propre ! Il vit cette fois-ci le vieillards’accroupir sur le gazon et tendre respectueusement à Maloine la tigede bambou, à l’aide de laquelle le grand chef allait avaler la boissonsymbolique et douce-amère. C’en était trop ! Le sang martelait à coups précipités ses tempes ; unvoile pourpre semblait avoir été brusquement tendu devant ses prunelleset il regardait avec une haine féroce le résident penché sur la jarre.Ses yeux troubles n’apercevaient guère de son chef que le casquecolonial baigné d’une lumière sanglante. Le casque colonial, le casque du fantastique rêve de la nuit quivoisinait avec le revolver ! Instinctivement, d’un geste automatique,il saisit son arme, la braqua dans la direction du représentant dugouvernement général et tira. L’homme atteint dans le dos s’écroula,foudroyé. Dubard, subitement dégrisé, se passa la main sur le front. L’incidentavait été si brusque et si imprévu que tous les spectateurs restaienthébétés. Le petit Morin, malgré sa jeunesse, se conduisit en garçonconscient de ses responsabilités. Il courut vers son patron qui gisaitinanimé et constata vite qu’il n’avait plus devant lui qu’un cadavre. Dubard ne chercha ni à fuir ni à soulever contre l’autorité officielleses Moïs, comme il aurait pu aisément le faire. Il marcha vers Morin,le seul compatriote qui représentât la France dans ce pays perdu. - Arrêtez-moi, dit-il simplement. Je suis votre prisonnier. - Malheureux, s’écria Morin, pourquoi avez-vous fait cela ? Le chef du poste haussa les épaules. - Vous ne comprendrez pas… J’ai voulu sauver mes Moïs. J’ai voulu lesprotéger contre la civilisation ! Mon geste est probablement inutile,mais je ne le regrette pas. On jugea Jean Dubard à Saïgon et l’on attribua les motifs les plusinvraisemblables à son crime. En France, il parut complètementincompréhensible. On ne s’en préoccupa d’ailleurs pas outre mesure. Les coups de bambous sont si fréquents aux colonies, n’est-ce pas ? JEANDORSENNE. NOTES : (1) Abréviation de Gouverneur général, terme sous lequel tous lesfonctionnaires indochinois nomment leur chef. (2) Le grand-père. |