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ROD,Édouard (1857-1910) : La Maison des crimes(1899). Saisie du texte : S.Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (02.V.2007) Relecture : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Texteétabli sur un exemplaire(Coll. part.) du Livre des Nouvelles: Anthologie publiée à Paris par l'Edition du livre des nouvelles, en1899. La maisondes crimes par Edouard Rod ~ * ~ I ILn’y a aucune ville suisse que je préfère à Fribourg. C’est une vraieville de montagnes, grimpante elle-même, d’où partent et rayonnent depittoresques vallées, des routes sinueuses qui vont se perdre sous lessapins, tandis que, dans les lointains, les hauts sommets alpestres,aux crêtes enneigées, ferment l’horizon. Avec son vieil évêché, savieille cathédrale, avec ses vieux remparts restés à peu près debout etles viaducs audacieux qui la dominent, Fribourg est une bonne et jolieville : on y respire le calme, la paix, le bonheur, comme partout oùl’on est à quelques centaines de mètres au-dessus des niveaux moyens oùpataugent les hommes. En flânant par ses rues irrégulières, dont lesmaisons ont conservé leur aspect ancien, on aime à rêver de figuresarchaïques, de moeurs patriarcales, et l’on croit respirer un soufflede la grande bonté des temps passés. Pour peu qu’on sorte de la ville,on parcourt une souriante campagne, semée de fermes paisibles, dont leshauts toits recouvrent des granges propices aux grasses récoltes. Etl’on se plaît à imaginer de probables idylles. Unjour que je flânais dans les environs de la bonne petite ville, je merisquai sur une étroite passerelle jetée hardiment sur la Sarine, lacapricieuse rivière dont les eaux étaient alors assez hautes. Cettepasserelle est si branlante que le seul fait de l’avoir suivie jusqu’aubout, non sans un peu de crainte vague et de vertige, prédispose àl’émotion. Quoique je n’eusse pas couru le moindre danger, ce fut avecun soupir de soulagement, je l’avoue, que je posai le pied sur la terreferme. Et je me mis à marcher devant moi, au hasard, m’orientant versun autre pont que j’apercevais de l’autre côté de la ville et qui,pensais-je, m’y ramènerait. Je musais, je m’arrêtaisde place en place pour regarder le paysage, je rêvais à des choses trèsvagues, autres que celles que voyaient mes yeux ; je m’abandonnais auxfantasques suggestions de la promenade, quand soudain un petit tableaude genre qui se détachait sur le fond du ciel et des montagnesm’arrêta. Figurez-vous, au bord de la route, une de ces grandes fermesà un seul étage, mais recouverte d’un vaste toit, très haut, souslequel s’entassent, dans les bonnes années, les blés, les avoines, lesfoins, isolée dans le silence, à une courte distance de la rivière dontun petit jardin la sépare, un jardin suspendu sur la berge, enterrasse, juste au-dessus d’une falaise à pic sur les eaux courantes ;un jardin qui a l’aspect simple, gai, sain des jardins de village, oùdes fleurs démodées, asters, soucis, roses trémières, tournesols,s’épanouissent parmi des légumes. Devant la porte de la ferme, sousl’auvent, une jeune femme presque jolie, très blanche sous ses cheveuxroux, allaitait un nouveau-né, en causant avec une voisine, tandis quedeux enfants de huit ou dix ans jouaient autour d’elle. C’étaitcharmant. Le soleil, l’air, la beauté des choses m’avaient tournél’esprit aux idylles ; et, en voyant se dessiner ainsi ce gracieuxtableau, je m’attendris, et je murmurai à part moi : -Voilà le bonheur !... Je m’étais arrêté à quelquedistance de la ferme, et je continuais à observer à mon aise le petitgroupe qui ne remarquait pas ma présence, quand j’entendis un pas lourdrésonner derrière moi. « C’est peut-être le mari », pensai-je. C’étaitun passant, moitié citadin, moitié paysan, un robuste gaillard à têteénergique, à forte carrure. Il s’arrêta à côté de moi avec unefamiliarité rustique ; et, me désignant du geste la jeune femme et lesenfants : - Vous regardez ça, monsieur, me dit-il ;c’est joli, hein ? Je répondis : -C’est charmant. - Et la maison, reprit-il, elle vousplaît, n’est-ce pas ? - Oui, elle me plait. -Vous ne savez pas comment on l’appelle ? - Non. -La maison des crimes… Ce nom sinistre répondait sipeu à l’impression de calme et de bonheur que la ferme m’avaitproduite, que je ne pus m’empêcher de m’écrier : -Vous voulez plaisanter ! - Non, non, répétal’inconnu, je ne plaisante pas ; c’est bien la maison des crimes… celleoù Doulet a tué ses deux femmes… Elle n’en a pas l’air, n’est-ce pas ?et la petite mère, là, qui donne le sein à son bébé, n’a pas l’air nonplus d’avoir été assassinée… C’est ainsi, pourtant !... Si l’histoirevous intéresse, accompagnez-moi, je vous la raconterai en chemin. II Jeme mis à marcher à côté de ce compagnon inattendu, et il continua : -S’il n’était pas en prison, Doulet, il aurait joliment complété letableau, allez ! car c’était un beau gaillard dans son genre, avec safigure rouge et sa barbe rousse, et qui porte allégrement sacinquantaine. Tout à fait l’air de ces anciens gardes-suisses, qu’onvoit en image avec des hallebardes. Avec ça, un caractère : tenace à cequ’il a, rapace pour acquérir, têtu comme un mulet, et finaud,voyez-vous, malin, rusé comme un singe !... Songez que ses parentsétaient gueux comme Job, et que, maintenant, tout ça est à lui. D’ungeste large mon compagnon embrassait les champs qui entouraient lamaison et où blondissaient des moissons épaisses. -Et il a encore des pâturages par là-haut, reprit-il en me montrant lesmontagnes de la Gruyère, des vaches, des chalets, une fortune, quoi!... C’est lui qui l’a gagnée. Dieu sait comment, par exemple ! Mais,enfin, son premier lopin de terre et son premier billet de mille, illes a dus à sa femme, une héritière, qui l’épousa envers et contretout.... Elle a eu de la chance, celle-là ! C’était pourtant unegaillarde, elle aussi, grande et solide comme un gendarme… Aussic’étaient des batailles qui n’en finissaient pas… On ne pouvait passerpar cette route sans entendre des cris ou des bruits de coups. Et,quand ils ne se battaient pas l’un l’autre, ils rossaient leursenfants, ces deux petits que vous avez vus jouer tout à l’heure, avecun troisième qui était l’aîné. Et savez-vous comment ça a fini ? Unbeau jour, la femme était montée à la grange, pour chercher des oeufsque ses poules allaient poser dans le foin ; la trappe qui sert àrentrer l’herbe s’est ouverte sous elle ; elle est tombée. -La maison n’a pas l’air bien haute, observai-je. -C’est vrai, fit-il… Seulement, il y avait une faux ouverte, qui setrouvait sous la trappe… si bien arrangée que la pauvre a été percée depart en part et qu’elle est morte presque sur le coup… C’était unaccident, n’est-ce pas ? et il n’y avait rien à dire… On a fait uneenquête, pourtant… Mais les preuves ?... Allez les chercher !... «Ce qui a indigné le monde, c’est que Doulet s’est remarié, trois moisaprès l’accident… Trois mois, ça n’est pas beaucoup pour porter ledeuil de sa femme… Et lui, qui avait quarante-cinq ans déjà, ilépousait une jeunesse… celle que vous avez vue allaitant sonnourrisson… Elle n’avait rien de rien, que son minois… «Les gens disaient : « Cette fois, Doulet est amoureux pour de bon »… Etça étonnait, parce qu’on croyait qu’il n’avait jamais aimé quel’argent… Toujours est-il que la paix semblait rétablie : on pouvaitpasser par là sans entendre claquer des giffles ni crier les mioches,car la Catherine était une bonne petite femme, bien douce, qui étaitgentille avec les enfants… « Ça marcha ainsi trèsbien jusqu’à ce que Catherine devînt mère. Et, par malheur, elle eutdes couches très pénibles. Il fallut appeler un médecin, qui voulutfaire une opération… Elle faillit mourir, quoi !... Et quand elle futdélivrée, le médecin lui défendit de bouger du lit, pendant dessemaines et des semaines. « Doulet n’était pascontent ; il disait : « Ma première femme était toujours sur pied aubout de trois jours, et même, à ses secondes couches, elle alla faireles foins le lendemain, pour profiter du beau temps. » «Mais le médecin se fâcha et il ne dit plus rien. «Seulement, une semaine après les couches de Catherine, il renvoya lavieille servante qu’ils avaient et prit chez lui une mâtine qu’onappelait la Margot, avec des coquins d’yeux noirs et un diable de nezen l’air… En sorte que, quand Catherine fut rétablie et qu’on luipermit de se lever, la Margot régnait dans la maison. Il y eut dunouveau des cris, des batailles, des bruits de claques, des pleurs. LaMargot avait la main leste : les petits hurlaient tout le jour, et,quand Catherine se plaignait, Doulet lui donnait des coups… Un vraiménage d’enfer, quoi ! comme du temps de la première femme, et mêmepire. « Entre son mari et sa servante, ligués contreelle, la pauvre Catherine en voyait de toutes les couleurs. Malheureusecomme la pierre, elle s’attendait toujours au pire. Quelquefois, elledisait aux rares voisins qui lui parlaient : « Vous verrez qu’ilsfiniront par m’assassiner ! » « Peut-être qu’elle necroyait pas dire aussi juste. « Un jour, Douletpartit pour Bulle, pour vendre des vaches, en disant qu’il nerentrerait pas avant le surlendemain. Catherine resta donc seule avecla Margot et les enfants. Et le soir la Margot vint lui dire : «- Il y a des voleurs dans le jardin… J’entends du bruit… mais je n’osepas aller voir ce que c’est… « Catherine, qui étaitbonne, ne se méfia de rien ; elle prit un falot et dit à sa servante : «- Eh bien ! nous irons ensemble… « - Non, non, ditla Margot, moi, j’ai trop peur ; je n’y vais pas… «- Alors, j’irai seule… « Catherine traversa laroute, elle entra dans le petit jardin que vous avez vu, ce joli petitjardin tout plein de tournesols. Il faisait nuit noire. Elle se dirigeavers son carré de choux, qui était juste au-dessus de la falaise. Ellene voyait rien ; mais on la voyait, elle, grâce à son falot quil’éclairait… Et on la poussa dans le fleuve. » III Arrivéà ce point culminant de son récit, mon compagnon s’arrêta, pour jouirde son effet. - Qui, on ? lui demandai-je. -Ah ! voilà le mystère ! me répondit-il… Fut-ce la Margot elle-même, quiaurait suivi sa victime dans l’obscurité ? Fut-ce un mauvais sujet quiétait en tout cas son complice et à qui elle avait promis de l’argentpour l’aider ? On n’a jamais pu éclaircir la chose. Ils s’accusaientl’un et l’autre à qui mieux mieux, et les juges n’y comprenaient rien :d’autant plus que les avocats, comme vous pouvez le croire surentprofiter de l’incertitude pour embrouiller encore l’affaire… -Est-ce que Catherine, demandai-je, ne pouvait pas les guider ?... Carenfin, quoiqu’on l’ait assassinée, elle n’est pas morte, puisque jel’ai vue tout à l’heure… Mon compagnon m’expliqua ensecouant la tête : Catherine y voyait encore moinsclair que les juges… Elle ne pouvait rien dire, sinon qu’elle s’étaitsentie poussée fortement, et s’était vue dans la Sarine… Par bonheur,le fleuve était bas… Elle s’est débattue, on ne sait comment ; elle aréussi à remonter la berge, un peu plus loin, là où la pente est plusdouce ; et comme elle se doutait d’où venait le coup, elle est allée seréfugier chez des voisins… Doulet, avec son voyage à Bulle, avait sonalibi, et on ne l’a pas arrêté tout de suite… Mais la Margot l’adénoncé… Et, quand même il s’est bien défendu, il y avait tant decharges contre lui qu’il a été condamné… A présent, il est à la Maisonde force… tenez, là-bas, ce grand bâtiment que vous voyez d’ici… Etmon compagnon, étendant la main, me montrait un mur troué de fenêtresgrillées, qui plongeait dans la Sarine… - Ça n’estpas tout encore, ajouta-t-il… quand même c’est déjà beaucoup… Il y aquelques jours, l’aîné des garçons de Doulet est tombé dans la rivièreà l’endroit même où le coup de l’autre avait raté… mais il n’a pas euautant de chance que sa belle-mère, le pauvre garçon… Il s’est noyé,lui… Hein ! croirait-on qu’il y a eu tant de drames autour de cettemaison si tranquille ?... IV Nousétions arrivés à un carrefour ; comme mon compagnon continuait sa routevers la campagne, je le quittai en le remerciant et revins sur mes pas. Leschoses avaient un autre aspect, maintenant : le paysage, si riant toutà l’heure, me semblait tragique ; et je ne retrouvais plus cetteimpression de calme et de paix qu’un instant auparavant dégageait lagrande ferme isolée dans son beau décor… La nature,pensais-je, n’est donc que ce que nous la faisons… Ah ! pourquoifaut-il que l’homme ait le pouvoir funeste de jeter ainsi, dans lasérénité des choses, le trouble de ses passions, de ses haines et deses crimes ?... EdouardROD. |