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FOUINET, Ernest(1799-1845) : LaFamine(1839). Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndré Malraux de Lisieux (26.XI.2008) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire (coll.part.) de Paris-Londres: Keepsake français publié à Paris par la librairieDelloye en 1839. LaFamine par Ernest Fouinet ~*~Quand le matin, àl’heure où la nature n’est réveillée qu’à demi, à l’heure où le soleilva se lever, vous contemplez, du haut du rocher presque inaccessibled’Ehrenbreitstein, le Rhin qui coule majestueusement à vos pieds, entredeux remparts de verdure encore voilés de brumes, votre imaginationaime à errer dans le vague et le mystérieux de cette perspective. Elleremonte le fleuve, tantôt resserré entre d’étroites limites, tantôts’épanouissant comme un lac, ici réfléchissant de riants paysages, làde sombres aspects, représentant ainsi, hélas ! le cours de la viehumaine. Puis la capricieuse fantaisie se plaît à se bercer dans lesmerveilleux échos des grottes de Lurley, à écouter les éternelsrugissements du troude Bingen, où des barques ont disparu pour sortir endébris par le trou de Saint-Goar, à quatre lieues de distance. Puisvoici qu’à la rêveuse imagination succèdent des réalités presque aussibelles ; le soleil est sur l’horizon, et plus il monte plus il soulèveles rideaux de brume et les franges des vapeurs. Les blanches maisons,les clochers d’ardoises, les vignobles, sous la fraîche verduredesquels couve tant de feu, les manteaux ondoyants des forêts, lesruines de ces nids formidables des aigles ou plutôt des vautours dumoyen-âge, tout apparaît à son tour, graduellement, à mesure que lesbrouillards s’éclaircissent ou se dissipent. De petites voiles semontrent déjà comme les ailes étendues des cygnes, sur les ondes danslesquelles se mirent, de plus en plus distincts, les coteaux, lescollines, les rochers des deux rives. Voyez-vous ces barques sortir deLahn ? Voyez-vous entrer dans la Moselle ces immenses trains de boisformés des chênes séculaires arrachés à la vénérable Forêt-Noire ?Entendez-vous l’Angélus ? il monte vers vous de trois ou quatreclochers de Coblentz, de celui de Pfaffendorf, et du fond de la riantepetite ville d’Ehrenbreitstein, qui dort paisible à l’entrée de savallée, sous son formidable arsenal, comme sommeille ou sourit Naplessous son menaçant cratère. Et c’est ainsi que la pensée, revenue de ses vagabondes promenades dansle mystérieux passé des souvenirs et des traditions dont le Rhin est lemerveilleux fleuve, la pensée se tourne avec le regard vers lesredoutables fortifications d’Ehrenbreitstein. Ce rocher, qui domine levaste cours du Rhin, semble avoir été destiné à être l’éternelprotecteur de ces calmes rivages. Les Romains y avaient un castrum sousl’empereur Julien ; à la forteresse romaine succéda un burg teutonqu’habitèrent quelquefois les évêques de Trèves, et qui tomba en ruinessous ces mêmes princes ecclésiastiques. Puis il fut rétabli en 1160, etl’électeur Jean, margrave de Bade, le fit enfin réparer et agrandir.C’est dans cet état que la forteresse eut à soutenir les canonnades deMarceau, ce jeune héros qui a son tombeau près d’Ehrenbreitstein. Cette place fut quatre fois assiégée, et le dernier blocus, le plusterrible de tous, eut lieu pendant le congrès de Rastadt. Vers la finde 1798 la disette commença à se déclarer dans la forteresse, et unjour nébuleux de décembre le colonel Faber, qui commandait le château,fut dans la nécessité d’annoncer à la garnison réunie qu’elle allaitavoir l’ennemi le plus terrible à combattre, la faim. La distributionde viande devait cesser, attendu qu’il n’y avait plus aucun bétail dansl’enceinte du fort, et quand à la ration du pain, elle était réduite àmoitié. Cette déclaration, faite à la fin d’une de ces lugubresjournées où le brumeux automne se mêle au sombre et rigoureux hiver,eut un effet doublement triste sur les soldats déjà fatigués par unlong blocus et de continuelles sorties. Il fallait en prendre sonparti, et les calmes Allemands se résignèrent avec leur sang-froidnational, et aussi avec l’indifférence du soldat qui ne souffreréellement que des angoisses présentes et a le bonheur de ne prévoir nipressentir l’avenir. La loi de la nécessité fut donc mise à exécution, et de jour en jourelle devint plus rigoureuse. La demi-livre de pain, bien faible partpour un homme robuste et livré à de continuelles fatigues, tomba pardegrés au quart, aux deux onces, à l’once, à quelques bouchées. Heureuxencore qui, dans ces extrémités, n’avait que soi à nourrir, maisbeaucoup de soldats ou sous-officiers avaient ou leurs femmes, ou desenfants adoptés sur le champ de bataille, ou quelques chiens favorisqui les avaient suivis dans toutes leurs guerres, se tenant entre leursjambes pendant le feu et léchant les blessures de leurs maîtres quandils avaient été atteints. Déjà tous les rats des fossés, dessouterrains et des casemates avaient été chassés et vendus au poids del’or. Il n’y avait plus un seul chat vivant dans la citadelle, et l’ons’était livré une sorte de bataille pour un moineau abattu d’un coup defusil. Les fidèles chiens étaient donc bien menacés et déjà quelqueshommes avaient sacrifié leurs dévoués compagnons à l’implacable volontéde la faim. Gertrude, la vivandière, réduite à la ration comme les soldats, car sonfond était entièrement épuisé, avait une chienne qu’elle aimait presqueautant que sa fille, la petite Milchen, au point qu’elle les appelaitles deux soeurs. Voici pourquoi : Gertrude ayant, quelques annéesauparavant, mis au monde un enfant débile qui ne prenait que peu delait et qui mourut sur son sein, fut obligée, pour se délivrer du laitqu’elle avait en abondance, de prendre pour nourrisson cette jeunechienne, nommée Krapp, qu’elle allaita pendant quelques mois. Ce petitanimal la sauva de beaucoup de souffrances, et, soit parreconnaissance, soit qu’elle subît, même à l’égard d’un animal,l’influence de ce sentiment, tout autant physique que moral, qui faitqu’une mère s’attache irrésistiblement davantage à l’enfant qu’elle anourri, Gertrude aima dès lors Krapp presque comme sa seconde fille.Milchen semblait partager cet attachement, et l’on eut dit que lachienne y répondait avec une sorte de raison. Sans rien perdre de sondévouement de noble brute, Krapp avait puisé dans le lait d’une femmecette intelligence humaine qui de l’instinct aimant fait l’affectiontendre. Il y avait en vérité entre Gertrude, Milchen et Krapp, quelquechose de cette mystérieuse union que cimente la communication du sangpar le sein maternel ; il y avait là amour de mère, de soeur, d’enfant.Aussi Gertrude et Milchen se privaient d’une partie de leur misérableration pour nourrir Krapp, qui n’en mangeait pas moins de bon appétitet sans ménagement ; c’est là que se creusait la profonde ligne dedémarcation entre la bête et l’homme. Cette chienne, aussi fine, aussi intelligente que bonne, était lafavorite de tous les soldats, qui jouaient avec elle et se plaisaient àl’instruire en temps d’abondance ; mais en temps de misère, de disette,aux jours de la dévorante famine, ils ne lui adressaient plus un geste,un mot caressant, et s’ils la regardaient, il y avait dans leurs yeuxmornes quelque chose de menaçant et d’avide qui faisait que Gertrude etMilchen se jetaient bien vite devant leur pauvre Krapp. Quand les soldats revenaient de la cantine, où le tabac, la suprêmeressource des affamés, venait de manquer pour la première fois, le 15janvier 1799, ils tombaient là, mornes, abattus, sans force. Les poingscrispés appliqués sur leurs genoux, les lèvres serrées, le regard fixe,ils semblaient chercher dans leur désespoir à voir venir cet invisibleennemi qui les attaquait si irrésistiblement. Oh ! parmi lesinnombrables modes de guerre que la mort emploie contre notre pauvreespèce, la peste et la famine sont les plus redoutables ; c’est alorsqu’elle marche à la tête d’armées de fantômes qui ne soulèvent point depoussière, qui ne font pas le moindre bruit ; à côté de ce fatalsilence, le trouble, les cris, le sang, le tumulte d’un champ debataille sont des fêtes. Où es-tu, peste qui lances la foudre ? que jete foule aux pieds ! Famine qui me déchires les entrailles ! où es-tu ? C’est ce que les soldats de la garnison semblaient dire dans un silencesinistre comme celui de leur ennemi, la faim, en regardant les lignesdes assiégeants qui les tenaient bloqués, et qui se nourrissaientd’autant plus abondamment qu’ils arrêtaient au passage tous les vivres.Tenter une sortie eût été impossible ; les forces des hommes étaienttout-à-fait épuisées, d’autant plus que le froid sévissait avec unerigueur excessive, et l’on sait combien le froid a de prise sur lesestomacs vides. La mortalité était grande, et ceux qui survivaient sesentaient à demi morts. « Enfin j’ai été obligé de tuer mon pauvre chien ! dit un vieuxgrenadier à son camarade en s’essuyant les yeux. - Et moi donc, il l’a bien fallu aussi ! répliqua avec le même geste etle même accent son camarade. - Il n’y en a plus un seul dans la citadelle. - Bah ! il n’y en a plus, répondit d’un ton presque féroce un autresoldat. Est-ce que tu n’entends pas en ce moment même le maudit Krapp(Maudit ! ils l’aimaient tous ordinairement), le maudit Krapp qui hurleparce qu’il n’a pas assez à manger ; il ferait mieux de donner à mangeraux autres… - Tu as raison, repartit son voisin d’une voix sombre. Gertrude etMilchen se laissent maigrir pour lui, et il n’en profite guère. Ellesferaient bien mieux de le vendre ; le commandant l’achèterait biencher, j’en suis sûr. - Le commandant ! laisse donc, il le garderait pour lui. Il ne sera pasdit que nous mourrons de faim près d’un chien qui mange ; et, cettenuit, s’il y a encore quelques bons enfants capables d’aller à lamaraude, nous irons prendre Krapp. Nous sommes quatre, ce sera à nousseuls, entendez-vous ? tant pis pour les autres… En attendant, oncapitulera peut-être, et nous serons sauvés. » Ce projet fut définitivement arrêté, et quand vint le soir, où il n’yavait pas à souper pour Gertrude et pour Milchen, celles-ci songèrent àse mettre au lit de bonne heure ; quelques verres d’eau, car un puitsexistait dans la citadelle, voilà tout ce qu’elles purent donner àleurs brûlants estomacs, et, après leur prière bien fervente, on lepense, pour qu’une prochaine capitulation eût lieu, elles allaiententrer dans leur lit, quand elles s’aperçurent de l’absence de Krapp.On comprend aisément quelle fut leur terreur, ou, pour mieux dire, leurdouloureuse conviction. Leur pauvre chienne avait certainement étéassouvir à son tour la faim frénétique de quelques soldats de lagarnison. Tout en regrettant Krapp d’autant plus amèrement qu’ellesavaient fait pour elle plus de sacrifices, Gertrude et Milchensouffraient assez elles-mêmes de la famine pour excuser ces hommes.Elles tentèrent cependant quelques recherches dans l’enceinte de laforteresse ; mais aucune des sentinelles n’avait vu Krapp sortir, etdepuis la nuit tout était fermé. Il n’y avait plus d’ouverture qui pûtdonner accès dans le château que quelques brèches faites par le tempsou le boulet des siéges antérieurs ; si la chienne était dehors, ellepouvait revenir par une de ces brèches, mais il était probable qu’ellene reparaîtrait jamais. Gertrude rentra avec Milchen, et elles secouchèrent. Leur sommeil était bien léger et bien agité ; aussi seréveillèrent-elles, non pas au bruit, mais seulement à la lueur quivint à briller sous la porte de la cantine. Elles écoutèrent, se mirentsur leur séant. On parle, on cherche à ouvrir la porte. « Qui vive ? s’écria Gertrude. - Amis… si cela vous convient… sinon… il nous faut à manger… il nousfaut votre chien… Dépêchez-vous, répondirent quelques voix exténuées,nous mourons de faim ; donnez-nous Krapp, ou nous enfonçons la porte… » L’accent débile avec lequel étaient prononcées ces menaces de violencene les rendait guère redoutables. « Eh ! mon Dieu ! camarades, répondit Gertrude, Krapp n’est plus ici,on me l’a pris. - Tu mens ! tu mens ! Ouvre-nous, ou nous enfonçons la porte, etmalheur !... Ce ne sera pas seulement alors le chien… » Les quatre soldats avaient réuni tous leurs efforts, et la portes’ébranlait, Gertrude l’ouvrit à la hâte. « Mais je ne mens pas ; mes amis, ne me reconnaissez-vous plus ? C’estmoi, Gertrude, votre vivandière, que vous aimez bien… Voilà Milchen, lafille du sergent Fritz, Milchen, que vous aimez bien aussi. - Et ton chien… ton chien ?... - Vous voyez bien qu’il n’est pas ici ; je vous jure qu’on me l’a pris. - Tu jures… tu jures ! Tu l’as caché… Mourir de faim près d’un chien,pour un chien !... Il faut être aussi bête que toi ; tu dépéris à vued’oeil. Allons, camarades, cherchons. » Et lanterne en avant, ils cherchaient sous les lits, sous les meubles,dans tous les coins de la chambre. Un léger grattement se fit entendre à la porte. « Ah ! mon Dieu ! c’est Krapp ! se dirent Milchen et Gertrude avecterreur et joie… Il ne faut pas lui ouvrir… » Et le grattement recommença plus fort. « Quand je vous dis qu’il est enfermé dans quelque armoire. Ouvre-lui…tu entends bien qu’il demande à sortir… Vite, cette armoire, ou je labrise. » Gertrude ouvrit donc l’armoire, puis le buffet, et tandis que lessoldats examinaient avec leur lanterne, Milchen sortit tout doucementde son lit et fit entrer Krapp. O surprise ! ô merveille la chienne tenait entre ses dents lamoitié d’un pain de munition qu’elle venait de dérober aux Français quiformaient le blocus. Milchen compléta l’action intelligente de Krapp enprésentant aux soldats l’animal bien-aimé avec son butin dans sa gueule. « Voyez ! camarades, leur dit Gertrude frappée d’étonnement, voyez sivous voulez encore tuer cette pauvre bête. N’est-elle pas l’instrumentde la Providence ?... Prenez ce pain que Dieu vous envoie, et craignezde porter la main sur sa créature. Prenez ! prenez ! » Saisis par ce qu’ils venaient de voir comme par la vue d’un miracle,les soldats n’osaient regarder le pauvre chien. Cette nourriture qu’illeur apportait intacte, quand il en avait tant besoin lui-même, ils lacontemplaient avec une sorte de respect, comme si elle fût venue d’enhaut, et après avoir partagé avec Gertrude et Milchen, ils seretirèrent aussi émus que s’ils venaient d’assister à un spectacleimposant. La capitulation fut signée deux jours après, le 27 janvier 1799 ; Krappfut plus que jamais le favori de l’armée, et mourut glorieusement d’uncoup de feu, à côté de Gertrude, pendant qu’elle pansait un blessé surle champ de bataille. ERNEST FOUINET. |