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DUVERNOIS, SimonSchwbacher, dit Henri (1875-1937) : Le Revenant(1924). Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (30.XII.2015) Texte relu par : A. Guézou. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : 6671-34) du numéro 34 (avril 1924) dela Revue littéraire mensuelle Les Œuvres librespubliée par Arthème Fayard à Paris . Le Revenant Nouvelle inédite par HENRI DUVERNOIS _____ La maison Pavilland, maroquineriede luxe, comptait dans l’aristocratie commerciale des boulevards. Desboutiques clinquantes avaient pu s’ouvrir qui resplendissaient, lanuit, de tous leurs feux électriques ; les enseignes lumineusess’étaient multipliées, rouges, bleues, vertes, ici fixes, làclignotantes ou à éclipses, ce magasin, dont l’enseigne discrèteportait Au Levant commeen 1857, date de la fondation, demeurait tel qu’on avait pu l’admirersous le second Empire. De modestes ampoules n’y jetaient pas beaucoupplus de lumière que les lampes de jadis ; les objets d’art étaientrestés à peu près les mêmes. La boutique, embellie de casiers et desolides comptoirs en chêne massif, sentait bon l’encaustique et le cuir. Làs’était installé, en 1857, Auguste-Casimir Pavilland. Fils de richescultivateurs, il avait eu une jeunesse orageuse, coupée de fréquentsvoyages en pays lointains. Une petite photographie encastrée dans lechêne, près de la caisse, montrait le fondateur, bel homme aux favorisabondants, à la moustache retroussée, à la chevelure ondulée, le typede ces calicots qui jouaient aux militaires et faisaient sonner leurséperons sur le trottoir, après avoir vendu de la toile ou de lacassonade. On l’appelait le beau veuf. Il comptait parmi ses clientsdes chroniqueurs illustres et des princes étrangers et il était admischez Tortoni, à des tables flatteuses. Ce commerçant bien parisienmourut des suites d’un bon dîner. Son fils lui succéda, dont il avaitvoulu faire un homme de loi, mais qui ne concevait d’autre ambition quecelle de compter interminablement sa recette, le soir venu et ladevanture abaissée. D’un stage fort court chez un notaire, JulesPavilland avait gardé une réserve de chat-fourré. On le voyait vêtu denoir, cravaté de blanc, alignant des chiffres ou rédigeant desfactures, tandis que sa femme, terne et distinguée, s’empressait auprèsdes acheteurs. A observer ceux-ci, pour supputer les bénéficespossibles, M. Jules Pavilland avait acquis le flair le plus sûr, l’artde décourager le mauvais client, voire le farceur qui veut s’abriter dela pluie : « Nous n’avons pas ce qu’il vous faut ! » tranchait-il. Ou :« Vous devriez voir ailleurs ; ce n’est pas le genre de la maison. » Ouencore : « Nous ne vendons guère qu’à des habitués. Je regrette ! » Safemme disparut la première. Elle était frileuse et entretenait dans laboutique une chaleur de fournaise. Au retour du cimetière, le marirenseigna le garçon de magasin : - Il faudra voir à modérer le poêle, maintenant ! Dansun coin, près de la caisse, bien caché, le petit Robert, fils unique deM. et Mme Pavilland, dévorait un livre. Un livre de voyage, presquetoujours. Il s’interrompait pour couvrir un cahier de dessins auxcrayons de couleur : anthropophages bariolés de rouge, empennés de bleu; cactus et aloès d’un vert cruel ; ciels romantiques, bouleversés denuages noirs et d’éclairs jaunes. En vieillissant, M. JulesPavilland se ratatina et devint de plus en plus avare et despotique. Ilne pouvait guère user de son autorité sur le jeune Robert qui nemettait de fantaisie que dans ses dessins et se montrait l’enfant leplus timide et le plus obéissant. Une vieille fille à chignon tropnoir, l’unique vendeuse, attirait les foudres patronales pour sa seulepassion qui était la gastronomie. Mlle Gitot confectionnait sondéjeuner et son dîner dans un coin de l’arrière-boutique. Pendant delongues années, Robert fut témoin d’interminables discussions relativesà ces repas : - Mademoiselle Gitot, vous avez encore mangé des choux de Bruxelles ! Ne niez pas ! Je les sens ! hurlait M. Jules Pavilland. Ilrédigea, en ronde et en bâtarde, un mémento destiné à son employée etdivisé en deux parties : plats autorisés, plats interdits. Le bifteckétait autorisé, la côtelette interdite ; les pommes de terre à l’eauétaient recommandées, les oignons défendus sous peine de renvoiimmédiat. Toute l’astuce que mettent les autres femmes dans leursamours, Mlle Gitot l’employait à cuisiner un miroton subreptice ou àfaire passer pour une escalope inodore un foie de veau alliacé. Ellecorrigeait les relents de ses festins en s’inondant de verveine. Parbonheur, le parfum du cuir était presque toujours le plus fort et MlleGitot pouvait connaître de fins régals. A dix-sept ans, Robert cessa d’aller au collège et son père l’interrogea sur sa vocation. - Rester ici, répondit-il. -Les bénéfices ne s’accroissent pas, remarqua M. Pavilland. C’est uneexistence bien casanière qui t’attend. Réfléchis encore. Une inspectiondes Finances ne te plairait pas ? Ou les Ponts et Chaussées ? Non ?Bien vu ? Bien entendu ? Alors soit : Au Levant, Robert Pavilland successeur ! Ilslogeaient au sixième étage, occupant trois petites pièces, avec uneterrasse assez large pour que Mme Pavilland y eût disposé une tonnelle.Ils avaient là, pendant la belle saison, un asile inattendu de verdureet de fleurs. Ils y restaient tard, reculant le plus possible le momentde rentrer dans leur chambre où ils étouffaient. M. Pavilland appelaitce coin leur « Trouville ». Et il devenait poétique pour célébrer,devant son fils attentif, les beautés d’un ciel pâmé, fleuri d’étoiles,dans le grondement adouci du boulevard nocturne. Devenu grand,Robert sortit une fois par semaine, le samedi. Il comptait deux sagesamis, des garçons économes qui rognaient sur leurs distractions. On seretrouvait vers neuf heures ; on marchait jusqu’à épuisement et l’on sepermettait le luxe d’un verre de bière et d’un petit cigare dit «senorita », que l’on fumait à bouffées prudentes. Ils adoptaient desquartiers froids et vertueux. Ne comptant pas soixante ans à eux trois,ils s’ingéniaient à copier leurs parents, à tenir des propos financiersou politiques et, n’étant allés nulle part, à sembler revenus de tout.C’étaient Gustave Alibert, fils du confiseur ; Léon Corneillé, fils dubijoutier et Lucien Babey, fils du chemisier, Lucien, le beau garçon dela bande, un colosse à l’éclatant sourire, pourvu d’une toison noire etbouclée, toujours en désordre. Robert, d’un blond lavasse, et quiparaissait chauve à vingt ans, contrastait, plante anémiéed’arrière-boutique, à côté de ce géant. Mais il recherchait sacompagnie. Même, quand la chemiserie Babey disparut, engloutie dans uneliquidation judiciaire, ce fut lui qui réunit les deux autres et leurproposa de continuer les relations avec leur camarade « comme si derien n’était ». Le père et la mère de Babey durent accepter d’humblesemplois. Leur fils plaça des miniatures copiées de l’ancien et Robertparvint même, après combien de supplications, à en faire déposer unedouzaine dans la boutique du Levant. - Fantaisie ! Fantaisie ! Prends garde ! s’écriait M. Jules Pavilland. Commeil l’avait prévu, Babey mettait une note dangereuse dans ce quatuor dejeunes hommes rangés. Quand il leur annonça : « Papa est flambé ! C’estla liquidation judiciaire ! » ils le plaignirent. Mais quand il leurprésenta dans un café d’Auteuil une petite amie, il les consterna. Nonqu’ils fussent chastes, mais leurs amours restaient clandestines.Afficher – selon leur expression – une maîtresse leur paraissaitchoquant. Par bonheur la petite était débitrice dans un magasin denouveautés. On put parler commerce devant elle, sans qu’elle restâttrop étrangère au débat. Robert tint à régler toutes les consommations,en homme qui signifie : « J’ai les moyens, moi ! » Mais, dehors, quandLucien les quitta, quand ils le virent s’éloigner, un bras passé autourde la taille de sa maîtresse, ils restèrent plantés sur le trottoir, lamort dans l’âme. Et les plaisanteries qu’ils tentèrent sonnaient faux. Ilsse retrouvèrent trois ou quatre fois encore. Puis Corneillé, piqué aujeu, ayant amené une grosse dame fardée qu’il prétendait imposer, lesréunions se raréfièrent. A la fin, seuls Babey et Pavilland serevirent, en été surtout, quand on pouvait bavarder sur la petiteterrasse. Robert confiait à son ami le soin de vivre toutes lesaventures sentimentales qu’il redoutait pour lui-même. Ill’interrogeait. L’autre plastronnait naïvement. Un soir il leur dit : - Fini, la gosse… Elle me cramponnait… - Tu as pu ? - Je suis maintenant avec une actrice. - Où joue-t-elle ? - A droite et à gauche… Le lendemain à dix heures, Robert guettait la sortie de la débitrice. Elle le reconnut tout de suite. - Monsieur Pavilland ! Vous m’attendiez ? - Oui. - C’est Lucien qui vous envoie ? - Oui et non… - Oui ou non ? - Non ! Ellebaissait la tête. Il ne vit pas qu’elle pleurait. Il s’agissait de dire« je vous aime ». Il le dit, sans transition. Alors elle courut. Iltrotta pour la suivre. Et il haletait : « Ecoutez donc… J’ai vouluplaisanter… Ne vous mettez pas en colère… Ecoutez donc ! » Il se sentitsi grotesque qu’il s’arrêta. Pendant de longs mois, il ne sortit plus.Il priait Babey de le laisser en repos avec ses histoires : « Tu verrasoù ça te mènera… Moi, je veux me marier jeune… » A trente ans,il était toujours sous la férule paternelle, fumait en cachettel’après-midi et se lavait les dents ensuite, pour n’être pas grondé. Ilopposait aux jolies clientes une telle maussaderie que M. JulesPavilland lui en fit l’observation : « Sois plus aimable. Elless’habillent toutes comme des gourgandines, mais il y en a de trèshonnêtes, dans le tas ! » Robert desséchait de l’envie de se marier. Sigauche, il apprit à danser et courut les bals de société ; mais ilvoyait au Levant trop defemmes élégantes pour ne pas établir de fâcheuses comparaisons avec lessèches demoiselles qu’on lui présentait. « Tu as bien le temps,répétait son père… Tu ne seras jamais plus chauve ! Attends que j’aiedisparu ; tu prendras tout l’appartement… » M. Jules Pavilland mouraità petit feu, pudiquement, derrière son registre de comptabilité. Unmatin, on le trouva abattu sur son registre et comme momifié. Illaissait à son fils la propriété du Levantet trois cent soixante mille francs, dont cent mille en or et enbillets de banque. La boutique resta fermée quarante-huit heures. Unpeintre de lettres fignola sous Jules Pavilland,ces mots : Robert Pavilland successeur. Et le successeur connut, dansson chagrin, une fierté consolante. Il invita Lucien à déjeuner etprécisa : « Tu pourras venir tous les samedis ». Babey avait unrobuste appétit et peu d’argent. En signe de gratitude, il ouvrittoutes grandes ses oreilles aux projets de son ami. – C’est biensimple, expliqua Robert ; je vais choisir une vendeuse pour remplacerMlle Gitot, qui n’est plus à la page et qui va prendre sa retraite. Jela choisirai, entends-tu, et si elle me convient, si je la juge propreà m’assurer la vie paisible que je rêve ; eh bien ! je l’épouserai,même si elle n’a pas le sou ! Je suis mon maître. » « Ilépousera la première venue, si elle n’est ni trop laide, ni tropmaladroite », jugea Babey. C’était un garçon généreux et comme unsauveteur professionnel. Il pensa tout de suite à une lointaine cousinequi cherchait une place de dactylographe. Mais il savait Robertombrageux. Il convoqua sa cousine : - Ma petite Louise, si vous êtes intelligente, je peux vous assurer un avenir magnifique. Il lui expliqua qu’elle aurait à se présenter au patron du magasin Au Levant et à lui demander s’il n’aurait point « par hasard », besoin d’une vendeuse. -Sans venir de ma part, vous entendez ; sans dire que vous meconnaissez. Il s’agit d’un type qui est très « sur l’œil ». J’ajouteque si jamais il vous fait la cour, ça sera pour le bon motif, vous mecomprenez ? - Vous êtes si gentil pour moi que je dois memontrer franche : j’ai eu cinq amants, pas un de plus, pas un de moins,six peut-être, en y réfléchissant, mais au grand maximum. Ce que vousêtes chic tout de même… Elle souriait, lui offrant sarécompense. Mais il restait très camarade. Alors elle prit l’air docileet sérieux d’une jeune fille qu’il est question de marier. Il laregardait. Elle n’aurait pas de mal à triompher… Une très jolie bruneaux yeux caressants, à la bouche fine jusqu’à la minceur… - Vous êtes ravissante, Louise… - Taisez-vous donc, menteur ! Vous ne m’avez jamais fait la cour ! - Vous êtes ma cousine et j’ai le respect de la famille… Maintenant vous allez devenir la femme de mon ami… - La femme ! Vous allez un peu vite ! -Je sais ce que je dis… Il ne connaît pas grand-chose de la vie…Usez-en, sans en abuser… Allez-y vers neuf heures, quand il n’y apersonne… Et vous prendrez la place tout de suite, j’en suis certain…et une autre place aussi… Ne soyez pas méchante avec lui… Vous serez lafemme la plus comblée… Par exemple, mystère absolu… - Vos parents ? -Robert ne les voit jamais ; son père a rompu avec eux quand nous avonseu nos ennuis… Ah ! ni rouge, ni poudre de riz… On tient au bon genre…Et même si vous pouvez vous procurer un costume de deuil, n’hésitez pas… Il conclut, avec une pointe d’émotion : - Vous serez ma belle-sœur… Par exemple, quand il nous présentera, gardez-vous de rigoler… II - Monsieur, vous n’auriez pas besoin d’une vendeuse, par hasard ? Robert leva les yeux et fut ébloui. - Peut-être… Quelles références ?... Elleput lui répondre ce qu’elle voulut. Il était bouleversé. Mlle Gitots’en aperçut, intervint et émit des objections : « Mademoiselle neconnaît pas le métier… Mademoiselle est bien jeune ! » qu’elle aggravaaprès le départ de Louise : - Ce n’est pas ce qu’il vous faut,monsieur Robert. Vous avez besoin de quelqu’un dans mon genre, quicadre avec le magasin. Cette personne serait mieux à sa place chez unconfiseur, tenez, ou dans une parfumerie. Tandis qu’elle parlait, Robert rédigeait un pneumatique : « MonsieurPavilland présente ses civilités distinguées à Mlle Louise Leforgeix,et la prie de venir demain matin jeudi, à huit heures, pour ententedéfinitive. » Huit jours après, Mlle Gitot se retirait.Robert, installé à la place de son père, devant le registre, paraissaitd’autant plus sévère, qu’il était troublé. Quelques passants, séduitspar la beauté de la vendeuse, entrèrent, incertains sur l’achat àeffectuer. - Laissez, mademoiselle, faisait Robert… Je vais m’en occuper… Vous désirez ? Elleriait sous cape. Ce petit bonhomme au crâne nu ne lui déplaisait pas.Elle avait vingt-huit ans et, dans cette boutique confortable, un granddésir de respectabilité lui venait, une paresse aussi. Elle avait tâté,sans joie, de l’aventure : des jeunes qui la bernaient ; des vieux quil’ennuyaient… Là elle serait bien et n’aurait qu’à se laisser vivre.Par exemple, elle se plaignit de la nourriture qu’on lui apportait dubouillon voisin et qui arrivait tiède. - Nous pourrions nousarranger autrement, proposa Robert, très ému et qui vérifiait cettedéfinition si juste : « L’amour est un besoin de présence. » Oui, jefermerais de midi à une heure et demie comme c’est l’usage un peupartout et nous déjeunerions ensemble, là-haut, chez moi… Ça sera plussimple… Et ça vous fera une petite augmentation qui n’est pas àdédaigner, par le temps qui court… Elle eut la malice de faire attendre la réponse. Et elle le vit si anxieux qu’elle eut pitié. - Je vous remercie beaucoup, monsieur… J’accepte avec plaisir… Ilconfectionna l’écriteau : « Fermé de 12 heures à… » Et il inscrivit 13heures ¾. Le lendemain, il acheta des crevettes roses, du jambon deParme et, pour le dessert, de ces fraises que l’on vend couchées dansl’ouate. Il versa dans une carafe une bouteille de précieuxChâteau-Yquem et, comme c’était le printemps, il fit dresser le couvertsur la terrasse. Il pensait : « Pourvu que tout cela ne l’effraie pas !» Elle lui semblait très douce, facilement effarouchée. N’aurait-il pasl’air d’abuser, en goujat, de ses prérogatives de patron ? Mais non !D’ailleurs, il serait très correct ; il aurait la politesse d’attendre… Les heures lui parurent longues jusqu’à midi. Au premier coup de l’horloge, il donna le signal du départ. - Alors, mademoiselle, si vous voulez bien ?... Lebec de cane retiré, l’écriteau placé bien en vue, ils sortirent,traversèrent la cour et gagnèrent une sorte d’escalier de service.C’étaient là les coulisses du commerce des boulevards. Des midinettesqui descendaient en se bousculant et en chantant les heurtèrent : «Pardon, monsieur et dame. » Et Robert entendit l’une d’elle quichuchotait : « Dis donc, t’as vu ? » Il eut le cœur serré tout à coup,comme si M. Jules Pavilland allait apparaître, solennel etdésapprobateur : « Tu vas déjeuner avec ton employée ? C’est du joli !» Louise grimpait. Il s’essoufflait derrière elle, la gorge serréed’émotion et de désir. - Nous voilà au sixième… Je vais passer devant vous pour vous montrer le chemin. C’était compliqué : un couloir obscur suivi d’un couloir vitré d’où l’on voyait un paysage de toits vénérables. - Jamais je ne m’y reconnaîtrai ! remarqua Louise. - Nous sommes arrivés ! Et,dès la porte ouverte, il s’excusa : « Il faudra que j’arrange un peutout cela ! » Tout cela qui sentait le vieux et la poussière etl’abandon ! Sur le piano, des partitions d’opérette, d’un jaunecraquelant de feuilles mortes ; des opérettes oubliées depuis trenteans ! Et le divan dont la tapisserie turque montrait la corde ! Et lasuspension avec ses sirènes jadis argentées, maintenant rougeâtres ! Adroite, c’était, fermée à clef, la chambre de M. Jules Pavilland ; àgauche, celle de Robert, précipitamment remise en ordre, mais si laide,avec son lit de pitchpin, sa table lavabo ! Seulement cette chambre-làdonnait sur la terrasse et là Louise poussa un cri émerveillé : « Oh !jamais je ne me serais doutée !... Sur le boulevard ! » Un joli soleilde printemps. Un peu de verdure tendre et frissonnante et, sur lapetite table, deux couverts d’amoureux. Pour l’amour de cette terrasseLouise mit une sorte d’ardeur dans sa déférence à l’égard de Robert. Lafemme de ménage les servit avec une hâte complice et disparut… Ilsétaient seuls… Comme il avait attendu cette minute-là, si pleine, siradieuse qu’elle lui parut éternelle ! La femme qu’il espérait étaitvenue. Elle était là. Il restait devant elle, muet, les mainstremblantes, comme un enfant devant un cadeau inespéré. Bien que levent fût assez aigre, Louise avait retiré sa jaquette de serge noireet, en blouse de lingerie transparente, elle lui paraissait presquenue, dans l’intimité d’un tête-à-tête conjugal. Elle voulut se montrerbonne ménagère : - Avec tout ce qui reste, on pourrait dîner !... -C’était pour fêter l’inauguration ! Plus tard nous aurons deux platsseulement… ensuite il faut travailler… Mais dites donc, mademoiselle… - Monsieur ? Déjàces termes cérémonieux leur paraissaient étranges, comme s’ils avaientvoulu plaisanter, comme s’ils étaient unis depuis longtemps… - J’ai une idée… Si nous dînions ensemble… A moins que… Je ne voudrais pas vous déranger… Elle faisait tourner machinalement sa cuiller dans sa tasse vide… - Oh ! monsieur, je suis seule et libre ! Etelle lui livra sa confession, avec un grand air de loyauté. Une enfancedorée. Un père qui dissipait sa fortune au jeu et qui s’était tué,ruiné. Sa mère recueillie chez une parente riche, à titre de dame decompagnie. Elle-même envoyée à dix-huit ans comme employée dans unemaison d’accessoires pour automobiles… Pas de relations : les ancienness’étant détournées du malheur… Puis un drame : son fiancé… - elledisait fiancé avec une petite hésitation, en baissant les paupières –un artiste peintre du plus grand talent, devenu fou, mais fou à lier etpersécuté, et qui l’avait poursuivie, le poignard en main, parce qu’illa tenait, tout à coup, pour l’instigatrice de ses pires ennemis. Etpuis d’autres places… Et toujours et partout, la solitude… - Mais comment l’idée vous est-elle venue de vous présenter au Levant ? - Je pensais… J’ai eu comme une inspiration… - Et vous ne regrettez pas ? - Oh ! non, monsieur ! Vous êtes si bon ! Et la maroquinerie, c’est si gentil !... Il la plaignait. Il l’admirait. Elle était adorable dans ce jeune soleil… - Maintenant, vous savez tout de moi, monsieur Pavilland. Et comme si elle avait remarqué soudain que sa chemisette était transparente, elle remit en hâte sa jaquette et la boutonna. -C’est très bien, balbutiait Robert… c’est tout à fait bien,mademoiselle Louise… Je comprends… Je sais comprendre les choses… Moiaussi je suis seul… Il n’y a pas que le commerce… Un nigaudsemblable a besoin d’être encouragé… Comme ils rentraient dans l’ombrede la petite chambre, Louise s’arrangea pour trébucher, pour qu’il laretînt et pour lui offrir sa bouche en lui laissant croire qu’ill’avait prise. Si bien qu’après un sublime baiser, il bredouilla : - Je vous demande pardon ! Elle gémit : - C’est mal, monsieur Pavilland… Il la rassura : - Non ! Je ne suis pas comme les autres, vous verrez. Il ajouta : - Je vous aime. Elle lui prit la main, la serra avec force. - Et vous ? demanda-t-il. - Je vous aime… Encore un baiser. Et elle conclut avec une timidité d’esclave : - Vous ne me ferez pas trop regretter, dites ?... Ilse demanda le long de cet après-midi d’attente fiévreuse comment unepetite boutique du boulevard pourrait loger un bonheur aussiformidable. Il exultait, faisait montre d’une activité débordante,d’une gaieté qu’il n’avait jamais connue. Et tout de suite il promutson employée au grade de reine. Il l’installa à la caisse, à la placed’honneur. Elle serait là comme un tableau, comme une œuvre d’art quimettait dans le magasin obscur un peu de la jeune lumière qui riaitlà-haut, sur la terrasse. - Cet imbécile qui n’en finissait pas de vous regarder… pour acheter un portefeuille de trente francs… Je l’aurais giflé ! Le revers de la médaille : Pavilland successeur serait jaloux. - Ils peuvent… Moi, je ne fais pas attention à eux ! - C’est sûr ? - Voyons ! vous m’offensez ! un jour pareil ! Il arracha la feuille de l’éphéméride pour la garder après avoir tracé dessus leurs initiales entrelacées. - Comme plus tard, sur nos couverts… - Chut ! C’est trop ! c’est trop ! Ellese pencha pour échapper aux regards des passants et il cueillit encoreun baiser. Elle le lui donna si ardent qu’il fut sûr d’être aimé. Agenoux devant elle, il en pleura de joie, tandis qu’elle lui caressaitla joue un peu distraitement déjà… Pauvre homme ! Mais qui luiassurerait des jours paisibles… Madame Robert Pavilland… C’était là unavancement inespéré. Le père, recéleur, s’était supprimé à sa quatrièmearrestation. La mère s’occupait de la lingerie chez une parente, eneffet, mais qui tenait une maison de rendez-vous. Elle-même avaitfiguré dans des revues sous le nom de Polly… Elle avait connu la misèredes garnis, l’horreur des nuits payées par des brutes. Ce Pavillandsuccesseur tombait à point nommé dans sa vie, au moment où elle doutaitde son pouvoir. Quand elle regagna l’hôtel morne où elle logeait, elle emportait une promesse de mariage formelle. III Cefurent de vraies fiançailles. Louise croyait avoir à lutter contrel’impatience de Robert ; mais il se montrait respectueux envers lafuture Mme Pavilland. Ne tenant pas à exhiber sa mère, elle prétenditqu’une discussion d’intérêt les avait séparées. Un vieux comptable dela maison d’accessoires pour automobiles lui servirait de témoin.Robert choisit Lucien Babey et l’invita huit jours avant la noce, pourle présenter à sa fiancée. Louise et son cousin jouèrent fort bien leurrôle. Après le départ de son ami, Robert interrogea Louise : - Il vous plaît ? - Un peu débraillé, un peu bohème, n’est-ce pas ? Mais il a l’air de vous aimer beaucoup ; donc il m’est sympathique. Onaménagea le petit appartement du sixième : la chambre de M. JulesPavilland devint d’un Louis XVI de cinéma, tendue de soie bleu pâle ;la salle à manger, un salon imitation de Beauvais, et la chambre deRobert un boudoir modern-style avec un divan-lit « pour quand vous neserez pas sage ! » déclara Louise. L’autre couvrait sa fiancée decadeaux : un collier de jade, un collier d’opales, des bagues, desboucles d’oreilles et les humbles bijoux laissés par Mme Pavilland. Lesoir, il la reconduisait. Le matin, il venait la chercher. « Nous nenous quitterons jamais, Louise ; nous vivrons la main dans la main. »Elle pensait : « Tout ne peut pas être rose. » Et elle répondait : «Oui, mon ami, la main dans la main. » Ils prirent une vendeuse,Mathilde, une gamine de dix-sept ans, fort laide d’ailleurs, et unebonne, de la taille d’un cuirassier, qui s’encastra comme elle put dansla cuisine étroite comme un placard. Le mariage fut célébré dansl’intimité. La mairie, l’église, un lunch pour les clients… Etla vie commença. L’extase pour Robert. Le dimanche, ils s’offraient lagrasse matinée. On se levait pour manger. Après quoi il proposait : «Si nous nous recouchions ! » On allait au Bois vers cinq heures del’après-midi. Une fois par semaine le théâtre. Et Robert pressait lamain de sa femme aux passages d’amour. Il eut plusieurs fois desquerelles avec des hommes dont les œillades le révoltaient. Tout petit,le crâne rougi par la fureur, il prenait alors la voix d’un coq enroué.Au magasin, dans les minutes de répit, il se mettait près de sa femme,sur un tabouret, et comme elle le grondait : « Fais attention, Roby, tun’es pas raisonnable », il baisait humblement l’étoffe de sa robe.Louise se consolait en pensant qu’il se lasserait bientôt, comme lesautres hommes que l’excès de leur bonheur fatigue vite. Il étaitsurtout maladroit dans l’étalage de son désir devant les étrangers. ABabey qui venait de loin en loin et qu’il retenait à dîner, il disaitvers neuf heures : « Je ne te renvoie pas, Lucien… mais tu comprends,hein ? » Excédée, elle fit semblant de tomber malade. Il la soigna, nela quitta plus d’une semelle. Si bien que très vite elle se déclaraguérie et reprit sa place à la caisse, près de ce petit homme obsédant.Il composait des vers où il célébrait les cheveux, les lèvres, lesseins de la bien-aimée. Il exigeait qu’ils bussent dans le même verre.« C’est comme qui dirait une idée fixe », confiait la bonne à samaîtresse. La petite vendeuse faisait semblant de s’absenter poursurgir à l’improviste et surprendre le patron en train d’embrasser lapatronne. Six mois s’écoulèrent ainsi. Puis Robert reconnutderrière la vitre la silhouette de son ancien camarade Corneillé. Ildit à sa femme : « Monte vite. Je te rejoindrai… Dépêche-toi ; je voisun raseur qui va certainement rentrer. » Corneillé entra. - Comment, c’est toi ! s’écria Robert en feignant la surprise. -Oui, c’est moi, espèce de lâcheur ! Je ne viens pas t’adresser dereproches… J’ai un sac à acheter, un sac de soirée… Veux-tu me montrerce que tu as de mieux ? Robert s’empressa. Quand il eut payé, Corneillé insinua : - Je te félicite… Je n’ai pas reçu de faire-part, mais il paraît que tu es marié, que tu as épousé une cousine de Babey… - Une cousine de Babey ? - Mais oui, cachottier… C’est le père de Lucien qui m’a raconté ça… Un grand froid glaça Robert de la nuque aux talons. Il bégaya : - Oui… oui… Excuse-moi… Je suis un peu pressé… A bientôt… c’est ça… A bientôt ! Etil s’assit à la place de sa femme, là où son père était mort et où ilcrut qu’il allait mourir lui-même… L’écroulement !... Il s’étaitimaginé fait pour le bonheur… Idiot ! Un Corneillé entre, qui vousrenseigne, qui remet les choses au point. Parbleu ! C’était clair commeeau de roche… Le cousin et la cousine !... Ils devaient être amantsdepuis longtemps, très longtemps… Mais plus le sou… Il fallait donctrouver un idiot, pour payer… Et Lucien avait envoyé sa maîtresse chezl’ami riche… L’histoire classique !... Après le mariage ils s’étaientrevus. Ils avaient dû bien rire du cocu, devant lui… Et pas seulementdevant lui ! Une fois, Louise avait quitté le magasin pendant deuxheures, sous prétexte d’essayer une robe. Ils s’étaient certainementrencontrés. Et une autre fois elle avait simulé une migraine poursortir seule… Une telle rage le prenait qu’il faillit défoncer lecomptoir d’un coup de pied convulsif… Que ferait-il ? Les tuer ?Non ! Il trouverait quelque chose. Puisqu’il était le maître de lasituation, il chercherait une vengeance raffinée et il se repaîtrait decette vengeance comme il s’était repu de sa passion. Les tuer ? C’esttrop vite fini. Il n’avait plus que sa haine pour s’amuser ; ils’amuserait. Patience ! Qu’importait le temps. Il opposerait la ruse àla ruse. Il s’agissait de ne pas inquiéter Louise, de la laissers’enferrer dans le mensonge… D’abord il attendit que le sang qui luiempourprait le visage fût redescendu. Chez lui, il trouva Babey installé. - Crois-tu ! s’écria Louise, il fume la pipe avant le dîner ! Quel voyou ! L’autrecachait en effet, dans sa large main, une pipe que Louise voulut luiprendre. Il se défendit. Elle lui envoya une claque sur l’épaule et ilconstata : « Mazette ! Elle en a une poigne, ta bourgeoise ! Je ne teconseille pas de te battre avec elle ! » Robert se montra très gai,très affectueux. Il notait tout : le dîner plus soigné que d’habitude,la malice qui luisait dans le regard de sa femme… Comme il serraitinstinctivement les poings, il les cogna l’un contre l’autre, àdiverses reprises, en homme qui suit une idée. - A quoi penses-tu ? demanda Louise. - J’ai des projets. - Ah ! - Mais d’abord : les miniatures, Lucien ? - Peuh ! - Tu les lâcherais ? - Avec ivresse. - Bon. Ecoute, je ne te promets rien, mais que dirais-tu si je te prenais avec moi ? - Au magasin ? - Au magasin. Babey eut un tressaillement de plaisir. - Je serais rudement content, tu sais ! Louise restait impassible. - Qu’en dis-tu ? interrogea le mari. - Mais s’en doute… oui… sans doute… Tu es le seul juge… - En tout cas, tu pourrais te mettre au courant, Lucien, voir si le métier te plaît. Je ne te couvrirai pas d’or pour commencer… - Robert, je ne sais comment t’exprimer… -Laisse donc ! Laisse donc ! Tu me remercieras plus tard. J’agrandiraipeut-être la boutique… En tout cas, je vais m’occuper de lamaroquinerie étrangère… Il y a de grandes choses à réaliser. Ilsle pressèrent de questions, mais il restait souriant et mystérieux. Ilsverraient ! Ils seraient contents. Mais quand Robert se fut retiré surdes effusions de reconnaissance, Louise gourmanda son mari : -Tu aurais pu m’en parler avant… Tu vas vraiment le prendre avec nous ?Attention, mon chéri, attention ! Exclusif comme tu es, il t’ennuieratrès vite… Nous avons pris l’habitude de vivre tous les deux au magasinavec Mathilde qui ne compte pas. Lucien est très aimable, très dévoué,mais ce sera un tiers et il te gênera… Elle s’assit sur les genoux de son mari et le caressa. - Tu ne m’aimes pas moins pour avoir eu cette idée-là ? Tu es drôle aujourd’hui, Robert… Je ne te sens pas à moi… Il la serrait dans ses bras à la briser. Bientôt il la perdrait. Il voulait se rassasier d’elle. - Tu ne m’aimes pas moins ? Jure, mon chéri ! - Je t’adore ! - Et je veux que tu sois toujours jaloux… - Je serai toujours jaloux… Même de Lucien ? - Même de Lucien. De tous les hommes !... Troisjours plus tard des renseignements précis lui parvenaient. Mlle LouiseLafourgeix était la fille de M. Alexandre Lafourgeix et de Madame, néeBourelle, dont le frère avait épousé une cousine germaine de M. Babeypère. Le mensonge était flagrant. Il commença dès lors à jouerson rôle. Il cacha ses yeux derrière un lorgnon aux verres fumés,recommandés, affirmait-il, par un oculiste qu’il avait consulté. Grâceà ce lorgnon, il se sentait à l’abri. Cet homme d’un esprit plutôt lentconnut une prodigieuse activité intellectuelle. La nuit, il ruminaitson plan de vengeance avec délectation. Il avait pu croire en cettefemme qui prenait dans son sommeil des poses de courtisane et souriaità son rêve mieux qu’elle n’avait jamais souri à son époux ! Il épiaitson sommeil car, réveillée, elle se livrait peu. Quand Babey occupa sonposte, elle lui manifesta même une certaine froideur, une hauteur depatronne à employé. Robert leur confia un jour qu’il était décidé àtraiter une affaire importante et que cela le forcerait à s’absenterpendant un mois, sans qu’il pût dire où il allait. - Un secret ! conclut-il. Mais quand vous saurez, vous comprendrez… Là-dessus, il sortit, les laissant assez inquiets. - Il a peut-être une maîtresse ! avança Lucien. - Lui, une maîtresse ! Si vous saviez… - Quoi ? - Ce qu’il me persécute ! - Pas de grands mots… - Jusqu’à la nausée !... - Patatras ! Vous n’êtes pourtant pas romanesque ? -Non ! Au contraire… Quand j’ai épousé ce type-là, c’était pour en finiravec l’amour… Je croyais qu’au bout de quelques semaines de mariage ilse calmerait… Ouiche !... Un martyre, je vous dis… Vous n’avez pas lesou, c’est entendu, mais vous êtes libre, libre ! Vous ne connaissezpas votre chance !... Pourquoi me suis-je vendue, je vous le demande ?Pour avoir des bijoux de fruitière et rester dix heures durant à cettecaisse… Encore, depuis que vous êtes là, il se tient. Avant ! Toujoursfourré dans mes jupes, à me réciter des phrases de roman, à me riboulerdes yeux de merlan frit, à me parler de son désir qui me dégoûte, à lemijoter tout le long du jour pour me le servir le soir… le soir ! Tousles soirs… On n’est plus soi, vous comprenez ; on n’est plus qu’unobjet… Et je ne vous raconte pas le plus beau, le plus ridicule… Il mereproche mon sommeil, ma fatigue… - Mais vous le détestez ! -Oui, je le déteste. Vingt fois j’ai pensé à m’enfuir… C’était même maseule distraction… Un plaisir de bagne… M’enfuir… M’évader !… M’enaller n’importe où il ne serait pas, avec ses sales mains, ses salesyeux, ses baisers qui me font horreur… Il sent le vieux papier, vousn’avez jamais remarqué ? Je vous jure que sa bouche sent le papiermoisi… Ça vous désole parce que vous avez fait le mariage… Vous nepouviez pas savoir… Je m’y habituerai peut-être… Et puis il a l’air des’amender un peu… Un mois ! Pensez donc ! Un mois de vacances…Peut-être bien que l’amour de l’argent l’emporte et qu’il me fichera lapaix. Ça n’est jamais qu’un mercanti… - Il faut nous méfier… - De quoi ? - Et s’il se ruinait avec une mauvaise femme ? - Ça serait une solution. Je divorcerais… - Pas de blagues… La mouise n’est pas amusante, je vous assure. - Elle est préférable à la prison… - Est-ce que je ne suis pas en prison, moi, avec vous ! - Oui, mais à sept heures vous avez fini… - Soyez raisonnable… - Et pratique ? - Oui, raisonnable et pratique. Elle le toisa en ricanant… Un scrupuleux ! Et qui ne connaissait pas son pouvoir. Il attirait plus de clientes au Levantqu’elle-même n’attirait de clients. Il ne s’en apercevait même pas. Ilétait terrorisé par Robert comme un molosse par un roquet… Un animalsuperbe, paresseux et timide… Toujours mal rasé, mal coiffé… Sacravate, nouée mollement, pendait, laissant voir un horrible boutond’or jauni… Il recommanda : - Restons peinards. D’ailleurs rien ne dit qu’il fera ce voyage. Ille fit cependant, après avoir confié sa femme à son employé. Pendantdeux jours elle délira de joie. Lucien déjeunait avec elle. Ils étaienttrès camarades, sans plus… Le troisième jour, un bel après-midi d’été,il faisait assez frais dans la boutique, derrière le store abaissé,tandis que le boulevard grillait sous un ciel implacable. La petitevendeuse, oisive, dormait dans l’arrière-boutique. Lucien lisait lejournal. - Comme vous êtes dépeigné, murmura Louise. Un chien fou ! Attendez un peu… Elle prit un peigne d’écaille. -Restez tranquille une seconde… Laissez-moi arranger vos cheveux… De sibeaux cheveux ! Si vous étiez une fille, vous en feriez des béguins !Soyez donc un peu plus coquet… Vous n’avez pas une amie ? Elle le peignait doucement avec un rire nerveux et aplatissait de la main les mèches rebelles. - Prenez garde ! fit-il… Si quelqu’un rentrait ? Et la petite ! - Elle dort. Nous ne faisons pas grand mal, je suppose. Je peigne mon chien, mon grand chien… Plus bas, elle reprit : - Répondez, monsieur : vous avez une bonne amie ? - Non. - Pourquoi ? - Elles m’ennuient. - Vous avez eu beaucoup de maîtresses ? - Pas mal, merci ! - Une actrice ? - Oui. - Elle avait du talent ? - Oui. - Elle vous aimait ? Parlez donc… Vous êtes assommant avec vos « oui… oui… » - Peux plus… peux plus parler… - Qu’est-ce qui vous arrive donc… hein ?... Qu’est-ce qui vous arrive ? Triomphante,elle posa ses lèvres sur les beaux cheveux révoltés qui s’étaientassagis sous sa caresse. Ce qu’il craignait tant était arrivé, mais ilne luttait plus, submergé par son désir. Elle répétait, d’une voixchantante et brisée, une voix qu’il ne lui connaissait pas : - Pourquoi ne pouvez-vous plus parler, mon amour ? Essayez !... Non ? Je t’aime ! Je t’aime !... Ilsoupira : « Je t’aime » et se dégagea. Quelqu’un entrait. Plus tard ilsenvoyèrent la vendeuse en courses et ils s’étreignirent avecemportement. Il s’inquiéta : « Tu pleures ? » Et elle riposta : « Jepleure tout le temps que nous avons perdu. » Comme il reprenait : «Qu’allons-nous devenir, maintenant ? » elle haussa les épaules. Ilsavaient un mois devant eux. Après, ils aviseraient. Ils trouveraientbien le moyen de tromper le singe… - Il a la bougeotte, tucomprends. Ça arrive quand on est resté ankylosé toute sa vie derrièreun comptoir. Souvent il m’a avoué que de grandes rages le prenaientd’aller au loin, très loin, d’arriver de nuit dans des villesinconnues. Pendant que son père vivait c’était impossible. Ensuite iln’y aurait pas pensé, à cause de la lune de miel. Mais la lune de mielest finie. Je crois aussi qu’il veut faire une grosse fortune… - Il t’emmènera… -Jamais ! Il lui faut quelqu’un de confiance pour garder la boutique etil te trouve bête ! Il te trouve bête, mon amour ! Quel crétin ! Tu esle seul homme avec qui je puisse parler, échanger des idées. On esttous les deux ; c’est chic, pas ? Tous les deux contre les autres… Cequi est à moi t’appartient. Je voudrais te donner… Tiens je voudraisvoler des caresses pour te les donner… Mon Lucien, je suis heureuse àmourir… Cette nuit j’irai te rejoindre chez toi… Sois tranquille… aucundanger… Dans cette grande maison, l’on ne sait ni qui entre, ni quisort… Il ne résistait pas. Doucement, elle s’était infiltrée enlui. Il ne vivait que pour elle et par elle. D’abord il l’admiraitdepuis l’enfance. « La jolie cousine », disait-on dans la famille. Uneadmiration chaste, un peu craintive… Il ne s’analysait guère. Il vivaitcomme vivent plus d’hommes qu’on ne le croit, sans d’autres pensées quecelles des bêtes qui travaillent, se repaissent, dorment et ne logentdans leurs cervelles que des idées immédiates et matérielles. Louiselui avait dit : « Tu as cru me sauver quand tu m’as envoyé ici. C’estmaintenant que tu me sauves ! » De fait, elle était radieuse : « J’aiun but ! Un but : Toi ! » Elle vint le retrouver à dix heures dusoir chez lui, dans une sombre chambrette de l’obscure rue Ménars. Unlit étroit ; des murs désolés ; mais la lumière qui émanait de Louisenue !... Ils retrouvèrent leurs rires d’enfants. Ils parlèrent deschoses innocentes de leur enfance. Ils s’étaient toujours connus ; ilsétaient parents ; ils étaient amis ; ils étaient amants ; ils étaientcomplices. Mille liens ignorés la veille encore les unissaient : « Tute souviens quand nous sommes allés à Robinson et que tu m’as dit : «Loulou, tu sens le lilas ! » J’étais contente, tu sais. Il y a de celavingt ans ! On a des souvenirs qui remontent à vingt ans, comme desvieux ! » A cinq heures du matin ils se levèrent en chantant et enriant. Ils déjeunèrent dans une crémerie. Elle mourait de faim etdéclarait admirable tout ce qu’on leur servait. Dans la rue ilsmarchaient d’un pas si léger et avec une telle harmonie qu’ils enfrissonnaient d’aise. A sept heures elle retrouva son appartement quilui parut laid et hostile. La bonne n’arrivait qu’à huit heures etdemie. Elle défit son lit, bouscula son oreiller et rejoignit son amantdans le magasin. Ils pouffèrent de rire en se regardant, tant ilsétaient las et pâles… - Je suis à toi, mon Lucien ! La petite vendeuse était entrée par l’arrière-boutique sans qu’ils l’entendissent. - Mathilde, s’écria Mme Pavilland, prends cent sous et va t’acheter des bonbons ! Mathilde grimaça un sourire et fit, déjà insolente : - Merci, madame !... On rigole… On voit bien que le patron n’est pas là ! IV Lepatron avait demandé un passeport pour l’Espagne. Ce passeport étaitrédigé au nom de M. Benjamin Silvuit, né à Genève en 1889. Le père dece M. Silvuit avait été le premier commanditaire du Levant,au temps du grand-père. Benjamin Silvuit, à qui M. Jules Pavillandservait de tuteur, lui avait laissé ses papiers avant de disparaîtred’étrange façon. Il était venu un soir chez les Pavilland ; il avaitjoué du violon pendant une heure, puis il était parti, leur confiantson instrument et son portefeuille en assurant qu’il reviendraitchercher tout cela le surlendemain. Il avait paru étrange, exalté, unpeu fou. On l’attendait encore. Les Pavilland parlaient souvent de cemystère, le seul drame dont la famille eût été témoin. Quand ileut changé d’identité, Robert considéra que sa vengeance était en bonchemin. Il avait mis une perruque ou plutôt une « moumoute » fort bienfaite qui dissimulait sa calvitie, sans le déguiser. Enfin il s’étaitmuni de deux cannes d’infirme à forte béquille de corne noire et àbouts de caoutchouc. La frontière franchie, il voyagea par étapes. Etil s’arrêta enfin dans une petite ville qui semblait un décor pour Carmen.Il ne marchait plus qu’en s’aidant de ses cannes et, devantl’hôtel-auberge qu’il choisit, les garçons durent se précipiter pour lesortir de la voiture. - Rhumatismes, expliqua-t-il, grâce à son lexique franco-espagnol qu’il avait étudié en cours de route. Unbon monsieur très malade et qui désirait se reposer. Les médecins luiavaient recommandé le soleil. Il cherchait une petite maison où ilpourrait passer de longs mois. L’aubergiste lui en indiqua une quiappartenait à sa propre belle-sœur. La maison plut à Robert ; elleétait isolée, meublée pauvrement : des chaises de couvent, des imagesreligieuses, des rideaux de coton blanc. Quatre cellules aux parquetsluisants, aux murs crépis à la chaux, et un jardin poétique. Ils’installa tout de suite. Un petit garçon de l’auberge lui servirait devalet de chambre. Et pendant trois semaines il resta là, sanssortir, à ruminer son plan. Il ne quittait la chambre où il méditaitque pour le jardin où il restait étendu sur une chaise longue. Uneseule vision : celle de Louise pâmée dans les bras de Lucien. Et quandl’image se précisait jusqu’à l’hallucination, il en éprouvait unplaisir âcre. Babey avait tout organisé, sans doute. Il était leprincipal coupable. Louise obéissait, femelle asservie de ce beau mâle.Donc il fallait le punir, lui, avant tout. Mais la punition devait êtresavante, pas de celles qui sont du domaine courant, comme l’assassinat.Une vengeance qui lui prendrait des mois et des mois au cours desquelslui, le bafoué, connaîtrait l’ivresse de se sentir le plus fort, lemaître du jeu… Il loua la maison pour trois ans, puis il alla enAllemagne, en Russie, en Belgique et revint à Paris avec une pacotillede maroquinerie. Il surprit les amants tout de suite. Ayant laissé sesbagages à la consigne, il arriva les mains dans les poches, rasa lesmurs près de la boutique, s’effaça et risqua un regard. Louiseconfectionnait des étiquettes. Lucien, debout devant elle et croyantqu’il la cachait entièrement, lui caressait le bras. Elle souriait,chatouillée… Il dut lui dire quelque chose de tendre qui la renditgrave soudain. Alors, Robert tourna le bec de cane et s’écriajoyeusement : - Bonjour, monsieur et madame ! Des cris de surprise… On s’empressa. Pourquoi n’avait-il pas prévenu de son retour ? - Je devais rester encore trois jours en Belgique, mais, ma foi, je m’ennuyais trop ! Ildonna des nouvelles de ce voyage. Il y avait des ors à gagner. Trois ouquatre déplacements de ce genre, secrets, à cause des concurrents etdes difficultés douanières, et ils pourraient se retirer. - Nousne resterons pas toujours accrochés ici comme des moules à leur rocher! D’abord nous chercherons une villa aux environs de Paris, une cabane…Nous l’appellerons la cabane… On commencera dimanche prochain,voulez-vous ?... Départ à neuf heures ! Dès lors il tourna aupetit bourgeois douillet, rondouillard et jouisseur. On ne se gênaitplus guère avec lui. Il s’absentait souvent. Mathilde trouvait qu’ilavait une bonne tête avec son lorgnon noir ! Après chaque repas, ilsirotait deux ou trois verres de fine champagne. Ce voyage l’avaittransformé. Il chantait en se rasant et débitait des galanteries auxclientes. « Il ressemble à son grand-père ! » raillait Louise, aucomble de ses vœux, car elle pouvait avoir Lucien bien à elle, desheures durant, là-haut… La petite vendeuse, soudoyée, faisait le guet…Robert l’observait. Il lui dit : - Mathilde, je vous augmente. Quinze francs de plus par mois. Vous êtes contente ? - Oui, monsieur Pavilland. -Je tiens à ce qu’on soit content autour de moi. Et puis, vous m’êtessympathique. Comptez sur moi. Entre nous : monsieur Babey prétend quevous n’êtes pas sérieuse… - Non, mais des fois ! Il cherre, monsieur Babey ! -C’est mon avis. Tranquillisez-vous. Jusqu’à plus ample informé, c’estmoi qui commande… Et je m’intéresse à vous, ma petite Mathilde… Il précisa : - Parce que… parce que je m’aperçois bien que vous êtes pour moi… - Je comprends que je suis pour vous !... A votre place… Il l’interrompit, mélancolique : -Que voulez-vous, Mathilde… Vous êtes jeune, mais vous savez ce queparler veut dire… J’aime Madame… Eh oui ! je l’aime… Alors, n’est-cepas… on est lâche… V Robertacheta, à tempérament, une villa sur les bords de la Seine. LeQuatorze-Juillet tombant cette année-là un lundi, les Pavillandrésolurent d’aller du samedi au mardi dans leur maison de campagne.Babey fut convié, naturellement. Dès qu’ils arrivaient, ils sedéguisaient : Robert en vieux pêcheur à la ligne avec un panamadéfoncé, des bottes graissées, un veston de coutil ; Lucien en joueurde tennis : pantalon blanc, chemise à col évasé ; Louise en alpiniste :guêtres lacées, jupe courte, feutre tyrolien. Les deux amants faisaientde longues promenades pendant que Robert trempait sa ligne dans l’eauavare de la Seine. Cette fois il les quitta tout de suite. Il tombaitune pluie fine, propice, affirmait-il, à la pêche. Louise et Luciens’enfermèrent dans le salon humide au parquet grignoté par un éternelet imprenable mulot. Ils avaient passé leurs costumes, et l’alpiniste,le front aux vitres, guettait une éclaircie, pendant que le joueur detennis lisait vaguement un journal. L’éclaircie se produisit versquatre heures. Leur goûter entassé dans la musette qui servait à cesexcursions, ils s’évadèrent. Amoureuse jusqu’à l’imprudence, Louiseinquiétait Lucien. - Prends-moi par le bras, grosse bête ! Etmême… s’il nous voyait ! C’est un geste gentil, un geste fraternel. Iln’y verrait que du feu… Je te jure qu’il devient tout à fait raplapla…Il boit ferme, tu sais… Et toujours de l’alcool ! Après il s’endortderrière son lorgnon… Ah ! si je ne t’avais pas !... Ils enfonçaient dans des routes molles, sous des tilleuls en larmes. - J’aime la nature, reprit Louise ; mais si je ne t’avais pas, je crois bien que je mourrais de tristesse… Enrevenant, ils rencontrèrent le mari qui rentrait trempé et bredouille.On le plaisanta. Il fit le dos rond, assurant qu’il prendrait sarevanche, que la guigne l’avait poursuivi : « J’ai amorcé du mieux quej’ai pu… » Louise, pour effrayer son amant, s’écria : « Voilà : nousaurions dû te tromper, tu aurais rapporté vingt kilos de poisson ! »Pavilland éclata de rire : « Pour une idée, c’est une idée ! » Il sedéclarait satisfait. La cabane était bien un peu humide, mais onl’assécherait. Et il s’occuperait du potager. Il venait de trouver unmagnifique emplacement. « Il n’y a plus que cela qui me plaise. Je netiens pas en place ici ! Que voulez-vous, mon arrière-grand-père étaitun cul-terreux ! Je me retrouve dans mon élément ! » Après le dîner, il proposa une partie de canotage. - Tu es fou ! protesta Mme Pavilland. Pas une étoile !... Il va pleuvoir encore… -Reste si tu veux… Moi, j’entends profiter de la campagne… Pour le peude temps que nous avons à y rester… J’ai des fourmis dans les jambes…Lucien, tu m’accompagnes ? - J’aimerais autant pas ! - Merci beaucoup ! - Nous avons pris l’air cet après-midi… - Tu dormiras mieux après… Allez, ouste ! - Si ça peut te faire plaisir… - A la bonne heure. - Il fait noir comme dans un four… Nous tomberons dans tous les trous ! - J’ai ma lampe de poche ! En route ! Louise ça ne te dit rien ? - Ah ! non, par exemple. - Alors, réchauffe-nous un peu de café. - Si j’avais su, j’aurais emmené la bonne !... Rien ne m’embête plus que de moudre du café… Vous aurez du chocolat. - Soit ! Elletendit un front mécontent au baiser de l’époux. Et pourtant elles’attendrit de les voir partir, si bons amis. Elle les accompagnajusqu’à la grille et, prise d’un remords, elle confectionna du cafépour Robert. Depuis Lucien, elle supportait mieux son mari. Elle seprenait même pour lui d’une sorte d’affection bourrue, à base de pitié.Il ne l’importunait plus. On eût dit qu’il s’avouait vaincu, qu’ilcédait la place. Tout était bien ! Selon le rite qu’elle avaitinstitué, elle passa dans la chambre de Lucien et couvrit de baisersson oreiller. Ce pauvre chéri s’endormirait sur ses baisers… Puis ellerentra dans le salon et elle attendit… VI Dès qu’il eut mis le nez dehors, Lucien se lamenta : - Une sale blague !... On n’y voit goutte… Tu pourrais nous flanquer à l’eau… - Je ne canote pas bien ? - Si ! - Alors ? Se promener sur l’eau, la nuit, c’est une volupté, tu verras !... Ne tombe pas ! - J’ai dû marcher sur un chat. - Sur un chat ? Ils sont moins bêtes que toi. - Rentrons, vieux ! - Jamais de la vie ! La patronne nous prendrait pour des poules mouillées ! - Poules, je n’en sais rien. Mouillées, oui ! - Une petite bruine de rien du tout ! - Elle glace les os. - Tu as peur ? - J’ai peur de m’enrhumer… -On ne s’enrhume pas à la campagne… Tu me remercieras ensuite… Tuprendras l’habitude. Ce qu’il y a de chic, c’est la fouée, la pêche auxflambeaux… Tu ne connais pas ça ? Tu ne connais rien… Moi, mon petit,si tu veux le fond de mon cœur, j’en ai assez de la maroquinerie !...Pas un mot à Louise… Mais le magasin !... Plein le dos, ma vieille ! Etdu boulevard aussi… Tout ce bruit ! toutes ces lumières ! Et ces rastas! On ne peut pas vivre là-dedans plus d’une vingtaine d’années. Et jene tiens pas à crever ! La vie est bonne ! Il s’arrêta. -Ah ! Le canot est amarré ici… Attends que je trouve la chaîne… Ne bougepas… Mal-à-gauche comme tu es… Là… Saute… et assieds-toi… Inutile debarrer… Tiens-toi tranquille seulement… Tu y es ? Il sauta à son tour, prit les rames et la barque glissa sur l’eau sombre. - Est-ce agréable, oui ou non ? - Oui… Assez… jusqu’où irons-nous ? - Jusqu’où tu voudras ! - S’il y avait des étoiles, ça serait plus beau. - Je les commanderai pour la prochaine fois… - Quel silence ! - On respire ! Robertcaressait à peine l’eau, du bout de ses rames. Le canot descendait lecourant. Lucien restait immobile, comptant les secondes. Tout à coup ilsentit que son ami le regardait fixement. Et ce regard lui futinsupportable. Il essaya de chanter et se tut très vite… - Continue… - Non, elle est bête, cette chanson… - C’est ma femme qui te l’a apprise ? - Ta femme ! En voilà une idée ! - Il faut que tu me dises quelle chanson tu tiens de Louise ? - Mais… aucune… Qu’est-ce qui te prend ? - Pas même : « Je t’adore » ? - Je ne comprends pas… - Vraiment ? Ecoute… Ecoute… Si elle nous voyait en ce moment, auquel de nous trouverait-elle la plus sale gueule, hein ? - Robert, je veux croire que tu plaisantes… - Eh ! je ne plaisante pas !... Voilà le hic ! - Alors, tu m’offenses. - Bah ! -Tu sais quelles sont mon affection et ma reconnaissance… Rentrons,Robert… Je t’ai regardé, pendant le dîner… tu n’as pas mangé… tu as buquatre petits verres… Tu n’es pas dans ton état normal. - Oui, je me saoule… C’est bon… Ça donne du cœur au ventre… J’en avais besoin. - Pour quoi ? - Pour ça ! Et il lui envoya une gifle, à toute volée. Babey vacilla, se ressaisit, tenta de prendre son adversaire à la gorge, en vain. - Au secours ! cria-t-il, fou de terreur. Au secours ! Alors,Robert le saisit aux cheveux et, tandis que l’autre se débattait dansle vide, il lui laboura le cou de ses ongles. Puis il se laissa couler.Un remous et plus rien. - Au secours ! hurla Robert. Au secours ! Il y a quelqu’un qui se noie ! Venez vite ! Au secours ! VII Surune petite veilleuse d’ancienne mode, le café du mari se maintenait auchaud, sous la garde de Louise. Comme ils tardaient ! Lucien rentreraitgelé et de mauvaise humeur… Elle était prise, dans ce salon morne,d’une singulière angoisse. D’instinct, elle repassait mentalementtoutes les phrases de Robert. Elle fit un grand geste d’insouciance…Pensées de nuit, à la campagne, quand on est seule… Elle en rirait plustard. Seulement ce soir, elle appartiendrait à son époux. Précautionélémentaire. Il serait stupide de continuer à le sevrer ainsi.D’ailleurs, quand elle l’admettait dans sa couche, il se contentaitpresque toujours maintenant de la tenir contre lui et de lui parlercomme il eût parlé à un petit enfant : « Ne sois pas méchante, Loulou…Je t’assure, tu es méchante… Il ne faut pas être méchante avec moi… » Ala fin, elle s’endormait. Il guettait son réveil et il avait lespaupières rouges de quelqu’un qui a veillé ou qui a pleuré. Et ilplaisantait, avec ses paupières rouges et il y avait comme un sanglotdans son rire… Elle l’interrompait : « Tu n’es pas trop malheureux, moncoco ? Je fais ce que je peux… » Il répondait : « Moi ! Il n’y a pasplus content que ton petit Lulu. » Et il esquissait une danse, pourl’amuser. Et elle pensait à autre chose pour ne pas scruter plus avant,pour ne pas savoir toute la détresse qu’il y avait dans cette joiefalote. Et tout cela parce qu’elle se refusait, parce qu’elle neprenait plus la peine de jouer la comédie. Cette nuit même, elle semontrerait charitable. C’était d’une prudence élémentaire, élémentaireet alimentaire. Il payait ; il avait quelques droits. Repu, ilvoyagerait plus souvent. Elle l’endormirait dans des caresses et despetits verres… Lucien ne l’interrogeait jamais sur ses obligationsconjugales. Il avait la discrétion du pauvre… L’avenir leur réservaitpeut-être de bonnes surprises. La santé de Pavilland n’était pasfameuse… Et, en somme, elle n’avait pas à se plaindre… Elle regrettaitParis, voilà tout : la gaieté lumineuse du boulevard, ce vacarme qui laberçait, qui s’adoucissait pour elle, eût-on dit, comme le rugissementvoilé d’un lion câlin… Et la boutique, si nette, si distinguée avec sescasiers de chêne, ses comptoirs… Soudain, la sonnette de la grille s’agita violemment sous une poussée brusque. Louise alla jusqu’au seuil. - Eh bien, les lambins, arrivez donc ! Une galopade sur le gravier. Et soudain Lucien se dresse devant elle, boueux, exténué, hagard, le visage sanglant. - Seul ! Qu’y a-t-il ? - Un malheur. - Un malheur ? - Un grand malheur. Il se tordait les mains. Elle le fit entrer et ferma la porte sur lui. - Robert ? - Oui, Robert… Ah ! mon Dieu ! Nous avons eu une dispute, à propos de toi… Nous nous sommes battus… Il est tombé… - Noyé ? - Oui ! - Oh ! Elle reprit, d’une voix où la terreur se nuançait d’admiration : - Tu as fait ça ! Il tomba à genoux, sanglotant. - Tu vois !... J’en étais sûr… On dira que je l’ai poussé… Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai… J’ai peur, Louise, j’ai peur. Elle se roidit. - Alors ? - Il a voulu me donner un coup de poing, il a basculé… Il est tombé ! Il est tombé ! Mon Dieu ! - Un accident ! - Oui… Personne ne voudra le croire… Il m’a déchiré la figure. - Tu diras que ce sont des ronces. - Je suis perdu… - Relève-toi… Ne me touche pas… tu es plein de sang… Ecoute-moi bien, mon petit… Retourne là-bas… - Là- bas ? -Tout de suite… Il ne faut pas qu’on sache que tu es venu ici, d’abord…Ça ne paraîtrait pas naturel… Tu entends ? Obéis… Retourne là-bas…Crie… Réveille les gens… S’ils ne se réveillent pas, sonne à desportes… Cherche des mariniers… Tu feras comme si la chose venaitd’arriver… Tu feras celui qui pleure, qui est désespéré… Tu comprends?... Retourne là-bas… Va ! Va ! - Je n’en peux plus ! - Tiens, bois ! Elle lui versa le café préparé pour Robert. Il le but d’un trait et gémit, le gosier ébouillanté. -File maintenant, reprit-elle. Tout ira bien, je te promets… Unaccident… C’est un accident, quoi… comme il y en a tous les dimanches!... Tu as ta conscience pour toi. Va, mon petit ! Va, mon chéri ! Unpeu de courage et tu es au bout de tes peines… Après, tu m’auras… Il ya moi comme récompense, il y a ta Loulou… Pendant ce temps-là, jenettoierai toute cette boue que tu as apportée… Va, mon amour… Jet’aime… On sera heureux… Va… Sois intelligent ! Il reculaittandis qu’elle parlait et soudain il se retourna et courut. De nouveaula sonnette de la grille retentit… Il obéissait. Louise enleva lestraces de pas sur le tapis et reprit sa faction, un livre à la main quine tremblait pas. Tout s’arrangeait. Une nuit désagréable à passer, etla délivrance ! Elle eût presque ri en pensant à cet imbécile quis’était noyé pour avoir voulu donner un coup de poing. Elle rit même,avec des larmes qui la soulagèrent. Un accident… comme il s’en produitquand les boutiquiers se mêlent de faire du sport nautique. On laplaindrait. On plaindrait la veuve. Elle en serait quitte pourn’épouser Lucien que beaucoup plus tard… La boutique du Levant… Elle à la caisse et près d’elle, son adoré… Monsieur et Madame Babey… A deux heures du matin la sonnette grelotta. Livide, Louise parut sur le seuil, tenant haut la lampe, comme tout à l’heure… - Un accident ! Je suis sûr qu’il y a un accident ! Nulle réponse. Des pas lourds dans le jardin. - Il est arrivé quelque chose à mon mari ! Robert, tu es là ! Robert ! Une voix rude : - Pas de bobards, la petite mère… Vous êtes au courant… Votre chéri est déjà venu vous renseigner ! - C’est faux ! - C’est faux ! Elle a du culot, par exemple ! Je l’ai vu ! Et une autre voix : - Moi je les ai vus dans le bois, cet après-midi, qui se bécotaient… Salauds ! Ils paieront ça ! Le groupe d’hommes se dessina, au milieu duquel deux ouvriers soutenaient Lucien défaillant. - Eh ! le type de dancigne… tiens-toi un peu… Laissez-nous passer, qu’on le colle sur le canapé votre… Louise fit encore : - Je jure sur ce j’ai de plus sacré !... Et elle s’évanouit. VIII Unpauvre monsieur bien malade que ce M. Benjamin Silvuit ! Il arriva denuit, se coucha et on ne le vit plus. Le petit garçon qui lui apportaitsa nourriture, la femme qui faisait son ménage ne tarissaient pointd’éloges sur son compte. Si bon, si généreux et si gai, malgré sessouffrances : « Votre soleil me guérira ! » Calmes journées,nuits paisibles ! C’était à croire que Robert n’avait vécu que pourcette vengeance méticuleusement préparée ; jusqu’aux vêtements qu’ilportait quand il avait fait son brusque plongeon, les vêtementsimperméabilisés du pêcheur à la ligne qui peut subir des aversestorrentielles sans en être dérangé ; jusqu’à l’endroit où il avaitdisparu : quelques brasses et il se trouvait dans les roseaux. Il avaiteu du mal à se dégager de la vase. Puis il avait rejoint la cahuteabandonnée qui marquait jadis l’embarcadère d’un loueur de canots. Il yétait resté jusqu’à l’aube, enveloppé dans un vaste pardessus de voyageapporté là le matin, avec une valise, une topette de rhum, un largecache-nez et un chapeau de rechange. Il avait marché dans le boisjusqu’au tramway qu’il avait pris pour regagner Paris. Ensuite, letrain pris, il gagnait l’Espagne, reprenait sa fausse identité ets’installait avec la jouissance d’une victoire complète, dans lasécurité absolue. Chacun son tour ! A lui de rire ! Et il riait toutseul, en se frottant les mains. Il se figurait bien que la vengeanceétait bonne à savourer, mais pas à ce point-là, pas au point de voustenir lieu de compagne, de maîtresse, d’emplir un cœur comme l’eau dela mer envahit triomphalement un gouffre. Grâce à la somme liquideléguée par son père et augmentée de ses économies, il avait pu emportercent quatre-vingt mille francs en or et en billets de banque. Cettesomme était ignorée de tout le monde. Ainsi, l’hypothèse de sadisparition s’écroulerait vite. On s’escamote aisément quand onréfléchit à cette opération durant des mois. Tout accusait Babey, mêmele brouillon d’une lettre que Pavilland avait laissée dans sa chambre àParis, et où il suppliait Louise de lui revenir : « Je crois L… capablede tout. Il m’épouvante. » La petite vendeuse chargerait les amants… Labonne témoignerait aussi… Et c’était lui qui avait manigancé tout cela,lui, le boutiquier timide et malingre. « A l’heure actuelle, ils sontcertainement arrêtés. » Il faisait le geste de tourner une lourde clef: Cric ! Crac ! « En prison ! En prison, le beau mâle et sa catin! Et pour lui, la retraite, à tout jamais. La disparition ! Ne plusvoir un visage humain, ces visages de traîtrise. Il vivrait là, dansune paix de tombeau, à se délecter sans fin d’avoir eu tant de patienceet d’ingéniosité. On ne le rechercherait pas où il était si bien caché,où sa présence semblait naturelle aux indigènes déjà habitués. Illaisserait pousser sa barbe. Avec quelle impatience il attendaitles journaux ! Le garçon de l’auberge les lui apportait chaque matin.Il fallait dissimuler, attendre le départ du petit pour se précipitersur les feuilles. Il lut enfin : Un drame mystérieux.Tout était bien. Tout se passait comme il l’avait prévu. Les complicesincarcérés et les détails se précisant chaque jour. « Les aveux duprincipal coupable sont imminents ! » D’accablantes dépositionschargeaient l’amant. Puis, faute de preuves, Louise fut relaxée,instrument inconscient, disait-on, entre les mains du dangereux cousin.Le dangereux cousin n’y couperait pas de vingt ans de travaux forcés.Don Juan au bagne ! Robert se le représentait, tête rasée, en livréeinfâme, trimant sous un ciel de feu. Pour Louise, elle liquiderait lemagasin du Levant et tomberait dans la basse galanterie… Bientôt,la matière étant épuisée, les journaux passèrent à d’autres drames.L’assassinat de M. Pavilland ne faisait plus aucun doute. Il n’y avaitqu’à attendre. Et Robert attendit. Comme tous les êtresqu’absorbe une pensée unique, la solitude lui plaisait. Il eut des amis: un merle, un crapaud, une mère chatte qui lui avait imposé ses troischatons avec des yeux suppliants, le corps secoué de frissons anxieux.Sa barbe le changeait de telle sorte qu’il pensait : « Si Louisem’avait vu ainsi, elle se serait méfiée de moi… » Il s’offrait desdouceurs pour mieux sentir la misère de l’autre dans sa prison. « Il nepeut pas fumer de cigarettes blondes, lui, ni boire de l’anisette, oude l’eau parfumée au sucre vanillé ». Et la cigarette, l’anisette etl’eau sucrée lui paraissaient meilleures. Par mesure d’hygiène, ils’astreignait à de longues promenades dans son jardin, appuyé sur deuxcannes et marchant à petits pas, par crainte d’être observé. Il réglasa vie. Il se levait tard et il ne fermait ni la jalousie, ni lesrideaux, il passait toute la matinée au lit, jouissant de la divinelumière dont l’autre était privé, dans son cachot. Un jour le garçon lui apporta une bouteille poudreuse : - C’est la festa de la dame. Elle a dit qué lé bino blanco ferait bon pour Monsieur Silvuit ! Robertvida la bouteille et en éprouva une satisfaction si grande qu’il encommanda douze, du même « bino blanco ». Il attendait l’heure desrepas, celle du petit verre. Et il lui arriva de s’enivrer… Ivre,il rêva de Louise. Un rêve absurde… Ils vivaient elle et lui dans unchâteau somptueux. Il occupait l’aile gauche, Louise l’aile droite… EtLouise frappait à sa porte : « Tu dors, mon amour ? – Non ! » Et ellevenait le rejoindre. Elle soupirait : « Il fait chaud dans ton lit !J’avais si froid dans le mien ! » Il sentait contre lui la caresse d’uncorps lisse et frais, tout chatouillé d’aise : « Je suis si bien… sibien !... C’est merveilleux ! » Un mot familier de Louise. Ce motrésonna avec tant de vérité et tant de force qu’éveillé en sursaut,Robert resta hébété, ne comprenant pas sa solitude… Et il cherchait safemme à tâtons… Dès lors, les mauvais souvenirs s’évanouirent,bien qu’il fît tout pour les ressusciter. Et les souvenirs chaleureuxaffluèrent. Il se défendit. Il mit cette hantise sur le compte del’alcool et recourut à l’eau et au lait. Peine perdue. Il redouta lelit et passa des nuits assis sur un fauteuil. Le fantôme pétri dedésirs et de caresses l’y accompagnait… Louise revenait… Elle ne lequittait plus. Elle était à côté de lui quand il se promenait dans lejardin. Il croyait l’entendre. Elle disait : « Comme c’est malin, ceque tu as fait là ! Tu t’es débarrassé de Lucien, mais tu t’es imaginéque tu pourrais te débarrasser de moi ! Mon pauvre ami ! Penche-toi surce jasmin, c’est mon odeur que tu respireras, sur ces œillets, sur cesroses ; mon odeur encore. Mon parfum est fait de tous les parfums…Ainsi je ne suis pas une femme, mais toutes les femmes désirablesréunies en un corps qui est un bouquet. Tu m’appelais ton bouquet.Seulement, tu ne savais pas au juste ce que cela signifiait. Tu le saismaintenant ! Lutte, idiot ! Lutte ! Ferme les yeux ; tu me verras nue !Bouche-toi les oreilles, tu m’entendras. Oh ! tu ne m’entendras pasparler, mais roucouler, tu te souviens : « Mon petit bien-aimé… Monunique… Mon adoré… Mon tout petit qui est à moi. » Qu’as-tu fait là !Si c’était mon caprice de m’amuser avec Lucien, il fallait me passer cecaprice. Ça ne s’appelle pas aimer que de ne pas savoir souffrir pourcelle que l’on aime… Et que t’importait, puisque je te faisais de tempsen temps l’aumône de moi ! Tu me voulais pour toi seul ! Toi ?Robert-Casimir-Jules Pavilland avec tes bras grêles, tes genouxcagneux, tes dents jaunes, tes oreilles évasées ? Toi ! Un homme créépour aller en omnibus, pour recevoir sa ration de vie et d’amour à lagamelle ! Prenez votre numéro et mettez-vous à la file ! Un homme vouéaux vêtements confectionnés et aux bonheurs en série !... Ilécoutait. Et cette voix était si impérieuse qu’il ripostait tout haut :« Tais-toi ! Tu es une fille ! Tu es une fille ! Tais-toi ! » Il eut unsursaut de volonté, commanda des outils de jardinage et bêcha, sarclasans trêve, pour mater la bête. Il acquit une robustesse surprenante.Et la bête se révolta. La hantise devint une torture de tous lesinstants. Huit mois s’étaient écoulés… Au bout de ces huit mois,il sortit, ayant la plus grande peine à garder son attitudedouloureuse, à se traîner sur ses cannes. Un désir inexorable lepoussait. Le lendemain il débarquait à Paris. Il prit un bain et passachez le coiffeur qui tailla en pointe sa barbe hirsute. A six heures, il tournait le bec de cane du magasin Au Levant. IX Louise était seule, absorbée dans des calculs. Elle murmura sans lever la tête : - Vous désirez ? Il restait immobile, chancelant un peu, comme un vagabond mourant de soif devant la source fraîche qui l’apaisera. - Monsieur ! Vous désirez ? Elle le regarda enfin et dans un souffle : - C’est toi ! Il fit : - Oui, c’est moi. Ne crains rien… Je t’expliquerai. Elle restait immobile, les prunelles dilatées, et muette, frappée de terreur. Il reprit : -Tu ne peux pas bouger ? Il faudrait fermer cependant… Je ne veuxpas que l’on me voie… Et puis c’est l’heure… Attends, je vais fermer…Tant pis ! Elle pensait : « Il va me tuer ». Mais quand ladevanture de fer fut abaissée, et qu’il eut enlevé son chapeau et sonpardessus, elle reconnut cette flamme qu’il avait dans le regard quandil la convoitait. Alors elle se jeta sur lui. - Je devine !...Tu as voulu te venger !... Et puis, ta petite t’a manqué, ta chérie!... C’est ça ! Je suis sûre que c’est ça !... Je ne suis pas sicoupable !... Tu m’abandonnais un peu, sois juste… Et tu vis ! Tu vis !C’est l’essentiel. Le reste, je m’en moque pas mal…. L’autre ?.... Eh !bien on en fera ce que tu voudras. J’irai te rejoindre… en Amérique,tiens ! Je t’ai toujours aimé… Même… Il m’hypnotisait, tu comprends… Etj’avais une telle peur de te faire de la peine… Il coupa cesexplications en fouettant l’air de sa main. Il n’était pas venu pourentendre une défense ; il était venu parce qu’il avait besoin d’elle. - Veux-tu qu’on aille chez nous, là-haut, Robert ? Sans répondre, il l’attira contre lui avec une telle brutalité qu’elle gémit : - Parle ! Dis quelque chose… Je vois bien que c’est toi, mais je ne te reconnais pas… Tu me fais mal ! Illui saisit la nuque, d’une main rude et colla sa bouche avidementcontre la bouche désirée. Il sentit ce corps qui palpitait sous sonétreinte pour la première fois. Et pour la première fois, il sentitqu’il donnait à cette femme la volupté. Il en éprouvait une lui-même,si forte, si définitive qu’il trembla de la tête aux pieds et que seslèvres sur les lèvres brûlantes de Louise se glacèrent… - Oh ! mon chéri ! gémit-elle. Etelle voulut reprendre le baiser interrompu. Mais il s’y refusa. Il latenait toujours dans ses bras, comme une écharpe molle et il laregardait en pensant : « C’est pour ça ! C’était pour ça ! » Il ne luiétait plus rien ce visage blême où l’épouvante et la joie avaientcreusé des stigmates hideux, ce visage qui était si beau dans son rêve.C’était ça l’harmonie si attendue ! Ça, le triompha obtenu à traverstant de misères, et de larmes, et de drames !... Ça l’amour qui avaitfait de lui un criminel !... Cette lassitude… Ce dégoût !... Comme ilsentait bon le jasmin de son petit jardin d’Espagne et les cheveux decette femme sentaient la mort… Elle était plus présente là-bas, fantômequi attisait son désir, que présente ici… Ce pli à son cou, comme uncollier enfantin sur une vieille gorge… Et ces mots qu’elle disait pourexpliquer sa gratitude, bêtement… - Assieds-toi ! commanda-t-il. - Oui, mon chéri ; tu vois, je m’assieds… Tout ce que tu voudras, tu sais, tout ce que tu voudras… - L’annuaire des téléphones ? - Toujours à sa place, dans le casier à gauche… là… Tu veux téléphoner, mon trésor ? Je peux demander le numéro… Il consulta l’annuaire, décrocha le récepteur et demanda : - Gobelins 22-60. - … C’est ? - Le Parquet du procureur de la République. - Robert !... Qu’est-ce que tu veux lui dire, au procureur de la République ? - Que je suis vivant ! - Je t’en supplie… Ça pourra te coûter cher. - Oui, peut-être… Quelques mois de prison. - Réfléchis… On s’en irait… -Allo ! Gobelins 22-60. Pourrais-je parler… Une communication urgente…Bon ! Je suis Robert Pavilland… Oui… Robert Pavilland… Je meprésenterai au Palais de Justice demain matin… A midi ? J’y serai !... Il raccrocha l’appareil… - Robert, nous aurions pu partir, aller en Amérique… - Monte te coucher… - Tu me rejoindras ? - Non. - Tu vas passer la nuit ici ? - Oui… Il avait hâte d’être délivré d’elle. - J’irai avec toi au Palais de Justice, mon Robert… Nous nous présenterons tous les deux… Illui fit un signe. Elle s’éloigna. Seul, il respira largement. Il ouvritles registres. La vente était normale, peut-être même légèrementmeilleure. La curiosité, sans doute, avait attiré des clients… Ilcaressait, comme on flatte une bête, les casiers de chêne, les bibelotsfamiliers. Il revenait. Après une flambée trop violente, son cœurs’était éteint pour toujours. Il fit des comptes. Puis il rangea desportefeuilles et des réticules qui traînaient… Et enfin, latâche quotidienne accomplie comme autrefois, se faisant tout petit, ils’assit à l’ombre du comptoir, là où il se cachait quand il étaitenfant et qu’il avait peur de la vie… HENRI DUVERNOIS. |