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DUVERNOIS, SimonSchwbacher, dit Henri (1875-1937) : Jeanne(1929). Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (09.XII.2016) Texte relu par : A. Guézou. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@agglo-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : 6671-100) du numéro 100 (octobre 1929) dela Revue littéraire mensuelle LesŒuvres librespubliée par Arthème Fayard à Paris . JEANNE Nouvelle inédite par HENRI DUVERNOIS _____ Elle était sa maîtresse depuis un mois qu’elle l’appelait encore «Monsieur André ». Elle disait « Ah ! monsieur André, je vous aimetrop ! » Il souriait, flatté et effrayé à la fois, car il étaitvaniteux, mais les sentiments excessifs lui faisaient peur. Le 18 mai, jour de la sainte Juliette, il chercha un cadeau à luioffrir. Il choisit, chez une revendeuse, un fichu tout coton, mais bleude ciel. Il voulait y adjoindre un porte-monnaie en simili-crocodile,avec fermoir en imitation d’émeraude. A la réflexion il y renonça, cardeux présents se détruisent, l’un semblant toujours destiné à racheterla modicité de l’autre. Il enveloppa le fichu de cette phrase : « Apartir de maintenant, tu pourras m’appeler André et me tutoyer quandnous serons seuls », et elle faillit s’évanouir de joie. En vérité, ils étaient seuls assez rarement. A huit heures, Juliettequittait la mansarde, qu’elle occupait au septième étage, et elleprenait son service au quatrième, chez Mme Fortuné Savignolle, mère deson amant. Cela se passait dans ces temps très anciens où les femmesportaient des toques en fleurs artificielles. Mme Savignollen’avait pas sa pareille pour la reproduction du muguet et de laviolette de Parme. Juliette l’aidait avec habileté et payait sa chambreet sa nourriture en collaborant avec la femme de ménage à de plushumbles travaux. Ainsi elle ravaudait les chaussettes du fils de sapatronne. A cette époque, André Savignolle était un gros garçon, blond,glabre et paresseux comme une limace. Mme Savignolle, veuve dès sapremière année de mariage, et depuis toujours vêtue de noir, rude,active et austère, avait commencé sa carrière maternelle par larigueur. André venait de passer son baccalauréat à coups de fouet,quand il eut la chance de contracter une bronchite. Il guéritrapidement, mais dès que l’on émettait devant lui l’hypothèse d’untravail possible, il toussotait à l’intention de sa mère qui s’affolaitaussitôt. Elle lui défendit de se lever avant dix heures, le gavad’œufs frais, de viande rouge, de vins généreux et le garda auprèsd’elle. Il ne demandait pas autre chose. Bien installé dans la plusbelle chambre de l’appartement, il accomplit de ces menues besognesauxquelles se consacre un jeune homme dénué de toute vocation et detout don. Il lava des aquarelles vacillantes, écrivit un vaudevilledont la pornographie ne fut pas agréée, composa la musique et lesparoles de diverses chansonnettes qui restèrent inédites et se reposadéfinitivement. De son côté, Mme Savignolle travaillait sans relâche etéconomisait férocement. Elle accordait tout à son fils, sauf les clefs.Il devait rentrer avant minuit, heure à laquelle la veuve rangeait lespinceaux, les pots de colle, les fils de laiton de l’atelier et allaitse coucher. Le plus souvent, André, manquant de relations, tuait sessoirées dans un café. Il y fumait lentement un cigare choisi parmi lesplus faibles, sirotait un café tempéré de crème et jugeait les coups,car il était d’esprit lent et n’avait jamais pu s’initier tout à faitaux finesses du matador. Quelques aventures l’ayant renseigné sur latraîtrise féminine, là aussi il restait spectateur… Enfin, il se contentait à peu près d’engraisser et de dormir, quandJuliette tomba dans sa vie. Elle remplaçait une ouvrière maussade quel’on appelait la Romanichelle parce qu’elle était brune de teint, avecdes cheveux d’encre et des yeux jaunes. La Romanichelle avait repousséles avances d’André d’un méprisant : « Pensez-vous ! D’abord ça vousferait tousser ! » Il l’espionna, constata qu’elle retrouvait chaquesoir un homme dont elle prenait le bras avec emportement, et obtint lerenvoi immédiat de cette créature. Celle-ci empocha son argent, signale reçu, dit : « Adieu, ma pauvre dame ! » à la mère, et au fils : «Adieu, feignasse ! » - Qu’est-ce que ça signifie ? balbutia Mme Savignolle, quand laRomanichelle eut fait claquer la porte. - Feignasse ? quelque chose dans le genre de fainéant. - Oh ! L’abominable créature ! - Un bon conseil : ne prends plus une femme sauvage sous prétexte queles noiraudes travaillent mieux que les blondes… Deux jours plus tard, Juliette se présentait. André était encore couché: - Passe ta robe de chambre, fit la mère, et viens voir. Je crois que jevais me décider. Oh ! ce n’est pas le genre cheval, c’est une petiteblonde, mais elle a l’air raisonnable… Regarde ses papiers. Elles’appelle Juliette Volcy. Elle a fait le lilas et la marguerite chezune vieille demoiselle, rue de Verneuil. Au premier regard qu’ils échangèrent, André jugea qu’il venait detrouver une proie digne de lui. L’accord fut conclu et Juliette pritson service dès le lendemain. On ne l’entendait pas, on la voyait àpeine tant elle était timide et furtive. Jolie, bien qu’elle fûthabillée comme une pauvre orpheline, elle abattait une besogneconsidérable. Elle se mit très vite au muguet et à la violette deParme. Elle eut même l’idée de les parfumer, ce qui eut un vif succèsauprès de la clientèle. La petite déjeunait avec le fils et la mère,quand elle ne les servait pas, mais elle dînait dans sa mansarde dontelle ne sortait jamais le soir. Touchée à la fin, Mme Savignolle prittrois billets pour un cirque et offrit ce divertissement à sonouvrière. André la trouva mal vêtue mais découvrit qu’elle avait desdents parfaites et il se décida à lui adresser quelques mots. Commeelle ne répondait qu’en bégayant, il la jugea stupide. A la fin duspectacle, un dompteur parut, flanqué d’une lionne nerveuse et d’unlion rhumatisant. La lionne semblait méchante, elle giflait puissammentl’épieu dont l’homme la menaçait. « Pas commode ! » murmura MmeSavignolle. André gardait un sourire supérieur, comme si ces jeux luieussent été familiers. Mais Juliette tremblait. A la dérobée, il luiprit la main. Elle ferma les paupières, chavirée d’émotion. Quand elleles rouvrit, le dompteur avait jeté son arme et la lionne, apaisée, luiléchait le nez. Il sembla à la petite que tout participait à la douceurdont elle se sentait envahie. Pure, mais renseignée, elle avait résistéaux hommes. Elle ne résisterait pas à André. Même, elle s’était engagéeà lui céder en répondant à sa chaude pression par une pressionimperceptible où elle avait mis pourtant toutes les forces qui luirestaient, dans un engourdissement délicieux. Elle attendit Andréjusqu’à l’aube. Il ne vint pas. Mais elle orna la mansarde de son mieuxen vue de cette visite espérée. L’affreux papier, mangé de lèpre,disparut sous des estampes et des éventails japonais. L’achat d’uncouvre-pied de satin rouge, d’un service à thé et d’un fauteuilengloutit son maigre pécule… Un matin, elle trouva André sur le palier du cinquième étage. Commeelle allait lui dire bonjour, il lui ferma les lèvres d’un baiser.L’après-midi, Mme Savignolle étant absente, il pénétra dans l’atelier.Il prit les lèvres de la petite, puis il commanda : - Ce soir, laisse ta clef sur ta porte ! Elle répondit : - Bien, monsieur André. - Je viendrai à minuit cinq… Il faudra parler bas à cause des voisins… Elle eût désiré qu’il ajoutât : « Je t’aime ! » Mais il ne le lui ditni ce jour-là, ni les jours suivants, ni jamais… Il revint souvent. Elle restait éveillée jusqu’à minuit et guettait.Elle devait l’avertir en chantant, si elle avait remarqué quelque chosed’anormal. La chambre était isolée par un couloir des autres chambresque les rares domestiques de la maison rejoignaient de bonne heure.Avant l’aube, André la quittait. Ils craignaient tous deux un réveilinopiné de la mère, mais la vieille dame dormait ferme. Un dimanche, Mme Savignolle allant chez sa sœur à Senlis, les amantseurent une journée de solitude. André détestait sa tante, qui ne luiépargnait point les railleries : « Tu cherches toujours une situationsociale ? Ne te presse pas, surtout ! » Il ne répondait pas, cetteparente étant riche et sans descendants directs. Mais il l’évitait deson mieux. A deux heures, Juliette vint le retrouver. - Allons là-haut, proposa-t-elle. - Nous avons le temps… - C’est que j’aurais quelque chose à vous dire… - Et tu ne peux pas me le dire ici ? - Je préférerais… - Un embêtement ? - C’est selon… Il fronça des sourcils. - Marche devant, pour voir s’il n’y a personne… Les estampes, les éventails japonais, le couvre-pied rouge, le serviceà thé, tout cela prenait, le jour, un aspect de misère qui n’échappaitpas à Juliette. Elle ferma à demi les rideaux. Il commanda, du fauteuiloù il s’était installé : - Parle !... - Prenez-moi dans vos bras… - Tu peux me tutoyer… - André !... - Et alors ? - Je crois bien… C’est-à-dire que je suis sûre… André, nous avons étéimprudents, mais il ne faudra pas me le reprocher. Si tu n’es pas encolère, je serai si contente ! Il la repoussa, bondit de son fauteuil et, de pâle, devint cramoisi. - Eh ben ! s’écria-t-il, nous voilà propres ! Il tourna sur lui-même, s’ébouriffa les cheveux, frappa la table dupoing. - Ah ! non !... Non !... Pas de ça, Lisette ! Bon sang de bonsoir ! Unenfant ! Et d’abord, qu’est-ce que je dirais à maman ! Tu n’as pasl’air de te rendre compte, mais ce serait l’écroulement… l’écroulementde tout. Et puis je ne me porte pas bien. Ne compte pas sur moi pourune responsabilité quelconque. Ecoute, tu vas jurer de m’obéir. - Je le jure. - Sur ma tête ? - Sur ta tête. - Ne bouge pas ! Attends-moi là, je reviens !... Il partit sans l’embrasser. Il revint deux heures plus tard et sortitde son portefeuille un morceau de papier sur lequel était inscrite uneadresse. - Tu n’auras qu’à aller là… Ne t’occupe pas des frais. Je m’arrangerai. __________ Mme Savignolle ne s’aperçut pas tout de suite de la disparition d’unemontre et d’une chaîne qu’André tenait de son père. Elle ne sepréoccupa point d’une courte maladie de son ouvrière. Après quelquesjours d’absence, celle-ci reprit sa place. Comme Juliette était encorepâlotte, elle bénéficia pendant une semaine du régime d’André. Et lavie continua. Les habitués du café Imasse revirent le fils Savignolle.Il s’était promis de rompre, avec quelques ménagements. Il essaya deremplacer la petite par une fille du quartier, mais la grossièreté,l’inertie gouailleuse de sa partenaire lui parurent bientôtinsupportables. Il revint à Juliette qui ne lui adressa aucun reproche.Nulle allusion au passé dans leurs entrevues nocturnes. Un mauvaissouvenir qui s’était effacé, voilà tout. Maintenant, Juliette ne selevait plus avant André pour constater que tout était tranquille quandil la quittait. Même, un dimanche matin, comme il était arrivé àl’improviste, elle lui demanda d’allumer le réchaud sous le café et delui apporter la tasse dans son lit. Elle osa critiquer le choix qu’ilavait fait de certaines cravates. Il haussa les épaules, mais il pritl’habitude de la consulter. A ces petites nuances près, rien n’étaitchangé. Les affaires de fleurs artificielles prospérant, on prit unedeuxième ouvrière, une vieille… Un soir, André trouva la mansarde fleurie d’un bouquet de rosesblanches. - Ce sont des modèles ? demanda-t-il. - Non. Il plaisanta : - L’envoi d’un galant ? - Pas davantage… - Je ne comprends pas. - Tu vas comprendre : l’anniversaire… - Quel anniversaire ? Elle fit, dans un souffle : - Notre petite fille… - Hein ? - Elle aurait un an… Il sursauta : - Plus bas, tonnerre de Dieu ! - J’ai parlé bas. Il reprit : - C’est idiot !... D’abord, pourquoi une petite fille ? - Un jour tu as dit devant moi que, si jamais tu te mariais, tuvoudrais avoir une petite fille. Alors je suis bien sûre que je t’enaurais donné une. - Tu es folle ! - Elle a un nom, tu sais… - Folle à lier ! - Jeanne. - Tais-toi ! - Tu m’en veux parce que j’ai acheté des roses pour notre petite Jeanne? Un an… Elle aurait un an. A un an, une petite fille, ça a quelquefoiscomme de la pensée dans les yeux. - C’est tout ? - Oui… Mais ce jour-là, quand ils se taisaient, il entendait « Jeanne » dansce silence. ___________ Il pensait : « Heureusement, elle m’adore ! » Elle le haïssait, depuisl’instant précis où il avait crié : « Pas de ça, Lisette ! » Elleignorait, d’ailleurs, la profondeur de cette haine. Elle continuait dele servir et de le subir, fidèlement. Mais parfois, elle disait : « Jevais prendre l’air ». Elle allait dans un quartier lointain, seplantait devant une maison, regardait longuement une fenêtre et sedisait : « C’est là que, sur son ordre, j’ai tué mon enfant. » Celan’était plus l’anéantissement d’un germe obscur, mais l’assassinat d’unbébé qui « a de la pensée dans les yeux », qui sourit, qui vous passeses petits bras autour du cou et esquisse la moue de son premier baiser. André jugeait qu’une telle déséquilibrée était capable de provoquer undésastre. Ces choses-là sont courantes et trouvent leur dénouement encour d’assises. Mais la docilité de Juliette le rassurait. Il latraitait comme il est recommandé de traiter les aliénés, avec unedouceur qui surprit à la fin Mme Savignolle. Craignant une liaisonsérieuse, elle chercha un parti pour son fils, jeta son dévolu sur unedemoiselle riche et fit part d’abord de ce projet à Juliette. - C’est une très bonne idée, répondit Juliette avec indifférence. Mme Savignolle passa à André. - Tu commences à prendre de l’âge, déclara-t-elle. Il s’agit d’unavenir superbe… Comme il se récriait, elle ajouta : - J’en ai parlé à Juliette qui est de très bon conseil. Elle est de monavis. - Ah !... On peut toujours voir… L’entrevue eut lieu chez la sœur de Senlis. La demoiselle riche fumaitdes cigarettes orientales et était habillée de façon excentrique. Elleexamina froidement ce candidat à sa dot, lui posa diverses questions,et après dix minutes, s’esquiva sous un vague prétexte. - Je crois que ça ne va pas, dit la sœur qui venait d’accompagnerl’autre jusqu’à la grille… Une héritière, d’un million, vous pensez !Elle ne sait pas au juste ce qu’elle veut, mais elle sait ce qu’elle neveut pas. André ne lui a pas plu. - Elle a des façons de promenoir ! jugea André, furieux. - Jamais je n’aurais voulu de cette personne-là pour bru ! appuya MmeSavignolle. Mais elle ne pouvait s’empêcher de regarder son fils comme si elle levoyait pour la première fois. Et pour la première fois aussi, ce regardmaternel manquait d’indulgence. - Mon garçon, conclut la tante, dépêche-toi tout de même de te caser,parce que tu commences à te déplumer. Jusqu’alors, André se croyait irrésistible. Au retour, il mâchonnaitune sourde colère et il rudoya sa mère à diverses reprises. A dîner, ilmangea peu. - Restez avec nous, Juliette, proposa Mme Savignolle, éperdue. Vousavez bien le temps d’aller là-haut. Il fait si beau ce soir ! Nousallons nous mettre dans le jardin. Elle appelait le jardin une fenêtre devant laquelle de maigrescapucines essayaient de ne pas mourir. C’était un crépuscule d’été,traversé de cris d’hirondelles. Des enfants chantaient dans la rue. - Ça embaume ! remarqua Mme Savignolle. Elle précisa : - Ce parfum-là doit venir des fleurs du square Montholon. - Peut-être ! dit Juliette. - Moi, je trouve que ça pue le crottin ! corrigea André, rageusement… Ils se turent. Le ciel s’assombrit tout à coup, trop vite, comme authéâtre. Un lourd silence tomba, au bout duquel la mère, qui devenaitun peu dure d’oreille, s’écria : - Qu’est-ce que vous dites, Juliette ? - Elle a dit : « Jeanne » ! Le diable m’emporte si je sais pourquoi !balbutia André, livide. - Moi ? protesta la petite, je n’ai pas ouvert la bouche, monsieurAndré ! Il jeta sa chaise et disparut. - Jeanne ? murmura Mme Savignolle. C’est sa bonne amie ? Il doit êtrerudement épris pour entendre son nom même quand personne ne l’aprononcé. Dieu veuille que cette Jeanne-là ne soit pas une mauvaisefemme… En tout cas, elle ne l’accapare guère, car il ne bouge pasd’ici. Quelque gaupe mariée… D’ailleurs, il a vendu la montre et lachaîne de son père… Il a dû faire un cadeau ou payer un souper fin. Ilest allé la rejoindre, hein ? Elle épiait Juliette, essayait de surprendre un mouvement de jalousie.Juliette restait placide. - Nous avons eu une entrevue avec cette jeune fille dont je vous avaisparlé, reprit la mère. Mais elle ne nous convient pas. Elle est trèsmal élevée. - Ça sera pour une autre fois, fit Juliette. Puisque nous avons unmoment, voulez-vous que nous vérifiions les factures ? Dans la glace du café où il s’était rendu, André se jugea congestionné.Il demanda un verre d’eau et le patron l’apporta lui-même en faisantobserver qu’il compterait ce verre d’eau au prix d’un bock. Quelquesobservations qu’André plaça au sujet du matador déplurent aux joueursqui ripostèrent durement. Il se sentit chassé de partout et en eut,presque, des larmes aux yeux. Il commanda un cognac, feignit des’absorber dans la lecture des journaux jusqu’à minuit et, à pas deloup, rejoignit Juliette. Il la trouva en peignoir, assise dans lefauteuil, le fauteuil que jadis elle lui réservait et qu’elle occupaitsans s’excuser. Il tremblait de colère. - Tout ce qui arrive… commença-t-il. - Eh bien ? demanda-t-elle. Il allait ajouter : « Tout ce qui arrive est ta faute ! » Mais laphrase qu’il avait préparée s’étrangla dans sa gorge en une sorte desanglot. Et il s’affaissa. Rêveuse, elle lui caressait les cheveux. - Je te demande, dit-il, d’être douce avec moi. - Je suis très douce avec toi… - Tu comprends ce que ça signifie : très douce. Parce que, vois-tu, jene me sens pas bien… - Où as-tu mal ? - Partout ! - Il ne faut pas rester ici… - Je ne bougerais pas, même si maman frappait ! Il toussa. Il toussait faux… - Ménage ma sensibilité, Juliette… je te préviens… - Le cœur ? - Non. La poitrine. Je suis très faible de la poitrine, tu le sais… Cette pensée l’attendrit au point qu’il prit les mains de sa maîtresseet les couvrit de petits baisers coupés de soupirs… Puis il chercha leslèvres de Juliette. Elles étaient glacées. Il s’en étonna. - Toi non plus, tu n’es pas bien, s’étonna-t-il… Je te soignerai, tu mesoigneras… C’est gentil d’être deux… Pas ? Tu dis ? - Rien ! __________ - Qu’est-ce que c’est ? - Un portrait d’enfant. - De quel enfant ? - Je ne sais pas ! - Comment tu ne sais pas ? - Non. Je l’ai trouvé à Saint-Ouen, dans un bric-à-brac. - Et tu l’as acheté ? - Oui. - Pourquoi ? - N’insiste pas… - J’insiste. - Eh bien ! puisque tu veux savoir, cette petite fille… elle a à peuprès l’âge qu’aurait notre Jeanne. - Encore ? Il y avait trois ans que tu m’avais fichu la paix avec cetteinsanité ! - Tu m’interroges, je te réponds. - Je voudrais t’enlever de la tête cette idée imbécile. - Laisse-la moi. Je n’ai qu’elle. - Je ne compte pas, alors ? - Si… Mais que veux-tu, c’est plus fort que tout… J’y pense toujours…Tellement que tu crois que j’en parle, même quand je ne fais qu’ypenser. Oh ! elle n’est pas entre nous, cette pauvre petite. Elle est avec nous. Des fois, quand tu es là et qu’il fait nuit, je m’imagineque nous parlons bas parce qu’elle est dans son berceau, tout près. Jela vois grandir. Je lui ai fait un petit visage et c’est certainementcelui qu’elle aurait eu, en plus triste. Tiens, si je ne me retenaispas, j’achèterais des jouets pour elle. Quand je lis sur un journalqu’il y a une épidémie de rougeole ou de coqueluche, je me mets àtrembler. Je vis dans comme qui dirait une illusion ! Et je travaillecomme je travaillerais pour lui faire une dot. Ne crains rien. Personnene peut nous entendre. Si tu savais ! Hier par exemple, tu m’as dit quej’étais hébétée… Je me souvenais ! Le jour où tu m’as envoyée là-bas…Bien sûr, tu ne pouvais pas faire autrement… Et puis je n’aurais euqu’à refuser. C’est drôle : je n’y ai même pas pensé… Je lisais lepapier que tu m’avais remis… Troisième au-dessus de l’entresol, laporte à droite…frapper deux fois, ne rien demander au concierge.J’obéissais. Je m’appliquais à obéir, comme si ce papier-là avait étéla Loi et les Prophètes. C’est à ne pas croire : je ne pensais qu’àtoi. Je me disais : « Il ne faut pas que mon amour chéri ait des ennuisà cause de moi… » Il me semblait qu’il n’y avait que toi et moi encause, qu’on n’était que deux ; mais on était déjà trois, tu saisis ?J’ai frappé. C’est alors que j’ai vu la femme. Je l’aurais cruevieille, avec une bouche tordue et des ongles en deuil. Pas du tout !C’était une jeune et jolie. Elle m’a dit qu’elle était prévenue et ellea essayé de me raisonner. Autant raisonner une mécanique que tu auraisremontée. Je répétais : « Il faut ce qu’il faut ! » Je craignais de teperdre et je ne voyais que ça… Elle s’exprimait très raisonnablement, avec de petits hochements detête entendus. Il prit peur de nouveau. Il étudiait chez sa maîtressele processus de l’idée fixe, il discernait dans le plus calme de sessourires une sorte d’égarement. Aux heures de travail, elle étaitactive et concentrée comme à l’ordinaire. Elle consacrait son repos àJeanne. Maintenant ils passaient souvent la soirée avec Mme Savignolle.Celle-ci s’endormait très vite, le nez sur son ouvrage, André lisaitson journal. A la dérobée, il observait Juliette. Elle restait oisive,les mains sur les genoux, le regard perdu… Et de ces mains noyéesd’ombre, imperceptiblement, elle esquissait pour une petite absente legeste de faire danser les marionnettes. Et son sourire alors semblaitle reflet d’un autre sourire qu’elle seule voyait… __________ La tante de Senlis mourut. Un mois plus tard, Juliette, surprise de nepas voir en arrivant Mme Savignolle debout, entra dans sa chambre etrecueillit le dernier soupir de la vieille dame et cette ultimerecommandation : - N’abandonnez pas… ne laissez pas… André… C’est un … un in… unincapable… Besoin de vous… Gaube et Simon me doivent six mille francs…Protégez André, mon Dieu ! Juliette murmura : - Soyez tranquille… Au retour de l’enterrement, André et Juliette se retrouvèrent seuls etlibres dans cet appartement où ils avaient si bien caché leur amour. Labonne dressa un lit pour Juliette dans la salle à manger. André laissaouverte la porte de sa chambre. Il avait été pris d’épouvante à l’idéede rester seul. Comme il avait plu un peu au cimetière, il craignait des’être enrhumé et se plaignait. Elle dut préparer une tisane, chaufferune boule… Jusqu’à deux heures du matin, il parla. Il envisageait ladisparition de sa mère à un point de vue tout personnel : - Des êtres fragiles comme moi sont condamnés quand ils n’ont plus demaman. Je sais bien qu’il y a toi… Oh ! elle n’ignorait pas que tum’étais attachée, et elle ne te traitait plus comme une employée… Ainsielle t’a indiqué qu’elle remplaçait toujours en mai mon gilet deflanelle par un gilet de cellular. Sans en avoir l’air, elle te donnaitdes indications. Pauvre maman ! Elle allait au fond de la rueSaint-Joseph pour me chercher une confiture que le médecin m’avaitrecommandée. Parle un peu… que je t’entende… Juliette dit : - C’est la petite qui en aurait eu une peine ! Il allait demander : « Quelle petite ? » Puis il se mordit les lèvres.Juliette aurait répondu : « Jeanne ». Il y aurait eu une discussion etau bout de cette discussion la bouderie, le silence qu’il voulaitéviter à tout prix. Il lui semblait que les paroles, n’importe quellesparoles, dissipaient l’odeur de la mort. Il se résigna. - A cinq ans, on a du chagrin, reprit Juliette. Oh ! pas une vraiedouleur, bien sûr… mais les premières larmes, qui cuisent. Je luiaurais dit : « Ta grand’maman est morte ». Elle aurait su en même tempsqu’elle avait une grand’mère et qu’elle était morte. Je lui aurais dit: « Cours embrasser papa ! » Je l’aurais habillée de blanc, parce quepour les enfants le deuil doit être blanc. Il sortit brutalement de son lit, prêt à battre Juliette. Alors çarecommençait, cette histoire ? Mais elle le cloua, dès le seuil, d’untel regard qu’il frémit. - Qu’est-ce qu’il te prend ? interrogea-t-elle. Pourquoi te lèves-tu ? - Fais-moi une petite place. - Tu seras mal… - Tu ne te rends pas compte que c’est ma première nuit d’orphelin ! Il perdait ses cheveux ; il prenait du ventre. Ainsi en chemise, iloffrait une image si diamétralement opposée à ce mot « orphelin » quecela en devenait comique. - Viens ! dit-elle. Je te réveillerai avant que la bonne arrive. Il protesta : - Je me moque de la bonne ! J’ai été un fils admirable. Maintenant j’aile droit de faire ce qu’il me plaît, je suppose. Cela sentait le phénol, les roses des gerbes mortuaires et aussi deslourds parfums dont Juliette inondait les fleurs artificielles. - J’ai un peu mal à la tête, soupira André. Il posa cette tête endolorie sur la poitrine de sa maîtresse. Il luiétait reconnaissant de lui apporter la bonne chaleur de la vie aumoment où la pensée de la mort le terrifiait. Sans elle, il aurait eudes cauchemars. Un grand flot de tendresse l’envahit. Il n’hésita point: - Ne t’occupe pas de l’avenir, décida-t-il… On cédera le fonds… Ça irachercher au moins dans les quatre-vingt mille… - Qu’est-ce que je deviendrai ? - Tu t’occuperas de moi. Tu n’aimerais pas la campagne ? - Si. - Pas bien loin, à une heure de Paris, au maximum. J’en ai assez decette agitation. Je ne tiens pas au café Imasse. Des joueurs et desalcooliques ! Si tu veux être gentille, nous serons rentiers. Tum’aideras à faire les calculs. Je crois que j’aurai trente millefrancs à dépenser par an. Peut-être davantage. Il était en veine de générosité. - Si tu te conduis bien, énonça-t-il gravement, je t’épouserai. Il conclut : - Et puis nous aurons un enfant, là ! Il s’attendait à une explosion de reconnaissance. Elle se taisait. Ilremarqua vexé : - Tu pourrais, au moins, me remercier. Elle balbutia un remerciement. - Comment, s’écria-t-il, tu pleures ? Elle expliqua : - C’est de joie. _________ Grâce à l’administration de Juliette, ils devinrent très riches. Andréne parlait plus de mariage. Mais il avait acheté une villa en Normandieet, là, ils se lièrent avec un couple, M. et Mme Fuqui. M. Fuquipromenait au bout d’un corps immense une tête tour à tour vaniteuse etinquiète de dindon. Mme Fuqui, laide et distinguée, s’occupait de sesrobes et de ses relations. Ils avaient un fils, un superbe gamin d’unedizaine d’années. Grâce à eux, Juliette et André connurent desaristocrates de plages et des financiers balnéaires. On présentait « M.et Mme Savignolle ». Mais un jour, Fuqui prit André à part et lui dit : - Pourquoi diable n’épousez-vous pas votre amie ? Elle est charmante,elle ne dit pas de bêtises et elle est tout à fait digne d’entrer dansnotre société. Autrement, vous vous exposeriez à des camouflets. André était obèse maintenant. Il tenait à sa tranquillité. - J’arrangerai cela en septembre, promit-il. Le mariage fut une simple formalité, tenue secrète. Fuqui servit detémoin à André. Mme Fuqui assista Juliette. Le couple s’installa dansun appartement maussade et cossu, donna des dîners solennels et connutun ennui asphyxiant. - Tu es toujours triste, reprochait André. Pourtant, je crois que,grâce à moi, tu as fait un assez joli rêve. Oublies-tu ce que tu étaisavant moi ? - Non. J’étais une jeune fille. - Une jeune fille sans le sou. Tranchons le mot : une ouvrière.Qu’est-ce qu’il te manque ? - Tu le sais. Il ripostait : - Rien ne s’oppose maintenant à ce que tu me donnes un fils. Ils s’évertuèrent en vain, pendant quelques années. Puis il sedésintéressa d’elle : - J’ai fait ce que j’ai pu, remarquait-il. Elle donna cette explication : - Jeanne est jalouse ! Savignolle éclata de rire. - Ça te reprend ! Tiens, j’ai pris le parti d’en rigoler. Ça devientune bonne farce ! - Elle aurait dix-huit ans… Il allait plaisanter encore. Mais elle avait parfois des regards qui lelaissaient coi. Il inclinait à une docilité de gâteux. Pour sa part ilétait enchanté de rester sans enfants. Ainsi Juliette ne s’occupait quede lui. Elle le soignait, par habitude, surveillait sa nourriture,l’empêchait de se gaver de pâtisseries. Elle s’occupait aussi desplacements d’argent, faisait les comptes, discutait avec lesfournisseurs. Il pouvait bien lui passer une innocente manie. Il necraignait plus rien. Il y avait prescription. La chose demeurait aufond de sa mémoire comme une peccadille de jeunesse, une aventurecommune à beaucoup de gens. Il n’y avait qu’une femme romantique etsensiblarde pour garder un tel souvenir et l’arroser, après tantd’années, de larmes fraîches. Il n’était pas de complexion amoureuse.Juliette restait pour lui une servante montée en grade, à qui l’onpardonne ses bougonneries parce qu’elle fait bien la cuisine et netriche pas sur les additions. Il se laissait guider. Le matin, parexemple, il devait, par ordonnance du médecin, faire une heure demarche à pied. Elle le conduisait avenue du Bois. Là, elle lui montraitde rieuses adolescentes. Parfois, devant l’une qui paraissait plusjolie que les autres, elle lui poussait le coude : « Jeanne »,murmurait-elle. Il approuvait, la traitant d’idiote dans son forintérieur. André apprit que le fils de Fuqui venait de fuir empruntantcinquante mille francs à la cassette maternelle et amenant en Amériqueune vieille courtisane. Il communiqua cette nouvelle à Juliette aveccette joie particulière qu’il éprouvait quand un malheur, dont ilserait à jamais exempt, arrivait à autrui. - Pourquoi es-tu consternée ? interrogea-t-il. Tu fais une tête ! - C’est que, dit-elle, en pensée je le destinais à Jeanne. Il sortit de la chambre où ils se trouvaient, pour pouffer à son aise.Elle s’en aperçut et le mena, l’après-midi même, dans cette rue noireoù le crime avait été commis. - Tu choisis drôlement tes promenades ! fit-il. Ce quartier estsinistre. - Il ne te rappelle rien ? - Non. - Tu vois cette fenêtre… C’est là… Il fit le dos rond dans sa pelisse et, du bout de sa canne, tapotavaguement son soulier, avec la pâleur d’un escroc qui a réussi et qu’unhasard conduit dans l’endroit où il a commis son premier vol. Il restadevant la fenêtre jusqu’à ce que Juliette fût sortie de sa méditation.Tel un indifférent qui conduirait au cimetière une mère désespérée ! Ily avait aussi l’anniversaire. Ce jour-là, il partait de chez lui detrès bonne heure et ne rentrait que le soir. Juliette s’enfermait dansune petite chambre où elle avait réuni ses reliques : le portrait del’enfant qui ressemblait à l’image qu’elle s’était faite de Jeanne, unefleur séchée du premier bouquet qu’elle avait acheté en commémorationet le bout de papier sur lequel Savignolle avait griffonné l’adresse dela sage-femme et les recommandations. Une fois elle chercha en vain cepapier. Il avait disparu. Savignolle jugeait le document dangereux ; ilavait dû se procurer une clef, ouvrir le secrétaire et brûler lepapier. Pendant un mois, Juliette ne lui adressa pas la parole etrefusa de sortir avec lui. Il prit la chose du bon côté et feignit deconsidérer cette attitude comme un caprice de femme. Mais un matin, illa suivit. Elle allait à la Madeleine. "Est-ce qu’elle deviendraitdévote », pensa-t-il. Non, elle assistait, d’un coin d’ombre, à unemesse de mariage. Il devina qu’elle se substituait à la mère attendriecouvant de l’œil la mariée blanche et rose. A la sortie de l’église, illui tira un coup de chapeau ironique et lui prit le bras. Elle selaissa faire et parla de la cérémonie : - C’était émouvant ! Mais Jeanne aurait été plus belle ! Il résolut de se fâcher. - Si cette comédie continue, je t’enverrai chez un aliéniste, tuentends ! - Bien. Mais il faudra que tu lui expliques… Il courba la tête. Ses fureurs étaient vite éteintes. Il supporteraittout, pour qu’elle sortît de ce mutisme qui l’avait exaspéré. Il luiavait demandé : « Est-ce que tu crois que je peux manger du confitd’oie ? » Et elle n’avait pas daigné répondre, le laissant en proie àce dilemme affreux d’une gourmandise rentrée ou d’une indigestionpossible. Il accepta que Juliette continuât l’humble roman de sa fille.Il avait eu Juliette mère imaginaire. Il l’eut grand’mère. Celaremplissait leur 1er janvier. André apportait un cadeau accepté avecindifférence. Juliette se mettait à la fenêtre et regardait lespassants. Elle murmurait : « Ils sont quatre, trois petites filles etun petit garçon… Chacun à son bouquet ! C’est si gentil… Tiens, ilsvont dans la maison d’à côté ! » Eux n’attendaient que les Fuqui. Maisles Fuqui ne venaient plus. Le fils était rentré chez eux l’oreillebasse, lâché par la vieille courtisane. Il était sur le point d’épouserune orpheline millionnaire qui refusait de voir les anciennes relationsde la famille. Les Savignolle restaient seuls. - Si on avait su, jugeait André, on aurait continué le commerce. Çaremplit les vides… Elle triompha… - Ah ! tu en conviens ! Les vides, les vides ! Il se hâtait de parler d’autre chose. Il vieillissait mal, devenaithideux, la lippe tombante, le teint plombé. Elle restait charmante avecson visage de madone, si pâle et les yeux brûlants des êtres qu’absorbeune pensée. Pendant de longues heures, elle restait dans un fauteuil,le fauteuil qu’ils avaient gardé de la mansarde. Et, là, elleesquissait de ses mains le geste de faire danser des marionnettes. Ilvoulut échapper à ce spectacle lugubre et il se fit présenter dans uncercle. Mais il y retrouva l’hostilité des habitués du café Imasse. Ontournait en ridicule son avarice et son ignorance. Il passait tête deturc. Il s’en aperçut et donna sa démission. Il avait soixante-septans. Il vendit sa villa normande. Juliette peuplait le jardin depetits-enfants imaginaires. Dès lors ils vécurent reclus à Paris. Lesoir il allait seul au cinéma, sa femme refusant de le suivre. Un jour,il arriva dans la chambre de Juliette, brandissant une lettre. - C’est de Fuqui. Ils s’excusent très gentiment. Leur fils divorce. Ilsreviennent à leurs vieux amis. Ils nous invitent à dîner pour ce soir… - Je suis sûre, dit Juliette, que Jeanne l’aurait aimé. Elle l’auraitpeut-être attendu… Le voilà libre maintenant… - Bonne nouvelle ! s’écria Savignolle qui ne voulait plus dediscussions. Avec une imagination pareille, je me demande pourquoi tun’as pas écrit de romans… - Mais j’en écris un, dans ma tête. - Nous irons chez les Fuqui. - Toi… Moi, je ne sais pas. J’ai bien envie de ne pas me lever. - Tu es souffrante ? - Non. - Alors pourquoi ne veux-tu pas te lever ? - A quoi bon ? Il alla seul chez les Fuqui. Deux ans plus tard, Juliette répondaitencore : « A quoi bon ? » quand on lui demandait pourquoi elle gardaitle lit. Les médecins affirmaient qu’elle n’était pas malade. Quand onla levait, elle fléchissait sur ses jambes et l’on devait la porter surune chaise longue. Elle ne parlait plus que de Jeanne. Savignolle,excédé, prenait ses repas au restaurant, visitait les musées, lesexpositions. Puis, il fut cloué à son tour. On roula son lit à côté de celui de safemme. Des médecins défilaient, aux diagnostics contradictoires. - Juliette, est-ce que je peux boire du vin ? suppliait-il. Boudonneaudit non et Stigmann dit oui. - Bois de la bière ! conseillait Juliette. - Tu crois ? - Quelle importance ça a-t-il ? - Quelle importance ? Tu es magnifique, toi ! - Fais comme moi. - On est seuls… - Tu es seul. Elle le prenait en pitié… Et le long des journées sempiternelles, desinterminables nuits, elle lui expliquait : - Il faut payer sans se plaindre… Nous payons… C’est quelque chose, tusais, le bout de papier sur lequel tu avais inscrit : « Frapper deuxfois… ne rien demander au concierge… » On a beau avoir un domestique,une garde, une cuisinière et une femme de chambre, tu peux me croire,André, rien ne vaut une voix où l’on retrouve la sienne et qui vous dit: « Papa, c’est l’heure de ta potion, » ou, « Grand-père, moi, jetrouve que tu vas mieux. » - Je me fous de toutes ces balivernes, cria Savignolle. Nous serionsprobablement fâchés avec notre gendre et nos petits-enfantsattendraient que nous soyons crevés pour s’acheter des bicyclettes…Est-ce que j’ai vraiment le diabète ? Un silence. Il reprit : - Tu es sourde ? Je te demande si j’ai vraiment le diabète ? Pas de réponse. Il chercha fébrilement la sonnette, appela. La gardeparut. - Regardez donc ce qu’a Madame. - Eh ! Madame ! glapit la garde. - Elle ne veut plus parler… - Elle ne peut plus. Je m’y attendais. J’ai soigné une dame identique,boulevard Malesherbes. C’est une chose qui porte un nom grec et quiparalyse tous les moteurs, y compris la langue. Est-ce qu’elle peutécrire ? Tenez, Madame, voilà un crayon, un bloc-notes… Allez-y. Ducourage !... Ça va… J.. e… Ça fait je… je quoi ? Je veux boire ? Jeveux manger ? Je veux l’urinal ?... Ah ! elle reprend… J… e… a… C’esttout ? Vous comprenez, monsieur ? - Non, fit Savignolle. Au moins elle se taisait. Et il n’entendait plus « Jeanne » dans cesilence, comme autrefois. Il ne pensait qu’à lui-même, à son mal. Il seplaignait, se dorlotait, s’affolait quand il s’imaginait avoir absorbéune pilule de plus ou une cuillerée de moins. Et cela dura ainsi trois mois. Juliette ne le regardait plus, jamais.Elle attendait, semblait-il, une réunion dont elle se promettait laseule joie réelle de sa vie. - Elle pourrait manger, bégayait-il, et elle refuse la nourriture ! Moije voudrais, mais je ne peux plus. Il s’adressait à un témoin imaginaire : - Est-ce que vous trouvez cela juste ? Est-ce juste, oui ou non ? Il ramassait les pauvres forces qui lui restaient, les usait avecprécaution, en avare, heureux de pouvoir respirer encore un peu et,après avoir dormi quelques minutes, de se réveiller… - Toi, Juliette, reprochait-il, tu y mets de la mauvaise volonté… Jesuis plus mal que toi et je lutte. J’ai une bonne constitution et jesuis sûr que j’en sortirais si j’étais entouré… Malheureusement, je nesuis pas entouré… Pourquoi ris-tu ? Ne mens pas ! Je suis sûr que turis ! Tonnerre de tonnerre ! Je te flanquerai… Tu sais !... Unepauvresse qui me doit tout ! Juliette ! Madame ! La garde ! A la garde! Au secours ! Quelqu’un ! De colère, il suffoquait, puis il râla. - Espérez un peu, fit la garde, je vais au téléphone, j’appelle ledocteur. - Juliette ! appela Savignolle ! Juliette ! Je ne me sens pas bien !Juliette, je crois que je vais mourir. Elle tourna vers son mari un visage exsangue, encadré de deux nattesblondes et si pur… Il répéta : « Mourir comme un chien », et renversa la tête. Alors Juliette fit un effort suprême. Ses mâchoires s’entr’ouvrirent etelle scanda nettement : - Jeanne serait là… pour te fermer les yeux… HENRI DUVERNOIS. |