EBERHARDT, Isabelle(1877-1904) : Au pays des sables(1944) Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (20.VI.2012) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@cclisieuxpaysdauge.fr, [Olivier Bogros]obogros@cclisieuxpaysdauge.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire d'une collectionparticulière de l'édition d' Au paysdes sables établie et préfacée par René-LouisDoyon à Paris chez Fernand Sorlot en 1944. AU PAYS DES SABLES Contes et souvenirs par Isabelle EBERHARDT DOCTORAT N.D.L.E. – Ce court récit est undes rares souvenirs genevois d’Isabelle. Parmi ses amies russes, onrelève les noms de Véra, qu’elle aime de tout son cœur ; Chouchkaqu’elle évoque et qui est partie pour la Bulgarie. L’héroïne est donc «composée » des étudiantes exilées fréquentées à Meyrin et Genève d’oùles pages sont datées de 189(5 ou 6). De ce monde mobile, Isabelle voulait tirer un tableau dedéclassés qu’elle intitule dans ses projets successivement : La Voie, A la Dérive, et qu’ellereprend sous le titre de Trimardeur; aucun de ces essais se résumant dans le dernier n’a été conduit à saréalisation. Genève,avril 189... Aujourd’hui, la soirée étaittiède et de longs nuages blancs flottaient au-dessus des denteluresencore neigeuses du Jura. Il y avait pourtant dans l’air une grandelangueur, une paix d’attente,avant la grande poussée de vie de mai. Je sais bien qu’en passant les heures indéfiniment prolongées assise àma fenêtre, à contempler, à travers le paysage familier de cettebanlieue mélancolique, ma propre tristesse, je perds les fruits dulabeur acharné, presque sincère de tout le semestre d’hiver... Maisl’ennui du présent et sa monotonie m’accablent et, comme toujours, jeme plonge dans la vie contemplative. ... Tandis que je réfléchissais à toutes les inutilités moraless’accumulant de plus en plus autour de moi, on frappa. C’était une jeune fille inconnue, petite et frêle, avec un pâle visagetriste encadré de cheveux bruns et bouclés, coupés d’assez près. Elle m’aborda en russe, avec un sourire doux : « Je viens de la part duComité de secours des étudiants russes. Je viens d’arriver de Russiepour terminer mes études médicales et suis sans aucunes ressources. Onm’a dit que, comme secrétaire du Comité, vous pourriez vous occuper deme trouver un logement. » Dans ce petit monde très à part des étudiants russes, épris du rêvesocialiste ou de celui, plus vaste, de l’anarchie, il est une grandesincérité de convictions : le devoir social de l’aide mutuelle estenvisagé franchement et comme une nécessité absolue de la vie. Lafausse et inique honte du pauvre est anéantie, remplacée par lesentiment du droit absolu à la vie. Chouchina m’adressa donc sa demande sans gêne ni réticences, simplement. Je lui offris une chambrette attenante à la mienne et elle y resterajusqu’à la fin de ses études. Elle est Sibérienne, fille de petits bourgeois d’Yénisseisk. Son butest de passer au plus vite son doctorat et de retourner là-bas secourirses frères, dont elle parle avec attendrissement. Elle se reconnaît un très humble, un très obscur soldat de la grandearmée des précurseurs. Ce rôle la fait vivre et elle est heureuse. Ah ! ce bonheur des fanatiques qui passent leur existence dans un rêved’absolu ! Dans l’univers, Chouchina ne voit que l’homme – la bête aussi – ausecond plan. Il y a tout un monde de sensations – les plus subtiles –qu’elle n’a jamais abordé et qui lui est indifférent. Comme caractère, beaucoup de sérieux, de modestie et de douceur. Enrésumé, charmante petite camarade avec laquelle je ne serai jamais enconflit. * * * 3mai. Chouchina est d’une discrétion,d’un tact parfait dans la vie commune. Elle respecte mes rêveries,supporte mes trop fréquentes sautes d’humeur qu’elle accueille ensouriant, tâchant de m’adoucir les heures noires d’angoisse provenanttellement de causes diverses et ténues qu’elle semble ne pas en avoirdu tout... ces heures lourdes que je traverse depuis quelque temps. Sous notre familiarité discrète de langage, il n’y en a pas d’esprit,car nous sommes très différentes, mais Chouchina est l’une des raresnatures dont la présence autour de moi ne m’irrite ni ne m’ennuie. Monattachement pour elle est basé, certes, sur un sentiment très égoïstede bien-être personnel... Mais le sait-elle seulement ? Pour elle, cette médecine que nous étudions ensemble n’est ni unmétier, ni un art : c’est un sacerdoce. Pour elle, Chouchina serviral’humanité. Parfois, elle s’étonne de me voir sourire de ses théories,quand elle sait que toute souffrance m’affecte profondément, quand ellevoit que je souffre plus intensément qu’elle-même, peut-être, de voirsouffrir. ... Elle est très frêle. Il semblerait que le moindre souffle devraitfaire vaciller la petite flamme vive de son existence... Et cependant,elle est d’une activité menue et silencieuse de fourmi, d’un dévouementperpétuel et patient. Elle semble aussi inaccessible au découragementqu’à l’enthousiasme. * * * Juillet. Chouchina m’inquiète. Sa santéest bien plus chancelante que je ne le croyais. Elle a depuis quelquesjours des faiblesses. Son sommeil est troublé et elle se réveillebaignée de sueur froide. Elle tousse... Et, parfois, depuis que, plus attentivement, je l’observe, je surprendsdans le regard jadis si calme de ses grands yeux gris lilas, uneexpression de crainte, presque d’angoisse. Mais elle ne se plaint pas,elle se soigne consciencieusement et continue son travail obstiné : enoctobre, elle doit passer son doctorat. A l’inquiétude réelle que j’éprouve, je vois que, peu à peu,inconsciemment, je me suis attachée à ce petit être qui tient si peu deplace et qui, sous des dehors de faiblesse et d’effacement, estvaillant et bon. Je lui ai parlé de sa santé. Alors, avec un sourire très calme, ellem’a répondu : - Mais oui : je suis phtisique... il y a longtemps. Quand j’étaisinfirmière au dépôt de Tioumène, où passent les émigrants russes s’enallant en Sibérie, j’ai ressenti les premiers symptômes. Seulement,depuis lors, je m’observe et je me soigne. Je voudrais passer mondoctorat avec succès et, après, avoir quelques années devant moi pourtravailler. A ces derniers mots, une ombre grise passa dans son regard... Elle neveut pas approfondir cette question. Elle ne veut pas laisser son angoisse se formuler... Elle en a peur. Il y a une douloureuse incompatibilité entre les exigences contrairesde son état de santé, car elle traverse une crise dangereuse, et cellesaussi tyranniques du travail assidu et complexe qui lui incombe. Et moi, admirant ce courage tranquille et ce vouloir de vivre et d’êtreutile, je ne puis rien pour elle, car elle n’a besoin nid’encouragement, ni de consolations. Elle ne veut pas consulter un médecin, disant qu’elle sait très bien cequ’elle a et ce qu’elle doit faire... Et là encore, je devine unesecrète faiblesse : n’a-t-elle pas peur d’entendre un autre dire touthaut, avec des mots d’une désespérante netteté, ce qu’elle pense ? * * * Octobre. Pendant ces trois mois quiviennent de s’écouler, son état a été stationnaire. Par des prodiges desoins et surtout d’énergie, malgré le prorata très restreint de nosressources – une brouille passagère avec ma famille me laisse sanssubsides pour le moment. – Chouchina s’est maintenue sur pied et àl’œuvre. Seulement, l’inquiétude de son regard s’accentuait souvent etsemblait presque de l’épouvante. Cependant, la sérénité de son caractère ne diminuait point, ni sonassiduité au travail. Visiblement, elle maigrissait. La petite toux brève et sèche étaitdevenue presque continuelle. Il y a peu de jours, elle se décida à consulter notre amie, MarieEdouardowna, doctoresse experte et bienveillante... - Soignez-vous bien. Pas de coups de froid. Mangez beaucoup et prenezdes fortifiants. Prenez aussi de la créosote. A moi, Marie Edouardowna dit avec une gravité attristée : - La fin est très proche. Cette fille a une force de volonté peucommune et c’est ce qui enraye un peu les progrès du mal. Elle mourrapresque à la peine. C’est navrant, cette mort juste au moment où elletouche à la fin de son dur labeur, où elle croit pouvoir commencer le vrai travail, celui qui était lebut de sa vie ! - Croyez-vous qu’elle le passera, son doctorat ? Marie Edouardowna hoca la tête dubitativement. Quand je rejoignis Chouchina, elle était assise sur son lit, inactivepar extraordinaire, m’attendant. Je fus frappée du regard anxieux,interrogateur, presque sévère qu’elle darda sur moi, me révélant lalutte atroce qui s’était engagée en elle entre la certitude dictée parson intelligence lucide, savoir et le vouloir de vivre, obstiné, etl’espérance vivace. J’eus de la peine à dominer l’émotion qui m’envahit sous ce regard et àlui dire : - Marie Edouardowna vous trouve affaiblie. Mais, pour le moment, il n’ya d’après elle aucun danger si vous ne perdez pas courage et si vousvous soignez bien. Pour la première fois devant moi, Chouchina eut un mouvement de révolteà la fois et de faiblesse. Elle joignit convulsivement les mains : - Oh ! encore, encore quelques années ! Tant de travail, tantd’efforts... Elle se tut et, après un long silence, elle se leva, souriante denouveau. - Je suis de garde cette nuit à la Maternité pour un accouchement quis’annonce mal. Ne vous inquiétez pas. - Mais faites-vous donc remplacer ! J’irai, si vous voulez. - Oh ! non. Vous savez que je prépare ma thèse et je ne veux pas perdredes observations déjà assez rares sans cela. Depuis lors, elle dure, toujours semblable, quoique d’heure en heureplus faible... Et je sens que le vide qu’elle laissera auprès de moisera profond... bien plus profond que je ne l’aurais supposé avant lacertitude de sa mort prochaine. * * * Mardi,28 octobre. Chouchina est morte vendredi àla nuit. Elle est restée alitée huit jours. Le vendredi, très faible, oppresséeet toussant beaucoup, elle avait voulu assister à un cours quil’intéressait. Elle rentra assez tard et me dit : - Je suis bien lasse. Je vais me coucher. Demain, je vais commencer àrécapituler tout ce dont j’aurai besoin pour l’examen... Plus que huitjours ! Je lisais. Tout à coup, j’entendis un râle étouffé dans la chambre de Chouchinadont la porte restait entr’ouverte. J’entrai. Assise sur le lit, les mains crispées sur la couverture, les yeuxbrillants, elle regardait dans le vague. Elle me vit. - Quand ?... Quand ?... Quelle date avons-nous ? Je fus effrayée du changement de sa voix, saccadée et fébrile. - C’est le 6, aujourd’hui. Mais pourquoi ? Couchez-vous, il fait sifroid. Mais son agitation croissait. - Le 6 ! Le 6 ! Mais il n’y a plus que huit jours... et je n’ai rienfait, rien fait... Elle avait le délire. Brusquement, elle retomba sur son oreiller, lesyeux clos, tranquille... Profitant de cette accalmie, je montaichercher un camarade interne à l’Hôpital cantonal et nous passâmes lanuit au chevet de Chouchina, tantôt agitée, tantôt plongée en unmarasme qui nous effrayait. Elle ne reprit plus connaissance que pour de courts instants,redevenant tout de suite la proie des hallucinations sombres quicrispaient d’effroi les muscles de son visage décoloré, tout semblableà une fleur fanée et qui voilaient le regard plus bleu, plus immatériel. Toutes les fois qu’elle sortait de ce cauchemar pesant, ellemanifestait une croissante angoisse, réclamant désespérément lesjournaux du jour pour voir la date, démêlant, à travers le brouillardqui troublait déjà son intelligence, notre supercherie. - Mon Dieu ! Mais vous me dites des mensonges ! Voilà deux jours quevous me dites que nous sommes le 7 !... Oh ! donnez-moi les journaux !Ne me faites pas manquer mes examens... Une fois qu’elle était plus calme, elle prit la main de l’interneVlassof, et lui dit d’un ton suppliant, avec un regard d’une tristesseinfinie : « Vlassof ! Cher ami... Dites-moi la vérité ! Vous savez queje ne vivrai plus longtemps... Il ne faut pas me faire manquer cettesession... L’autre est si loin. Prévenez-moi la veille, et je serai surpied, je vous assure... La volonté de durer, de parfaire son œuvre était si forte en ellequ’elle s’illusionnait sur son état, croyant en la toute-puissance dela volonté. Mais ces accalmies étaient brèves, et le sombre délire de la fin lareprenait presque aussitôt. Elle craignait surtout la solitude. Elle voulait être veillée, comme sielle eût redouté l’apparition d’un fantôme déjà entrevu, mais que notreprésence éloignait... Parfois, elle croyait être aux examens et, dans le silence des nuitsangoissées, elle répétait des formules, s’efforçant de les expliquer,de tirer une à une, péniblement, ses idées du grand vague, où sonesprit flottait déjà. Chose étrange, pas un seul instant elle ne perdit la notion très nettede la nécessité de se soigner et elle se laissait faire avec unesoumission absolue. Le dernier jour, elle fut plus calme, silencieuse, son regard déjàatone et indifférent flottait au loin. Sans nous voir, elle fixait sesyeux sur nous, et semblait regarder à travers nos corps, très loin. Son corps décharné, son visage devenu anguleux paraissaient à peinedans les draps blancs du grand vieux lit à deux places, sur l’oreilleroù sa tête légère faisait une presque imperceptible dépression. Marie Edouardowna nous dit : - Il ne faut pas la quitter. C’est tout à fait la fin. Et Vlassof et moi nous demeurions là, assis près d’elle, silencieux,comme ceux qui veillent les morts. La journée fut longue dans cette attente d’une chose redoutée,inexorable. Depuis plusieurs jours, Chouchina n’avait plus parlé des examens, nidemandé les dates des jours qui s’écoulaient. C’était le jour des examens, et nous nous réjouissions de cet oubli oùChouchina semblait être plongée. Vers cinq heures, tandis que le crépuscule froid d’automneassombrissait la chambre, Chouchina commença à parler. Ce fut d’abordun murmure inintelligible, entrecoupé. Puis, rapprochés, attentifs,nous entendîmes : - Dimanche, c’était, c’était le 8... le 8... oui. Lundi ? lundi, le 9... Avec une lucidité surprenante, malgré nos supercheries, elle se souvintdes jours et des dates... Plus elle approchait de cette date fatale du15, et plus son agitation grandissait. Tout à coup, elle se souleva, s’assit, étendant les bras devant elle...Ses yeux étaient grands ouverts, ses joues colorées, ses lèvres sèchestremblaient. - Mais alors... alors... C’est le 15, aujourd’hui... le jour desexamens. Et c’est le soir... Et vous ne me l’avez pas dit... Méchants,oh ! méchants... Mais je vais leur dire... Je vais... Donnez-moi mesvêtements... Elle rejeta les couvertures et voulut se lever. Mais elle retomba surle lit, d’une pâleur livide, les yeux clos. Un hoquet bref et fréquent la secoua tout entière. - Elle meurt... dit Vlassof penché sur elle. Puis Chouchina se calma. Elle rouvrit les yeux... nous regarda et, pourla première fois depuis qu’elle était alitée, son regard fut, commejadis, pleinement conscient et profond... d’une profondeur d’abîme. Elle nous sourit, doucement, tristement. - Voilà... c’est fini... Et moi qui aurais tant voulu vivre...travailler... C’est fini... Après un long silence, elle ajouta, avec une ironie d’une amertumeaffreuse : - Le doctorat est passé maintenant... Puis, sa main blanche, allongée, sa petite main de morte se tendit versles livres que, sur ses instances, nous avions dû laisser près de sonlit... Elle prit un mince traité et, d’un grand effort, l’attira sur sapoitrine... Elle ferma les yeux et garda le silence, serrant le livrecomme une chose chère, contre sa poitrine oppressée. Lentement, deux larmes, lourdes, des larmes d’enfant, coulèrent dedessous ses paupières closes, sur ses joues creuses... son visageexprimait une désolation sans bornes, mais sans révolte, douce etrésignée... Son corps se tendit un peu, ses mains se crispèrent sur le livre, puisdevinrent inertes. Ses yeux s’ouvrirent à demi vides... Un grand silence régna dans la chambre étroite où, silencieusement,Vlassof pleurait, dans la lueur rose de la lampe à abat-jour... Dans la rue, des étudiants allemands passèrent en chantant un airalerte, fêtant leurs probables succès aux examens... ~*~ YASMINA CONTE ALGERIEN N.D.L.E.- C'est la première d'une longue série de réalisations et d'esquissepoursuivra jusqu'à ses derniers jours, commençant une ou deux pages,abandonnant, revenant au premier jet. Il lui est arrivé d'avoir jusqu'àune dizaine d'ébauches, sensiblement identiques. Le personnage d'unjeune officier est une obsession presque pour l'écrivain. Yasmina,dont nous avons dit le destin est la première page publiée ; pendantqu'elle était à El-Oued, avec une application évidente, elle a reprisla première leçon, l'a soignée, étudiée et l'a achevée dans la formereproduite ici à Batna avant son départ, c'est-à-dire deux après larédaction originale signée de son nom arabe.
Elle avait été élevée dans unsite funèbre où, au sein de la désolationenvironnante, flottait l'âme mystérieuse des millénaires abolis. Son enfance s'était écoulée là,dans les ruines grises, parmi les décombres et la poussière d'un passédont elle ignorait tout. De la grandeur morne de ceslieux, elle avait pris comme unesurcharge de fatalisme et de rêve. Étrange, mélancolique, entre toutesles filles de sa race : telle était Yasmina la Bédouine. Les gourbis de sonvillage s'élevaient auprès desruines romaines de Timgad, au milieu d'une immense plaine pulvérulente,semée de pierres sans âge, anonymes, débris disséminés dans les champsde chardons épineux d'aspect méchant, seule végétation herbacée qui pûtrésister à la chaleur torride des étés embrasés. Il y en avait là detoutes les tailles, de toutes les couleurs, de ces chardons :d'énormes, à grosses fleurs bleues, soyeuses parmi les épines longueset aiguës, de plus petits, étoilés d'or... et tous rampants enfin, àpetites fleurs rose pâle. Par-ci par-là, un maigre buisson de jujubierou un lentisque roussi par le soleil. Un arc de triomphe, deboutencore, s'ouvrait en une courbehardie sur l'horizon ardent. Des colonnes géantes, les unes couronnéesde leurs chapiteaux, les autres brisées, une légion de colonnesdressées vers le ciel, comme en une rageuse et inutile révolte contrel'inéluctable Mort... Un amphithéâtre aux gradinsrécemment déblayés, un forumsilencieux, des voies désertes, tout un squelette de grande citédéfunte, toute la gloire triomphante des Césars vaincue par le temps etrésorbée par les entrailles jalouses de cette terre d'Afrique quidévore lentement, mais sûrement, toutes les civilisations étrangères ouhostiles à son âme... Dès l'aube quand, au loin, leDjebel Aurès s'irisait de lueurs diaphanes, Yasmina sortait de sonhumble gourbi et s'en allait doucement, par la plaine, poussantdevant elle son maigre troupeau de chèvres noires et de moutonsgrisâtres. D'ordinaire, elle le menait dansla gorge tourmentée et sauvage d'un oued assez loin du douar. Là se réunissaient les petitspâtres de la tribu. Cependant,Yasmina se tenait à l'écart, ne se mêlant point aux jeux des autresenfants. Elle passait toutes ses journées,dans le silence menaçant dela plaine sans soucis, sans pensées, poursuivant des rêveries vagues,indéfinissables, intraduisibles en aucune langue humaine. Parfois, pour se distraire, ellecueillait au fond de l'oued desséché quelques fleurettesbizarres, épargnées du soleil, et chantait des mélopées arabes. Le père de Yasmina, El HadjSalem, était déjà vieux et cassé. Samère, Habiba, n'était plus, à trente-cinq ans, qu'une vieille momiesans âge, adonnée aux durs travaux du gourbi et du petit champd'orge. Yasmina avait deux frères aînés,engagés tous deux aux Spahis. On lesavait envoyés tous deux très loin, dans le désert. Sa soeur aînée,Fathma, était mariée et habitait le douar principal desOuled-Mériem. Il n'y avait plus au gourbi que les jeunesenfants et Yasmina, l'aînée, qui avait environ quatorze ans. Ainsi, d'aurore radieuse encrépuscule mélancolique, la petite Yasminaavait vu s'écouler encore un printemps, très semblable aux autres, quise confondaient dans sa mémoire. Or, un soir, au commencement del'été, Yasmina rentrait avecses bêtes, remontant vers Timgad illuminée des derniers rayons dusoleil à son déclin. La plaine resplendissait, elle aussi, en unepulvérulence rose d'une infinie délicatesse de teinte... Et Yasminas'en revenait en chantant une complainte saharienne, apprise de sonfrère Slimène qui était venu en congé un an auparavant, et qu'elleaimait beaucoup : Jeune fille de Constantine, qu'es-tu venue faire ici, toi qui n'espoint de mon pays, toi qui n'es point faite pour vivre dans la duneaveuglante... Jeune fille de Constantine, tu es venue et tu as pris mon coeur, et tul'emporteras dans ton pays... Tu as juré de revenir, par le Nom trèshaut... Mais quand tu reviendras au pays des palmes, quand tureviendras à El Oued, tu ne me retrouveras plus dans la DEMEURE DESFLEURS... Cherche-moi dans la DEMEURE DE L'ÉTERNITÉ... Et doucement, la chansonplaintive s'envolait dans l'espaceillimité... Et doucement, le prestigieux soleil s'éteignait dans laplaine... Elle était bien calme, la petiteâme solitaire et naïve deYasmina... Calme et douce comme ces petits lacs purs que les pluieslaissent au printemps pour un instant dans les éphémères prairiesafricaines, et où rien ne se reflète, sauf l'azur infini du ciel sansnuages... Quand Yasmina rentra, sa mère luiannonça qu'on allait la marier à Mohammed Elaour, cafetier à Batna. D'abord, Yasmina pleura, parceque Mohammed était borgne et très laid et parce que c'était si subit etsi imprévu, ce mariage. Puis, elle se calma et sourit,car c'était écrit. Les jours sepassèrent ; Yasmina n'allait plus au pâturage. Elle cousait, de sespetites mains maladroites, son humble trousseau de fiancée nomade. Personne, parmi les femmes du douar,ne songea à luidemander si elle était contente de ce mariage. On la donnait à Elaour,comme on l'eût donnée à tout autre musulman. C'était dans l'ordre deschoses, et il n'y avait là aucune raison d'être contente outre mesure,ni non plus de se désoler. Yasmina savait même que son sortserait un peu meilleur quecelui des autres femmes de sa tribu, puisqu'elle habiterait la ville etqu'elle n'aurait, comme les Mauresques, que son ménage à soigner et sesenfants à élever. Seuls les enfants la taquinaientparfois, lui criant :«Marte-el-Aour ! - La femme du borgne !» Aussi évitait-elle d'aller, àla tombée de la nuit, chercher de l'eau à l'oued, avec lesautres femmes. Il y avait bien une fontaine dans la cour du bordjdes fouilles, mais le gardien roumi,employé des Beaux-Arts, ne permettait point aux gens de la tribu depuiser l'eau pure et fraîche dans cette fontaine. Ils étaient doncréduits à se servir de l'eau saumâtre de l'oued où piétinaient,matin et soir, les troupeaux. De là, l'aspect maladif des gens de latribu continuellement atteints de fièvres malignes. Un jour, Elaour vint annoncer aupère de Yasmina qu'il nepourrait, avant l'automne, faire les frais de la noce et payer la dotde la jeune fille. Yasmina avait achevé sontrousseau et son petit frère Ahmed quil'avait remplacée au pâturage, étant tombé malade, elle reprit sesfonctions de bergère et ses longues courses à travers la plaine. Elle y poursuivait ses rêvesimprécis de vierge primitive, que l'approche du mariage n'avait en rienmodifiés. Elle n'espérait ni même nedésirait rien. Elle était inconsciente, donc heureuse. Il y avait alors à Batna un jeunelieutenant, détaché au Bureauarabe, nouvellement débarqué de France. Il avait demandé à venir enAlgérie, car la vie de caserne qu'il avait menée pendant deux ans, ausortir de Saint-Cyr, l'avait profondément dégoûté. Il avait l'âmeaventureuse et rêveuse. A Batna, il était vite devenuchasseur, par besoin de longuescourses à travers cette âpre campagne algérienne qui, dès le début,l'avait charmé singulièrement. Tous les dimanches, seul, il s'enallait à l'aube, suivant auhasard les routes raboteuses de la plaine et parfois les sentiers ardusde la montagne. Un jour, accablé par la chaleurde midi, il poussa son cheval dans le ravin sauvage où Yasmina gardaitson troupeau. Assise sur une pierre, à l'ombred'un rocher rougeâtre où desgenévriers odorants croissaient, Yasmina jouait distraitement avec desbrindilles vertes et chantait une complainte bédouine où, comme dans lavie, l'amour et la mort se côtoient. L'officier était las et la poésiesauvage du lieu lui plut. Quand il eut trouvé la ligned'ombre pour abriter son cheval, ils'avança vers Yasmina et, ne sachant pas un mot d'arabe, lui dit enfrançais : - Y a-t-il de l'eau, par ici ? Sans répondre, Yasmina se levapour s'en aller, inquiète, presque farouche. - Pourquoi as-tu peur de moi ? Jene te ferai pas de mal, dit-il, amusé déjà par cette rencontre. Mais elle fuyait l'ennemi de sarace vaincue et elle partit. Longtemps, l'officier la suivitdes yeux. Yasmina lui était apparue, svelteet fine sous ses haillonsbleus, avec son visage bronzé, d'un pur ovale, où les grands yeux noirsde la race berbère scintillaient mystérieusement, avec leur expressionsombre et triste, contredisant étrangement le contour sensuel à la foiset enfantin des lèvres sanguines, un peu épaisses. Passés dans le lobedes oreilles gracieuses, deux lourds anneaux de fer encadraient cettefigure charmante. Sur le front, juste au milieu, la croix berbère étaittracée en bleu, symbole inconnu, inexplicable chez ces peupladesautochtones qui ne furent jamais chrétiennes et que l'islam vintprendre toutes sauvages et fétichistes, pour sa grande floraison de foiet d'espérance. Sur sa tête aux lourds cheveuxlaineux, très noirs, Yasminaportait un simple mouchoir rouge, roulé en forme de turban évasé etplat. Tout en elle était empreint d'uncharme presque mystique dont le lieutenant Jacques ne savaits'expliquer la nature. Il resta longtemps là, assis surla pierre que Yasmina avait quittée. Il songeait à la Bédouine et à sarace tout entière. Cette Afrique où il était venuvolontairement lui apparaissaitencore comme un monde presque chimérique, inconnu profondément, et lepeuple arabe, par toutes les manifestations extérieures de soncaractère, le plongeait en un constant étonnement. Ne fréquentantpresque pas ses camarades du Cercle, il n'avait point encore appris àrépéter les clichés ayant cours en Algérie et si nettement hostiles, apriori, à tout ce qui est arabe et musulman. Il était encore sous le coup dugrand enchantement, de la griserie intense de l'arrivée, et il s'yabandonnait voluptueusement. Jacques, issu d'une famille nobledes Ardennes, élevé dans l'austéritéd'un collège religieux de province, avait gardé, à travers ses annéesde Saint-Cyrien, une âme de montagnard, encore relativement très ferméeà cet «esprit moderne», frondeur et sceptique de parti pris, qui mènerapidement à toutes les décrépitudes morales. Il savait donc encore voir parlui-même, et s'abandonner sincèrement à ses propres impressions. Sur l'Algérie, il ne savait quel'admirable épopée de laconquête et de la défense, l'héroïsme sans cesse déployé de part etd'autre pendant trente années. Cependant, intelligent, peuexpansif, il était déjà porté à analyser ses sensations, à classifieren quelque sorte ses pensées. Ainsi, le dimanche suivant, quandil se vit reprendre le cheminde Timgad, eut-il la sensation très nette qu'il n'y allait que pourrevoir la petite Bédouine. Encore très pur et très noble, iln'essayait point de truqueravec sa conscience. Il s'avouait parfaitement qu'il n'avait pu résisterà l'envie d'acheter des bonbons, dans l'intention de lier connaissanceavec cette petite fille dont la grâce étrange le captivait siinvinciblement et à laquelle, toute la semaine durant, il n'avait faitque penser. ... Et maintenant, parti dèsl'aube par la belle route deLambèse, il pressait son cheval, pris d'une impatience qui l'étonnaitlui-même... Ce n'était en somme que le vide de son coeur à peine sortides limbes enchantés de l'adolescence, sa vie solitaire loin du paysnatal, la presque virginité de sa pensée que les débauches de Parisn'avaient point souillée, ce n'était que ce vide profond qui lepoussait vers l'inconnu troublant qu'il commençait à entrevoir au-delàde cette ébauche d'aventure bédouine. ... Enfin, il s'enfonça dansl'étroite et profonde gorge de l'oued desséché. Çà et là, sur les grisaillesfauves des broussailles, untroupeau de chèvres jetait une tache noire à côté de celle, blanche,d'un troupeau de moutons. Et Jacques chercha presqueanxieusement celui de Yasmina. - Comment se nomme-t-elle ? quelâge a-t-elle ? Voudra-t-elle meparler, cette fois, ou bien s'enfuira-t-elle comme l'autre jour ? Jacques se posait toutes cesquestions avec une inquiétudecroissante. D'ailleurs, comment allait-il lui parler, puisque, biencertainement, elle ne comprenait pas un mot de français et que lui nesavait pas même le sabir ?... Enfin, dans la partie la plusdéserte de l'oued, il découvrit Yasmina, couchée à plat ventreparmi ses agneaux, et la tête soutenue par ses deux mains. Dès qu'elle l'aperçut, elle seleva, hostile de nouveau. Habituée à la brutalité et audédain des employés et des ouvriers des ruines, elle haïssait tout cequi était chrétien. Mais Jacques souriait, et iln'avait pas l'air de lui vouloir du mal.D'ailleurs, elle voyait bien qu'il était tout jeune et très beau soussa simple tenue de toile blanche. Elle avait auprès d'elle unepetite guerba suspendue entre trois piquets formant faisceau. Jacques lui demanda à boire, parsignes. Sans répondre, elle lui montra du doigt la guerba. Il but. Puis il lui tendit unepoignée de bonbons roses.Timidement, sans oser encore avancer la main, elle dit en arabe, avecun demi-sourire et levant pour la première fois ses yeux sur ceux du roumi: - Ouch-noua ? Qu'est-ce ? - C'est bon, dit-il, riant de son ignorance, mais heureux que la glacefût enfin rompue. Elle croqua un bonbon, puis,soudain, avec un accent un peu rude, elle dit : - Merci ! - Non, non, prends-les tous !
- Merci ! Merci ! Msiou ! merci !
- Comment t'appelles-tu ? Longtemps elle ne comprit pas.Enfin, comme il s'était mis à lui citertous les noms de femmes arabes qu'il connaissait, elle sourit et dit :«Smina» (Yasmina). Alors, il voulut la faire asseoirprès de lui pour continuer la conversation. Mais, prise d'une frayeursubite, elle s'enfuit. Toutes les semaines, quandapprochait le dimanche, Jacques sedisait qu'il agissait mal, que son devoir était de laisser en paixcette créature innocente dont tout le séparait et qu'il ne pourraitjamais que faire souffrir... Mais il n'était plus libre d'aller àTimgad ou de rester à Batna et il partait... Bientôt, Yasmina n'eut plus peurde Jacques. Toutes les fois,elle vint d'elle-même s'asseoir près de l'officier, et elle essaya delui faire comprendre des choses dont le sens lui échappait la plupartdu temps, malgré tous les efforts de la jeune fille. Alors, voyantqu'il ne parvenait pas à la comprendre, elle se mettait à rire... Etalors, ce rire de gorge qui lui renversait la tête en arrière,découvrait ses dents d'une blancheur laiteuse, donnait à Jacques unesensation de désir et une prescience de voluptés grisantes... En ville, Jacques s'acharnait àl'étude de l'arabe algérien...Son ardeur faisait sourire ses camarades qui disaient, non sans ironie: «Il doit y avoir une bicotte là-dessous». Déjà, Jacques aimait Yasmina,follement, avec toute l'intensitédébordante d'un premier amour chez un homme à la fois très sensuel ettrès rêveur en qui l'amour de la chair se spiritualisait, revêtait laforme d'une tendresse vraie... Cependant, ce que Jacques aimaiten Yasmina, en son ignoranceabsolue de l'âme de la Bédouine, c'était un être purement imaginaire,issu de son imagination, et bien certainement fort peu semblable à laréalité... Souriante, avec, cependant, uneombre de mélancolie dans leregard, Yasmina écoutait Jacques lui chanter, maladroitement encore,toute sa passion qu'il n'essayait même plus d'enchaîner. - C'est impossible, disait-elleavec, dans la voix, une tristesse déjà douloureuse. Toi, tu es un roumi,un kéfer, et moi, je suis musulmane. Tu sais, c'est haramchez nous, qu'une musulmane prenne un chrétien ou un juif ; etpourtant, tu es beau, tu es bon. Je t'aime... Un jour, très naïvement, elle luiprit le bras et dit, avec unlong regard tendre : «Fais-toi musulman... C'est bien facile ! Lève tamain droite, comme ça, et dis, avec moi : «La illaha illa Allah,Mohammed raçoul Allah» : «Il n'est point d'autre divinité que Dieu,et Mohammed est l'envoyé de Dieu». Lentement, par simple jeu, pourlui faire plaisir, il répéta les paroles chantantes et solennelles qui,prononcées sincèrement,suffisent à lier irrévocablement à l'islam... Mais Yasmina ne savaitpoint que l'on peut dire de telles choses sans y croire, et ellepensait que l'énonciation seule de la profession de foimusulmane par son roumien ferait un croyant... Et Jacques, ignorant des idées frustes etprimitives que se fait de l'islam le peuple illettré, ne se rendaitpoint compte de la portée de ce qu'il venait de faire. * * * Ce jour-là, au moment de laséparation, spontanément, avec unsourire heureux, Yasmina lui donna un baiser, le premier... Ce fut pourJacques une ivresse sans nom, infinie... Désormais, dès qu'il était libre,dès qu'il disposait de quelques heures, il partait au galop pourTimgad. Pour Yasmina, Jacques n'étaitplus un roumi, un kéfer...Il avait attesté l'unité absolue de Dieu et la mission de sonProphète... Et un jour, simplement, avec toute la passion fougueuse desa race, elle se donna... Ils eurent un instantd'anéantissement ineffable, après lequelils se réveillèrent, l'âme illuminée d'une lumière nouvelle, commes'ils venaient de sortir des ténèbres. ... Maintenant, Jacques pouvaitdire à Yasmina presque toutesles choses douces ou poignantes dont était remplie son âme, tant sesprogrès en arabe avaient été rapides... Parfois, il la priait dechanter. Alors, couché près de Yasmina, il mettait sa tête sur sesgenoux et, les yeux clos, il s'abandonnait à une rêverie imprécise,très douce. Depuis quelque temps, une idéesingulière venait le hanter etquoique la sachant bien enfantine, bien irréalisable, il s'yabandonnait, y trouvant une jouissance étrange... Tout quitter, àjamais, renoncer à sa famille, à la France, rester pour toujours enAfrique avec Yasmina... Même démissionner et s'en aller, avec elletoujours, sous le burnous et le turban, mener une existence insoucieuseet lente, dans quelque ksardu Sud... Quand Jacques était loin de Yasmina, il retrouvait toute salucidité et il souriait de ces enfantillages mélancoliques... Mais dèsqu'il se retrouvait auprès d'elle, il se laissait aller à une sorted'assouplissement intellectuel d'une douceur indicible. Il la prenaitdans ses bras, et, plongeant son regard dans l'ombre du sien, il luirépétait à l'infini ce mot de tendresse arabe, si doux : - Aziza ! Aziza ! Aziza ! Yasmina ne se demandait jamaisquelle serait l'issue de sesamours avec Jacques. Elle savait que beaucoup d'entre les filles de sarace avaient des amants, qu'elles se cachaient soigneusement de leursfamilles, mais que, généralement, cela finissait par un mariage. Elle vivait. Elle étaitheureuse simplement, sans réflexion et sans autre désir que celui devoir son bonheur durer éternellement. Quand à Jacques, il voyait bienclairement que leur amour nepouvait que durer ainsi, indéfiniment, car il concevait l'impossibilitéd'un mariage entre lui qui avait une famille, là-bas, au pays, et cettepetite Bédouine qu'il ne pouvait même pas songer à transporter dans unautre milieu, sur un sol lointain et étranger. Elle lui avait bien dit que l'ondevait la marier à un cahouadji de la ville, vers la fin del'automne. Mais c'était si loin, cette find'automne... Et lui aussi, Jacques s'abandonnait à la félicité del'heure... - Quand ils voudront me donner auborgne, tu me prendras et tume cacheras quelque part dans la montagne, loin de la ville, pourqu'ils ne me retrouvent plus jamais. Moi, j'aimerais habiter lamontagne, où il y a de grands arbres qui sont plus vieux que les plusanciens des vieillards, et où il y a de l'eau fraîche et pure qui couleà l'ombre... Et puis, il y a des oiseaux qui ont des plumes rouges,vertes et jaunes, et qui chantent... «Je voudrais les entendre, etdormir à l'ombre, et boire del'eau fraîche... Tu me cacheras dans la montagne et tu viendras me voirtous les jours... J'apprendrai à chanter comme les oiseaux et jechanterai pour toi. Après, je leur apprendrai ton nom pour qu'ils me leredisent quand tu seras absent». Yasmina lui parlait ainsiparfois, avec son étrange regard sérieux et ardent... - Mais, disait-elle, les oiseauxde Djebel Touggour sont des oiseaux musulmans... Ils ne sauront paschanter ton nom de roumi... Ils ne sauront te dire qu'un nommusulman... et c'est moi qui dois te le donner, pour le leurapprendre... Tu t'appelleras Mabrouk, cela nous porterabonheur. ... Pour Jacques, cette languearabe était devenue une musiquesuave, parce que c'était sa langue à elle, et que tout ce qui étaitelle l'enivrait. Jacques ne pensait plus, il vivait. Et il était heureux. * * * Un jour, Jacques apprit qu'ilétait désigné pour un poste du Sud oranais. Il lut et relut l'ordreimplacable, sans autre sens pour lui quecelui-ci, partir, quitter Yasmina, la laisser marier à ce cafetierborgne et ne plus jamais la revoir... Pendant des jours et des jours,désespérément, il chercha unmoyen quelconque de ne pas partir, une permutation avec un camarade...mais en vain. Jusqu'au dernier moment, tantqu'il avait pu conserver la plusfaible lueur d'espérance, il avait caché à Yasmina le malheur quiallait les frapper... Pendant ses nuits d'insomnie etde fièvre, il en était arrivé àprendre des résolutions extrêmes : tantôt il se décidait à risquer lescandale retentissant d'un enlèvement et d'un mariage, tantôt ilsongeait à donner sa démission, à tout abandonner pour sa Yasmina, àdevenir en réalité ce Mabroukqu'elle rêvait de faire de lui... Mais toujours une pensée venaitl'arrêter ; il y avait là-bas, dans les Ardennes, un vieux père et unemère aux cheveux blancs qui mourraient certainement de chagrin si leurfils, «le beau lieutenant Jacques», comme on l'appelait au pays,faisait toutes ces choses qui passaient par son cerveau embrasé, auxheures lentes des nuits mauvaises. Yasmina avait bien remarqué latristesse et l'inquiétude croissante de son Mabrouk et, n'osantencore lui avouer la vérité, il lui disait que sa vieille mère étaitbien malade, là-bas, fil Fransa... Et Yasmina essayait de leconsoler, de lui inculquer son tranquille fatalisme. - Mektoub, disait-elle.Nous sommes tous sous la main de Dieu et tous nous mourrons, pourretourner à Lui... Ne pleure pas ; Ya Mabrouk, c'est écrit. «Oui, songeait-il amèrement, nousdevons tous, un jour oul'autre, être à jamais séparés de tout ce qui nous est cher... Pourquoidonc le sort, ce mektoub dont elle me parle, nous sépare-t-ildonc prématurément, tant que nous sommes en vie tous deux ?» Enfin, peu de jours avant celuifixé irrévocablement pour son départ,Jacques partit pour Timgad... Il allait, plein de crainte etd'angoisse, dire la vérité à Yasmina. Cependant, il ne voulait pointlui dire que leur séparation serait probablement, certainement même,éternelle... Il lui parla simplement d'unemission devant durer trois ou quatre mois. Jacques s'attendait à uneexplosion de désespoir déchirant... Mais, debout devant lui, elle nebroncha pas. Elle continua dele regarder bien en face, comme si elle eût voulu lire dans ses penséesles plus secrètes... et ce regard lourd, sans expression compréhensiblepour lui, le troubla infiniment... Mon Dieu ! allait-elle donc croirequ'il l'abandonnait volontairement ? Comment lui expliquer la vérité,comment lui faire comprendrequ'il n'était pas le maître de sa destinée ? Pour elle, un officierfrançais était un être presque tout-puissant, absolument libre de fairetout ce qu'il voulait. ... Et Yasmina continuait deregarder Jacques bien en face, les yeux dans les yeux. Elle gardait lesilence... Il ne put supporter pluslongtemps ce regard qui semblait le condamner. Il la saisit dans ses bras : - O Aziza ! Aziza !dit-il. Tu te fâches contre moi !Ne vois-tu donc pas que mon coeur se brise, que je ne m'en iraisjamais, si seulement je pouvais rester ! Elle fronça ses fins sourcilsnoirs. - Tu mens ! dit-elle. Tu mens !Tu n'aimes plus Yasmina, tamaîtresse, ta femme, ta servante, celle à qui tu as pris sa virginité.C'est bien toi qui tiens à t'en aller !... Et tu mens encore quand tume dis que tu reviendras bientôt... Non, tu ne reviendras jamais,jamais, jamais ! Et ce mot, obstinément répété surun ton presque solennel, sembla à Jacques le glas funèbre de sajeunesse. Abadane ! Abadane ! Il yavait, dans le son même de ce mot, quelque chose de définitif,d'inexorable et de fatal. - Oui, tu t'en vas... Tu vas temarier avec une roumia, là-bas, en France... Et une flamme sombre s'allumadans les grands yeux roux de lanomade. Elle s'était dégagée presque brusquement de l'étreinte deJacques, et elle cracha à terre, avec dédain, en un mouvementd'indignation sauvage. - Chiens et fils de chiens, tousles roumis ! - Oh ! Yasmina, comme tu esinjuste envers moi ! Je te jure quej'ai supplié tous mes camarades l'un après l'autre de partir au lieu demoi... et ils n'ont pas voulu. - Ah ! tu vois bien toi-même que,quand un officier ne veut pas partir, il ne part pas ! - Mais mes camarades, c'estmoi qui les ai priés departir à ma place, et ils ne dépendent pas de moi... tandis que moi jedépends du général, du ministre de la Guerre... Mais Yasmina, incrédule,demeurait hostile et fermée. Et Jacques regrettait quel'explosion du désespoir qu'il avait tant redoutée en route n'eût paseu lieu. Ils restèrent longtemps ainsi,silencieux, séparés déjà par toutun abîme, par toutes ces choses européennes qui dominaienttyranniquement sa vie à lui et qu'elle, Yasmina, ne comprendraitjamais... Enfin, le coeur débordantd'amertume, Jacques pleura, la tête abandonnée sur les genoux deYasmina. Quand elle le vit sangloter sidésespérément, elle comprit qu'ilétait sincère... Elle serra la chère tête aimée contre sa poitrine,pleurant elle aussi, enfin. - Mabrouk ! Prunelle demes yeux ! Ma lumière ! O petite tache noire de mon coeur ! Ne pleurepas, mon seigneur ! Ne t'en va pas, Ya Sidi.Si tu veux partir, je me coucherai en travers de ton chemin et jemourrai. Et alors, tu devras passer sur le cadavre de ta Yasmina. Oubien, si tu dois absolument partir, emmène-moi avec toi. Je serai tonesclave. Je soignerai ta maison et ton cheval... Si tu es malade, je tedonnerai le sang de mes veines pour te guérir... ou je mourrai pourtoi. Ya Mabrouk ! Ya Sidi emmène-moi avec toi... Et comme il gardait le silence,brisé devant l'impossibilité de ce qu'elle demandait, elle reprit : - Alors, viens, mets desvêtements arabes. Sauvons-nous ensemble dansla montagne, ou bien, plus loin, dans le désert, au pays des Chaâmba etdes Touareg... Tu deviendras tout à fait musulman, et tu oublieras laFrance... - Je ne puis pas... Ne me demandepas l'impossible. J'ai devieux parents là-bas, en France, et ils mourront de chagrin... Oh !Dieu seul sait combien je voudrais pouvoir te garder auprès de moi,toujours. Il sentait les lèvres chaudes deYasmina lui caresser doucementles mains, dans le débordement de leurs larmes mêlées... Ce contactréveilla en lui d'autres pensées, et ils eurent encore un instant dejoie si profonde, si absolue qu'ils n'en avaient jamais connue desemblable même aux jours de leur tranquille bonheur. - Oh ! comment nous quitter !bégayait Yasmina, dont les larmes continuaient à couler. Deux fois encore, Jacques revintet ils retrouvèrent cetteindicible extase qui semblait devoir les lier l'un à l'autre,indissolublement et à jamais. Mais enfin, l'heure solennelledes adieux sonna... de ces adieux que l'un savait et que l'autre pressentaitéternels... Dans leur dernier baiser, ilsmirent toute leur âme... Longtemps, Yasmina écoutaretentir au loin le galop cadencé du cheval de Jacques... Quand elle nel'entendit plus, et que la plaine fut retombée au lourd silenceaccoutumé, la petite Bédouine se jeta la face contre terre et pleura... * * * Un mois s'étant écoulé depuis ledépart de Jacques, Yasmina vivait en une sorte de torpeur morne. Toute la journée, seule désormaisdans son oued sauvage, elle demeurait couchée à terre, immobile. En elle, aucune révolte contre Mektoubauquel, dès sa plus tendre enfance, elle était habituée à attribuertout ce qui lui arrivait, en bien comme en mal... Simplement unedouleur infinie, une souffrance continue, sans trêve ni repos, lasouffrance cruelle et injuste des êtres insconscients, enfantsou animaux, qui n'ont même pas l'amère consolation de comprendrepourquoi et comment ils souffrent... Comme tous les nomades, mélangeconfus où le sang asiatique s'est perdu au milieu des tribusautochtones, Chaouïya, Berbères, etc., Yasmina n'avait de l'islamqu'une idée très vague. Elle savait - sans toutefois se rendre comptede ce que cela signifiait - qu'il y a un Dieu, seul, unique, éternel,qui a tout créé et qui est Rab-el-Alémine - Souverain des Univers -,que Mohammed est son Prophète et que le Coran est l'expression écritede la religion. Elle savait aussi réciter les deux ou trois courtessourates du Coran qu'aucun musulman n'ignore. Yasmina ne connaissait d'autresFrançais que ceux qui gardaient les ruines et travaillaient auxfouilles, et elle savait bien tout ce que sa tribu avait eu à ensouffrir. De là, elle concluait que tous les roumis étaient lesennemis irréconciliables des Arabes. Jacques avait fait tout sonpossible pour lui expliquer qu'il y a des Français qui ne haïssentpoint les musulmans... Mais en lui-même, il savait bien qu'il suffit dequelques fonctionnaires ignorants et brutaux pour rendre la Francehaïssable aux yeux de pauvres villageois illettrés et obscurs. Yasmina entendait tous les Arabesdes environs se plaindre d'avoir à payer des impôts écrasants, d'êtreterrorisés par l'administration militaire, d'être spoliés de leursbiens... Et elle en concluait que probablement ces Français bons ethumains dont lui parlait Jacques ne venaient pas dans son pays, qu'ilsrestaient quelque part au loin. Tout cela, dans sa pauvreintelligence inculte, dont les forces vives dormaient profondément,était très vague et ne la préoccupait d'ailleurs nullement. Elle n'avait commencé à penser,très vaguement, que du jour où elle avait aimé. Jadis, quand Jacques la quittaitpour rentrer à Batna, elle restait songeuse. Qu'y faisait-il ? Oùvivait-il ? Voyait-il d'autres femmes, des roumia qui sortentsans voile et qui ont des robes de soie et des chapeaux comme cellesqui venaient visiter les ruines ? Et une vague jalousie s'allumaitalors dans son coeur. Mais, depuis que Jacques étaitparti pour l'Oranie lointaine, Yasmina avait beaucoup souffert et sonintelligence commençait à s'affirmer. Parfois, dans sa solitudedésolée, elle se mettait à chanter les complaintes qu'il avait aimées,et alors elle pleurait, entrecoupant de sanglots déchirants lescouplets mélancoliques, appelant son Mabrouk chéri par les plusdoux noms qu'elle avait coutume de lui donner, le suppliant de revenir,comme s'il pouvait l'entendre. Elle était illettrée, et Jacquesne pouvait lui écrire, car elle n'eût osé montrer à qui que ce soit leslettres de l'officier pour se les faire traduire. Elle était donc restée sansnouvelles de lui. Un dimanche, tandis qu'ellerêvait tristement, elle vit arriver du côté de Batna un cavalierindigène, monté sur un fougueux cheval gris. Le cavalier, qui portaitla tenue des officiers indigènes de spahis, poussa son cheval dans lelit de l'oued. Il semblait chercher quelqu'un. Apercevant la petitefille, il l'interpella : - N'es-tu point Smina bent HadjSalem ? - Qui es-tu, et comment me connais-tu ? - Alors, c'est bien toi ! Moi, je suis Chérif ben Aly Chaâmbi,sous-lieutenant de spahis, et ami de Jacques. C'est bien toi qui étaissa maîtresse ? Épouvantée de voir son secret enpossession d'un musulman, Yasmina voulut fuir. Mais l'officier lasaisit par le poignet et la retint de force. - Où vas-tu, fille du péché ?J'ai fait toute cette longue course pour voir ta figure et tu te sauves? Elle faisait de vains effortspour se dégager. - Lâche-moi ! Lâche-moi ! Je neconnais personne, je n'étais la maîtresse de personne ! Chérif se mit à rire. - Si, tu étais sa maîtresse,fille du péché ! Et je devrais te couper la tête pour cela, bien queJacques soit un frère pour moi. Viens là-bas, au fond de l'oued.Personne ne doit nous voir. J'ai une lettre de Jacques pour toi et jevais te la lire. Joyeusement, elle battit desmains. Jacques lui faisait savoirqu'elle pouvait avoir toute confiance en Chérif et que, s'il luiarrivait jamais malheur, elle devrait s'adresser à lui. Il lui disaitqu'il ne pensait qu'à elle, qu'il lui était toujours resté fidèle. Ilterminait en lui jurant de toujours l'aimer, de ne jamais l'oublier etde revenir un jour la reprendre. ... Beaux serments, jeunesrésolutions irrévocables, et que le temps efface et anéantitbien vite, comme tout le reste !... Yasmina pria Chérif de répondre àJacques qu'elle aussi l'aimait toujours, qu'elle lui resterait fidèletant qu'elle vivrait, qu'elle restait son esclave soumise et aimante,et qu'elle aimerait être le sol sous ses pieds. Chérif sourit. - Si tu avais aimé un musulman,dit-il, il t'aurait épousée selon la loi, et tu ne serais pas ici àpleurer... - Mektoub ! Et l'officier remonta sur sonétalon gris et repartit au galop, soulevant un nuage de poussière. Jacques craignait d'attirerl'attention des gens du douar et il différa longtemps l'envoide sa seconde lettre à Yasmina... Si longtemps que quand il voulut luiécrire, il apprit que Chérif était parti pour un poste du Sahara. Peu à peu, après le granddésespoir de la première heure, la paix s'est faite dans le coeur deJacques. Dans le ksar oranais oùil vivait, il avait trouvé des camarades français très distingués, trèslettrés, et dont l'un possédait une assez vaste bibliothèque. Jacquess'était mis à lire, à étudier des questions qui, jusque-là, lui étaientdemeurées absolument étrangères... De nouveaux horizons s'ouvrirent àson esprit... Plus tard, il changea de poste. AGéryville, il fit la connaissance d'une jeune Espagnole, très belle,dont il devint amoureux. Et ainsi, l'image charmante deYasmina se recula dans ces lointains vagues du souvenir, où touts'embrume et finit de sombrer dans les ténèbres de l'oubli définitif... * * * Mohammed Elaour vint enfinannoncer qu'il pouvait subvenir aux frais de la noce. L'on fixa pour celle-ci une datetrès rapprochée. Yasmina, passive, s'abandonnait àson sort... Par instinct d'amoureusepassionnée, elle avait bien senti que Jacques l'avait oubliée, et toutlui était désormais devenu égal. Cependant, une angoisseétreignait son coeur à la pensée de ce mariage, car elle connaissaittrop bien les moeurs de son peuple pour ne pas prévoir la colère de sonmari quand il s'apercevrait qu'elle n'était plus intacte. Elle était déjà certaine dedevenir la femme du cahouadji borgne quand, brusquement,survint une querelle d'intérêts entre Hadj Salem et Elaour. Peu de jours après, Yasminaapprit qu'on allait la donner à un homme qu'elle n'avait entrevu qu'unefois, un spahi, Abd-el-Kader ben Smaïl, tout jeune et très beau, quipassait pour un audacieux, un indomptable, mal noté au service pour saconduite, mais estimé de ses chefs pour son courage et sonintelligence. Il prit Yasmina par amour,l'ayant trouvée très belle, dans l'épanouissement de ses quinze ans...Il avait offert à Hadj Salem une rançon supérieure à celle quepromettait Elaour. D'ailleurs, cela flattait l'amour-propre duvieillard de donner sa fille à ce garçon, issu d'une bonne famille deGuelma, quoique brouillé avec ses parents à la suite de son engagement. Les fêtes de la noce durèrenttrois jours, au douar d'abord, ensuite en ville. Au douar, l'on avait tiréquelques coups de fusil, fait partir beaucoup de pétards, fait courirles faméliques chevaux, avec de grands cris qui enivraient hommes etbêtes. A la ville, les femmes avaientdansé au son des benadir et de la r'aïta bédouines... Yasmina, vêtue de plusieurschemises en mousseline blanche à longues et larges manches pagode, d'un kaftan de velours bleu galonné d'or, d'une gandourade soie rose, coiffée d'une petite chéchia pointue, cerise etverte, parée de bijoux d'or et d'argent, trônait sur l'unique chaise dela pièce, au milieu des femmes, tandis que les hommes s'amusaient dansla rue et sur les bancs du café maure d'en face. Par les femmes, Yasmina avaitappris le départ de Chérif Chaâmbi, et la dernière lueur d'espoirqu'elle avait encore conservée s'éteignit : elle ne saurait donc plusjamais rien de son Jacques. Le soir, quand elle fut seuleavec Abd-el-Kader, Yasmina n'osa point lever ses yeux sur ceux de sonmari. Tremblante, elle songeait à sa colère imminente et au scandalequi en résulterait s'il ne la tuait par sur le coup. Elle aimait toujours son roumi,et la substitution du spahi à Elaour ne lui causait aucune joie... Aucontraire, elle savait qu'Elaour passait pour très bon enfant, tandisqu'Abd-el-Kader avait la réputation d'un homme violent et terrible... ... Quand il apprit ce queYasmina ne put lui cacher, Abd-el-Kader entra dans une colère d'autantplus terrible qu'il était très amoureux d'elle. Il commença par labattre cruellement, ensuite il exigea qu'elle lui livrât le nom de sonamant. - C'était un officier... unmusulman... il y a longtemps... et il est parti... Épouvantée par les menaces de sonmari, elle dit le nom du lieutenant Chaâmbi : puisqu'il n'y était plus,qu'importait ? Elle n'avait pas voulu avouer la vérité, dire qu'elleavait été la maîtresse d'un roumi, ce qui eût encore aggravé safaute aux yeux d'Abd-el-Kader... Mais la passion du spahi avaitété plus forte que sa colère... Après tout, le lieutenant n'avaitcertainement pas parlé, il était parti, et personne ne connaîtraitjamais ce secret. Abd-el-Kader garda Yasmina, maisil devint la terreur du douar de Hadj Salem où il allaitsouvent réclamer de l'argent à ses beaux-parents qui le craignaient,regrettant déjà de n'avoir pas donné leur fille au tranquille MohammedElaour. Yasmina, toujours triste etsilencieuse, passait toutes ses journées à coudre de grossièreschemises de toile que Doudja, la vieille tante du spahi, portait à unmarchand M'zabi. Il y avait encore, dans lamaison, la soeur d'Abd-el-Kader, qui devait sous peu épouser l'un descamarades de son frère. Quand le saphi n'était pas ivre,il rapportait à sa femme des cadeaux, des chiffons pour sa toilette,voire même des bijoux, des fruits et des gâteaux... Toute sa solde ypassait. Mais d'autres fois, Abd-el-Kader rentrait ivre, et alors ilbattait sa femme sans rime ni raison. Yasmina restait aussiindifférente aux caresses qu'aux coups, et gardait le silence.Seulement, elle étouffait entre les quatre murs blancs de la courmauresque où elle était enfermée, et elle regrettait amèrementl'immensité libre de sa plaine natale, et les grandes ruinesmenaçantes, et son oued sauvage. Abd-el-Kader voyait bien que safemme ne l'aimait point, et cela l'exaspérait. Alors, il se mettait à la battreférocement. Mais, dès qu'il voyait qu'ellepleurait, il la prenait dans ses bras et la couvrait de baisers pour laconsoler. Et Yasmina, obstinément,continuait à aimer son roumi, son Mabrouk... et sapensée s'envolait sans cesse vers ce Sud oranais qu'elle ne connaissaitpoint et où elle le croyait encore... Elle se demandait avec angoissesi jamais son Mabrouk allait revenir et dès que personne nel'observait, elle se mettait à pleurer, longuement, silencieusement. * * * Jacques avait oublié depuislongtemps le rêve d'amour qu'il avait fait, à l'aube de sa vie, dans laplaine désolée de Timgad, et qui n'avait duré qu'un été. * * * A peine une année après sonmariage, Abd-el-Kader se fit condamner à dix ans de travaux publicspour voies de fait envers un supérieur en dehors du service... Sa soeuravait suivi son mari dans le Sud, et la vieille tante était morte. Yasmina resta seule et sansressources. Elle ne voulut point retournerdans sa tribu. Elle avait gardé cet étrangecaractère sombre et silencieux qui était devenu le sien depuis ledépart de Jacques...Elle ne voulait pas qu'on la remariât encore,puisqu'elle était veuve... Elle voulait être libre pour attendre son Mabrouk. Chez elle aussi, le temps eût dûadoucir la souffrance du coeur... mais elle n'avait rient trouvé, enéchange de son amour, et elle continuait à aimer l'absence que, depuislongtemps, elle n'osait plus espérer revoir. Quand les derniers sous que luiavait laissés Abd-el-Kader furent épuisés, Yasmina fit un paquet de seshardes et rendit la clé au propriétaire de la maison. A la tombée de la nuit, elle s'enalla vers le Village-Noir, distant de Batna d'à peine cinq cents mètres- un terrain vague où se trouve la mosquée. Ce village est un amas confus demasures en bois ou en pisé, sales et délabrées, habitées par un peuplede prostituées négresses, bédouines, mauresques, juives et maltaises,vivant là, entassées pêle-mêle avec toutes sortes d'individus plus oumoins suspects, souteneurs et repris de justice pour la plupart. Il y a là des cafés maures où lesfemmes dansent et chantent jusqu'à dix heures du soir, et où l'on fumele Kif toute la nuit, portes closes. Tel est le lieu de divertissementdes militaires de la garnison. Yasmina, depuis qu'elle étaitrestée seule, avait fait la connaissance d'une Mauresque qui vivait auVillage-Noir, en compagnie d'une négresse de l'Oued Rir'. Zohra et Samra étaient employéesdans un beuglant tenu par un certain Aly Frank qui se disait musulmanet Tunisien, mais dont le nom semblait indiquer une autre origine.C'était d'ailleurs un repris de justice surveillé par la police. Les deux chanteuses avaientsouvent conseillé à Yasmina de venir partager leur chambre, faisantmiroiter à ses yeux les soi-disant avantages de leur condition. Et quand elle se sentitdéfinitivement seule et abandonnée, Yasmina se rendit chez ses deuxamies qui l'accueillirent avec joie. Ce soir-là, Yasmina dut paraîtreau café et chanter. C'était dans une longue sallebasse et enfumée dont le sol, hanté par les scorpions, était en terrebattue, et dont les murs blanchis à la chaux étaient couvertsd'inscriptions et de dessins, la plupart d'une obscénité brutale,oeuvre des clients. Le long des deux murs parallèles, des tables et desbancs étaient alignés, laissant au milieu un espace assez large. Aufond, une table de bois servait de comptoir. Derrière, il y avait unesorte d'estrade en terre battue, recouverte de vieilles nattes usées. Les chanteuses étaient accroupieslà. Il y en avait sept : Yasmina, ses deux amies, une Bédouine nomméeHafsia, une Bônoise, Aïcha, et deux Juives, Stitra et Rahil. Ladernière, originaire du Kef, portait le costume des danseuses de Tunis,vêtues à la mode d'Égypte : large pantalon blanc, petite veste en soiede couleur et les cheveux flottants, noués seulement par un large rubanrouge. Elle était chaussée de petits souliers de satin blanc, sansquartier, à talons très hauts. Toutes avaient des bijoux en oret de lourds anneaux passés dans les oreilles. Cependant, la Bédouineet la négresse portaient le costume saharien, une sorte d'ample voilebleu sombre, agrafé sur les épaules et formant tunique. Sur leur tête,elles portaient une coiffure compliquée, composée de grosses tresses enlaine rouge tordues avec les cheveux sur les tempes, des mouchoirssuperposés, des bijoux attachés par des chaînettes. Quand l'une d'ellesse levait pour danser dans la salle, entre les spectateurs, les autreschantaient sur l'estrade, battant des mains et du tambour, tandis qu'unjeune garçon jouait de la flûte arabe et qu'un Juif grattait sur uneespèce de mandoline... Leurs chansons et les gestes deleur danse étaient d'une impudeur ardente qui enflammait peu à peu lesspectateurs très nombreux ce soir-là. Les plaisanteries et lescompliments crus pleuvaient, en arabe, en français, plus ou moinsmélangés de sabir. - T'es tout d'même rien gironde,la môme ! dit un Joyeux, enfant de Belleville exilé en Afrique,qui semblait en admiration devant Yasmina, quand, à son tour, elledescendit dans la salle. Sérieuse et triste commetoujours, enveloppée dans sa résignation et dans son rêve, elledansait, pour ces hommes dont elle serait la proie dès la fermeture dubouge. Un brigadier indigène de spahis,qui avait connu Abd-el-Kader ben Smaïl, et qui avait vu Yasmina, lareconnut. - Tiens ! dit-il. Voilà la femmed'Abd-el-Kader. L'homme aux Traves, la femme en boîte... çaroule, tout de même ! Et ce fut lui qui, ce soir-là,rejoignit Yasmina dans le réduit noir qui lui servait de chambre. * * * La pleine lune montait, là-bas, àl'Orient, derrière les dentelures assombries des montagnes del'Aurès... Une lueur bleuâtre glissait surles murs et les arbres, jetant des ombres profondes dans tous lesrenfoncements et les recoins qui semblaient des abîmes. Au milieu du terrain vague etaride qui touche d'un côté à la muraille grise de la ville et à laPorte de Lambèse, et de l'autre aux premières pentes de la montagne, lamosquée s'élevait solitaire... Sans style et sans grâce de jour, dansla lumière magique de la lune, elle apparaissait diaphane et presquetranslucide, baignée d'un rayonnement imprécis. Du côté du Village-Noir, des sonsassourdis de benadir et de gasba retentissaient...Devant le café d'Aly Frank, une femme était assise sur le banc de bois,les coudes aux genoux, la tête entre les mains. Elle guettait lespassants, mais avec un air d'indifférence profonde, presque de dégoût. D'une maigreur extrême, les jouesd'un rouge sombre, les yeux caves et étrangement étincelants, leslèvres amincies et douloureusement serrées, elle semblait vieillie dedix années, la charmante et fraîche petite Bédouine des ruines deTimgad... Cependant, dans ce masque dedouleur, presque d'agonie, déjà, l'existence qu'elle menait depuistrois années n'avait laissé qu'une ombre de tristesse plus profonde...Et, malgré tout, elle était belle encore, d'une beauté maladive et plustouchante... Souvent, sa poitrine étaitdouloureusement secouée par une toux prolongée et terrible qui teintaitde rouge son mouchoir... Le chagrin, l'acool et les milleagents délétères au milieu desquels elle vivait avaient eu raison de sarobuste santé de petite nomade habituée à l'air pur de la plaine. *
* * Cinq années après le départ deJacques pour le Sud oranais, les fluctuations de la vie militairel'avaient ramené à Batna. Il y vint avec sa jeune femme,délicate et jolie Parisienne : ils s'étaient connus et aimés sur laCôte d'Azur, un printemps que Jacques, malade, était venu à Nice, encongé de convalescence. Jacques s'était bien souvenu dece qu'il appelait maintenant «son idylle bédouine» et en avait mêmeparlé à sa femme... Mais tout cela était si loin et l'homme qu'il étaitdevenu ressemblait si peu au jeune officier d'autrefois... - J'étais alors un adolescentrêveur et enthousiaste. Si tu savais, ma chère, quelles idées ridiculesétaient alors les miennes ! Dire que j'ai failli tout abandonner pourcette petite sauvagesse... Si je m'étais laissé aller à cette folie,que serait-il advenu de moi ? Dieu seul le sait ! Ah ! comme il lui semblaitridicule, à présent, le petit lieutenant sincère et ardent des débuts ! Et il ne comprenait plus combiencette première forme de son moi conscient avait été meilleureet plus belle que la seconde, celle qui devait à l'esprit modernevaniteux, égoïste et frondeur qui l'avait pénétré peu à peu. Or, ce soir-là, comme il étaitsorti avec sa femme qui trouvait les quatre ou cinq rues rectilignes dela ville absolument dépourvues de charme, Jacques lui dit : - Viens, je vais te montrerl'Éden des troupiers... Et surtout, beaucoup d'indulgence, car lespectacle te semblera parfois d'un naturalisme plutôt cru. En route, ils rencontrèrent l'undes camarades de Jacques, également accompagné de sa femme. L'idéed'aller au Village-Noir leur plut, et ils se mirent en route. Soucieux,à juste raison, d'éclairer le chemin, Jacques avait un peu pris lesdevants, laissant sa femme au bras de son amie. Mais, comme il passait devant lecafé d'Aly Frank, Yasmina bondit et s'écria : - Mabrouk ! Mabrouk ! Toi ! Jacques avait, lui aussi, rienqu'à ce nom, reconnu Yasmina. Et un grand froid glacé avait envahi soncoeur... Il ne trouvait pas un mot à lui dire, à celle que son retourréjouissait si follement. Il se maudissait mentalementd'avoir eu la mauvaise idée d'amener là sa femme... Quel scandale neferait pas, en effet, cette créature perdue de débauche quand ellesaurait qu'elle n'avait plus rien à espérer de lui ! - Mabrouk ! Mabrouk ! Tu ne mereconnais donc plus ? Je suis ta Smina ! Regarde-moi donc, embrasse-moi! Oh ! je sais bien, j'ai changé... Mais cela passera, je guérirai pourtoi, puisque tu es là !... Il préféra en finir tout desuite, pour couper court à cette aventure désagréable. Maintenant, ilpossédait presque en perfection cette langue arabe dont elle lui avaitappris, jadis, les premières syllabes, et lui dit : - Écoute... Ne compte plus surmoi. Tout est fini entre nous. Je suis marié et j'aime ma femme.Laisse-moi et ne cherche plus à me revoir. Oublie-moi, cela vaudramieux pour nous deux. Les yeux grands ouverts,stupéfaite, elle le regardait... Alors, c'était donc vrai ! La dernièreespérance qui la faisait vivre venait de s'éteindre. Il l'avait oubliée, il étaitmarié et il aimait la roumia, sa femme !... Et elle,elle qui l'avait adoré, il ne lui restait plus qu'à se coucher dans uncoin et à y mourir comme un chien abandonné. Dans son âme obscure, une révoltesurgit contre l'injustice cruelle qui l'accablait. Elle se redressa soudain, hardie,menaçante. - Alors, pourquoi es-tu venu mechercher au fond de l'oued, dans mon douar, où je vivaispaisiblement avec mes chèvres et mes moutons ? Pourquoi m'y avoirpoursuivie ? Pourquoi as-tu usé de toutes les ruses, de tous lessortilèges pour me séduire, m'entraîner, me prendre ma virginité ?Pourquoi avoir répété traîtreusement avec moi les paroles qui fontmusulman celui qui les prononce ? Pourquoi m'avoir menti et promis derevenir un jour me reprendre toujours ? Oh ! j'ai toujours sur moi avecmes amulettes la lettre que m'avait apportée le lieutenant Chaâmbi !...(Et elle tira de son sein une vieille enveloppe toute jaunie etdéchirée, qu'elle brandit comme une arme, comme un irréfutabletémoignage...) Oui, pourquoi, roumi, chien, fils de chien,viens-tu encore à cette heure, avec ta femme trois fois maudite, menarguer jusque dans ce bouge où tu m'as jetée, en m'abandonnant pourque j'y meure ? Des sanglots et une toux rauqueet caverneuse l'interrompirent et elle jeta à la figure de Jacques sonmouchoir ensanglanté. - Tiens, chacal, bois mon sang !Bois et sois content, assassin ! Jacques souffrait... Une honte etun regret lui étaient venus en face de tant de misère. Mais quepouvait-il faire, à présent ? Entre la nomade et lui, l'abîme s'étaitcreusé, plus profond que jamais. Pour le combler et, en mêmetemps, pour se débarrasser à jamais de la malheureuse créature, il crutqu'il suffisait d'un peu d'or... Il tendit sa bourse à Yasmina : - Tiens, dit-il... Tu es pauvreet malade, il faut te soigner. Prends ce peu d'argent... et adieu. Il balbutiait, honteux tout àcoup de ce qu'il venait d'oser faire. Yasmina, immobile, muette, leregarda pendant une minute, comme jadis, là-bas, dans l'oueddesséché de Timgad, à l'heure déchirante des adieux. Puis, brusquement,elle le saisit au poignet, le tordant et dispersant dans la poussièreles pièces jaunes. - Chien ! lâche ! Kéfer ! Et Jacques, courbant la tête,s'en alla pour rejoindre le groupe qui attendait non loin de là, masquépar des masures... Yasmina était alors retombée surson banc, secouée par des sanglots convulsifs... Samra, la négresse,était accourue au bruit et avait soigneusement recueilli les piècesd'or de l'officier. Samra enlaça de ses bras noirs le cou de son amie. - Smina, ma soeur, mon âme, nepleure pas... Ils sont tous comme ça, les roumis, les chiens,fils de chiens... Mais avec l'argent qu'il t'a donné, nous achèteronsdes robes, des bijoux et des remèdes pour ta poitrine. Seulement, il nefaut rien dire à Aly, qui nous prendrait l'argent. Mais rien ne pouvait plusconsoler Yasmina. Elle avait cessé de pleurer et,sombre et muette, elle avait repris sa pose d'attente... Attente dequi, de quoi ? Yasmina n'attendait plus que lamort, résignée déjà à son sort. C'était écrit, et il n'y avaitpoint à se lamenter. Il fallait attendre la fin, tout simplement...Tout venait de s'écrouler en elle et autour d'elle, et rien n'avaitplus le pouvoir de toucher son coeur, de le réjouir ou de l'attrister. Sa douleur était cependantinfinie... Elle souffrait surtout de savoir Jacques vivant et si prèsd'elle... si près, et en même temps si loin, si loin !... Oh ! comme elle eût préféré lesavoir mort, et couché là-bas dans ce cimetière des roumis,derrière la Porte de Constantine. Elle eût pu - inconsciemment -revivre là les heures charmantes de jadis, les heures d'ivresse etd'amour vécues dans l'oued desséché. Elle eût encore goûté là une joiedouce et mélancolique, au lieu de ressentir les tourments effroyablesde l'heure présente... Et surtout, il n'eût point aiméune autre femme, une roumia ! Elle sentait bien qu'elle enmourrait de douleur atroce : jusque-là, seule l'espérance obstinée derevoir un jour Jacques, seule la volonté farouche de vivre encore pourle revoir lui avaient donné une force factice pour lutter contre laphtisie dévorante, rapide. Maintenant, Yasmina n'était plusqu'une loque de chair abandonnée à la maladie et à la mort, sansrésistance... D'un seul coup, le ressort de la vie s'était brisé enelle. Mais aucune révolte ne subsistaitplus en son âme presque éteinte. C'était écrit, et il n'est pointde remède contre ce qui est écrit. * * * Vers onze heures, un spahipermissionnaire passa. Il s'étonna de la voir encore là, le dos appuyécontre le mur, les bras ballants, la tête retombant. - Hé, Smina ! Que fais-tu là ? Jemonte ? Comme elle ne répondit pas, lebeau soldat rouge revint sur ses pas. - Hé bien ! dit-il surpris. A quoi penses-tu, ma fille... Ou bien tu essoûle ? Il prit la main de Yasmina et sepencha sur elle... Le musulman se redressa aussitôt,un peu pâle. - Il n'y a de force et depuissance qu'en Dieu ! dit-il. Yasmina la Bédouine n'était plus. ~*~ AU PAYS DES SABLES N.D.L.E. – Ce texte est publié surla leçon exacte du manuscrit édité sous forme d’une petite plaquettefort rare in-4° de 8 pages éditée à Bône fin 1914 (imp. Thomas). Lesmêmes pages dans leur ensemble parurent comme inédits dans l’Akhbar du 8 avril sous le titre : L’apparition d’Eloued(sic) ; les différences portent sur des corrections styliques, desscindements de phrases, des explétifs, des ornements dont IsabelleEberhardt n’a jamais paru avoir souci. Cette page qui peut s’inscrireen parallèle avec celles de Pierre Loti enfant découvrant la mer portele titre qu’indique l’avant-dernière phrase. Il est des heures à part, des instants très mystérieusement privilégiésoù certaines contrées nous révèlent, en une intuition subite, leur âme, en quelque sorte leur essence propre, où nous enconcevons une vision juste, unique et que des mois d’étude patiente nesauraient plus ni compléter, ni même modifier. Cependant, en cesinstants furtifs, les détailsnous échappent nécessairement et nous ne saurions apercevoir quel’ensemble des choses... Etat particulier de notre âme, ou aspectspécial des lieux, saisi au passage et toujours inconsciemment ? Je ne sais... Ainsi, ma première arrivée àEl Oued, il y a deux ans, fut pour moi une révélation complète,définitive de ce pays âpre et splendide qui est le Souf, de sa beautéparticulière, de son immense tristesse aussi. Après la sieste dans les jardins ombreux de l’oasis d’Ourmès, l’âmetout à l’attente anxieuse,irraisonnée d’une vision que je pressentais devoir dépasser ensplendeur tout ce que j’avais vu jusqu’alors, je repris avec mon petitconvoi bédouin la route de l’est, sentier ardu qui tantôt serpente dansles défilés fuyants des dunes, tantôt grimpe sur les arêtes aiguës, àd’invraisemblables altitudes, hasardeusement. Après avoir traversé, lentement et comme en rêve les petites citéscaduques enserrées autour d’El Oued : Kouïnine, Teksébett, Gara, nousatteignîmes la crête fuyante et oblique de la haute dune dite de SiAmmar ben Ahsène, du nom d’un mort qui y est enterré à la place où ilfut tué jadis. C’était l’heure élue, l’heure merveilleuse au pays d’Afrique, quand legrand soleil de feu va disparaître enfin, laissant reposer la terredans l’ombre bleue de la nuit. Du sommet de cette dune, on découvre toute la vallée d’El Oued, surlaquelle semblent se resserrer les vagues somnolentes du grand océan desable gris. Etagée sur le versant méridional d’une dune, El Oued, l’étrange citéaux innombrables petites coupoles rondes, changeait lentement de teinte. Au sommet de la colline, le minaret blanc de Sidi Salem s’élevait, déjàirisé, déjà tout rose dans le reflet occidental. Les ombres des choses s’allongeaient démesurément, se déformaient etpâlissaient sur le sol, devenu vivant alentour, pas une voix. Toutes les cités des pays de sable, bâties en plâtras léger, ont unaspect sauvage, délabré et croulant. Et, tout près, des tombeaux et des tombeaux, toute une autre ville,celle des morts attenante à celle des vivants. Les dunes allongées et basses de Sidi-Mestour qui dominent la villevers le sud-est semblaient maintenant autant de coulées de métalincandescent, de foyers embrasés, d’un rouge violacé d’uneinvraisemblable intensité de couleur. Sur les petits dômes ronds, sur les pans de murs en ruines, sur lestombeaux blancs, sur les couronnes échevelées des grands dattiers, deslueurs d’incendie rampaient, magnifiant la ville grise en unflamboiement d’apothéose. Le dédale marin des dunes géantes de l’autre route déserte qui mène àTouggourt, d’où nous venons par Taïbett-Guéblia, se dessinait, irisé,noyé en des reflets d’une teinte de chamois argenté, sur la pourpresombre du couchant. Jamais, en aucune contrée de la terre, je n’avais vu le soir se parerd’aussi magiques splendeurs ! A El Oued, pas de forêt de dattiers obscurs enserrant la ville, commedans les oasis des régions pierreuses ou salées... La ville grise perdue dans le désert gris, participant tout entière deses flamboiements et de ses pâleurs, comme lui et en lui, rose et doréeaux matins enchantés, blanche et aveuglante aux midis enflammés,pourpre et violette aux soirs irradiés... et grise, grise comme lesable dont elle est née, sous les ciels blafards de l’hiver ! Quelques vapeurs blanches qui flottaient, légères, dans l’embrasementdu zénith profond, s’en allaient maintenant, pourpres et frangées d’or,vers d’autres horizons, tels les lambeaux d’un impérial manteaudisséminés au souffle capricieux de la brise... Et toujours encore, pendant toutes ces métamorphoses, pendant toutcette grande féerie des choses, pas un être, pas un son. Les ruelles étroites aux maisons caduques s’ouvraient, désertes, surl’immensité en feu des cimetières vagues, sans murs et sans limites. Cependant, la teinte pourpre du ciel, qui semblait se refléter dans lechaos des dunes, devenait de plus en plus sombre, de plus en plusfantastique. Le disque démesuré du soleil, rouge et sans rayons, achevait de sombrerderrière les dunes basses de l’horizon occidental, du côté d’Allennda et d’Araïr. Tout à coup, de toutes les ruelles mortes sortirent en silence delongues théories de femmes, voilées à l’antique de haillons sombres,bleus et rouges, et portant, sur leur tête ou sur leur épaule, degrandes amphores frustes en terre cuite... avec le même gestesculptural que devaient avoir, des milliers d’années auparavant, lesfemmes de la race prédestinée de Sem, quand elles allaient puiser l’eaudes fontaines chananéennes. Dans l’océan illimité de lumière rouge inondant la ville et lescimetières, elles ressemblaient à des fantômes glissant au ras du sol,les femmes drapées d’étoffes sombres, aux plis hélléniques, qui s’enallaient en silence vers les jardins profonds, cachés en les dunes defeu. Très loin, une petite flûte en roseau commença de pleurer une tristesseinfinie et cette plainte ténue, modulée, traînante à la fois etentrecoupée comme un sanglot, était le seul son qui animait un peucette cité de rêve. Mais voilà que le soleil a disparu et, presque aussitôt, lentement, leflamboiement des dunes et des coupoles commence à se foncer jusqu’auviolet marin, et ces ombres profondes, qui semblent sortir de la terreassombrie, remontent, rampent, éteignent progressivement les lueurs quiallument encore les sommets. La petite flûte enchantée s’est tue... Soudain, de toutes les mosquées nombreuses, une autre voix s’élève,solennelle et lente : - Allahou Akbar ! Allahou Akbar! Dieu est le plus grand ! clame le mueddineaux quatre vents du ciel. Oh ! comme ils sonnent étrangement, ces rappels millénaires de l’Islam,comme déformés et assombris par les voix plus sauvages et plus rauques,par l’accent traînant des mueddinesdu désert ! De toutes les dunes, de tous les vallons cachés, qui semblaientdéserts, tout un peuple uniformément vêtu de blanc descend, silencieuxet grave, vers les zaouïyaset les mosquées. Ici, loin des grandes villes du Tell, point de ces êtres hideux,produits bâtards de la dégénérescence et d’une race métissée, que sontles rôdeurs, les marchands ambulants, les portefaix, le peuple crasseuxet ignoble des Ouled-el-Blassa. Ici, le Sahara âpre et silencieux, avec sa mélancolie éternelle, sesépouvantes et ses enchantements, a conservé jalousement la race rêveuseet fanatique venue jadis des déserts lointains de sa patrie asiatique. Et ils sont très grands et très beaux ainsi, les nomades aux vêtementset aux attitudes bibliques, qui s’en vont prier le Dieu unique, et dontaucun doute n’effleura jamais les âmes saines et frustes. Et ils sont bien à leur place là, dans la grandeur vide de leur horizonillimité où règne et vit, splendide, la souveraine lumière... Sur le minaret blanc de Sidi Salem, sur la crête des dunes de Tréfaouï,d’Allenda et de Débila, les dernières lueurs violettes se sontéteintes. Maintenant, tout est uniformément bleu, presque diaphane, etles coupoles arrondies et basses se confondent avec les sommetsarrondis des dunes, de proche en proche, comme si la ville s’étaitétendue soudain jusqu’aux confins extrêmes de l’horizon. La nuit d’été achève de tomber, sur la terre qui s’endort... Les femmesau costume de jadis sont rentrées dans les ruelles en ruines, et legrand silence lourd, que quelques rumeurs humaines étaient venuestroubler pour un très court instant, descend de nouveau sur El Oued... Le Sahara immense semble reprendre son rêve mélancolique, son rêveéternel. Deux années plus tard, il m’a été donné, pendant des mois, d’assisterchaque jour aux joies douces des aurores et aux apothéoses des soirs,jamais semblables...Chaque reflet revenant tous les soirs sur tel pande mur, chaque ombre s’allongeant au même endroit et à la même heure,chaque dôme de la ville et chaque pierre des cimetières, tous les plushumbles détails de cette patrie d’élection, aimée profondément, me sontdevenus familiers et restent maintenant présents à mon souvenirnostalgique d’exilé. Mais jamais plus, l’âme du Pays du Sable ne s’est révélée à moi aussiprofondément, aussi mystérieusement comme ce premier soir déjà lointaindans le recul des jours. De telles heures, de telles ivresses, ressenties une fois, par unhasard unique, ne se retrouveront jamais... ~*~ AMARA LE FORÇAT N.D.L.E. – Cette page indique sasource et sa date dans lesJournaliers (p. 177) : Nuitdu 13 au 14 en mer. Passé la nuit à bord avec Amara des Ouled-Alycondamné du pénitencier de Chiavari... » Elle désigne le navirep. 182. Ce souvenir date des jours qui précédèrent son procès et sonexpulsion. Un peu par nécessité, un peu par goût, j’étudiais alors les mœurs despopulations maritimes des ports du Midi de l’Algérie. Un jour, je m’embarquai à bord du Félix-Touache,en partance pour Philippeville. Humble passager du pont, vêtu de toile bleue et coiffé d’une casquette,je n’attirais l’attention de personne. Mes compagnons de voyage, sansméfiance, ne changeaient rien à leur manière d’être ordinaire. C’est une grave erreur, en effet, que de croire que l’on peut faire desétudes de mœurs populaires sans se mêler aux milieux que l’on étudie,sans vivre de leur vie... C’était par une claire après-midi de mai, ce départ, joyeux pour moi,comme tous les départs pour la terre aimée d’Afrique. On terminait le chargement du Touacheet, une fois de plus, j’assistais au grand va-et-vient des heuresd’embarquement. Sur le pont, quelques passagers attendaient déjà le départ, ceux qui,comme moi, n’avaient point d’adieux à faire, point de parents àembrasser... Quelques soldats, en groupe, indifférents... Un jeune caporal dezouaves, ivre-mort, qui, aussitôt embarqué était tombé de tout son longsur les planches humides et qui restait là, sans mouvement, comme sansvie... A l’écart, assis sur des cordages, je remarquai un tout jeune homme quiattira mon attention par l’étrangeté de toute sa personne. Très maigre, au visage bronzé, imberbe, aux traits anguleux, il portaitun pantalon de toile trop court, des espadrilles, une sorte de gilet dechasse rayé s’ouvrant sur sa poitrine osseuse, et un mauvais chapeau depaille. Ses yeux caves, d’une teinte fauve changeante, avaient unregard étrange : un mélange de crainte et de méfiance farouche s’ylisait. M’ayant entendu parler arabe avec un maquignon bônois, l’homme auchapeau de paille, après de longues hésitations, vint s’asseoir à côtéde moi. - D’où viens-tu ? me dit-il, avec un accent qui ne me laissa plus aucundoute sur ses origines. Je lui racontai une histoire quelconque, lui disant que je revenaisd’avoir travaillé en France. - Loue Dieu, si tu as travaillé en liberté et non en prison, me dit-il. - Et toi, tu sors de prison ? - Oui. J’ai fait huit ans à Chiavari, en Corse. - Et qu’avais-tu fait ? - J’ai tué une créature, entre Sétif et Bou-Arréridj. - Mais quel âge as-tu donc ? - Vingt-six ans... Je suis libéré conditionnel de trois mois... C’estbeaucoup trois mois. Pendant le restant de la traversée, nous n’eûmes plus le loisir deparler, le forçat de Chiavari et moi. ... La mer démontée s’était un peu calmée. La nuit tombait et àl’approche de la côte d’Afrique l’air était devenu plus doux... Unetiédeur enivrante flottait dans la pénombre du crépuscule. A l’horizon méridional, une bande un peu plus sombre et un monde devapeurs troubles indiquaient la terre. Bientôt, quand il fut nuit tout à fait, les feux de Stora apparurent. Le forçat, appuyé contre le bastingage, regardait fixement ces lumièresencore lointaines et ses mains se crispaient sur le bois glissant. - C’est bien Philippeville, là-bas ? me demanda-t-il à plusieursreprises, la voix tremblante d’émotion... ... Dans le port désert, près du quai, où quelques portefaix dormaientsur les dalles, après le débarquement, le Félix-Touache immobile semblait,lui aussi, dormir, dans la lumière vaguement rosée de la lunedécroissante. Il faisait tiède. Un parfum indéfinissable venait de la terre, grisant. Oh ! ces heures joyeuses, ces heures enivrantes des retours en Afrique, après les exilslointains et mornes ! J’avais résolu d’attendre à bord le lever du jour, pour poursuivre monvoyage sur Constantine, où je devais, pour la forme, assister aujugement de l’homme qui, six mois auparavant, avait tenté dem’assassiner, là-bas, dans le Souf lointain. ... Et j’avais étendu mes couvertures sur le pont, à bâbord, du côté del’eau qui bruissait à peine. Je m’étais étendue, en un bien-être profond, presque voluptueux. Maisle sommeil ne venait pas. Le libéré conditionnel qui, lui aussi, passait la nuit à bord, vint merejoindre. Il s’assit près de moi. - Dieu te garde et te protège de la prison, toi et tous les Musulmans,me dit-il, après un long silence. - Raconte-moi ton histoire. - Dieu soit loué, car je pensais que je mourrais là-bas... Il y a uncimetière où l’on met les nôtres et plusieurs qui sont venus devant moiy sont morts... Ils n’ont pas même un tombeau en terre musulmane. - Mais comment, si jeune, as-tu pu tuer, et pourquoi ? - Ecoute, dit-il. Tu as été élevé dans les villes et tu ne sais pas...Moi, je suis du douar des Ouled-Ali, dépendant de Sétif. Nous sommestous bergers, chez nous. Nous avons beaucoup de troupeaux, et aussi deschevaux. A part ça, nous avons des champs que nous ensemençons d’orgeet de blé. Mon père est vieux et je suis son fils unique. Parmi notretroupeau, il y avait une belle jument grise, qui n’avait pas encore lesdents de la quatrième année. Mon père me disait toujours : « Amara,cette jument est pour toi. » Je l’avais appelée « Mabrouka » et je lamontais souvent. Elle était rapide comme le vent et méchante comme unepanthère. Quand on la montait, elle bondissait et hennissait,entraînant tous les étalons du pays. Un jour, ma jument disparut. Je lacherchai pendant une semaine et je finis par apprendre que c’était unberger des Ouled-Hassène, nos voisins du nord, qui me l’avait prise. Jeme plaignis à notre Cheikh et je lui portai en présent un mézouïd debeurre pour qu’il me fasse justice. « Apprenant que les gens du makhzen allaient venir chercher la jument,Ahmed, le voleur, ne pouvant la vendre, car elle était connue, la menadans un ravin et l’égorgea. Quand j’appris la mort de ma jument, jepleurai. Puis, je jurai de me venger. « Une nuit obscure, je quittai furtivement notre douar et j’allai chezles Ouled-Hassène. Le gourbi d’Ahmed, mon ennemi, était un peu isolé etentouré d’une petite clôture en épines. J’attendis le lever de la lune,puis, je m’avançai. Pour apaiser les chiens, j’avais apporté lesentrailles d’un mouton qu’on avait tué dans la journée. A la lueur dela lune, j’aperçus Ahmed, couché devant son gourbi, pour garder sesmoutons. Son fusil était posé sous sa tête. Son sommeil était profond.Je ceignis ma gandoura de mon mouchoir, pour n’accrocher à rien.J’entrai dans l’enclos. Mes jambes étaient faibles et une chaleurterrible brûlait mon corps. J’hésitais, songeant au danger. Maisc’était écrit, et les chiens, repus, grondèrent. Alors je saisis lefusil d’Ahmed, le retirai brusquement de dessous sa tête et le luidéchargeai à bout portant dans la poitrine. Puis, je m’enfuis. Leshommes et les chiens du douar me poursuivirent, mais ne m’atteignirentpas. Alors, je commis une faute : personne ne m’avait vu et j’eusse dûrentrer chez mon père. Mais la crainte de la justice des chrétiens mefit fuir dans le maquis, sur les coteaux. Pendant trois jours et troisnuits, je me cachai dans les ravins, me nourrissant de figues deBarbarie. J’avais peur. La nuit, je n’osais dormir. Le moindre bruit,le souffle du vent dans les buissons me faisaient trembler. Letroisième jour, les gendarmes m’arrêtèrent. L’histoire de la jument etmon départ avaient tout révélé et, malgré que je n’aie jamais avoué, jefus condamné. « Les juges m’ont fait grâce de la vie, parce que j’étais jeune.Pendant trois mois, je suis resté dans les prisons à Sétif, àConstantine, ici à Philippeville. Puis, on m’a embarqué sur un navire,et on m’a mené en Corse. Au pénitencier où nous étions presque tousMusulmans, on n’est pas trop malheureux, avec l’aide de Dieu et si onse conduit bien. Mais c’est toujours la prison, et loin de la famille,en pays infidèle. Grâce à Dieu, on m’a libéré. « C’est beaucoup, trois mois ! - Tu regrettes, maintenant, d’avoir tué cet homme ? - Pourquoi ? J’étais dans mon droit, puisqu’il m’avait tué ma jument, àmoi qui ne lui avais jamais fait de mal ! Seulement, je n’aurais pas dûm’enfuir. - Alors, ton cœur ne se repent pas de ce que tu as fait, Amara ? - Si je l’avais tué sans raison, ce serait un grand péché. Et je vis que, sincèrement, le Bédouin ne concevait pas, malgré toutesles souffrances endurées jusque-là, que son acte avait été un crime. - Que feras-tu, maintenant ? - Je resterai chez mon père et je travaillerai. Je ferai paître notretroupeau. Mais si jamais, la nuit, dans le maquis, je rencontre l’un deceux des Ouled-Ali qui m’ont fait prendre, je le tuerai. A tous mes raisonnements, Amara répondait : - Je n’étais pas leur ennemi. Ce sont eux qui ont semé l’inimitié.Celui qui sème des épines ne peut récolter une moisson de blé. Le matin, dans le train de Constantine. Les prunelles élargies par la joie et une sorte d’étonnement, Amararegardait le pays qui défilait lentement sous nos yeux. - Regarde, me dit-il tout à coup, regarde : voilà du blé... Et ça,là-bas, c’est un champ d’orge... Oh ! regarde, frère, les femmesmusulmanes qui ramassent les pierres de ce champ ! Il était en proie à une émotion intense. Ses membres tremblaient et, àla vue de ces céréales si aimées, si vénérées par le Bédouin et de cesfemmes de sa race, Amara se mit à pleurer comme un enfant. - Vis en paix comme tes ancêtres, lui dis-je. Tu auras la paix du cœur.Laisse les vengeances à Dieu. - Si l’on ne peut se venger, on étouffe, on souffre. Il faut que je mevenge de ceux qui m’ont fait tant de mal ! ... A la gare de Constantine, nous nous séparâmes en frères. Amara pritle chemin de Sétif pour regagner son douar. Je ne l’ai plus revu. ~*~ LE MAGICIEN N.D.L.E. – Cette nouvelle a parudans le Petit Journal Illustré(hebdomadaire supplément du quotidien lePetit Journal) le dimanche 2 novembre 1902, n° 624. Cesupplément publiait aussi bien des textes originaux que desreproductions ; dans les premiers il est deux nouvelles de LydiaPaschkoff à qui on peut attribuer l’initiative d’y faire publierIsabelle ; dans les seconds du Villiers de l’Isle-Adam, du René Ghil,etc... Le texte de cette nouvelle a paru dans Pages d’Islam, mais dans une leçonfort différente, étendue, expliquée. Nous reprenons ici la versionoriginale. Si Ab-es-Selem habitait une petite maison caduque, en pierre brutegrossièrement blanchie à la chaux, sur le toit de laquelle venaits’appuyer le tronc recourbé d’un vieux figuier aux larges feuillesépaisses. Deux pièces de ce refuge étaient en ruines. Les deux autres, un peusurélevées, renfermaient la pauvreté fière et les étranges méditationsde Si Ab-es-Selem le Marocain. Dans la cour délabrée, autour du grand figuier abritant le puits et ledallage disjoint, il y avait quelques pieds de jasmin, seul luxe decette singulière demeure. Alentour, c’était le prestigieux décor des collines et les vallonsverdoyants sertissant comme un joyau la blanche Anneba... Le soleils’était couché derrière le grand Idou’ morose et l’incendie pourpre detous les soirs d’été s’était éteint sur la campagne alanguie. SiAb-es-Selem se leva. C’était un homme d’une trentaine d’années, de haute taille, svelte dansles vêtements larges dont la blancheur s’éteignait sous un burnousnoir. Un voile blanc encadrait son visage bronzé, émacié par lesveilles, mais dont les traits et l’expression étaient d’une grandebeauté. Le regard de ses longs yeux noirs était grave et triste. Ilsortit dans la cour pour les ablutions de la prière du Mogh’reb. - La nuit sera sereine et belle, et j’irai réfléchir sous leseucalyptus de la Rivière d’Or. Quand il eut achevé la prière et le dikrdu bienheureux cheikh Sidi Abd-el-Kader Djilani de Bagdad, Si Ab-es-Selem sortit de sa maison. La pleine lune se levait là-basau-dessus de la haute mer calme, à l’horizon à peine embruni de vapeurslégères d’un gris de lin. Tout à coup, les féroces petits chiens des demeures bédouines prochesdu cimetière grondèrent, sourdement d’abord, puis coururent, hurlant,vers la route de Sidi-Brahim. Alors Si Ab-es-Selem perçut un appeleffrayé, une voix de femme. Surpris, quoique sans hâte, le solitairetraversa la prairie et arrivant vers la route il vit une femme, uneJuive richement parée, qui, tremblante, s’appuyait contre le tronc d’unarbre. - Que fais-tu ici la nuit ? dit-il. - Je cherche le sahâr(sorcier) Si Ab-es-Selem le Marocain. J’ai peur des chiens et destombeaux... Protège-moi. - C’est donc moi que tu cherches à cette heure tardive, et seule.Viens. Les chiens me connaissent et les esprits ne s’approchent pas decelui qui marche dans le sentier de Dieu. La Juive le suivit en silence. Ab-es-Selem entendait le claquement desdents de la jeune femme et se demandait comment cette créature parée ettimide avait pu venir là, seule, après la tombée de la nuit. Ils entrèrent dans la cour et Si Ab-es-Selem alluma une vieille petitelampe bédouine fumeuse. Alors s’arrêtant, il considéra son étrangevisiteuse. Svelte et élancée, la Juive, sous sa robe de brocart bleupâle, avec sa gracieuse coiffure mauresque, était belle, d’unetroublante et étrange beauté. Elle était très jeune. - Que veux-tu ? - On m’a dit que tu sais prédire l’avenir... J’ai du chagrin et je suisvenue... - Pourquoi n’es-tu pas venue de jour comme les autres ? - Que t’importe ? Ecoute-moi et dis-moi quel sera mon sort. - Assieds-toi, dit-il. Alors la Juive parla : - J’aime, dit-elle, un homme qui a été cruel envers moi et qui m’aquittée. je suis restée seule et je souffre. Dis-moi s’il reviendra. - Donne-moi son nom et celui de sa mère et laisse-moi faire le calculque m’ont appris les sages du Mogh’-reb, ma patrie. - El Moustangar, fils de Fathima. Sur une planchette, Si Ab-es-Selem traça des chiffres et des lettres,puis, avec un sourire, il dit : - Juive, ce Musulman qui s’est laissé prendre à ton charme trompeur etqui a eu le courage louable de te fuir, reviendra. La Juive eut une exclamation de joie : - Oh ! dit-elle, je te récompenserai généreusement. - Toutes les richesses ne récompenseraient point dignement le trésorinestimable et amer que je t’ai donné : la connaissance de l’avenir... - A présent, Sidi, j’ai quelque chose encore à demander à ta science.Je suis Rahil, fille de Ben-Ami. Et elle prit le roseau qui servait de plume au taleb et l’appuya contreson cœur tandis que ses lèvres murmuraient des paroles rapidesindistinctes. - Il vaudrait mieux pour toi ne pas tenter de savoir plus entièrementce qui t’attend. - Pourquoi ? Oh ! réponds, réponds ! - Soit. Et Si Ab-es-Selem reprit son grimoire mystérieux. Tout à coup, unviolent étonnement se peignit sur ses traits et il considéraattentivement la femme. Si Ab-es-Selem était poète et il se réjouissaitdu hasard étrange qui mettait en contact avec son existence celle decette Juive qui, selon son calcul, devait être tourmentée etsingulière, et finir tragiquement. - Ecoute, dit-il, et n’accuse que toi-même de ta curiosité. Tu as causél’infortune de celui que tu aimes. Il l’ignore, mais d’instinctpeut-être il a fui. Mais il reviendra et il saura. O Rahil, Rahil ! Envoilà-t-il assez ou faut-il tout te dire ? Tremblante, livide, la Juive fit un signe de tête affirmatif. - Tu auras encore avec celui qui doit venir une heure de joie etd’espérance. Puis, tu périras dans le sang. Ces paroles tombèrent dans le grand silence de la nuit sans écho. La Juive cacha son visage dans les coussins, anéantie. - C’est donc vrai ! Tout à l’heure, au Mogh’reb, j’ai interrogé lavieille Tyrsa, la gitane de la Porte du Jeudi... et je ne l’ai pascrue. Je l’ai insultée. Et toi, tu me répètes plus horriblement encoreta sentence... Mourir ? Pourquoi ? Je suis jeune... Je veux vivre. - Voilà... C’est ta faute ! Tu étais le papillon éphémère dont lesailes reluisent des couleurs les plus brillantes et qui voltigent surles fleurs, ignorant de son heure... Tu as voulu savoir et te voilàdevenue semblable au héron mélancolique qui rêve dans les marécagesenfiévrés. La Juive, affalée sur le tapis, sanglotait. Si Ab-es-Selem la regardait et réfléchissait avec la curiosité profondede son esprit scrutateur affiné dans la solitude. Il n’y avait pas depitié dans son regard. Pourquoi plaindre cette Rahil ? Tout ce quiallait lui arriver n’était-il pas écrit, inéluctable ? Et neprouvait-elle pas la vulgarité et l’ignorance de son esprit en selamentant de ce que la destinée lui avait donné en partage, un sortmoins banal que celui des autres, plus de passion, plus de vicissitudesen moins d’années la sauvait du dégoût et de l’ennui. - Rahil, dit-il, Rahil ! Ecoute... Je suis celui qui blesse et quiguérit, celui qui réveille et qui endort. Ecoute, Rahil. Elle releva la tête. Sur ses joues pâlies, des larmes coulaient. - Cesse de pleurer et attends-moi. Il est l’heure de la prière. Si Ab-es-Selem prit dans une niche élevée un livre relié en soie brodéed’or et l’ayant pieusement baisé, l’emporta dans une autre pièce. Puis,dans la cour, il pria l’acha. Rahil, seule, s’était relevée et, accroupie, elle songeait et sa penséeétait lugubre... Elle regrettait amèrement d’avoir voulu tenter le sortet savoir ce qui devait lui arriver... Si Ab-es-Selem rentra avec un sourire. - Eh bien ! dit-il, ne savais-tu pas que, tôt ou tard, tu allais mourir? - J’espérais vivre, être heureuse encore et mourir en paix. Si Ab-es-Selem haussa les épaules dédaigneusement. Rahil se leva. - Que veux-tu comme salaire ? La voix de la Juive était devenue dure. Il resta silencieux, la regardant. Puis après un instant, il répondit : - Me donneras-tu ce que je te demanderai ? - Oui, si ce n’est pas trop. - Je prendrai comme salaire ce que je voudrai. Il lui prit les poignets. Elle fut insolente. - Laisse-moi partir ! Je ne suis pas pour toi. Lâche-moi. - Tu es comme la grenade mûre tombée de l’arbre : pour celui qui laramasse ; le bien trouvé est le bien de Dieu. - Non, laisse-moi partir. Et elle se dégagea. Si Ab-es-Selem hocha la tête. - Va à ton destin, j’irai au mien. * * * Rouge et ardent, baigné d’or pourpré, le soleil se levait au-dessus dela mer d’une nuance lilacée, nacrée, où de légers serpents d’argentcouraient rapides, fugitifs. Le long de l’oued Deheb limpide et tranquille, sous les eucalyptusbleuâtres, Si Ab-es-Selem s’avançait lentement, rêveur. Tout à coup, sur la plage déserte, parmi les herbes longues etverdâtres, les coquillages blancs et les galets noirs, Si Ab-es-Selemaperçut un corps de femme couché sur le dos, vêtu d’une robe de brocartrose et enveloppé d’un grand châle de cachemire. Il s’approcha et se pencha, soulevant le châle. Il reconnut la Juive, jeune et belle, les yeux clos, les lèvresretirées dans un sourire douloureux. Deux coups de baïonnette avaient transpercé son corps et le sanginondait sa poitrine. Si Ab-es-Selem se redressa. Il regarda le cadavre un instant et, dans sa pensée, il détailla lessouvenirs doux d’une nuit lointaine, puis, du même pas tranquille, ilreprit sa promenade dans la splendeur plus ardente du jour éblouissant. ~*~ OUM ZAHAR N.D.L.E. – Cette nouvelle inéditeest facile à dater ; elle est du premier séjour d’Isabelle au Souf. Lesmœurs sahariennes étaient son étude et ses facilités d’accès dans lestribus, les gourbis l’enrichissaient d’observations. La sorcelleriearabe était son étonnement encore qu’elle ne cherchait ni à enconnaître l’économie ni à user de ses pratiques. En partie écrite dupremier jet avec les lapsi explicables, la nouvelle devient correcte endeuxième leçon qui apporte le dénouement dans une écriture plus ferme.Comme toutes les pages qui suivent, celles-ci sont la copie exacte destextes autographes, sans addenda, retouche ou correction au thème. Dans la vaste chambre basse aux murailles irrégulières en argile jaune,on avait couché la mère sur une natte. On l’avait recouverte d’un voilebleu sombre qui dessinait en des angles raides la forme immobile. Elle était morte. A côté, dans une petite lampe de terre de forme antique, une mèchebrûlait, et la petite flamme falote, étrange, éclairait d’un jourdouteux les murailles où oscillaient de grandes ombres funèbres. Accroupies sur la natte, plusieurs femmes se lamentaient avec unbalancement rythmique de leurs corps maigres. C’était la veillée mortuaire. Dans le grand silence mystique de l’oasis, seule cette voix lugubreretentissait, s’entendait de très loin et troublait les âmessuperstitieuses et sombres des Rouaras. Parmi les femmes, il y avait Oum-Zahar et Messaouda, les deux filles dela défunte. Oum-Zahar était l’aînée. Elle avait douze ans et son père lui cherchaitun mari. Mais elle était triste. Grande et svelte sous ses voiles bleus, ellesemblait l’incarnation de l’âme étrangement tourmentée et assombrie decette race métis de l’oued Rir, mélange de Berbères et de nègressahariens sur laquelle la tristesse immense et les effluveshallucinants et fiévreux de leur pays a jeté à jamais une ombre morne. Oum-Zahar avait un visage ovale et régulier d’une teinte bronzée trèsfoncée. Ses yeux étaient trop grandset leur regard avait, à la fois, une fixité et une ardeur inquiétantes. Depuis toute petite, elle ne se mêlait jamais aux jeux de ses compagneset passait des journées entières à l’ombre chaude, dans l’humiditéfiévreuse des jardins inondés d’eau salée où le salpêtre dessine desarabesques singulières sur la terre rouge isolée des canaux. Messaouda plus blanche, plus douce, était dans sa onzième année. Rieuseet légère, seule la grande épouvante de la mort avait pu l’assombrirpour un temps et elle se lamentait là, tremblante. L’âme des Rouaras n’est point semblable à l’âme arabe. La grandelumière de l’Islam n’a pu dissiper les ténèbres de la superstition etde la terreur mystique dans ce pays où tout porte au rêve morne. En présence de la mort, le Rir’i n’a pas la résignation sereine del’Arabe, et, pour lui, le tombeau n’est point un lieu de repos que rienne saurait plus troubler, un acheminement radieux vers l’avenir éternel. De l’antiquité païenne, ces peuplades primitives ont conservé la peurdes ténèbres et des fantômes, l’épouvante des choses de la nuit et dela mort. Mais Oum-Zahar semblait sentir plus profondément cette terreur sombreet ses prunelles d’or bruni se dilataient étrangement. Toutes les deux cependant sentaient bien qu’elles avaient perdu le seulêtre qui les avait aimées, qui s’était penché pitoyable et doux surleur enfance de petites Bédouines pauvres assujetties presque dès leurpremier pas aux rudes travaux de la maison, sous l’autoritétoute-puissante du père toujours sombre et impénétrable qu’ellesvoyaient rarement, car il travaillait au dehors dans les jardins, etdevant qui, comme leur mère, elles avaient appris à trembler... Et dans la nuit chaude, dans le silence lourd, Oum-Zahar et Messaoudapleuraient, inconscientes presque encore, le seul rayon de soleil, leseul semblant de bonheur qui soit donné à une femme bédouine : l’amourde la mère douloureuse et idolâtre, plus violent, plus immense que cheztoutes les autres femmes... Leur père était parti la veille pour les jardins, laissant aux femmesle soin de pleurer celle qui n’était plus. L’avait-il aimée ? Peut-être El Hadj Saad lui-même n’eut-il pas su le dire. Quinze annéesdurant, pourtant, elle avait été pour lui une esclave soumise. Elle certainement l’avait aimé, avant son premier enfantement. Après,tout son amour s’était reporté sur sa fille, Oum-Zahar, la petiteconsolation, la compagne intelligente, si vite femme dans la tristesseambiante. Puis Messaouda était venue jeter dans la vieille maison d’argile unelueur de joie - la joie naïve des petits oiseaux simplement heureux devivre. Maintenant Oum-Zahar et Messaouda serviraient leur père seules. Puis,l’une après l’autre, il les donnerait à des hommes que lui-même auraitchoisis et dont elles deviendraient les servantes... Puis, pour ellesaussi, se lèverait le grand jour de la maternité. Et ainsi toujours, de génération en génération. Le jour se leva enfin limpide et des lueurs roses se glissèrent sur lescimes bleuâtres de dattiers, sur les murailles ocreuses, sur le solsalé, lépreux, de l’oasis d’Ourlana, dans l’oued Rir’. Alors laissant les femmes continuer leur plainte dans la chambre où lapetite lampe de jadis finissait de mourir, Oum-Zahr et Messaoudasortirent dans la cour et, à la place traditionnelle où leur mère avaitlaissé un monceau de cendres grises, elles rallumèrent le feu du foyer: il fallait préparer le café, car le père allait rentrer. Messaouda plissa soigneusement les gandourablanches, le turban de mousseline et le burnous neuf de son père et lesposa sur une natte propre dans une petite chambre haute où l’onaccédait par quelques marches de terre : le père s’habillerait pourl’enterrement. Après, elles attendirent, mornes. El Hadj Saad entra. Il était grand et mince comme tous les Rouaras. Ilpouvait avoir quarante ans et son visage allongé et sec avait uneexpression fermée et sombre. Il s’assit dans la cour sur une natte.Oum-Zahar lui présenta le café en silence. Puis il monta s’habiller. Pas une parole ne fut échangée dans lademeure où était entrée la Mort. Avant les heures accablantes du milieu du jour, les hommes emportèrentsur un brancard le corps raidi de la mère... Dès qu’ils furent devantla porte, El Hadj Saad ordonna à ses filles de se retirer dans lachambre haute et de baisser le rideau... La mère partie, accompagnée par le chant cadencé des tolba, qui disaient sur elle,insensible, les paroles de promesse et d’éternité... Après, tout rentra dans l’ordre monotone... Chaque matin, les deuxjeunes filles se levaient à l’aube, et, après avoir fait le déjeunermodeste du père, elles s’accroupissaient devant le moulin à brasprimitif qu’elles mettaient en branle au moyen d’un bâton... Et,pendant des heures, elles tournaient la pierre lourde avec un chanttrès bas, monotone comme leur existence. Depuis la mort de la mère, Oum-Zahar avait encore maigri, et le feuétrange de son regard s’était encore assombri... Messaouda, après avoir beaucoup pleuré, avait semblé s’accoutumer augrand vide de la maison où, elle le savait, une marâtre viendraitbientôt sans doute... Dans un coin écarté de l’oasis, sur la route de Sidi-Amrane, il est unesorte de clairière entourée de jardins. Au milieu, une koubha en argiles’élève, irrégulière et étrange, un cube jaunâtre surmonté d’un dômeallongé et pointu en haut. Aux quatre coins des murs et au sommet dudôme, déformant ainsi cet édifice de l’Islam, des figures barbares,grimaçantes, sont placées – formes léguées par l’antiquité fétichiste... A l’entour, quelques tombeaux également en terre marqués par unebranche tordue et noire de buisson saharien où des chiffonsmulticolores, ex-voto sauvages, s’effilochent au vent, déteignent ausoleil. Là, à l’ombre protectrice de la koubha, on avait mis Elloula, la mèred’Oum-Zahar et de Messaouda. Elles-mêmes avaient pétri en argileocreuse une sorte de monument fruste, un tertre allongé, terminé àchaque bout par une tuile dressée. Et tous les vendredis, elles venaient, se tenant par la main, visiterleur mère. Elles s’accroupissaient et regardaient en silence la terred’Elloula. Où était-elle ? Les voyait-elle ? Quand elles avaient du chagrin, quand leur père les avait battues,elles venaient là et, tout bas, contaient leur peine. Un jour, quand elles vinrent, elles trouvèrent, assise près de latombe, une femme inconnue, vêtue de haillons sombres, qui tenait surses genoux un enfant d’environ un an enveloppé dans des loques. Cettefemme était d’une maigreur surprenante, très jeune encore, et elle eûtété belle sans le regard fixe, comme enfiévré, de ses énormes yeuxnoirs et le désordre sauvage de ses cheveux très longs, à peine retenussur sa tête par un chiffon noir. Messaouda, effrayée, se serra contre sa sœur, mais Oum-Zahar fixa sonregard sérieux sur l’étrangère et lui dit : - Qui es-tu et que fais-tu là près de notre mère ? La femme ne répondit pas, mais élevant ses bras maigres au-dessus de satête, elle clama ce seul mot : - Orpheline ! Orpheline ! Orpheline ! - Elle est folle ; c’est une maraboute,murmura Messaouda qui tremblait de tous ses membres. Dans le Sahara, les fous inoffensifs vivent et errent en liberté. Ilssont innombrables et ils jouissent de l’amour et de la vénération dupeuple. Cette femme n’avait ni le type ni l’accent de l’oued Rir’. - D’où es-tu ? continua Oum-Zahar. - Loin ! - Es-tu du Souf ? L’inconnue hocha la tête. - De Biskra ? Elle répéta le même geste négatif. - Elle ressemble à Saharia, la sage-femme, qui est des Ouled-Amor desZibans, murmura Messaouda. Oum-Zahar s’était rapprochée. Cette créature étrange, effrayante,l’attirait singulièrement. Attaché dans un coin du voile, Oum-Zaharavait un morceau de galette. Elle le tendit à l’étrangère et s’assit enface d’elle, tout près. - Dieu est le plus grand ! dit la femme, et elle commença à manger. - Comment t’appelles-tu ? demanda la jeune fille après un long silence. La femme comprit : - Keltoum ! Sa parole était brève et saccadée, sa respiration haletante. L’enfantsemblait dormir, d’une effrayante maigreur... Puis elle se leva, etd’un pas rapide, mais mal assuré, elle s’en alla. Depuis ce jour,Oum-Zahar devint encore plus silencieuse et plus sombre. Parfois, lanuit, en dormant, elle bondissait en poussant de grands cris. - La femme t’a ensorcelée, disait Messaouda qui, maintenant, avait peurd’Oum-Zahar. El Hadj Saad, remarquant enfin la maladie de sa fille, envoya Messaoudaquérir la sorcière du village Saharia. La vieille hocha la tête, etquand Messaouda lui eut dit leur étrange rencontre, elle dit : - Elle a ensorcelé la jeune fille. A présent, elle est là-bas à Ayela,et elle a jeté le trouble et la frayeur dans l’oasis. On dit qu’elleerre la nuit dans les cimetières en poussant des hurlements lugubres.On dit aussi que l’enfant qu’elle porte est mort depuis longtemps etque c’est par ses sortilèges qu’elle empêche le corps de secorrompre... Elle est venue de l’ouest, du pays de Metlili, seule et àpied, derrière une caravane de Mozabites. Saharia était une petite vieille très insinuante, très douce, bienraisonnable... Mais elle avait beau prodiguer à Oum-Zahar des caresses,la jeune fille éprouvait pour elle une violente répulsion et refusaitmême de lui adresser la parole. De tout temps, El Hadj Saad, qui regrettait amèrement de ne pas avoirde fils – l’honneur et la gloire du foyer patriarcal, avait préféréOum-Zahar. - Elle a l’intelligence et le courage d’un homme, disait-il. Et il était très affligé de la voir malade. Cependant, El Hadj Saad avait résolu de se remarier ; peut-être cettefois, Dieu bénirait-il son union et lui donnerait-il un fils. Depuis que Oum-Zahar avait appris qu’une étrangère allait entrer dansla famille, elle s’était encore assombrie. En son cœur étrange, un amour infini pour la mère morte était né et lavenue de l’étrangère lui semblait une injure. Elle porterait les robesde la défunte, elle prendrait sa place au métier à tisser les burnous,elle trairait la chèvre, elle sècherait les dattes et elle battraitOum-Zahar et Messaouda, car elle serait leur marâtre. A cette idée, le cœur d’Oum-Zahar se remplissait d’amertume et, trèsétrangement, elle se mettait à songer à Keltoum. Elle avait trouvécette femme près du tombeau de sa mère ; donc, c’était elle qui l’avait envoyée...Et la pensée de la folle ne quitta plus Oum-Zahar. Un jour, Messaouda lui demanda timidement à quoi elle pensait durantces journées de silence qui assombrissait la vieille maison caduque. - Je pense à ma mère Keltoum,avait répondu Oum-Zahar. Et Messaouda était restée interdite ; à elle, la folle inspirait uneterreur profonde. El Hadj Saad demanda et obtint la fille d’un voisin, Saadia, et la nocefut fixée au Mouled,l’anniversaire de la naissance du prophète, en août. Il restait encorequinze jours jusqu’à cette date, mais Oum-Zahar ressentit une émotiondouloureuse et, le soir, avant le coucher du soleil, elle s’en alla autombeau. Elle était grande et ne devait plus sortir ; mais quand son père avaitessayé de l’empêcher d’aller visiter la tombe de sa mère, elle étaittombée à terre avec un grand cri et, pendant une demi-heure, elles’était roulée avec des contorsions terribles. Alors Saharia avait dità El Hadj Saad que sa fille était atteinte du mal sacré et qu’il nefallait plus l’empêcher : elle était devenue maraboute. Depuis le petit cimetière mélancolique, la vue s’étendait très loindans la plaine désolée où les sebkhasalées jetaient des taches blanches, livides sur le sol humide. Sous les palmiers, la séguiasalée, les canaux qui fertilisent l’oasis et qui engendrent la fièvreet les visions, murmurait doucement, dans l’ombre et le mystère de lafutaie sombre, enclose de murs en argile... Oum-Zahar s’était assise près du tertre et la joue appuyée sur sa mainétait demeurée immobile... Mais un balbutiement à peine distinctremuait ses lèvres. - Mère, mère ! Petite mère amie ! Où es-tu allée ? Pourquoi as-tulaissé orpheline ta petite fille Zaheïra ? Et par moments, entre ses sanglots et ses phrases sans suite, l’on eûtpu entendre le nom de Keltoum. Très étrangement, dans l’imagination de l’enfant, l’image de Keltoums’était mêlée à celle de la morte, et en l’appelant Keltoum, Oum-Zaharcroyait voir apparaître celle qui l’avait bercée et aimée ! Soudain, sortant de derrière la muraille en terre, Keltoum parut,portant son nourrisson lamentable : elle s’avança vers Oum-Zahar et laprit par la main. Comme en rêve, la jeune fille se leva et suivit lafolle qui l’entraîna hors de l’oasis sur la route des grands chotts salés. * * * Sous un ciel presque noir d’hiver où traînent des nuées déchiquetéesd’un gris trouble, s’étendent les dunes livides de l’oued Souf oùcoulent les sables morts ne participant plus que de la vie capricieusedes vents. Au milieu d’un chaos de montagnes aux formes arrondies commeles dos immenses de monstres accroupis, dans une petite vallée stérileet grise, une koubba étrange s’élève, caduque et penchée. Etroite et haute, avec son dôme pointu, elle est presque noire déjà ;elle a pris la teinte sans âge des constructions du Souf. C’est letombeau d’un saint oublié là, dans ce pays funèbre. C’est le koubba deRezerzemoul-Guéblaouïa. La nuit glaciale achève de tomber sur ce site figé et un grand silencerègne là. Cependant, contre la muraille, il y a Keltoum et Oum-Zahar, la premièreétait accroupie près d’elle, Oum-Zahar était couché de tout son long.Keltoum ne portait plus l’enfant mystérieux dont elle n’avait révélé lesecret à sa compagne. Maintenant, Keltoum, qui semble ne pas sentir le froid glacial et levent qui pleure dans la dune, poursuit là son rêve noir. Depuis des mois, elles errent ainsi toutes deux à travers le désert,vivant de la charité des croyants, mais silencieuses. Dans l’âmed’Oum-Zahar, très vite, les ténèbres s’étaient faites et dans lessolitudes où elles erraient, des scènes effrayantes avaient eu lieu :elles avaient eu, ensemble, des accès terribles du mal dont Keltoumavait le pouvoir redoutable de semer les germes sur son chemin... Unenuit, dans le grand désert salé du Chott Melriri, l’enfant avait fini de mourir et Keltoum acreusé une fosse avec ses ongles dans le sol salpêtré et mou. Toutes ces dernières journées, une toux affreuse n’avait cessé d’agiterla poitrine desséchée d’Oum-Zahar et, à l’endroit où elle crachait, lesable se teignait en rouge... Maintenant, elle ne toussait plus et sa respiration haletante et rauquene s’entendait pas ; elle reposait, paisible. Keltoum, qui semblait nepas sentir la morsure cruelle du vent, poursuivait son rêve noir. Soudain, par une de ces pensées incomplètes sans suite, qui dirigeaientson existence à peine humaine, Keltoum se leva et appela : - Oum-Zahar ! Oum-Zahar ! La jeune fille garda le silence. Alors la folle se pencha sur elle etla toucha : Oum-Zahar était morte. Keltoum s’agenouilla, et comme elle l’avait fait pour son petit, sanslarmes et sans paroles, elle creusa avec acharnement, comme une bête,dans le sable... Quand la fosse fut assez profonde, elle se leva, pritOum-Zahar et l’étendit au fond. D’un geste brusque, elle ramena un pandu voile bleu sur le mince visage douloureux, sur l’or bruni des grandsyeux étrangement adoucis, largement ouverts dans la nuit ; puis ellerejeta le sable très vite, sur le corps, et, de ses pieds nus, elle letassa. Puis, sans même se retourner, elle s’en alla, à travers le vent et lanuit, vers l’inconnu... ~*~ PAYS OUBLIE N.D.L.E. – Ces pages sontintentionnellement descriptives, en vue certainement d’être publiées.Isabelle a demeuré un mois à Cagliari. Pour mieux rehausser lescouleurs du tableau, nous les faisons suivre des réflexions intimes dupeintre, sa toile achevée ; le lecteur aura ainsi le travail objectifet l’analyse subjective qui se complètent. Cagliari,le 1er janvier 1900. « Je suis seul, assis en face de l’immensité grise de la mermurmurante... Je suis seul...seul comme je l’ai toujours été partout, comme je le serai toujours àtravers le grand Univers charmeur et décevant, seul, avec, derrière moi, tout unmonde d’espérances déçues, d’illusions mortes et de souvenirs de jouren jour plus lointains, devenus presque irréels. Je suis seul, et jerêve... « ... En cet instant, je n’ai qu’un désir : revêtir le plus vitepossible la personnalité aimée qui, en réalité, est la vraie, etretourner là-bas, en Afrique, reprendre cette vie-là... Je suis venuici pour fuir les décombres d’un long passé de trois années. » ( Ici l’allusion à un échec sentimental quipeut être celui des fiançailles et à la déception causée parl’incompréhension de son demi-frère.) De tous les pays de l’Europe, le plus ignoré est certes la grande îlesarde, oubliée entre ses voisines, la Corse et la Sicile, qui ontinspiré des pages subtiles et enthousiastes aux artistes de la plume etde la palette. Et c’est bien grâce à cet oubli, parce que personne n’a songé à la «mettre à la mode », que la Sardaigne a gardé son aspect âpre etsuranné, ses vieilles coutumes médiévales et le charme tout africain decertaines d’entres ses cités croulantes... Il est à souhaiter que, longtemps encore, elle reste dans l’ombre etl’oubli, car les coins de recueillement et de silence sont d’autantplus précieux qu’ils se font plus rares. Cagliari, la capitale, toute dorée sur son rocher blanc, où des couléesde terre rouge jettent comme des taches de sang, ravinée, chaotique,domine sa grande baie bleue. Tout en haut, au sommet de la colline ardue, la vieille ville, le Castello féodal reste séparé desquartiers inférieurs par ses remparts à tours carrées, brûlés par lesoleil à travers les siècles morts. Pour entre dans le Castellodepuis le Corso Vittorio Emanueleon passe sous une haute voûte noire de vétusté, où gisent leschauves-souris, dans le fouillis grisâtre des toiles d’araignées. Al’entrée de la voûte, très haut, la vieille herse de fer est encoresuspendue, rouillée et immobilisée pour toujours. Les rues montent, le pavé de cailloux pointus, avec, pour les piétons,des sentiers étroits, en dalles polies par l’usure, glissantes... Maisjamais aucune voiture ne passe dans ces voies silencieuses et del’herbe menue, étiolée, pousse entre les cailloux gris. Plus haut, cesont des escaliers raides, passant sous des voûtes sombres jusqu’à la Piacetta Martyri d’Italia et la Porta Principe Amedeo. Le Castello se compose deplusieurs petites terrasses superposées, dont l’une est transformée enune large et belle esplanade entourée d’un parapet et plantée de pinspignons, d’où la vue s’étend, incomparable, sur la campagnecagliaritaine et sur la mer. Vers l’est, un jardin luxuriant est disposé sur une bande étroite deterre, entre la falaise rougeâtre qui supporte les casernes et laprison actuelle, et les quartiers maritimes, tout en bas. De là, ondomine une vallée boisée où sont les faubourgs et le Campo santo, sorte de carrièreencastrée dans le flanc d’une colline rougeâtre au sommet de laquelleest une ruine géante... à l’horizon oriental, des montagnes couvertesde pinèdes bordent la vallée. Au nord, faisant face à la ville, sur une autre colline, le vieux Castello San Mighele, abandonné etcroulant au milieu d’une forêt de pins. De ce côté, la campagne vallonnée est toute semée de ruines, de petitsmurs en argile et de haies de figuiers de Barbarie parmi les olivierscomme un coin de la campagne âpre d’Afrique... En passant dans les vicolisombres du Castello, onaperçoit parfois un entre-bâillement de porte, lourde et bardée de fer,des escaliers en faïence, des cours intérieures dallées de blanc oùmurmurent des fontaines enguirlandées de lierres et de vignes. Les portes des églises sont perpétuellement béantes, dans ce pays restécatholique jusqu’au fanatisme, où tout le monde est croyant. Dans leurombre humide, les cierges allument des lueurs fantastiques sur le luxelourd et barbare de châsses, des ex-voto, de toutes ces dorureséteintes. Sous les voûtes du Castello,il est des antres innommables, noirs et puants, des caves profondes oùse terrent une pouillerie, une truanderie affreuses, des famillesentières, entassées, malingres, tremblantes d’anémie et de fièvre,comme des plantes poussées dans les souterrains. Jamais un rayon desoleil n’y glisse, dans cette obscurité délétère où tant d’êtresvégètent dans la pourriture et l’infection. De là sortent des femmes enhaillons, hâves, maigres, sans âge, des hommes à l’air de bandits etune tourbe d’enfants à peine vêtus, chétifs et mal venus, quis’attachent obstinément, désespérément au pas des passants pour mendier. Coiffes de nonnes, robes de bure et cagoules de moines errent dans celabyrinthe comme des apparitions. Une odeur âcre d’humidité de salpêtreet d’antiquité règne là... et aussi un silence de mort, aussitôt queles bambini sont loin. Décidément, la pouillerie italienne n’a pas la grandeur résignée decelle des pays d’Islam, assainie et éclairée par le grand soleilpurificateur ! Là-bas, le mendiant se drape dans les loques terreuses de son burnousavec la majesté d’un prince déchu, et mendie au nom de Dieu, mais nesupplie jamais. Ici, il est humble, avili, craintif, s’abaissant devant le riche etl’étranger, obséquieux jusqu’à perdre toute dignité humaine. A la nuit tombante, il est certains quartiers où les gouges affreuses,sous leurs loques immondes, sortent de leurs caveaux pour attendre lesmatelots et les soldats en des attitudes veules et bestiales. Cependant, le vrai type sarde est beau, surtout à la campagne, chez lespaysans et les pêcheurs. Les hommes, vigoureux et bronzés, sont grandset d’air farouche. Leur type a quelque chose à la fois du Grec et del’Arabe. Les femmes, indolentes et presque aussi cloîtrées qu’enOrient, ont conservé le type des conquérants maures : l’ovale régulierdu visage et les grands yeux lourds. Le costume du paysan sarde est resté presque maure : un bonnet rouge,retombant en serre-tête pointu sur l’épaule, une veste courte à manchesfendues par-dessus le gilet, ornée de passementerie et de deux rangéesde petits boutons ronds en soie. La culotte est cependant étroiterelativement, jusqu’aux guêtres, mais les Sardes mettent la chemiseblanche, ronde, par-dessus les chaussures blanches aussi. Chose étrange : les femmes de Cagliari n’ont pas conservé de costumenational et portent la jupe et le caracodisgracieux des Italiennes, avec, sur leurs cheveux noirs, un mouchoirclair pour les jeunes et noir pour les vieilles. Ici, aucune classe de femmes ne correspond au demi-monde : lacourtisane appartient à la plus sordide misère, n’y arrive d’ailleursqu’après bien des vicissitudes. Les quelques jeunes femmes un peujolies, un peu fraîches que l’on peut voir sur la Via Roma ou sur le Corso, le soir, sont Italiennes. La majorité des Cagliaritaines du peuple vont pieds nus. Pourtant,nulle part ailleurs, je n’ai vu autant d’échoppes de cordonniers. Pourqui travaillent donc tous ces Calzolaïqui, eux-mêmes souvent, n’ont point de chaussures aux pieds ? Ici, les lamentations éternelles des Italiens du peuple sur leurmisère, la cherté de la vie, les impôts onéreux forment le fond detoutes les conversations, dans les trattorieou les botigliere. Des hommes vigoureux et jeunes, couchés toute la journée sur les bancsdes jardins ou sur les remparts, vous disent : « Il n’y a pas detravail... D’ailleurs, ce serait unavergogna per me, si je me mettais à travailler. Je suis noble,c’est impossible. » De quoi vivent tous ces nobles, tous ces signori et ces cavalieri loqueteux, Dieu seul lesait ! Mais la paresse du Sarde méridional est aussi invincible quecelle du Napolitain et, malgré leurs doléances perpétuelles, je suisconvaincu qu’ils sont heureux, un peu à la façon des lézards d’émeraudequi s’étalent sur les vieux murs du Castello,au soleil du midi. Ici, la vie familiale chez les nobles et les bourgeois est aussiaustère et presque aussi fermée que dans les classes élevées de lasociété musulmane. Les femmes sortent peu, rarement seules, et sonsurveillées farouchement. Mais, à la brume, l’on peut voir presque sous tous les balcons peunombreux, sous toutes les fenêtres, des jeunes hommes d’alluresmystérieuses, rasant les murs et passant des heures, les yeux levésvers les donne dissimuléesderrière les rideaux à peine écartés et derrière les grillages épais,et échangeant avec elles des déclarations brûlantes – par gestes. C’est ce qu’on appelle là-bas far’l’amore... Les sérénades sont aussi dans les mœurs et, souvent,l’on voit un jeune homme, accompagné de ses amis, jouer de la mandolineou de la guitare et chanter sous les fenêtres de sa belle invisible. Les chants de la Sardaigne sont tristes, et les airs ont une monotoniedouce, susurrante, toute arabe... De loin, les premiers temps, il m’estarrivé de me demander si ce n’étaient pas réellement des airs de lapatrie africaine qui montaient vers moi, dans la nuit. Les paysans de la montagne et les pêcheurs, comme les chameliersbédouins, improvisent en errant dans leurs sombres forêts ou sur lagrève. * * * ... La douleur et la tristesse qui s’exhalent par des chants cessentd’être lugubres. En haut, sur l’esplanade du Castello, un coucher de soleil. Penchée sur le parapet de pierre d’une terrasse haute, une jeune fillesemble rêver, dans l’incendie route du soir. Elle porte une robe légèrede mousseline bleu pâle. Une mantille de dentelle blanche adoucitl’éclat de ses cheveux noirs, de ses yeux d’ombre. Elle a l’air candideet mélancolique... En bas, appuyé contre le tronc d’un pin, un jeune carabinier semble, lui aussi, être venu làuniquement pour contempler la féerie du jour finissant. Très bien sousson uniforme sombre, sous le tricorne noir à pompon rouge, drapé dansson vaste manteau noir, il semblene sourire qu’aux horizons lointains où flottent les lueurs roses ducouchant. Mais, à chaque instant, un geste à peine perceptible de sa main gantéeenvoie sa pensée vers la jeune fille, et l’éventail en plumesd’autruche blanches de celle-ci répond, frémissant. Avec leurs airs distraits, pensifs, muets, ils font l’amour... ... Dans une découpure basse de la côte de San Bartholomeo, on a creusédes canaux et on a inondé des lagunes salées. Sur les chemins de rondeélevés, des sentinelles impassibles vont et viennent, baïonnette aucanon. En bas, sur les chalands lourds, sur les sentiers de halage, desthéories d’hommes vêtus de gris et coiffés de petites calottes rouges,au crâne et au visage rasés, peinent sous le soleil ardent, silencieuxet mornes comme de tristes bêtes de somme. Ce sont les galeotti, lesforçats. Pour être admis à travailler ainsi au grand air, il faut avoir tenu uneconduite exemplaire sept années,dans l’abrutissement et le silence de tombeau du carcere duro. Et tous, ils ont la même expression d’indifférence bestiale sur desfaces d’une sénilité prématurée, simiesques sinistrement. L’appareil lugubre de la guillotine sanglante dans la clartéfuligineuse d’une aube mortuaire est moins inhumainement affreux, moins injuste, surtout, que lespectacle d’un bagne, le plus hideux qui soit. La mort grandit, ennoblit tout ce qu’elle touche, car elle estl’absolution suprême... Mais cette géhenne où le corps seul survit, oùl’âme est détruite, sciemment, férocement, cet enfer-là n’a pas de nomet pas d’excuse. Quand les galeotti arriventd’Italie, dans la cale des vaisseaux, une embarcation se détache duquai de Cagliari et va les prendre presque au large, montée par des carabinieri qui, sous leur uniformenoir, semblent venir là pour un enterrement... Et on les emmène,attachés le long d’une chaîne, les poignets serrés affreusement entredeux barres de fer à vis. Sous leur bras, ils portent leur maigrebaluchon : quelques hardes sordides, quelques pauvres souvenirs dumonde des vivants, peut-être pour se le rappeler, après, dans la cita dolente, pendant les annéeslongues... Vers l’ouest, la colline de Cagliari se termine brusquement par desfondrières profondes, par des falaises escarpées. Dans les rocherséboulés, retenus par de petites murailles frêles, des jardinss’enchevêtrent de pieds de vigne ; bien africains encore avec leurshaies de figuiers de Barbarie, leurs agaves aux hampes géantes pousséesdans les rochers, leurs figuiers et le velours sombre, mouchetéd’argent, des oliviers. Plus loin, dans une plaine immense et désolée, tout un dédale de canauxet fossés relie les lagunes salées, immobiles comme les chotts du désert, d’une teinteplombée, où se reflète le ciel pur, donnant à l’eau morte l’apparenceillusoire de profondeurs d’abîme. Sous le soleil d’été, tout cela reluit, scintille, comme des fragmentsde miroir disséminés dans la plaine rougeâtre. * * * ... Le chemin de fer sarde est encore plus désespérément lent que ceuxd’Afrique : le train rapide, le reale,met une journée et demie pourtraverser l’île dans sa longueur, de Cagliari à Porto-Torrès. Depuis la capitale, après avoir longé les lagunes, la voie s’élèvesensiblement jusqu’à Macomer,petit bourg d’aspect mélancolique, dans un décor sévère de montagnes etde pinèdes. On traverse d’étranges contrées : des halliers enchevêtrés, des bois depins perchés sur le flanc abrupt des montagnes déchiquetées, des ravinssauvages où coulent des ruisseaux paisibles qui se transforment tout àcoup en cascades mugissantes... Çà et là, de petits villages terreux,surmontés d’un campanile frêle, portant des noms de saints : SanGiovanni, Sant’Anna, Santa Maddalena... Le pays de Macomer est semé de grosses pierres de forme cubique, quisemblent taillées de main d’homme : on dirait les décombres de quelquegigantesque cité morte. Sassari, la rivale immémoriale de Cagliari, vieille république auxmœurs rudes et commerçantes, disputa toujours à Cagliari féodalel’hégémonie dans l’île. Sassari est une ville plate, plus neuve et plus riante, mais sans legrand charme suranné de Cagliari. Elle est située sur un plateau fertile et vaste légèrement incliné. Leshabitants sont des artisans et des cultivateurs, âpres au gain, et nonplus des rêveurs et des fainéants. Les femmes sassaraises portent un superbe costume ancien : courte juperayée de rouge dans le bas, tablier brodé, larges manches bouffantes,fendues sur le côté et nouées aux coudes par des flots de rubans d’oùpendent des boules d’or ou de cuivre poli... Sur leurs beaux cheveuxcoiffés en bandeaux, elles portent un mouchoir clair, noué ou empesé,en petit toit conique. Elles n’ont pas la grâce timide et l’indolence des Cagliaritaines.Elles sont alertes et gaies, portant fièrement leur tête fine etexpressive. Entre Cagliaritains et Sassarais (on dit Cagliaritano et Sassarese) la haine estirréconciliable, éternelle. - Che volete ? Quest’huom’u eun’facchinu frustu, una bruta, bestia di Sassarese, dit leCagliaritain. Et le Sassarais de répondre : – E un’lazzarone che viva dellacarita’christiana ! Le Méridional reproche à l’homme du Nord son manque d’usage, sa rudesserépublicaine... Le marchand et le laboureur reprochent à l’hommed’indolence et de rêve sa fainéantise... Il n’est qu’une seule chosesur laquelle tous les Sardes s’entendent : c’est leur haine et leurmépris de l’Italien, du continentaleenvahisseur. Ils regrettent leur indépendance. Continentale est presque une injuredans la bouche du Sarde. Interrogé sur sa nationalité, il répondfièrement : Som’Sardo ! Le brigandage n’existe plus à l’état permanent en Sardaigne, mais lesmontagnes jouissent d’une réputation d’insécurité. La mémoire des Cagliaritains est encore pleine des exploits desécumeurs de montagnes et même de ceux des corsaires de jadis. Au fondde leur âme violente et sombre, les marchesiet les conti ruinés, quiperpétuent les vieux usages de la féodalité disparue, dans leur palazzi lézardés et noirs,regrettent le temps des aïeux, quand le plus audacieux, le plus hardidevenait le maître incontesté de la cité. La conservation farouche des usages de jadis est la préoccupationconstante des Sardes, surtout dans le midi, et sur la plupart destombeaux de Campo santo deCagliari, on peut lire : Le défuntse distingua toujours par ses vertus civiques et familiales et par sonattachement aux vieilles coutumes de la patrie. * * * Dans la plaine, sur la route de Campo Santa, à Cagliari encore, il estune ruine, dans une vallée rougeâtre. Contre une muraille croulante etbasse, trois dattiers ont poussé, dont l’un est inclinémélancoliquement. Cet endroit, avec pour arrière-plan la cité dorée sous la patine dutemps, sur ses rochers blancs et rouges, semble un coin de quelquepaysage barbaresque, transporté là sous le ciel plus doux d’Italie. * * * Mon séjour à Cagliari fut de courte durée, en des ambiances vulgaireset inintelligentes. Il ne me fut point donné de vivre, comme je l’aifait ailleurs, de la vie du peuple sarde, et les impressions que j’airapportées de là-bas sont fugitives et même un peu vagues... J’ai quitté Cagliari au commencement du printemps, après un mois d’unhiver qui ressemblait aux étés du nord de la France... Elle m’a laisséune dernière vision d’elle auréolée d’une lumière déjà plus blonde etplus éclatante, qui avait fait éclore les bourgeons de tous les arbres,les enveloppant comme d’une brume légère, d’un vert tendre. Lesamandiers jonchaient le sol de leurs pétales neigeux. Les pommierss’étaient couverts de fleurs candides, avec, au fond de chaque calice,une goutte de sang carminé... Dans la montagne et dans la vallée, entreles tombeaux et dans les ruines, des iris violets et de blanchesasphodèles se hâtaient de pousser avant les ardeurs proches de l’été. La tiédeur enivrante des nuits parfumées multipliait les amoureux muetsdans les rues obscures, sous les voûtes noires, et l’Eternel Amour, quiest de tous les pays et de tous les siècles, emplissait la vieille citémorte d’une ivresse intense et féconde, créatrice de l’indestructibleVie. EXTRAIT DES « JOURNALIERS » « Le court rêve de tranquille recueillement, dans la vieille citésarde, sous un ciel doucement pensif et clément, au sein de ce paysagetout africain est fini. Demain à pareille heure, je serai déjà trèsloin des rochers cagliaritains, là-bas, sur la mer grise qui, depuisdes jours et des jours, gronde et déferle. Cette nuit, les échos deCagliari retentissaient du tonnerre qui grondait... Tout est fini ici,et demain je vais partir pour recommencer la lutte sinistre... » (Entre ces confidences, une très belle page descriptive complète letableau. Cf Les Journaliers,pp. 3 à 16.) Cagliari,le 9 janvier, Impressions 1900. Jardin public, vers 5 heures dusoir. Paysage tourmenté, collines aux contours rudes, rougeâtres ou grises,fondrières profondes, chevauchées de pins maritimes et de figuiers deBarbarie, gris et mornes. Verdures luxuriantes, presque déconcertantesen ce milieu d’hiver. Lagunes salées, surfaces d’un gris de plomb,immobiles et mortes, comme les chotts du désert. Puis, tout en haut, une silhouette de ville, escaladant la collineravinée et ardue... Vieux remparts, vieille tour carrée et crénelée,silhouettes géométriques de toits en terrasses, le tout d’un blancroussi uniforme se profilant sur un ciel indigo. Presque tout en haut, encore et encore de la verdure, des arbres auximmuables feuillages. Casernes en tout semblables à celles d’Algérie,longues et basses, couvertes en tuiles rouges, aux murs décrépis etlépreux, dorés eux aussi comme tout le reste. Des murs badigeonnés en rose ardent ou en rouge sang, ou en bleu deciel comme des maisons arabes... Vieilles églises obscures et rempliesde sculptures et de mosaïques de marbre, luxueuses en ce pays de misèresordide. Passages voûtés, où les pas résonnent durement, éveillant deséchos sonores. Ruelles enchevêtrées, montant, descendant, parfoiscoupées d’escaliers en pierre grise, et, par l’absence de roulage dansla haute ville, les petits pavés pointus sont recouverts de finesherbes étiolées, d’un vert presque jaune. Portes ouvrant sur de grandes caves en contre-bas, où nichent desfamilles de miséreux, dans l’ombre et l’humidité séculaires. D’autres,sur des vestibules voûtés, sur des escaliers de faïence. Boutiques aux petits étalages, aux criardes couleurs, échoppesorientales, étroites et enfumées, d’où sortent des voix nasillardes,traînantes... Par-ci, par-là, un jeune homme adossé contre un mur s’entretenant parsigne avec une jeune fille penchée du haut de son balcon... Paysans coiffés de longs serre-tête retombant sur le dos, en vestenoire à fripe, plissée par-dessus le pantalon de calicot blanc. Figuresbarbues et bronzées, yeux enfoncés profondément sous les sourcilsépais, physionomies méfiantes et farouches, tenant du grec montagnardet du Kabyle, par un étrange mélange de traits. Les femmes, beauté arabe, grands yeux très noirs, langoureux etpensifs... Expression résignée et triste de pauvres bêtes craintives. Mendiants au ton pleurard et obséquieux, assaillant l’étranger, lesuivant, le harcelant partout où il va... Chansons infiniment tristesou refrains devenant une sorte d’obsession étrangement angoissante,cantilènes rappelant à s’y méprendre ceux de là-bas, de cette Afriqueque tout, ici, rappelle à chaque pas et fait regretter plus intensément. ~*~ L’ANARCHISTE N.D.L.E. – Ce conte est bien dansla pensée d’Isabelle : la vie libre au désert. On remarquera qu’elle ymêle des souvenirs et fond en un ensemble un personnage vu à Genèveavec les joies d’un heimatlos en Algérie, un peu d’elle et un peud’autre. Ce sujet est une sorte d’obsession et ce qu’elle en a traduitpeut passer pour les essais, les préparations à ce roman : A la Dérive, dont elle n’a pas eula joie d’être délivrée. Le père, Tereneti Antonoff, persécuté en Russie pour ses convictionslibertaires, sur le point d’être exilé, avait fui en Algérie, cherchantune terre neuve, une patrie d’élection où, sous un ciel clément, leshommes seraient moins encroûtés de routine. Presque riche encore, il avait fondé une ferme dans un coin riant duTell, et là, entre ses champs et ses livres, avait poursuivi son rêved’humanité meilleure. Cependant, il avait rencontré là des colonseuropéens le même accueil hostile et, peu à peu, il avait dû seretirer, se replier sur lui-même. L’esprit de son fils unique, Andreï, déjà grand, avait, de cettebrusque transplantation, subi une perturbation profonde. Tout le vague,tout l’attirant mystère des horizons de feu étaient entrés, grisants,en son âme prédestinée d’homme du Nord. Vivant à l’écart, ce n’étaient point les hommes, c’était la terred’Afrique elle-même qui l’avait troublé, profondément. - Tu es un poète de la nature, lui disait son père avec un sourired’indulgence, comme j’ai été celui de l’humanité... Nous nouscomplétons. Mais Andreï s’accommodait difficilement de la vie cloîtrée quisuffisait à la lassitude de vivre du vieillard. La hantise del’inconnu, la nostalgie d’un ailleurs où il se fût senti vivreharmoniquement, sans aspirations jamais assouvies, l’étreignaient. Parfois, des mois entiers durant, il n’ouvrait plus un livre, passantses jours à errer dans les douars bédouins, à s’asseoir avec lesprimitifs et les infirmes qui lui rappelaient les moujiks de son pays,ceux que son père lui avait appris à aimer et à comprendre. Le vieux philosophe ne condamnait pas ces erreurs, cette vie nomadedont il comprenait le charme et la salutaire influence, pour les avoirressentis jadis. - Tu as raison, va t’en aérer ton esprit... Va manger le pain noir etparticiper à la misère et à l’obscurité fraternellement... Ça te feradu bien. Et, peu à peu, Andreï se laissa prendre pour jamais par la terre âpreet par la vie bédouine. Son esprit s’alanguit, tout en restant subtilet curieux. Sa hâte de vivre se ralentit et il escompta avec dédain lavanité de tout effort violent, de toute activité dévorante. Quant, ayant opté pour la nationalité française, il entra aux chasseursd’Afrique, et fut envoyé dans un poste optique du Sud, son ennui et sondégoût d’être soldat firent place à la joie du voyage et de larévélation brusque, flamboyante du Sud. Les splendeurs plus douces de la lumière tellienne lui semblèrentpâles, là-bas, au pays du silence et de l’aveuglant soleil. Un bordj surmonté d’une haute tour carrée, sur une colline nue, aumilieu d’un désert d’une aridité effrayante... Pas une plante, pas un arbre faisant tache sur la terre ocreuse,tourmentée, calcinée... Et, tous les jours, inexorablement, le mêmesoleil dévorateur, arrachant à la terre sa dernière humidité, luiinterdisant, jaloux, de vivre en dehors de ses jeux à lui, capricieux,aux heures d’opale du matin et de pourpre dorée du soir. Là, Andreï comprit le culte des humanités ancestrales pour les grandsluminaires célestes, pour le feu tout-puissant, générateur et tueur. Ce bordj, sur la porte duquel les Joyeux ironiques avaient inscrit lesurnom de Eden Purée, Andreïl’aima. Entouré de quelques camarades avides de retour et que, seule,l’absinthe consolait d’être là, Andreï s’était isolé, pour mieux goûterle processus de transformation heureuse qu’il sentait sourdre desprofondeurs de son être. L’inquiétude, la souffrance indéfinissable qui l’avaient torturépendant les années de son adolescence faisaient peu à peu place à unemélancolie calme, douce, à un rêve continu. Il ne lisait plus, se contentant de vivre... Il n’abandonnait pas sarésolution de devenir un jour le poète de la terre aimée, de refléteravec son âme plus sensitive de septentrional la tristesse, l’âpreté etla splendeur de l’Afrique. Mais il se sentait incomplet encore, et voulait son œuvre parfaite...Et il regardait, avec des yeux d’amoureux, lentement, laissant lesimpressions s’accumuler tout naturellement, par petites couches ténues. Et l’instinct inassouvi d’aimer voilait d’une tristesse non sans charmecette existence toute de silence et de rêverie. Andreï avait fini son année de service et il retourna, plein de lanostalgie du Sud, auprès de son père, juste à temps pour le voir tombermalade et mourir. - Reste toujours sincère envers toi-même... Ne te plie pas àl’hypocrisie des conventions, continue à vivre parmi les pauvres et àles aimer. Tel fut le testament moral que, dans une heure de lucidité que luilaissa la fièvre, lui laissa son père. L’immense douleur de cette perte assombrit pour longtemps l’horizonsouriant de la vie d’Andreï. Le vieil homme souriant et doux, lemodeste savant ignoré qui lui avait appris à aimer ce qui était beau, àêtre pitoyable et fraternel à toute souffrance, l’éducateur qui avaitveillé jalousement à ce qu’aucune souillure n’effleurât l’âme del’enfant et de l’adolescent, qui n’avait point permis que l’hypocrisiesociale imprimât son sceau déprimant sur son cœur, Térenti n’étaitplus.... Et Andreï se sentit tout seul et tout meurtri, au milieu deshommes qu’il sentait hostiles ou indifférents. Mais l’obligation où il se trouva de mettre en ordre les affaires deson père fut pour lui une diversion salutaire. Puis se posa ce problème troublant : que deviendrait-il ? Alors, Andreïse souvint de sa vie dans le Sud et il la regretta. Et il songea : «Pourquoi ne pas retourner là-bas, libre, pour toujours ? » Il vendit la ferme, transporta les livres de son père chez une vieilleamie, réfugiée polonaise exerçant l’humble profession de sage-femme àOran, et, toutes dettes payées, il eut quelques dizaines de millefrancs pour réaliser son projet. Il retourna s’agenouiller pieusement sur la tombe sans croix du vieuxphilosophe, dans un petit cimetière, sur une petite colline dominant labaie de Mostaganem... Et il partit. Andreï songea qu’il suffisait de posséder le don précieux de tristessepour être heureux... Il était venu s’installer là, dans l’ombre chaude des dattiers deTamerna Djedida, dans le lit salé de l’oued Rir’ souterrain. Il avait acheté quelques palmiers, une source salpétrée qui vivifiaitde ses ruisselets clairs le jardin et une petite maison cubique en toubrougeâtre. Le bureau arabe dont dépend l’oasis avait bien cherché, par haine del’élément civil, surtout indépendant, à détourner Andreï de son projet.On avait usé envers lui de tous les procédés, de la persuasion rusée,de l’intimidation. Il s’était heurté à la morgue, à la suffisance desgalonnés improvisés administrateurs, mais sa calme résolution avaitvaincu leur résistance. Il savait cependant que le climat de cette région est meurtrier, que lafièvre y règne et y tue même les indigènes. Mais n’avait-il passéjourné de longs mois dans le bas de cette vallée de l’oued Rir’, prèsde son embouchure, dans le chott Mel’riri ? Il n’avait jamais étémalade et il résisterait... Il aimait ce pays mystérieux, hallucinant, où toute la chimie cachée dela matière s’étalait à fleur de terre, où l’eau iodée et saléedessinait de capricieuses arabesques blanches sur les herbes frêles des séguia murmurantes, outeintait en rouge de rouille le bas des petits murs en toub qui faisaitdes jardins un vrai labyrinthe obscur. Partout, l’eau suintait, creusait des trous, des étangs profonds, à lasurface immobile et attirante, où se reflétaient les frondaisonsgraciles des palmiers, les feuilles charnues des figuiers et les pommesrouges des grenades... Puis, tout à coup, sans transition, le désert s’ouvrait, plat, immense,d’une blancheur aveuglante. Le sol spongieux se recouvrait d’une mincecouche de sel, avec de larges lèpres d’humidité brune. Tout cela flambait, scintillait à l’infini, avec, très loin àl’horizon, de minces taches noires qui étaient d’autres oasis. Et, à midi en été, le mirage se jouait là, dans la plaine morte, d’oùla bénédiction de Dieu s’était retirée... En hiver, les chotts et les sebkas s’emplissaient d’une eau claire,azurée ou laiteuse, et les aspérités du sol formaient dans ces mersperfides des archipels multicolores... Vêtu comme les indigènes, Andreï vivait de leur vie, accepté d’eux etbientôt aimé, car il était sociable et doux, et les guérissait presquetoujours quand, malades, ils venaient lui demander conseil. - Il deviendra Musulman, disaient-il, l’ayant entendu répéter souventque Mohamed était un prophète, comme Jésus et comme Moïse, venus touspour indiquer aux hommes des voies meilleures. Les habitants de Tamerna étaient des Rouara de race noire saharienne,une peuplade taciturne, d’aspect sombre et de piété ardente, mêlée decroyances fétichistes aux amulettes et aux morts. La magie menaçante, le silence du désert contrastant avec le mystère etle murmure vivant des jardins inondés, avaient imprimé leur sceau surl’esprit des habitants et assombrissait chez eux la simplicité del’Islam monothéiste. Grands et maigres sous leurs vêtements flottants, encapuchonnés,portant au cou de longs chapelets de bois jaune, les Rouara seglissaient comme des fantômes dans l’enchevêtrement de leurs jardins. Pour préserver leurs dattes de sortilèges, ils attachaient des osfétiches aux régimes mûrissants. Ils ornaient de grimaçantes figuresles corniches et les coupoles ovoïdes de leurs Koubba et de leurs mosquées pétriesen toub. Aux coins de leurs maisons semblables à des ruches, ilspiquaient des cornes noires de gazelles ou de chèvres... La nuit dujeudi au vendredi, nuit fatidique, ils allumaient de petites lampes àhuile près des tombeaux disséminés dans la campagne. Ils subissaient la hantise de l’au-delà, des choses de la nuit et de lamort. Andreï ouvrait largement son âme à toutes les croyances, n’enchoisissait aucune, et ces superstitions naïves ne le révoltait pointcar, après tout, il y discernait ce besoin de communier avec l’inconnuque lui-même ressentait. Les femmes au teint obscur étaient belles, les métis surtout, sous lecostume compliqué des Sahariennes qui leur donne l’air d’idolesanciennes. Drapées de voiles rouges ou bleus, chargées d’or etd’argent, avec une coiffure large faite de tresses relevées au long desjoues, recouvrant les oreilles de lourds anneaux, elles s’enveloppaientpour sortir d’une étoffe bleue sombre qui éteignait l’éclat des bijoux. Leur charme étrange, le mystère de leur regard attirait Andreï. Voluptueux, mais recherchant les voluptés grisantes illuminées de ladivine lueur de l’illusion d’aimer, sans brutalité d’appétits, Andreïn’avait jamais trouvé qu’une saveur très médiocre aux assouvissementsdépouillés de tout nimbe de rêve. Ce qui l’en éloignait surtout,c’étaient leur banalité et la rancœur de l’inévitable et immédiatréveil. Et il aimait à voir passer, dans l’incendie du soir, les jeunes fillesporteuses d’amphores, s’en allant en longues théories au pas rythmévers les fontaines d’eau plus douce, aux confins du désert où le soleilmourant allongeait leurs ombres sur le sol brûlé. ... La vie d’Andreï s’écoulait en une quiétude heureuse, monotone etsans ennui. Il se levait à l’heure légère de l’aube pour goûter la vivifiantefraîcheur de la brise discrète qui feuilletait les palmes et lesvégétations aromatiques des jardins. Sur son cheval qu’il aimait de sa tendresse apitoyée pour les animauxrésignés et confiants, il s’en allait dans le désert, poussant parfoisvers les oasis voisines, nombreuses dans la vallée, parées à cetteheure première de lueurs d’or et de carmin. Le grand espace libre le grisait, l’air vierge dilatait sa poitrine etune grande joie inconsciente rajeunissait son être, dissipant leslangueurs de la nuit chaude, succédant à l’embrasement du jour. Puis il rentrait et errait dans les jardins, regardant les fellahbronzés remuer la boue rouge des cultures, enlever les dépôts salésobstruant les séguia. C’était l’été, et les palmeraies lui apparaissaient dans toute leursplendeur. Sous le dôme puissant des palmes, les régimes de dattespendaient, gonflés de sève, richement colorés selon les espèces... Lesuns, verts encore avec une poussière argentée veloutant les fruits, lesautres, jaune paille, jaune d’or, orange, rouge vif ou pourprés, en unegamme chaude de tons mats ou luisants. Longuement, Andreï se penchait sur le ruissellement de l’eaujaillissant des dessousmystérieux du fleuve invisible. Puis il rentrait dans la fraîcheur de sa chambre fruste et s’étendaitsur son lit en roseaux pour s’abandonner à la mortelle et ensorcelantelangueur de la sieste. Quand l’ombre des dattiers s’allongeait sur la terre excédée, HadjHafaïd, le serviteur d’Andreï, le réveillait doucement, le conviant àla volupté du bain. Parfois, repris de la nostalgie du travail, Andreï écrivait et de tempsen temps, à de longs intervalles, il rappelait son souvenir auxchercheurs de littérature subtile par des contes du pays de rêve où ilmettait un peu de son âme etde sa vie. Sur la route de Touggourt, non loin des grands cimetières enclôturés,deux femmes vivaient, la vieille, Mahennia, et sa fille, Saadia, queson mari avait répudiée, parce qu’on disait dans le pays qu’elle et samère étaient sorcières. Elles vivaient pauvrement du gain de la vieille, sage-femme etherboriste, rebouteuse habile. On les respectait dans le pays et on les craignait à cause des bruitsqui avaient couru sur leurs sortilèges et de l’inexplicable mort dumari de Saadia peu après son divorce. De race métis presque arabe, les deux femmes se souvenaient de leursorigines sémites et s’en faisaient gloire. Saadia était belle et son visage ovale, d’une couleur ombrée et chaude,était tout empreint de la tristesse grave des yeux. Elle vivait modestement, chez sa mère, et, malgré sa beauté, les Rouarasuperstitieux la fuyaient. Andreï, au cours de ses promenades solitaires, la vit plusieurs fois etla vieille, inquiète du succès du Roumi comme guérisseur, tint à ne pass’attirer son hostilité. Elle lui offrit le café de l’hospitalité, nelui cacha pas sa fille. Saadia fut attentive à le servir, et silencieuse. Andreï savait les bruits mystérieux qui couraient sur ces femmes etl’étrangeté de leur existence l’avait attiré et charmé. La beauté de Saadia et sa tristesse furent pour lui une délicieusetrouvaille et il revint désormais souvent chez la vieille. Il désira Saadia et ne se défendit pas contre son désir. Ne serait-ce pas un embellissement de sa vie trop solitaire que l’amourde cette fille de mystère, et une fusion plus entière de son âme aveccelle de la terre élue, par l’entremise d’une créature de la raceautochtone ? Voluptueusement, Andreï s’abandonna à la brûlure enivrante de sondésir. Saadia, impénétrable, ne trahissait pas sa pensée que par leregard plus lourd par lequel elle achevait d’étreindre cet homme blond,aux yeux gris, au visage de douceur et de rêve. Toute la révolte de sa jeunesse solitaire, tout son besoin d’êtreaimée, de ne pas rester comme une fleur épanouie dans le désert muet,Saadia les reporta sur ce seul homme qui ne la fuyait pas. Moins timide, bientôt, elle lui parla, lui cita les noms des herbesséchées qui pendaient en gerbes sous le toit de leur maison et leursvertus ou leurs poisons. - Ça, c’est le nanâ odorant,dont le jus guérit les douleurs du ventre, et ça c’est le chich gris dont la fumée arrête latoux. Sa voix de poitrine, vibrante, parfois saccadée, avait un accentétrange pour parler cette langue arabe qu’Andreï possédait maintenant. D’autres fois, Saadia lui nommait les bijoux qui la paraient. Un jour,pour la mieux deviner, Andreï lui demanda de quoi était mort son mari. - Quand l’heure est venue, nul ne saurait la retarder du temps qu’ilfaut pour cligner de l’œil... Et celui qui commet l’iniquité encourt lacolère de Dieu. Une ombre passa dans le regard de Saadia. Un jour, il la trouva seule au logis. Leur maison était isolée etvoilée par le rempart des palmiers. Elle lui sourit et l’invita àentrer quand même. - Viendra-t-elle bientôt, la mère ? - Non, elle ne viendra pas... Mais viens-tu ici pour elle seule qui estvieille et dont les jours sont écoulés ? Et Andreï, dans la douloureuse ivresse d’aimer, la regarda. Souriante, le regard adouci, elle était debout devant lui, accueillante. Pour la première fois, Andreï connut tout la volupté des sens qu’ilavait savamment préparée, l’embellissant de tout son rêve. Quand la lune du soir emplit la chambre, Saadia le congédia, doucement,par prudence... - Fais un détour... Je ne sais si la vieille pardonnera. Il vaut mieuxque je la sonde d’abord. Et Andreï s’en alla. Le désert tout rouge brûlait et une ombre bleue s’étendait comme unvoile sous les palmiers dont les sommets s’allumaient d’aigrettes defeu. Et Andreï s’arrêta, la poitrine oppressée, en un immense élan dereconnaissance envers la Terre si belle et la vie si bonne.
~*~ LE MAJOR N.D.L.E.- Du travail qu'elle projetait sur la vie d'un jeune officier satisfaitde vivre libre dans le Sud et contraint à le quitter. IsabelleEberhardt n'écrivit que deux ou trois pages sans pousser plus avant sonétude : or ce qu'elle conduisit à bonne fin, c'est cette nouvelle dontle personnage est identique à son premier dessein ; il porte aussi leprénom de Jacques, déjà utilisé. Tout, dans cette Algérie, avaitété une révélation pour lui... une cause de trouble - presqued'angoisse. Le ciel trop doux, le soleil trop resplendissant, l'air oùtraînait comme un souffle de langueur, qui invitait à l'indolence et àla volupté très lente, la gravité du peuple vêtu de blanc, dont il nepouvait pénétrer l'âme, la végétation d'un vert puissant, contrastantavec le sol pierreux, gris ou rougeâtre, d'une morne sécheresse, d'uneapparente aridité... et puis quelque chose d'indéfinissable, mais detroublant et d'enivrant, qui émanait il ne savait d'où, tout celal'avait bouleversé, avait fait jaillir en lui des sources d'émotiondont il n'eût jamais soupçonné l'existence. En venant ici, par devoir, commeil avait étudié cette médecine qui devait faire vivre sa mère aveugle,ses deux soeurs et son petit frère frêle, comme il avait vécu et penséjusqu'alors, il s'était soumis à la nécessité, simplement, sansentraînement, sans attirance pour ce pays qu'il ignorait. Cependant, depuis qu'il avait étédésigné, il n'avait voulu rien lire, sans savoir de ce pays où ildevait transporter sa vie silencieuse et calme, et son rêve triste etrestreint, sans tentatives d'expression, jamais. Il verrait, indépendant, seul,sans subir aucune influence. Dès son arrivée, il avait dûécouter les avertissements de ses nouveaux camarades qui le fêtaient etqu'il devinait ironiques, protecteurs, dédaigneux de sa jeunesseinexpérimentée, soucieux surtout de leurs effets et de l'épater...Indifférent, il écouta leurs plaintes et leurs critiques : pas desociété, rien à faire, un morne ennui. Un pays sans charme, lesAlgériens brutaux et uniquement préoccupés du gain, les indigènesrépugnants, faux, sauvages, au-dessous de toute critique, ridicules... Tout cela lui fut indifférent etil n'en acquit qu'une connaissance de ces mêmes camarades avec lesquelsil devait vivre... Puis, un jour, brusquement,enfant des Alpes boisées et verdoyantes, des horizons bornés et nets,il était entré dans la grande plaine, vague et indéfiniment semblable,sans premiers plans, presque sans rien qui retînt le regard. Ce lui fut d'abord un malaise,une gêne. Il sentait tout l'infini, tout l'imprécis de cet horizonentrer en lui, le pénétrer, alanguir son âme et comme l'embrumer, elleaussi, de vague et d'indicible. Puis, il sentit tout à coup combien sonrêve s'élargissait, s'étendait, s'adoucissait en un calmme immense,comme le silence environnant. Et il vit la splendeur de ce pays, lalumière seule, triomphante, vivifiant la plaine, le sol lépreux, endétruisant à chaque instant la monotonie... La lumière, âme de cetteterre âpre, était ensorcelante. Il fut près de l'adorer, car en lavariété prodigieuse de ses jeux, elle lui sembla consciente. Il connut la légèreté gaie,l'insouciance calme dans les ors et les lilas diaphanes des matins...L'inquiétude, le sortilège prenant et pesant, jusqu'à l'angoisse, desmidis aveuglants, où la terre, ivre, semblait gémir sous la caressemeurtrissante de la lumière exaspérée... La tristesse indéfinissable,douce comme le renoncement définitif, des soirs d'or et de carmin,préparant au mystère menaçant des nuits obscures et pleines d'inconnu,ou claires comme une aube imprécise, noyant les choses de brume bleue. Et il aima la plaine. Des dunes incolores, accumulées,pressées, houleuses, changeant de teintes à toutes les heures,subissant toutes les modifications de la lumière, mais immobiles etcomme endormies en un rêve éternel, enserraient le ksarincolore, dont les innombrables petites coupoles continuaient leurmoutonnement innombrable. De petites rues tortueuses,bordées de maisons de plâtre caduques, coupées de ruines, avec parfoisl'ombre grêle d'un dattier cheminant sur les choses, obéissant ellesaussi à la lumière, de petites places aboutissant à des voiessilencieuses qui s'ouvraient brusquement, décevantes, sur l'immensitéincandescente du désert... Un bordj tout blanc, isolé dans lesable et de la terrasse duquel on voyait la houle infinie des dunes,avec, dans les creux profonds, le velours noir des dattiers...Çà et là,une armature de puits primitif, une grande poutre dressée vers le ciel,inclinée, terminée par une corde, comme une ligne de pêcheur géante...Dominant tout, au sommet de la colline, une grande tour carrée, d'uneblancheur tranchant sur les transparences ambiantes et qui scintillaitau milieu du jour, aveuglante, gardant le soir les derniers rayonsrouges du couchant : le minaret de la zaouïya de Sidi Salem. Alentour, cachés dans les dunes,les villages esseulés, tristes et caducs, dont les noms avaient pourJacques une musique étrange : El-Bayada, Foum-Sahheuïme, Oued-Allenda,Bir-Araïr... La première sensation, poignantejusqu'à l'angoisse, fut pour Jacques celle de l'emprisonnement danstout ce sable, derrière toutes ces solitudes, que pendant huit jours,il avait traversées, qu'il avait cru comprendre et qu'il avait commencéà aimer... Voilà que, maintenant, tout cetespace qui le séparait de Biskra, où il avait quitté les derniersaspects un peu connus, un peu familiers, tout cela lui semblaitprenant, tyrannique, hostile jusqu'à la désespérance presque... Un capitaine, deux lieutenantsdes affaires indigènes, un officier de tirailleurs et lesous-lieutenant de spahis, vieil Arabe, momie usée sous le harnais,tels étaient ses nouveaux compagnons... Dès son arrivée auprès d'eux,un grand froid avait serré son coeur. Ils étaient courtois, ennuyés etloin de lui, si loin... Et il s'était trouvé seul, lamentablement, dansl'angoisse de ce pays qui, maintenant, l'effrayait. Silencieux,obéissant toujours dans ses rapports avec les hommes à la premièreimpression instinctive qu'il sentait juste, il se renferma en lui-même.On le jugea maussade et insignifiant, ce pâle blond aux yeux bleus,dont le regard semblait tourné en dedans. Ce qui acheva de les séparer,ce fut que tout de suite il se sentit leur supérieur grâce à sonintellectualité développée, tout en profondeur, avec son éducationsoignée, délicate. Il étudia, consciencieusement, lalangue rauque et chantante dont, tout de suite, il avait aimé l'accent,dont il avait saisi l'harmonie avec les horizons de feu et de terrepétrifiée... Comme cela, il leur parlerait, àces hommes qui, les yeux baissés, le coeur fermé farouchement, selevaient soumis, et le saluaient au passage. - Les indigènes, quels qu'ilssoient, sont tenus de saluer tout officier, avait dit la capitaineMalet, aussi raide et aussi résorbé par le métier de dureté que Rezkile turco. - Je vous engage à ne jamaisrapprocher ces gens de vous, à les tenir à leur juste place. De lasévérité, toujours, sans défaillance... C'est le seul moyen de lesdompter. Dur, froid, soumis aveuglémentaux ordres venant de ses chefs, sans jamais un mouvement spontané ni debonté, ni de cruauté, impersonnel, le capitaine Malet vivait depuisquinze ans parmi les indigènes, ignoré d'eux et les ignorant, rouageparfait dans la grande machine à dominer. De ses aides, il exigeait lamême impersonnalité, le même froid glacial... Jacques, dès les premiers jours,s'insurgea, voulant être lui-même et agir selon sa conscience qui,méticuleuse, lui prépara des mécomptes, des désillusions et uneincertitude perpétuelle. Le capitaine haussa les épaules. - Voilà, dit-il à son adjoint,une nouvelle source d'ennuis. L'autre (son prédécesseur) se pochardaitet nous rendait ridicules... Celui-là vient faire des innovations, toutbouleverser, juger, critiquer... Je parie qu'il est imbu d'idées humanitaires,sociales et autres... du même genre. Heureusement qu'il n'est quemédecin et qu'il n'a pas à se mêler de l'administration... Mais c'estembêtant quand même... A tout prendre, l'autre valait mieux... Moinsencombrant. Aussi pourquoi nous envoie-t-on des gosses ! Si au moinsc'étaient des Algériens... Et le capitaine s'attacha dèslors à montrer franchement, froidement au docteur sa désapprobationabsolue. Cela attrista Jacques. S'il ne se soumettait plus au jugementdes hommes, il souffrait encore de leur haine, sinon de leur mépris. De plus en plus ce qui, dans sesrapports avec les hommes, lui répugnait le plus, c'était leurvulgarité, leur souci d'être, de penser et d'agir comme tout le monde,de ressembler aux autres et d'imposer à chacun leur manière de voir,impersonnelle et étroite. Cette mainmise sur la libertéd'autrui, cette ingérence dans ses pensées et ses actions l'étonnaientdésagréablement... Non contents d'être inexistants eux-mêmes, les gensvoulaient encore annihiler sa personnalité à lui, réglementer sesidées, enrayer l'indépendance de ses actes... Et, peu à peu, de ladouceur primordiale, un peu timide et avide de tendresse de soncaractère, montaient une sourde irritation, une rancoeur et unerévolte. Pourquoi admettait-il, lui, la différence des êtres, pourquoieût-il voulu pouvoir prêcher la libre et féconde éclosion desindividualités, en favoriser le développement intégral, pourquoin'avait-il aucun désir de façonner les caractères à son image,d'emprisonner les énergies dans les sentiers qu'il lui plaisait desuivre et pourquoi, chez les autres, cette intolérance, ce prosélytismetyrannique de la médiocrité ? Très vite, l'éducation de sonesprit et de son caractère se faisait, dans ce milieu si restreint oùil voyait, comme en raccourci, toutes les laideurs, qui, ailleurs, luieussent échappé, éparpillées dans la foule bigarrée et mobile. Pourtant, le grand troublequ'avait introduit dans son âme la révélation, sans transition, de cepays si dissemblable au sien, se calmait lentement, mais sensiblement.Là où il avait d'abord éprouvé un trouble intense, douloureux, ilcommençait à apercevoir des trésors de paix bienfaisante et de fécondemélancolie. Tout d'abord, il n'avait pasvoulu visiter le pays où, pour dix-huit mois au moins, il étaitisolé. Du touriste, il n'avait ni la curiosité ni la hâte. Il préféraitdécouvrir les détails lentement, peu à peu, au hasard de la vie et despromenades quotidiennes, sans but et sans intention. Puis, de cetteaccumulation progressive d'impressions, l'ensemble se formerait en sonesprit, surgirait tout seul, tout naturellement. Ainsi, il avait organisé sa vie,pour moins souffrir et plus penser... Au lendemain de son arrivée, ilavait dû aller, le matin, au Bureau arabe pour visiter les maladescivils, les indigènes. Un jeune tirailleur, d'une beauté féminine, auxlongs yeux d'ombre et de langueur, lui servait d'interprète. Un caporalinfirmier, face rubiconde et réjouie, un peu goguenarde, l'assistait. Dans une cour étroite et longue,une vingtaine d'indigènes attendaient, accroupis, en des posespatientes, sans hâte. Quand Jacques parut, les maladesse levèrent, quelques-uns péniblement, et saluèrent militairement,gauches. Les femmes, cinq ou six,élevèrent leurs deux mains, ouvertes disgracieusement au-dessus de leurtête courbée, comme pour demander grâce. Dans le regard de ces gens, ildiscerna clairement de la crainte, presque de la méfiance. Le groupe des hommes en burnousterreux, faces brunes, aux traits énergiques, aux yeux ardents abritésde voiles sales et déchirés... Celui des femmes, plus sombre. Facesridées, édentées de vieilles, avec un lourd édifice de tresses decheveux blancs rougis au henné, de tresses de laine rouge, d'anneaux etde mouchoirs... Faces sensuelles et fermées de jeunes filles, auxtraits un peu forts, mais nets et harmonieux, au teint obscur, yeuxtrès grands étonnés et craintifs... Le tout, enveloppé de mlhafad'un bleu sombre, presque noir, drapé à l'antique. Attentivement, corrigeant par ladouceur de son regard, par la bonhomie affectueuse et rassurante de sesmanières la brusquerie que donnait à ses interrogations le tirailleurinterprète, Jacques examina ses malades, pitoyable devant toute cettemisère, toute cette souffrance qu'il devait adoucir. La visite futlongue... Il remarqua l'étonnement ironique du caporal... Le tirailleurétait impassible. Cependant, malgré l'attitudenouvelle pour eux de ce docteur, les indigènes ne s'ouvrirent pas,n'allèrent pas au-devant de lui. Des siècles de méfiance etd'asservissement étaient entre eux. Et en s'en allant, Jacques sentitbien que la besogne dont il voulait être l'humble ouvrier étaitimmense, écrasante... Mais il ne se laissa pas décourager : si tous lesbras retombaient impuissants devant l'oeuvre à accomplir, si personnene donnait le bon exemple, le mal triompherait toujours, incurable. Etpuis Jacques croyait en la force vive de la vérité, en la bonne verturédemptrice du travail. Au quartier, à l'hôpital, ilrencontra les mêmes faces fermées et dures, semblables à celle de sonordonnance, roidie, sortie de l'humanité. La pauvreté de leur vie, sansmême une façade, le frappa : le service machinal, un petit nombre demouvements et de gestes toujours les mêmes à répéter indéfiniment, parcrainte d'abord, puis par habitude. En dehors de cela, de la vieréelle, personnelle, on leur avait laissé deux choses : l'abrutissementde l'alcool et la jouissance immédiate, à bon marché, à la maisonpublique. Là, dans ce cercle étroit, se passaient les années actives deleur vie... ... Huit créatures pâlies,fanées, assises sur des banquettes de pierre, devant une sorte decabaret... Des vêtements clairs, tachés, déchirés, salis, maisviolemment parfumés. Des chairs flasques, couturées, usées à forced'être pétries par des mains brutales, aux vermineux matelas de laine,et, pour quelques sous, une étreinte souvent lasse, subie parnécessité, sans aucun écho, sans une vibration de chair amie... Desbouteilles de liquides violents, procurant une chaleur d'emprunt, unefausse joie qu'ils ne trouvaient pas en eux, tel était le coin de viepersonnelle où se réfugiaient ces hommes qui, pour la sécurité du painet de la paillasse, vendaient leur liberté, la dernière des libertéshumaines : aller où l'on veut, choisir le fossé où l'on subira lesaffres de la faim, la morsure du froid... Jacques, naïvement, crut compatirà leur souffrance, leur attribuant les sensations que lui donnait, àlui, leur vie... Il crut que leurs récriminations constantes contreleur sort étaient le résultat de la conscience de leur misérablesituation... Puis il fut étonné et troublé de voir qu'ils nesouffraient pas de vivre ainsi... «Chien de métier», «Vietrois fois maudite !» disaient-ils... «Encore tant de jours àtirer...» Ils comptaient les jours de misère... Puis, rendus à laliberté à la fin de leur «congé», ils rengageaient, sansbroncher... Si, par harsard, ils s'en allaient au bout de six mois,gênés, errant dans la vie, ils revenaient, remettaient leur nuquedocile sous le joug... Et Jacques les plaignit d'être ainsi, de ne passouffrir de leur déchéance et de leur servitude. Jacques avait rêvé du rôlecivilisateur de la France, il avait cru qu'il trouverait dans le ksardes hommes conscients de leurs missions, préoccupés d'améliorer ceuxque, si entièrement, ils administraient.... Mais, au contraire, ils'aperçut vite que le système en vigueur avait pour but le maintien du statuquo. Ne provoquer aucune pensée chezl'indigène, ne lui inspirer aucun désir, aucune espérance surtout d'unsort meilleur. Non seulement ne pas chercher à les rapprocher de nous,mais, au contraire, les éloigner, les maintenir dans l'ombre, tout enbas... rester leurs gardiens et non pas devenir leurs éducateurs. Et n'était-ce pas naturel ?Puisque dans leur élément naturel, à la caserne, ces gens necherchaient jamais à s'élever un peu vers eux, à rapprocher d'un typeun peu humain la masse d'en bas, la foule impersonnelle, puisqu'ilsétaient habitués à être là pour empêcher toute manifestationd'indépendance, toute innovation, comment, appelés par un hasard qu'ilspouvaient qualifier de bienheureux, car il servait à la fois tous leursintérêts et leur ambition, à gouverner des civils, doublementétrangers à leur vie, comme pékins d'abord, comme indigènesensuite, comment n'eussent-ils pas été fidèles à leur critérium dudevoir militaire : niveler les individualités, les réduire à lasubordination la plus stricte, enrayer un développement qui lesamènerait certainement à une moindre docilité ? Et il concluait : Non, ce n'estpas leur métier de gouverner des civils... Non, ils ne seront jamaisdes éducateurs... Chacun d'entre eux, en s'en allant, laissera leschoses dans l'état où il les avait trouvées à son arrivée, sans aucuneamélioration, en mettant les choses au mieux. C'est le règne de lastagnation, et ces territoires militaires sont séparés du restant dumonde, de la France vivante et vibrante, de la vraie Algérie elle-même,par une muraille de Chine que l'on entretient, que l'on voudraitexhausser encore, rendre impénétrable à jamais, fief de l'armée, ferméà tout ce qui n'est pas elle. Et une grande tristessel'envahissait à la pensée de cette besogne qui eût pu être si fécondeet qui était gâchée. Ce qui augmentait encorel'amertume de son mécontentement, c'était son impuissance personnelle àrien améliorer dans cet état de choses dont il voyait clairement ledanger social et national. Occupant une situation infimedans la hiérarchie qui dominait tout, qui était la base de tout, placé àcôté de ce bureau arabe omnipotent, n'ayant aucune autorité, ildevait rester dans son rôle de spectateur inactif. Au début, il avait bien essayé deparler, à la popote, mais il s'était heurté au parti pris inébranlable,à la conviction sincère et obstinée de ces gens et aussi, ce qui le fittaire, à leur ironie. «Vous êtes jeune, docteur, etvous ignorez tout de ce pays, de ces indigènes... Quand vous lesconnaîtrez, vous direz comme nous». Le capitaine Malet avait prononcéces paroles sur un ton de condescendance ironique qui avait glacéJacques. Depuis qu'il commençait àcomprendre l'arabe, à savoir s'exprimer un peu, il aimait allers'étendre sur une natte, devant les cafés maures, à écouter ces gens,leurs chants libres comme leur désert et comme lui, insondablementtristes, leurs discours simples. Peu à peu, les Souafascommençaient à s'habituer à ce roumi, à cet officier quin'était pas dur, pas hautain, qui leur parlait avec un si francsourire, qui s'asseyait parmi eux, d'un geste, les arrêtait quand ilsvoulaient se lever à son approche pour le saluer... Pourquoi était-il comme ça ? Ilsne le savaient pas, ne le comprenaient pas. Mais ils le voyaientsecourable à toutes leurs misères, combattant patiemment, pas à pas,leur méfiance, leur ignorance. Les malades, rassurés par la réputationde bonté du docteur affluaient au bureau arabe, s'adressaient à lui aucours de ses promenades, troublaient sa rêverie sur les nattes descafés... Au lieu de s'impatienter, il constatait ce qu'il y avait là deprogrès et se réjouissait. La difficulté de sa tâche ne le rebutaitpas, ni l'ingratitude de beaucoup. Son heure de repos délicieux, derêve doucement mélancolique était celle du soir, au coucher du soleil.Il s'en allait dans un petit café maure, presque en face du bureauarabe, et là, étendu, il regardait la féérie chaque jour renaissante,jamais semblable, de l'heure pourpre. En face de lui, les bâtimentslaiteux du bordj se coloraient d'abord en rose, puis, peu àpeu, ils devenaient tout à fait rouges, d'une teinte de braise, inouïe,aveuglante... Toutes les lignes, droites ou courbes, qui se profilaientsur la pourpre du ciel, semblaient serties d'or... Derrière, lescoupoles embrasées de la ville, les grandes dunes flambaient... Puis,tout pâlissait graduellement, revenait aux teintes roses, irisées...Une brume pâle, d'une couleur de chamois argenté, glissait sur lessaillies des bâtiments, sur le sommet des dunes. Des renfoncementsprofonds, des couloirs étroits entre les dunes, les ombres violettes dela nuit rampaient, remontaient vers les sommets flamboyants,éteignaient l'incendie... Puis, tout sombrait dans une pénombre bleumarine, profonde. Alors, du grand minaret de SidiSalem et de petites terrasses des autres mosquées délabrées, la voixdes mueddine montait, bien rauque et bien sauvage déjà,traînante. Avec cette voix de rêve, les dernières rumeurs humaines dela ville sans pavés, sans voitures, se taisaient et, tous les soirs,une petite flûte bédouine se mettait à susurrer une tristesse infinie, définitivelà-bas, dans les ruelles en ruines des Messaaba, dans l'ouest d'ElOued. Jacques rêvait. Il aimait ce pays maintenant. Ason besoin jeune d'activité, sa tâche journalière suffisait... Et toutel'immense tristesse, tout le mystère qui est le charme de ce payscontentaient son besoin de rêve... Jacques était resté, par goûtd'une certaine esthétique morale, et par timidité aussi, très chaste.Mais ici, bien plus que là-bas, en France, dans l'alanguissement decette vie monotone, dans sa solitude d'âme, il éprouvait le grandtrouble des sens avides. Il n'avait pas prévu cela... Cependant,d'abord, le désir qui, chez lui, exacerbait l'intensité de toutes lessensations, lui fut doux, quoique inassouvi. Il entretenait son âmeouverte à toutes les extases, à tous les frissons. Mais, bientôt, ses nerfssurexcités se lassèrent de cette tension anormale, épuisante, etJacques sentit une irritation sans cause, un énervement invinciblel'envahir, troubler sa douce quiétude. Il se fâcha contre lui-même,lutta contre cette excitation dont il ne dissimulait pas la nature,presque toute matérielle. Puis un soir, il errait,lentement et sans but, dans une ruelle des Achède, dans le nord d'ElOued, où toutes les maisons étaient en ruine, et semblaient inhabitées.Il aimait ce coin de silence et d'abandon. Les habitants étaient mortssans laisser d'héritiers ou étaient partis au désert, à Ghadamès, àBar-es-Sof ou plus loin... La nuit tombait et Jacques, assis sur unepierre, rêvait. Soudain, il aperçut dans l'une deces ruines une petite lumière falote... Une voix monta, cadencée,accompagnée d'un cliquetis de bracelets... Une voix de femme qui,doucement, chantait... Cela semblait une incantation, tellement il yavait de mystérieuse tristesse dans le rythme de ce chant... Le ventéternel du Souf bruissait dans les décombres et, dans son souffletiède, une senteur de benjoin glissa. Le chant se tut et une femmeparut sur le seuil d'une maison un peu moins caduque que les autres.Grande et mince sous sa mlhafa noire, elle s'accouda au mur,gracieuse. A la pâle lueur encore vaguement violacée, Jacques la vit.Un peu flétrie, comme lasse, elle était très belle, d'une beautéd'idole. Elle le vit et tressaillit. Maiselle ne rentra pas... Longtemps, ils se regardèrent, et Jacques sentitun trouble indicible l'envahir. - Arouah !... dit-elle,très bas (Viens !) Et il s'approchat, sans unehésitation. Elle le prit par la main et leguida dans l'obscurité des ruines, vers la petite lumière suspendue àun crochet de fer fiché dans un mur ; une petite lampe de forme trèsancienne brûlait, vacillante : une sorte de petite cassolette carrée enfer où nageait dans l'huile une mèche grossière. Sur une petite courintérieure, deux pièces encore habitables s'ouvraient. Dans un coin,sur un feu de braise, une marmite d'eau bouillait. Un grand chat noir,frileusement roulé en boule, rêvait dans la lueur rouge du feu, avec untout petit ronron de béatitude. La femme avait fait asseoirJacques sur le seuil de la chambre et restait debout devant lui,silencieuse. Jacques lui prit les mains. Les siennes tremblaient et ilsentait sa tête tourner délicieusement. De sa poitrine oppressée unedouce chaleur remontait à sa gorge, presque étouffante... Jamais iln'avait éprouvé une ivresse de volupté aussi aiguë et il eût vouluprolonger indéfiniment cette délicieuse torture. Mais, sans savoir, ilbalbutia : - Mais... qui es-tu donc ? Etcomment es-tu ici ? Elle s'appelait Embarka, laBénie. Son mari, pauvre cultivateur de la tribu des Achèche, étaitmort... Elle, orpheline, n'avait plus qu'un frère, porteur d'eau dansles grandes villes du Tell, elle ne savait plus au juste où. Elle,restée seule, s'était laissée aller avec des tirailleurs et des spahis: elle était sortie et avait bu avec eux. Alors, comme personne nevoulait plus d'elle pour épouse, elle s'était réfugiée là, dans lavieille maison de son frère et y vivait avec sa tante aveugle. Pourleur nourriture, elle se prostituait. Maintenant, elle craignait leBureau arabe... Çà dépendait de lui, le toubib, et elle lesupplia de ne pas la faire entrer à la maison publique, de garder sonsecret. Jacques la rassura... Embarka parlait peu. Son récit avait étésimple et bref... Elle semblait inquiète. Elle quitta Jacques pour allerboucher l'entrée avec des planches et des pierres : parfois, lessoldats venaient, la nuit... Puis, elle revint, et transportala petite lampe dans la chambre vide et nue : sur la table, une natteet quelques chiffons composaient tout le mobilier. Là, tout à coup, lebonheur, presque celui dont il avait rêvé... Et la vie lui semblaittrès simple et très bonne. *
* * Embarka, dans l'intimité, étaitrestée silencieuse, discrète, d'une soumission absolue, sans s'ouvrirpourtant. Et cette ombre de mystère dont elle s'enveloppaitinconsciemment, loin d'inquiéter Jacques, le charmait. Quand elle levoyait rêver, elle gardait le silence, accroupie dans la petite cour ouvaquant aux travaux de son ménage. Ou bien, elle chantait, et cettevoix lente, lente, douce et un peu nasillarde était comme la cadence deson rêve, à lui. Il venait là, tous les soirs,désertant l'ennuyeuse popote, et la demeure de cette prostituée arabeétait devenue son foyer. Lui était-elle fidèle ? Il n'en doutait pas. Dès le premier jour, elle avaitaccepté ce nouveau genre de vie, sans une surprise, sans unehésitation. Elle ne manquait de rien. Le soir, les soldats ivres nevenaient plus acheter son amour et le droit de la battre, de la fairesouffrir pour quelques sous. Embarka était heureuse. Au quartier et au Bureau arabe,Jacques constatait beaucoup de progrès. Plus de sombre méfiance dansles regards, plus de crainte mêlée de haine farouche. Et il croyaitsincèrement avoir gagné tous ces hommes. Il y avait bien un peu denégligence, chez eux, à son égard. Ils étaient moins empressés à leservir, moins dociles, désobéissant souvent à ses ordres, et l'avouantsans peur, car il ne voulait pas user du droit de punir. Jacques était trop clairvoyantpour ne pas distinguer tout cela. Mais n'était-ce pas naturel ? Si ceshommes étaient soumis à ses camarades, jusqu'à l'abdication complète detoute volonté humaine, c'était la peur qui les y contraignait. On étaitplus empressé à le servir qu'à lui obéir, à lui... Mais on le faisaitaussi à contrecoeur. Tandis qu'envers lui, même les services de Rekzi,si raide, si figé, ressemblaient à des prévenances. Même dansla lutte constante qu'il avait à soutenir contre la mauvaise volontédes indigènes qui ne voulaient pas suivre ses prescriptions, ni surtoutaméliorer leur hygiène, Jacques avait emporté quelques victoires. Ilavait acquis l'amitié des plus intelligents d'entre eux, les maraboutset les talebs. Par son respect de leur foi, par son visibledésir de les connaître, de pénétrer leur manière de voir et de penser,il avait gagné leur estime qui lui ouvrit beaucoup d'autres coeurs,plus simples et plus obscurs. Pourquoi régner par la terreur ?Pourquoi inspirer de la crainte qui n'est qu'une forme de larépugnance, de l'horreur. Pourquoi tenir absolument à l'obéissanceaveugle, passive ? Jacques se posait ces questions et, sincèrement,tout ce système d'écrasement le révoltait. Il ne voulut pas l'adopter. Un jour, le capitaine fit appelerle docteur dans son bureau. - Écoutez, mon cher docteur !Vous êtes très jeune, tout nouveau dans le métier... Vous avez besoind'être conseillé... Eh bien ! je regrette beaucoup d'avoir à vous ledire, mais vous ne savez pas encore très bien vous orienter ici. Vousêtes d'une indulgence excessive avec les hommes... Vous comprenez,comme commandant d'armes, je dois veiller au maintien de ladiscipline... «Mais c'est encore moins graveque votre attitude vis-à-vis des indigènes civils. Vous êtes beaucouptrop familier avec eux ; vous n'avez pas le souci constant etnécessaire d'affirmer votre supériorité, votre autorité sur eux.Croyez-moi, ils sont tous les mêmes, ils ont besoin d'être dirigés parune main de fer. Votre attitude pourra avoir dans la suite les plusfâcheuses conséquences... Elle pourrait même jeter le trouble dans cesâmes sauvages et fanatiques. Vous croyez à leurs protestations dedévouement, à la prétendue amitié de leurs chefs religieux... Mais toutcela n'est que fourberie... Méfiez-vous... Méfiez-vous ! Moi, c'estd'abord dans votre intérêt que je vous dis cela. Ensuite, je doisprévoir les conséquences de votre attitude... Vous comprenez, j'ai icitoute la responsabilité !» Blessé profondément, ennuyésurtout, Jacques eut un mouvement de colère et il exprima au capitaine,ahuri d'abord, assombri ensuite, ses idées, tout ce qui résultait deses observations. Le capitaine Malet fronça lessourcils : - Docteur, avec ces idées, ilvous est impossible de faire votre service ici. Abandonnez-les, je vousen prie. Tout cela, c'est de la littérature, de la pure littérature.Ici, avec de pareilles idées, on aurait tôt fait de provoquer uneinsurrection ! Devant cette morneincompréhension, Jacques se sentit pris de rage et de désespoir. - Pensez ce que vous voudrez,docteur, mais je vous en prie, ne mettez pas en pratique ici depareilles doctrines. Je ne puis le tolérer, d'ailleurs. Nous sommes icipeu de Français, il semble qu'au lieu de provoquer de tellesdissensions parmi nous, nous devrions nous entendre... - Oui, pour une action utile,humaine et française ! s'écria Jacques. Hautain, le capitaine réplique : - Nous sommes ici pour maintenirhaut et ferme le drapeau français. Et je crois que nous le faisonsloyalement, ce devoir de soldats et de patriotes... On ne peut pasfaire autrement sans manquer à son devoir. Nous sommes des soldats,rien que des soldats. Enfin, j'ai tenu à vous prévenir... Jacques, troublé dans sonheureuse quiétude, ennuyé et agacé, quitta le capitaine. Ils seséparèrent froidement. Mais, fort de sa conscience,Jacques ne modifia en rien son attitude. De jour en jour, il sentaitcroître l'hostilité de ses camarades. Ses rapports avec eux restaientcourtois, mais ils se réduisaient au strict nécessaire. Il était detrop, il gênait. *
* * Alors Jacques se replia encoreplus sur lui-même et la petite maison en ruine lui devint plus chère.Là, il se reposait, dans ce décor qu'il aimait ; là, il était loin detout ce qui, au bordj, lui rendait désormais la vieintolérable. Embarka ne le questionnait pas sur les causes de satristesse, mais, assise à ses pieds, elle lui chantait ses complaintesfavorites ou lui souriait... L'aimait-elle ? Jacques n'eût pule définir. Mais il ne souffrait pas de cette incertitude, parce que,d'elle, ce qui l'attirait et le charmait le plus, c'était le mystèrequi planait sur tout son être. Elle était pour lui un peu l'incarnationde son pays et de sa race, avec sa tristesse, son silence, son absolueinaptitude à la gaieté et au rire... Car Embarka ne riait jamais. Dans son sourire, Jacquesdécouvrit des trésors de tristesse et de volupté. D'ailleurs, ill'aimait ainsi inexpliquée, inconnue, car il avait ainsi l'enivrantepossibilité d'aimer en elle son propre rêve... Dans d'autres conditions, avecune plus grande habitude du pays et de la race arabe, et surtout sileur étrange amour avait commencé plus simplement, Jacques eûtpeut-être vu Embarka sous un tout autre jour... Peu à peu, Jacques redevint calmeet vaillant, oubliant l'avertissement du capitaine, dont il n'avait pasmême soupçonné la menace. Et, voluptueusement, il se laissavivre. Il y avait cinq mois déjà qu'ilétait là. Il savait maintenant parler la langue du désert, ilconnaissait ces hommes qui, au début, lui avaient semblé si mystérieuxet qui, après tout, n'étaient que des hommes comme tous les autres, nipires, ni meilleurs, autres seulement. Et justement, ce quifaisait que Jacques les aimait, c'était qu'ils étaient autres,qu'ils n'avaient pas la forme de vulgarité lourde qu'il avait tantdétestée en Europe. Et l'horizon de sable grisenserrant la ville grise n'angoissait plus Jacques : son âme communiaitavec l'infini. *
* * A l'aube claire et gaie, dans ladélicieuse fraîcheur du vent léger, Jacques quittait les ruines. Unejoie infinie dilatait sa poitrine. Il marchait allégrement, ivre de vieet de jeunesse, dans les rues qui s'éveillaient. Ce pays qu'il aimaitlui sembla tout nouveau, comme si un voile, qui l'eût recouvertjusqu'ici, eût été brusquement retiré. El Oued, dans son cadre immuablede dunes, apparut à Jacques d'une splendeur insoupçonnée encore. Oh ! rester là, toujours, ne pluss'en aller jamais ! accomplir la bonne besogne pénible à la fois etcaptivante de son apostolat ; puis, à d'autres heures, s'abandonner àtoutes les délicates douceurs de la contemplation. Enfin, dans latiédeur des nuits, se donner tout entier à la superbe emprise de cetamour qu'il n'avait pas cherché... Jacques n'eût pu dire ce qu'ilpensait de cette aventure, de cette femme, de ce qui résulterait detout ce rêve à peine ébauché ; il ne voulait pas analyser sessensations. Quand, par hasard, il songeait à mettre un peu d'ordre dansces impressions nouvelles, ses idées se pressaient, touffues, rapidesjusqu'à l'incohérence, et il préférait se laisser vivre de satristesse, de son grand calme que rien ne venait troubler jamais... Il lui semblait que, dans cepays, les jours et les mois s'écoulaient plus doucement, plusharmonieusement qu'ailleurs. Sa nervosité s'était calmée et son âmes'exhalait dans le silence des choses, tout en douceur, sanssouffrance. Il voyait bien qu'il devenait peu à peu, insensiblement,enclin à une moindre activité, mais il s'abandonnait voluptueusement... Il avait résolu de demander àrester là, toujours, car il n'éprouvait plus aucun désir de revoir desvilles, des hommes d'Europe, ni même de la terre ferme et humide et dela verdure. Il aimait son Souf ardent etmélancolique et eût voulu finir là sa vie, tout en douceur, tout enbeauté calme. * * * Jacques éprouva une singulièreappréhension quand, vers le milieu de janvier, le capitaine lui demandade nouveau à s'entretenir avec lui. Le chef d'annexe fut, cette fois,froid et cassant. - Je vous ai déjà avertiplusieurs fois, docteur, que votre attitude n'est pas celle quiconvient à votre rang et à vos fonctions. Non seulement que, dans vosrapports avec les hommes et avec votre clientèle indigène, vous n'aveztenu aucun compte de mes conseils, mais encore vous avez contracté uneliaison avec une femme indigène de très mauvaise réputation. Vous enavez fait votre maîtresse, vous vivez chez elle. Actuellement, vousaffichez votre liaison au point de vous promener, le soir, avec elle.Vous avouerez qu'une telle conduite est impossible. Je vous prie doncde rompre cette liaison aussi ridicule que préjudiciable à votreprestige, au nôtre à tous... Je vous en prie, rompez là. C'est unenfantillage, et il faut que cela finisse au plus vite, sinon, nousserions profondément ridicules. Vous concevez facilement combien ilm'est désagréable de devoir vous parler ainsi... Mais excusez marudesse. Je ne puis tolérer un état de chose pareil... Songez donc !Vous vous installez au café maure, à côté des pouilleux que vous avezdéjà déshabitués de vous saluer... Vous avez des amitiéscompromettantes avec des marabouts... Et cette liaison, cettemalheureuse liaison ! Jacques protesta. Il n'était doncmême plus le maître de sa vie privée, de ses actes en dehors du service! Pourquoi d'autres officiers avaient-ils chez eux, dans le bordj,des négresses, cadeaux de chefs indigènes... Pourquoi d'autresamenaient-ils là des Européennes, d'affreuses garces sorties desmauvais lieux d'Alger ou de Constantine, qui trônaient insolemment à lapopote, au cercle, même au Bureau arabe, et qui exigeaient que lesindigènes les plus respectables les saluassent et que les hommes detroupe leur obéissent ! - Tout cela n'entache en rienl'honorabilité de ces officiers... Les négresses, ce ne sont que desservantes, des ménagères, voilà tout. Il ne faut pas prendre les chosesau tragique. Quand aux Européennes, une liaison avec l'une d'elles n'arien de repréhensible, et il est tout naturel que les indigènes, civilsou militaires, soient astreints vis-à-vis de Françaises au plus grandrespect. Vous devez voir vous-même la différence qu'il y a entre lesliaisons anodines de ces officiers et la vôtre, si excentrique, sipréjudiciable à votre prestige. - La mienne est assurément plusmorale et plus humaine, mon capitaine. - Enfin, je renonce à cettepénible discussion et, puisque vous voulez m'y forcer, je dois vousprévenir que, si vous ne modifiez pas entièrement votre manière devivre et d'agir, si vous ne vous conformez pas aux usages dictés par laraison et par les besoins de l'occupation, je me verrai dansl'obligation, très désagréable pour moi, de demander à mes chefs quevous soyez relevé du poste. Jacques connaissait le caractèresec et dur du capitaine, mais il n'eût jamais songé à cetteéventualité, si terrible maintenant. Il rentra dans sa chambre et restalongtemps immobile, atterré. Changer de vie, devenir comme les autres,abdiquer sa personnalité, ses convictions, devenir un automate,renoncer à la bonne oeuvre commencée... chasser Embarka de sa vie...Enfin s'annihiler... Alors, à quoi bon, après, rester ici, dans cetteville qui deviendrait une prison. Et la nécessité, cruelle comme unarrachement d'une partie de son âme et de sa chair, de s'en aller luiapparut. Non, il ne se soumettrait pas. Ilresterait lui-même... Un morne ennui envahit son coeur.Mais, courageusement, il ne changea rien à son genre de vie. * * * Une nouvelle douleur l'attendait.Il remarqua que ses amis les marabouts et les chefs indigènesétaient gênés en sa présence, qu'ils ne se réjouissaient plus commeavant de ses visites, qu'ils ne cherchaient plus à le retenir, àl'attirer vers eux. Ils étaient redevenus froids et respectueux. Aucafé, malgré ses protestations, on se levait, on le saluait et lesgroupes se dispersaient à son approche. Le charme de sa vie étaitrompu... De nouveau, il était un étranger... Quelque chose d'occulte etde méchant avait réveillé toutes les méfiances, toutes les craintes.Son oeuvre croulait, lamentablement, encore inachevée, jetée à terre,brusquement, cruellement... Les infirmiers étaient devenusnettement ironiques et, dans leur attitude, au lieu de la bonhomieragaillardie qu'il avait su leur laisser prendre, il y eut parfois del'insolence, presque du mépris. Ses amis et ses compagnons depromenades lointaines, les spahis du Bureau arabe, s'étaient de nouveauretranchés dans un mutisme lourd, dans la soumission froide despremiers jours. Restait Embarka. Mais la certitude que tout cerêve dont il s'était grisé depuis une demi-année prenait fin, que touts'éboulait, que c'était l'agonie de son bonheur, avait troublé pour luile calme de sa demeure en ruine et charmante... Jacques y passa des heures trèsamères à songer à ces jours heureux, à jamais abolis, et aux causes desa défaite. Il comprenait qu'il avait suffiau capitaine et à ses adjoints de dire devant les chefs indigènescombien ils condamnaient l'attitude du docteur et combien safréquentation était peu désirable pour ses chefs pour qu'ils fussentobligés, dans leur subordination absolue, de l'abandonner... Et une tristesse infinie serraitle coeur de Jacques. Un événement fortuit hâta l'écroulement définitifde tout ce qu'il avait édifié pour y vivre et pour y penser. Embarka allait parfois rendrevisite à une amie, mariée dans les Messaaba. Par insouciance dedéclassée, elle ne se couvrait pas le visage. Un soir qu'elle revenait de cequartier éloigné du sien, elle fut insulté par Amor-Ben-Dif-Allah, letenancier de la maison publique... Violente et point craintive, Embarkarépondit... Les femmes de la maison se mêlèrent de la querelle etl'agent de police emmena Embarka en prison... Convaincue de prostitutionclandestine, elle fut emprisonnée pour quinze jours et inscrite sur leregistre.. Violemment, Jacques protesta, navré de voir son rêve finirainsi dans la boue. - Ah ! sapristi, c'était votremaîtresse ? Je n'ai pas su que c'était celle-là... Oh ! que c'estennuyeux ! s'écria le capitaine. Mais vous voyez combien j'avais raisonde vous avertir ! Quel scandale... A présent, tout le monde parlera dela maîtresse du docteur. Que faire en de pareilles circonstances ? «Je ne puis vous la rendre car,après une telle histoire, si vous vous remettiez avec elle, ce seraitun scandale épouvantable. Ah ! que ne m'aviez-vous écouté !...» Jacques, tremblant d'émotion etde colère, répondit : - Alors, vous allez la laisser enprison... jusqu'à quand ? - Vous savez que la prostitutionest très sévèrement réglementée... Cette femme ne peut sortir de prisonque pour entrer à la maison de tolérance... - Ce n'était plus une prostituéepuisqu'elle vivait maritalement avec moi ! - On l'a trouvée près de lamaison publique, le visage découvert, en train de causer du scandale...Elle a été arrêtée... Les renseignements que nous avons sur elle nousprouvent qu'elle n'a jamais cessé de faire son vilain métier...entendez-vous, docteur. Cette femme ne peut vous être rendue, dansvotre propre intérêt... Je vois que vous êtes excessivementromanesque... Que puis-je faire, voyons ! Le capitaine s'énervait, maisvoulait garder un ton courtois et conciliant. Tout à coup, Jacques, à qui cettediscussion était affreusement pénible, prit une résolution, la seulequi lui restât. - Alors, mon capitaine, je vaisdemander aujourd'hui même, par dépêche, mon changement... pour cause desanté... Une lueur de joie passa dans leregard impénétrable du capitaine. - Vous avez peut-être raison. Jecomprends combien le séjour d'El Oued vous est pénible avec vos idéesqui, je n'en doute pas, se modifieront avant peu... Nous vousregretterons certainement beaucoup, mais, pour vous, il vaut mieux vousen aller. - Oui, enfin, je pars avec laconviction très nette et désormais inébranlable de la fausseté absolueet du danger croissant que fait courir à la cause française votresystème d'administration. Le capitaine haussa les épaules : - Chacun a ses idées, docteur... Aprèstout, vous êtes libre. - Oui, je veux être libre ! Et Jacques partit. Il attendit maintenant avecimpatience l'ordre de quitter ce pays qu'il aimait tant, où il eûtvoulu rester toujours. Et, chose étrange, depuis qu'ilsavait qu'il allait partir, il semblait à Jacques qu'il avait déjàquitté le Souf, que cette ville et ce pays qui s'étendaient là, autourde lui, était une ville et un pays quelconques, n'importe lesquels,mais certes pas son Souf resplendissant et morne... Il regardait cepaysage familier avec la même sensation d'indifférence songeuse quel'on éprouve en regardant un port inconnu, où on n'est jamais allé, oùon n'ira jamais, du pont d'un navire, lors d'une courte escale. * * * Au moyen d'un cadeau au chaouch,il put pénétrer pour un instant dans la cellule d'Embarka... Ce lui futune nouvelle désillusion, une nouvelle rancoeur : elle l'accueillit parun torrent de reproches amers, de larmes et de sanglots. Il ne l'aimaitpas, lui, un officier qui pouvait tout, il l'avait laissé emprisonner,inscrire sur le registre... Et elle l'injuria, fermée, hostile, elleaussi, pour toujours. Jacques la quitta. * * * Tout était bien fini... Il voulut revoir au moins lapetite maison en ruine où il avait été si heureux. Comme il était seul, maintenant,et comme tout ce qu'il avait cru si solide, si durable, ressemblaitmaintenant à ces ruines confuses, inutiles et grises ! Jacques souffrait. Résigné, ils'en allait, car il se sentait bien incapable de recommencer ici uneautre vie, banale et vide de sens. * * * Sous le grand ciel du printemps,limpide encore et lumineux, sous l'accablement lourd de l'été, lesdunes du Souf s'étendaient, moutonnantes, azurées dans les lointainsvagues... Jacques avait voulu quitter le pays aimé à l'heure aimée, aucoucher du soleil. Et, pour la dernière fois, il regardait tout cedécor qu'il ne reverrait jamais et son coeur se serrait. Pour la dernière fois, sous sesyeux nostalgiques, se déroulait la grande féérie des soirs clairs... Quand il eut dépassé la grandedune de Si Omar et qu'El Oued eut disparu derrière la haute muraille desable pourpré, Jacques sentit une grand résignation triste apaiser soncoeur... Il était calme maintenant et il regarda défiler devant lui lespetits hameaux tristes, les petites zeribas en branches depalmiers, les maisons à coupoles, s'allonger démesurément les ombresviolacées de leurs chevaux, de ces deux spahis tout rouges dans lalumière rouge du soir. Et l'idée lui vint tout à coupque, sans doute, il était ainsi fait, que toutes ses entreprisesavorteraient comme celle-là, que tous ses rêves finiraient ainsi, qu'ils'en irait exilé, presque chassé de tous les coins de la terre où ilirait vivre et aimer. En effet, il ne ressemblait pasaux autres, et ne voulait pas courber la tête sous le joug deleur tyrannique médiocrité. ~*~ LE DJICH Cette page a été copiée à Alger par MmeEugène Contencin sur le texte original d’Isabelle Eberhardt, signé etdaté par elle-même. Fraction des Amouriasdissidents, les Oueld Daoud n’étaient plus qu’une dizaine. Ils tenaientla montagne depuis des mois, affamés, guettant quelques maigrestroupeaux à razzier. Leurs loques avaient pris la teinte rougeâtre du sol. Des barbesincultes embroussaillaient leurs visages osseux brûlés par le soleil etle vent. Sur leurs abégas effrangés, sur les burnous fauves, devieilles cartouchières en filali rouge serraient leurs ventres creux.Ils étaient misérables et farouches, méfiants comme les bêtes dudésert, chassés par la faim et traqués. Après l’affaire de Taghit, la route du Sud était devenue tropdangereuse pour eux et ils étaient remontés vers le Nord, rôdant autourdes douars et des campements, surgissant partout où il y avait de lapoudre. Ils avaient horriblement souffert de la faim, serrés dans les gorgesarides et dans les taillis de Beni-Smi. Un jour, la chance était revenue et ils avaient enlevé quelques moutonset des chameaux près d’Ich. Alors ils étaient redescendus vers Figuig.A la nuit tombante, ils suivaient du côté de la vallée déserte leshautes murailles en toub fauves du Ksar d’Andarh’ir. Leurs yeux noirss’ouvraient avides sur les jardins féconds, sur les grandes maisons enterre, closes et muettes, et une joie ravivait leurs prunelles devautours. Hautes et rondes, percées de petites meurtrières, les tours de garde enterre qui flanquent les murailles se dessinaient en or terne sur lerouge du soir finissant parmi les frondaisons immobiles des dattiersnoirs. Au pied des remparts, en une vingtaine de tentes basses etgrisâtres, était tapi le camp des Amourias, lieu de pouillure sauvageet de prostitution. De petits brasiers fumeux jetant des refletsd’incendie sur les tentes et sur les murailles montrant parfois dansl’ombre croissante des silhouettes noires de femmes drapées de loquessombres. Le Djich famélique, tel un vol d’oiseaux de proie, vint s’abattre prèsdes tentes, échangeant des salams joyeux avec les filles de leur raceet les quelques maigres nomades étendus près des feux. Des djerids secs jetés sur les cendres allumèrent brusquement unegrande flamme très haute et très claire, toute droite dans l’airtranquille. Géantes, les ombres déformées des hommes et des chosesdansèrent sur le fond terne de la poussière. Des voix et des cris dejoie s’élevaient dans la joie du retour, de la sécurité provisoire del’heure. Les femmes maigres aux visages tatoués allaient et venaient, souhaitantla bienvenue aux rôdeurs, les reconnaissant, leur demandant desnouvelles de leurs compagnons. Et comme la plupart étaient morts,semant leurs ossements sans sépulture dans la montagne, les femmesappelaient sur les défunts la miséricorde divine. Les Amourias se repurent avidement de couscous poivré où le sablecroquait sous la dent, et de viandes maigres. Puis, gravement, ilspréparèrent eux-mêmes le thé, besogne réservée aux hommes. Leurs corps las se groupèrent sur de vieux tapis en des attitudes debien-être. Pourtant, tous gardaient leurs fusils près d’eux parhabitude et aussi parce que le Makhzen du Pacha d’Oudark’ir, ami deschrétiens, était proche. La flamme des brasiers promenait des reflets sanglants sur leursvisages desséchés aux profils de gerfaut ; d’un grand nègre Khartami,qui s’était glissé parmi eux, on ne voyait que les globes blancs de sesyeux et l’éclat mat de ses dents. On échangea les nouvelles du bled, répétant les histoires de pillages,exaltant la valeur des uns, maudissant la défection des autres. Danstous ces discours, un nom revenait souvement, pieusement, évoquant lesouvenir du maître, du cheik vénéré : Bou Amama. Chaque fois qu’on lenommait, toutes les dextres se portaient aux fronts et aux lèvres ensigne de soumission et de respect. Et ce nom de Bou Amama revenait àchaque instant. Il y avait des Ouled Daoud et même de tout petitsAmourias bronzés qui s’appelaient Bou Amama. On but beaucoup de thé ce soir-là dans le camp des femmes. Puis unchant s’éleva, cadencé, monotone. La voix, à intervalle régulier,montait invraisemblablement en sonorités limpides de hautbois..., puislentement elle s’éteignait en une plainte désolée. Les coupeurs de route disaient : « Hier,tout le jour, j’ai pleuré, j’ai gémi ; aujourd’hui le soleil s’est levéet j’ai souri. Notre pays est le pays de la poudre et nos tombeaux sontmarqués dans le sable. » Et les petits Djouak en roseauxaccompagnaient en sourdine de leur sussurrement l’immatérielletristesse, le chant de mort des détrousseurs. Les heures muettes de la nuit s’avançaient ; les feux baissaient.Alors, lentement, avec des étirements de félins de leurs corps musclés,les Amourias se levèrent, suivant les femmes dans l’ombre chaude destentes pour les étreintes ardentes après la longue chasteté de laguerre. Des bijoux d’argent cliquetèrent pendant un instant. Un vaguemurmure discret et voluptueux plana au-dessus des tentes sur le sortsauvage des nomades. Quelques bêlements plaintifs de brebis réveillées,quelques aboiements rauques des chiens inquiets au voisinage de tousces étrangers. Puis tous ces bruits se turent et un grand silence régna sur la campdes prostituées, sur Figuig endormie dans l’ombre humide de sespalmeraies où sommeillent les grands étangs bleuâtres. Le jour se leva rose et lilas sur la vallée aux lignes harmonieuses. Lesommet dentelé des hautes montagnes abruptes s’alluma de lueurs rougeset des reflets métalliques glissèrent sur le velours bleu des jardins. Les Ksours fauves flambèrent tout en or dans la joie du matin. Des hommes au visage singulier et grave, vêtus de djellabas en drapbleu marine et armés de fusils sortirent des murs d’Oudarh’ir. A leurtête marchait un grand Marocain mince, en djellaba blanche, coifféd’une chéchia rouge pliée par le milieu sur d’étranges boucles decheveux grisonnants. Son visage pâle était laid et son regard fuyant. Les Amourias bondirent, prenant leurs fusils. L’officier du Makhzen duPacha s’avança : « La paix soit avec vous ! Qui êtes-vous et pourquoiêtes-vous ici ? – Nous sommes des Amourias et nous venons du Nord pourdemander l’amam et l’hospitalité aux gens de Figuig. » Le Pacha s’était engagé à ne pas recevoir de dissidents et de pillards: « Allez-vous-en ! » La tête courbée, le regard farouche, les Amourias écoutaient ; ilsn’étaient que dix ; si la poudre partait, c’était la mort. Alors, sans un mot, ils ramassèrent leurs loques terreuses et ils s’enallèrent dans la vallée, vers l’ouest, pour d’autres pillages. Les femmes et les Mokhazen du Pacha les suivirent des yeux comme ilss’éloignaient dans la clarté rose du jour qui se levait tranquille etsouriant. Beni-Ounif,novembre 1903. |