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SUE, Eugène (1804-1857): Les MarinsBretons, épisode de la guerred’Espagne en 1823 (1830). Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndré Malraux de Lisieux (15.III.2006) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur l'exemplairede la Médiathèque (Bm Lx : 3026) de L'Élites, livre desSalons publié à Paris par Mme VeuveLouis Janet sous la direction du Bibliophile Jacob (Paul Lacroix). LesMarins Bretons Épisode de la guerred’Espagne en 1823. par Eugène Sue ~*~- Dites-moi,canotier, quel est ce navire, auprès duquelpasse le bateau à vapeur en ce moment ? - Ce grand brick ? c’est un américain qui fait lesvoyages de Terre-Neuve ; voilà pourquoi il est si sale. - Et ce trois-mâts, le plus voisin de nous ? - Oh ! pour celui-ci, c’est le plus beau de la rade,le Jean-Jacques,de Bordeaux, appartenant à M. J. -J.-.Bosc, brave homme !J’ai navigué pour lui, avant dem’engager avec ces Bretons mangeurs de beurre salé. Le pauvre matelot n’avait pas l’air satisfait de sanouvelle condition ; et c’était peu rassurant pourmoi, qui devais faire un voyage de long cours sur un bâtimentoù il se désolait d’êtreengagé. J’attendais à Pauillac, sur laGironde, à quelques lieues au-dessous de Bordeaux, des ventsfavorables pour m’embarquer. J’avais entendu direqu’en choisissant ce lieu de partance, l’onétait mieux traité ; mais je ne savais pas que demisérables barques des petits ports de la Bretagneaffluaient là pour exploiter cette réputation etobtenir des passagers en trompant leur inexpérience.J’avais pris passage sur un trois-mâts deSaint-Brieuc, qui était venu opérer sonchargement dans la Gironde : il n’y avait plus às’en dédire. Dans l’attente du plusgrand malheur qui puisse arriver à bord, celuid’être en mauvaise compagnie et à unemauvaise table, tous les jours, après avoirdéjeuné chez le sieur Castillon, meunier,aubergiste et barbier du village, je descendais à midijusqu’à l’embarcadère, pourvoir passer le bateau à vapeur de Bordeaux, quidéposait à Pauillac quelques voyageurs etcontinuait sa route vers les bains de Royan. Ce jour-là j’étais en train de causer,de m’instruire, comme diraient les Parisiens qui visentgauchement à tirer parti du moindre épisoded’un voyage. - Et celui-là ? demandai-je encore au mêmecanotier. Je lui indiquais du doigt un bâtiment mouillé aularge et paraissant s’isoler exprès, comme unhomme qui nourrit un remords ou un mauvais dessein. Il n’eut pas le temps de répondre. La parole luifut coupée par un vieux pêcheur qui lavaitauprès de nous des filets chargés de vase : - Celui-là, monsieur, c’est le diable ! Je le regardai avec étonnement, avec moquerie sans doute ;car il reprit vivement : - Vous ne voulez pas me croire ? Allez, vousne savez pas ce que c’est que la mer ; mais un vieux loupcomme moi sait ce qu’il dit quand il parle. Il y alà-bas, derrière des montagnes qu’onprendrait pour des nuages et que l’on ne peut pas voird’ici, il y a des sorciers qui vivent égalementsur la terre et sur l’eau ; je les ai vus bien souventpasser, bord à bord de nous, quand nous venions atterrir surCordouan, par un gros temps, la nuit, avec cette pauvre Marie, quel’on a démolie l’annéedernière. Ils montent ordinairement des bateaux pilotes quine sont pas même pontés, et quis’élèvent sur la lame comme desbouchons de liége. Quand nous croisions sur lescôtes d’Espagne avec les deux flottescombinées, sous l’amiral Villeneuve (Dieu veuillelui pardonner !) j’ai vu un de ces diablotins faire un tourde force si étonnant, que j’ai préditque nous serions battus : deux jours après, vint laboucherie de Trafalgar, c’était unehorreur… » Le vieux marin poussa un profond soupir. - Quel tour de force fit donc ce diablotin, comme vousl’appelez ? - Comme je l’appelle, et comme il s’appelle !Imaginez qu’il passa au milieu de nous, allant contre le ventet filant ses dix noeuds, les vergues brasséescarrées, comme s’il fûtabonné au vent-arrière. A ce mot, le canotier, que j’avais d’abordinterrogé, partit d’un immense éclat derire. Le vieux marin continua plus sérieux et un peufâché, en haussant les épaules : - C’était un trois-mâts pareilà celui-ci et portant pavillon anglais. Mais, bah ! lessorciers se moquent de tous les pavillons. Celui-ci pourrait bien, unefois en pleine mer, prendre les couleurs espagnoles et aller faire peurà Duperré sous Cadix… - Faire peur à Duperré ! Pour le coup,c’est trop fort ; vous radotez, bonhomme. - Vous verrez si je radote. Le Constitutionnel ditque nous faisons là une guerre injuste, qu’il enarrivera malheur !... C’est bien possible, d’autantplus que cette maudite barque n’annonce rien de bon ; jen’aime pas sa mine sournoise. - A la bonne heure, bonhomme, si vous disiez que c’est uncorsaire espagnol ; car c’est dans la nature d’uncorsaire, je comprends cela. Mais non, je vousréponds, moi, que c’est tout simplement unnégrier. Je laissai aux prises les deux champions et me retirai, songeant auxprogrès de notre jeune marine, où l’ontrouve peut-être des athées mais pas un homme quicroie à la Vierge, au diable, ni aux saints. J’avais à peine fait six pas, que le vieuxpêcheur me frappa sur l’épaule et me ditmystérieusement : - Tenez, voilà le capitaine. - Quel capitaine ? - Eh ! par saint Surin ! celui du bâtiment àsortiléges. Le voilà qui cause avec votrecapitaine… N’êtes-vous pas un despassagers du Marsouin? Tâchez de rompre cet entretien, je vous le conseille, sansquoi je ne réponds pas de votre navigation ; vous serez tousnoyés comme des caniches. Je m’approchai de M. Gonidec, l’honorable capitaineet subrécargue du Marsouin ; je lesaluai, et me mis à observer le personnage qui lui tenaitcompagnie. C’était un petit homme grêle,mais nerveux, au teint jaune, aux cheveux noirs, au regardsingulièrement vif, à la démarchegrave et mesurée ; cravate noire, redingote bleueentièrement boutonnée, chapeau terrible (commedirait notre cher Odry), terrible par la largeur des bords : oneût deviné, à cet indice presqueinfaillible, l’homme habitué à vivresous un soleil du midi. Dispensé de parler, grâceaux interminables récits de pêche et detempête dans lesquels se perdait le père Gonidec,le petit homme l’écoutait d’une oreilleet semblait prêter l’autre au bruit incertain duvent qui avait l’air de vouloir changer. Ils descendirentainsi, et moi avec eux, jusqu’àl’embarcadère que je venais de quitter ; un canoty abordait en ce moment : c’était celui del’*Indus*, dont le capitaine sautalégèrement à terre : - Fort bien ! père Gonidec,s’écria-t-il, vous vous faites un ami de M. Martin(c’était le nom que prenait le petit homme) ?voilà de la prudence. On ne sait pas ce qui peut arriver ;ces flibustiers sont de bonnes gens si on sait les prendre, et iln’est pas inutile d’être liéavec eux de longue main, quand on les rencontre dans lesdébouquements des Antilles ou ailleurs. Pas vrai, M. Martin,que vous êtes un flibustier ? J’étais désireux d’entendrele son de voix d’un homme qu’on venait de mereprésenter successivement comme un diable, unnégrier, un pirate. Il était bienobligé de répondre à uneinterpellation si pressante et si vive ; il le fit d’un tondoux et modeste où je crus voir une puissance de railleriediabolique ; il avait un accent méridional tel que celuid’un Basque ou d’un Espagnol bienélevé qui saurait parfaitement lefrançais : - A moi n’appartient pas tantd’honneur, monseigneur l’Indus.J’ai une pauvre barque sous les pieds ; mais quoique lecommandement n’en soit pas brillant, je m’encontente et je fais, avec cela, sans nuire à personne, unpetit commerce de pelleteries dans le nord. - De pelleteries ? elle est jolie, la métaphore !J’espère toutefois que ma peau et celle de montant ami Gonidec n’iront jamais enrichir votre cargaison.Allons, père Gonidec, pour achever votre oeuvre deprudence, faisons avec lui un bon déjeuner, buvons un coupde longueur dont il se souvienne. Le rendez-vous est à votrebord ; c’est vous qui paierez,c’est-à-dire l’armateur avecl’argent de messieurs les passagers. Touchez là,Martin, vaillant homme ; c’est une chose faite, nousdéjeunons demain ensemble. Voilà un Parisien quisera des nôtres ? Cétait de moi qu’ilparlait, et je me trouvai, parce que j’étaisprésent, compris dans l’invitation. Le vieux capitaine du Marsouin,avec une assez laide grimace, avait accepté la charge quivenait de lui être si brusquement imposée. Ilrentra dans le village avec son inconséquent ami, pour fairetous les préparatifs convenables. Martin, resté seul, saisit ce moment pour ajuster lescompartiments d’un cor qu’il portait toujours surlui, et ce fut de cette façon inusitéequ’il héla son navire, placé hors de laportée de toute voix humaine. En ce moment, avec monignorance et mon vague effroi de tous les piéges de la vievoyageuse, moi, Parisien curieux, fourvoyé dans ce coin duMédoc, je me mis à imaginerpoétiquement que je ressemblais un peu à cesaventuriers d’autrefois, qu’un enchanteurtraînait à sa suite, dominés eteffrayés. J’étais demeuréimmobile auprès de Martin. Je le vis monter dans un canotqui s’était détaché de sonnavire et avait atteint l’embarcadère avec unevitesse incroyable. Je n’avais pas encore vu de semblablesrameurs, j’étais en admiration. Le vieuxpêcheur s’approcha de moi, triomphant et moqueurcomme un homme qui est sûr d’avoirdeviné juste : - Que dites-vous de ces gaillards et de leurmanière de nager? Commencez-vous à me croire ? Et je ne vous ai pas toutconté. Il y a trois jours, dans le ras de maréequi a fait chasser tous les bâtiments de la rade sur leursancres, celui-ci a levé la sienne en un tour de main ets’en est allé prendre un autre mouillage plus viteque ne l’aurait fait la frégate la mieuxmontée en hommes. Et remarquez qu’il n’ya presque personne à bord : on ne voit jamaisvenir à terre que ces six nageurs, qui vousparaissent assez drôles, et qui sont les six acolytes dudiable. La persistance du vieux pêcheur dans son opinionm’avait troublé : je le laissai, pour allerrêver dans ma chambre à tout ce quej’avais vu et entendu. Le lendemain, je me rendis à bord du Marsouin, pourfaire, hélas ! connaissance avec sa cuisine bretonne. Lecapitaine de l’Indus,celui qui nous avait valu notre invitation, le fameux Rudner,était déjà arrivé ; carc’était lui, Rudner, la terreur etl’amour des estaminets et autres lieux infimes des ports dela Bretagne. Il racontait alors ses prouesses au bonhomme Gonidec etaux officiers du Marsouin: je me rangeai avec empressement dans le cercle de ses auditeurs. Quecet être-là savait dire les choses d’unemanière intéressante et nouvelle ! Que de motsqui m’étaient inconnus ! Je ne voudrais pas enredire seulement la moitié ; non que j’en aie rienoublié, à Dieu ne plaise ! A Paimpol, il avaitbattu la garde nationale en patrouille ; à Saint-Brieuc, ilattendait l’heure où les petiteslingères quittent leur ouvrage pour faire un tour depromenade sur les quais, et, tous les soirs, il en emportait une souschaque bras, ayant encore assez de scrupule pour les cacher dans sonmanteau ; les Hélènes de ce Pârisgoudronné n’osaient, ou peut-être nevoulaient pas crier, dès qu’il leur avait dittrois mots magiques : « C’est moi ! Rudner !» Et à Tréguier donc, àBrénic, dans la petite île de Bréhat,il avait consolé toutes les veuves que fait, chaqueannée, le départ des pêcheurs pour lebanc de Terre-Neuve. Oh ! quels bruyants éclats de rireà tous ces étranges récits, parmi lesmatelots qui l’écoutaient de loin, en avant dugrand mât, avec une sorte de vénération! A table, la conversation continua sur le même ton, mais moinsrisible sans doute pour les matelots, s’ils avaient pul’entendre. Les huîtres à peineouvertes, au moment où l’on se jetait sur cescomestibles, le père Gonidec, avec cet espritd’à-propos et ce goût de politesse quicaractérisent la marine marchande, demanda àRudner s’il était disposé àrendre bientôt le déjeuner pour lequel ils’était adjugé lui-même uneinvitation. - Impossible ! mon cuisinier est malade, il souffre des reins, de latête, de tous les membres ; il n’a pas deuxidées de suite, et j’ai de la peine àobtenir de lui le nécessaire. C’est bien un peu mafaute, mais c’est aussi la sienne. Vous savez comme il estivrogne ? Il y a quelque temps, je lui permets d’allerà terre, sous la condition qu’il reviendra avectoute sa raison. Il revient plus ivre que jamais ne le fut un citoyendes Etats-Unis : l’imbécile descend dans lachambre et entame de longs raisonnements pour me prouverqu’il n’a pas bu. Je monte avec lui sur le pont ;et là, le prenant au collet, je lui crie àl’oreille de cette voix que vous me connaissez, Gonidec :« Tu dis donc que tu n’es pas un ivrogne ?» Il reprend la même thèse. Pour cettefois je n’y tiens plus, et je lui donne dans la poitrine uncoup de tête qui l’envoie par lesécoutilles et à travers l’entre-pont,qu’on avait oublié de fermer,jusqu’à fond de cale sur les moellons et lescailloux dont mon lest se compose. Je le croyais tué, maisil n’en vaut guère mieux. Aussi, quand je veuxmaintenant bien dîner, il faut que je dîne enville. A cet aimable propos, je vis Martin s’écarter deRudner, près duquel il se trouvait placé, etjeter sur lui un regard oblique, avec une contorsion de la boucheoù je pus lire à la fois du dédain etde la colère. La conversation devint générale et bruyante. Mamémoire en a gardé quelqueséchantillons. « Ici, mousse, du vin ! cettebouteille est vide. - Donne-moi une assiette plus propre, sic’est possible ? - Emporte ton eau, moussaillon,méchant mousse ! - Combien y a-t-il de jours que tun’as lavé tes mains ? Et la nappe donc !D’où vient cette tache de suif ? - Capitaine,c’est la chandelle qui a coulé. » - Savez-vous, cria Rudner d’un ton à dominer etfaire taire toutes les voix, savez-vous comment je suis parvenuà dresser mon mousse de chambre ? - Parbleu ! dit le lieutenant du Marsouin,c’est sans doute en lui jetant à la têtevotre gobelet d’argent massif, comme l’autre jour. - Vous n’y êtes pas. Je lui ai contétout bonnement une aventure qui nous est arrivée en Espagne,quand je servais dans les marins de la garde. Oh ! c’est unesingulière histoire. Nous avions pillé toute laCatalogne. Restait un château fortifiéqu’on appelait… je ne me souviens jamais de cenom. Il fut brûlé par nous et tous ses habitantsexterminés : nous n’en gardâmesqu’un pour lui faire dire où étaientses trésors ; c’était le chef de lafamille, un vieillard à cheveux blancs que je vois encore.Il s’obstina à se taire. Nousl’entourâmes de cartouches, de pétards ;nous le bourrâmes de poudre comme un canon et nous lefîmes sauter. Un de ses fils, dit-on,s’était échappé ; jesouhaite qu’il renouvelle sa race, carc’était vraiment une noble et courageuse famille. - Pour le coup, l’histoire est trop forte ! dit lelieutenant, jeune homme naïf qui ne croyait pas àla moitié des horreurs qu’on raconte de la guerre. - Rien n’est plus vrai, pourtant : je voudrais me rappeler lenom du château… - Guipuscoa ! dit froidement Martin, que j’avais vud’abord ému (car je suivais tous ses mouvements),mais qui venait de reprendre son impassible visage. - Guipuscoa ? c’est bien cela, Guipuscoa. Mais comment lesavez-vous, monsieur de la flibusterie ? - Vous n’êtes pas le premier marin de la garde queje rencontre apparemment. - Or donc, voilà ce que j’ai conté unebonne fois au mousse de l’Indus; et je lui ai promis qu’à la premièrefaute grave, il aurait droit à la même correction.Depuis ce jour, il a soin d’avoir le cap en route, je vousassure ; d’ailleurs, quand je le vois aller endérive, je regarde mon second et je lui dis : «Bertrand, parez la gargousse ! Canonnier, à votrepièce ! » Rien alors de plaisant comme Pierrotavec sa frayeur et sa grimace de suppliant : vous croiriezqu’il a déjà le feu aprèslui. Ah ! diable, c’est qu’il a appris depuis assezlongtemps que le capitaine Rudner ne badine pas toujours. En finissant de discourir, il se leva à demi sur sonsiége et asséna entre les deux épaulesde Martin un coup de la paume de sa main :c’était, selon lui, une gentillesse, une marque decordiale amitié ; mais un rude coup, ma foi, capable dedétacher les poumons d’un homme moins fortementconstitué. Martin se releva, après avoirtrempé son nez dans une demi-tasse de café : ilétait rouge de colère, mais il sut se contenir.Rudner ajouta à sa lourde caresse quelques motsd’explication en forme de compliment : - Je lui fais ma courà ce cher Martin, parce que je pense toujours auxdébouquements des Antilles ou des Archipels indiens.Père Gonidec, faites comme moi, ne le négligezpas et il se souviendra de vous en temps et lieu. - Sans doute, dit Martin, je n’oublierai pas ledéjeuner à bord du Marsouin. Touchezlà, maître Rudner ; que je vous revoie ou non, jevous garde un souvenir durable de vos bontés, etj’espère que nous nous reverrons,n’importe dans quel débouquement. Ce disant, le petit homme souriait d’une manièreindéfinissable. Je ne savais à quoim’en tenir sur son compte. Deux jours après, vers le soir, le vents’éleva favorable pour le départ. Lescapitaines de tous les navires en rade résolurent de luilaisser le temps de se faire, comme on dit ; mais le lendemain matin ilétait redevenu contraire. Cependant, onn’apercevait plus le trois-mâts du capitaine Martin; il avait disparu dans la nuit. Le vieux pêcheur ne perditpas cette occasion de me faire sa mercuriale habituelle : - Eh bien ! où est-elle passée la barque deMathusalem ? Croyez-vous que quelques heures de beau temps, pendant lanuit la plus noire, ont suffi pour la mettre en dehors du Cordouan ?Non ! allez ; c’est un autre chemin qu’elle a pris.L’on dit que vous avez des piastres, monsieur ? vous pouvezperdre douze cents francs ; perdez-les et prenez passage sur un autrenavire où le diable n’ait jamaisdéjeuné. Je ne l’écoutai point ; le vent serétablit tel que nous le désirions, et nousmîmes à la voile. La traversée fut magnifique jusqu’auxîles du Cap-Vert, où nous fûmes pris parun calme subit. Nous cheminions toujours un peu, à la vue del’île Saint-Antoine, ayant àbâbord depuis quelques heures un trois-mâts quiparaissait tenir même route que nous, mais beaucoup meilleurvoilier. Il donna hardiment dans le canal, entre cette île etcelle de Saint-Vincent, à l’est. Nouscessâmes de l’apercevoir, parce que nous avionsjugé prudent de ne point nous engager entre toutes cesterres, dangereuses par elles-mêmes et par les courants de lamer qui les baigne. Le lendemain au matin, comme nous achevions dedoubler le dernier cap de Saint-Antoine, nous revîmes, loinderrière nous dans le canal, le bâtiment de laveille. Il avait l’air de nous observer. Le ventfraîchit : nous mîmes toutes les voiles dehors etpoussâmes en avant. Il nous suivit. Alors je fis de tristesréflexions : je me rappelai les menaces du vieuxpêcheur, les prévisions plus positives de Rudner.En effet, nous étions dans un débouquement. Lenavire nous gagnait de vitesse à vue d’oeil ;c’était décidément unechasse qu’il nous donnait. Enfin nous l’avions tousreconnu ! Le bruit d’un cor vint retentir à notre oreille,et bientôt un porte-voix nous jeta ces paroles : - Holà ! vous autres du Marsouin,holà ! capitaine Gonidec, lieutenant Moriceau, monsieurSavinien (c’est mon nom, à moi), mettez en panne,ou je vous démolis à coup de canon. S’entendre appeler par son nom en pleine mer, il y a de quoiêtre épouvanté, je vous jure. Nous voilà en panne, et un canot vient à nous,avec ordre au capitaine, à son lieutenant et àmoi, simple passager, de nous rendre à bord du Général-Riégo.C’était le véritable nom du petitnavire que nous avions tous connu en rivière sous celuide Bonne-Louise.En approchant de lui, nous distinguâmes clairement,à sa grande vergue, du côté que lavoile nous avait jusque-là masqué, le cadavred’un homme pendu à une chaîne de cuivre.On eût dit un nègre, tant il étaitfoncé en couleur, mais ce n’était pasun nègre. A mon arrivée sur le pont, mon premierregard fut pour ce pendu, dont j’avais le sort enperspective. Martin me frappant sur l’épaule : - Vous examinez, dit-il, cette singulière nature de pavillon? Que voulez-vous ! je suis un peu bizarre : j’aitrouvé que Rudner l’intrépide feraitassez bon effet, hissé de cette manière avec unecravate de laiton. - Il y a longtemps qu’il est pendu ? demandai-je, uniquementpour dire quelque chose et n’avoir pas l’air tropeffaré. - Longtemps ? Non. Ah ! ah ! ah ! c’est qu’il voussemble un peu noir ? Le fait est que j’ai voulu essayer surlui le procédé qu’il nous indiquaitpour former au service les mousses de chambre : leprocédé est bon, comme vous voyez. Si jel’ai pendu ensuite, c’est que j’aimeparfois le luxe en de certaines choses ; au demeurant,l’homme le plus simple du monde. Se tournant vers Gonidec, il lui dit : - Capitaine, vous êtes mon prisonnier, commel’était il y a trois jours votre matelot Rudner. (Matelot est unterme d’amitié entre les marins de tout grade.) - Et vous me réservez sans doute le même sort ? - Non ; je n’en veux point à votre personne, maisà votre nation. Écoutez. Je suis Espagnol etj’aime la liberté : Une première foisvous êtes venus ravager notre pays ; aujourd’huic’est à notre Constitution que vous en voulez, ilfaut que votre commerce paie une partie du mal que vous nous avez faitet que vous nous ferez. Je confisque votre bâtiment, coque etmarchandises. Gonidec se voyait ruiné, lui qui avait pensé enêtre quitte pour être pendu. Il entonna une litaniede jurements tous plus étrangers et plus nouveaux les unsque les autres : il portait en ce genre le talent créateurà un tel point d’originalité, que je mepris à rire de grand coeur, malgré mapitié et ma misère. Il est vrai que jen’avais plus rien à craindre, la mortétant retranchée pour nous tous du codepénal du pirate. Ainsi est fait l’homme. - Prenez-vous-en à vos Bourbons de France, criait Martin, etaux nôtres, si cela vous convient. Ce mot de Bourbons,réveillant dans un vieux marin de la Républiquefrançaise des rancunes mal éteintes, Gonidecentonna une nouvelle litanie. Mon Dieu ! comme cet homme-là, dès 1823, parlaitavec irrévérence de l’auguste famillede nos rois ! Jamais il n’y eut, je crois,d’improvisateur si passionné à la foiset si burlesque ; à tel point que Martin lui-même,s’abandonnant à un rire aigu comme celui deMéphistophélès, prit la main del’intarissable chroniqueur et lui dit : - Vous êtes bien libéral, cher matelot, vousêtes même radical, j’ose leprétendre, et Riégo n’estqu’un carliste auprès de vous. Je vous rends votrebâtiment, coque et marchandises ; seulement je vousdemanderai quelques vivres pour mon équipage, qui est un peuplus nombreux, vous voyez, qu’on ne l’eûtdit à Pauillac. - Tout ce que j’ai est à vous ! cria Gonidec,pleurant à chaudes larmes. - Encore une exigence de ma part : vous m’ouvrirez votrerôle d’équipage ; j’y veuxécrire mon nom avec une apostille. Nous l’avions apporté avec nous. Il yécrivit ce peu de mots : « Aujourd’hui, le … du moisde… 1823, le trois-mâts de Marsouin,commandé par le digne capitaine Gonidec, aété visité à la hauteur deSaint-Antoine, une des îles du Cap-Vert, par moi, donJosé Martinez y Guipuscoa, grand d’Espagne,commandeur de l’ordre de Malte, corsaire au service desCortès nationales. Personne n’aété pendu à bord, ni pillé: où l’abeille a passé, le moucherondemeure. » Il nous fut aisé, d’après ce nom deGuipuscoa, de deviner pourquoi le noble pirate, sigénéreux envers nous,s’était montré si cruel envers notrecamarade Rudner. Le père Gonidec, à son retour àSaint-Brieuc, fut très-mal reçu de son armateur,auquel il avait, de l’île Bourbon, écritsa singulière aventure, croyant au moins le divertir. Cetarmateur était un habile négociant qui avait faitassurer le Marsouinbeaucoup au-dessus de sa valeur, dans l’espoirqu’il serait capturé. On juge combien il dutêtre affligé de perdre le fruit d’une sijuste spéculation. Voici, en serrant la main du capitaineavec un mouvement convulsif, ce qu’il lui dit ou àpeu près : - Que le diable vous emporte avec votre espagnol grand seigneur ! vousme faites perdre plus de cent mille francs. Beau voyage, vraiment !...Ne me parlez pas d’un noble pour faire le métierde corsaire ? ça n’y entend rien. Soyez lebienvenu, pourtant. Vous dînerez avec nous. Voulez-vous voirma femme ? Elle est dans le salon avec ses enfants. Et il lui tourna le dos pour se rendre à sa caisse. Le bonarmateur ! le digne homme ! EUGÈNE SUE.* (*) Cetadmirable tableau de moeurs maritimes, publié en1830 sous lenom de Savinien,est certainement de M. EugèneSuë ; nous doutonsmême qu’un autre écrivain fûtcapable de peindre une scène de mer avecautant de verve et d’esprit. L’auteur nous sauragré de lui rappeler unexcellent morceau qu’il a sans doute oublié et quimérite de figurerdans ses oeuvres. Notedel’Éditeur. |