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FRANCE,François-Anatole Thibault, dit Anatole(1844-1924) :  LePetit soldat de plomb(1899).
Numérisation du texte : O. Bogros pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (27.III.2008)
[Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées].
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Texteétabli sur un exemplaire(Coll. part.) du Livre des Nouvelles: Anthologie publiée à Paris par l'Edition du livre des nouvelles, en1899.

Le Petit soldat de plomb
par
Anatole France

~ * ~

AMadame GastonMeyer.

CETTE nuit-là, comme la fièvre de l'«influenza » m'empêchait dedormir, j'entendis très distinctement trois coups frappés sur la glaced'une vitrine qui est à côté de mon lit et dans laquelle viventpêle-mêle des figurines en porcelaine de Saxe ou en biscuit de Sèvres,des statuettes en terre cuite de Tanagra ou de Myrina, des petitsbronzes de la Renaissance, des ivoires japonais, des verres de Venise,des tasses de Chine, des boîtes en vernis Martin, des plateaux delaque, des coffrets d'émail ; enfin, mille riens que je vénère parfétichisme et qu'anime pour moi le souvenir des heures riantes oumélancoliques. Les coups étaient légers, mais parfaitement nets et jereconnus, à la lueur de la veilleuse, que c'était un petit soldat déplomb, logé dans le meuble, qui essayait de se donner la liberté. Il yréussit, et, bientôt, sous son poing, la porte vitrée s'ouvrit toutegrande. A vrai dire, je ne fus pas surpris plus que de raison. Ce petitsoldat m'a toujours eu l'air d'un fort mauvais sujet. Et depuis deuxans que madame G. M... me l'a donné, je m'attends de sa part à toutesles impertinences. Il porte l'habit blanc bordé de bleu : c'est ungarde française, et l'on sait que ce régiment-là ne se distinguaitpoint par la discipline.

- Holà ! criai-je, La Fleur, Brindamour, La Tulipe ! ne pourriez-vousfaire moins de bruit et me laisser reposer en paix, car je suis fortsouffrant ?

Le drôle me répondit en grognant

- Tel que vous me voyez, bourgeois, il y a cent ans que j'ai pris laBastille, ensuite de quoi on vida nombre de pots. Je ne crois pas qu'ilreste beaucoup de soldats de plomb aussi vieux que moi. Bonne nuit, jevais à la parade.

- La Tulipe, répondis-je sévèrement, votre régiment fut cassé par ordrede Louis XVI le 31 août 1780. Vous ne devez plus aller à aucune parade.Restez dans cette vitrine.

La Tulipe se frisa la moustache et, me regardant du coin de l'oeil avecmépris :

- Quoi, me dit-il, ne savez-vous pas que, chaque année, dans la nuit du31 décembre, pendant le sommeil des enfants, la grande revue dessoldats de plomb défile sur les toits, au milieu des cheminées quifument joyeusement, et d'où s'échappent encore les dernières cendres dela bûche de Noël ? C'est une cavalcade éperdue, où chevauche maintcavalier qui n'a plus de tête. Les ombres de tous les soldats de plombqui périrent à la guerre passent ainsi dans un tourbillon infernal. Cene sont que baïonnettes tordues et sabres brisés. Et les âmes despoupées mortes, toutes pâles au clair de lune, les regardent passer.
Ce discours me laissa perplexe.

Ainsi donc, La Tulipe, c'est un usage, un usage solennel ? J'aiinfiniment de respect pour les usages, les coutumes, les traditions,les légendes, les croyances populaires. Nous appelons cela le folklore,et nous en faisons des études qui nous divertissent beaucoup. LaTulipe, je vois avec grand plaisir que vous êtes traditionniste. D'unautre côté, je ne sais si je dois vous laisser sortir de cette vitrine.

- Tu le dois, dit une voix harmonieuse et pure que je n'avais pasencore entendue et que je reconnus aussitôt pour celle de la jeunefemme de Tanagra qui, serrée dans les plis de son himation, se tenaitdebout auprès du garde française qu'elle dominait de l'élégante majestéde sa taille. Tu le dois. Toutes les coutumes transmises par les aïeuxsont également respectables. Nos pères savaient mieux que nous ce quiest, permis et ce qui est défendu, car ils étaient plus près des dieux.Il convient donc de laisser ce Galate accomplir les rites guerriers desancêtres. De mon temps, ils ne portaient pas, comme celui-ci, unridicule habit bleu à revers rouges. Ils n'étaient couverts que deleurs boucliers. Et nous en avions grand'peur. C'étaient des barbares.Toi aussi tu es un Galate et un barbare. En vain tu as lu les poètes etles historiens, tu ne sais point ce que c'est que la beauté de la vie.Tu n'étais point à l'agora, tandis que je filais la laine de Milet,dans la cour de la maison, sous l'antique mûrier.

Je m'efforçai de répondre avec mesure :

- Belle Pannychis, ton petit peuple grec a conçu quelques formes dontse réjouissent à jamais les âmes et les yeux. Mais il se débitaitchaque jour sur ton agora autant de sottises qu'en peuvent moudre enune session nos conseils municipaux. Je ne regrette pas de n'avoirpoint été citoyen de Larisse ou de Tanagra. Toutefois, il convient dereconnaître que tu as bien parlé. La coutume doit être suivie, sansquoi elle ne serait plus la coutume. Blanche Pannychis, toi qui filaisla laine de Milet, sous le mûrier antique, tu ne m'auras pas faitentendre en vain des paroles de bon conseil ; sur ton avis, je permetsà La Tulipe d'aller partout où le folklore l'appelle.

Alors une petite batteuse de beurre en biscuit de Sèvres, les deuxmains sur sa baratte, tourna vers moi des regards suppliants.

- Monsieur, ne le laissez point partir. Il m'a promis le mariage. C'estl'amoureux des onze mille vierges. S'il s'en va, je ne le reverraiplus. Et, cachant ses joues rondes dans son tablier, elle pleura detout son coeur.

La Tulipe était devenu rouge comme le revers de son habit : il ne peutsouffrir les scènes, et il lui est extrêmement désagréable d'entendreles reproches qu'il a mérités. Je rassurai du mieux que je pus lapetite batteuse de beurre et j'invitai mon garde française à ne points'attarder, après la revue, dans quelque cabaret de sorcière. Il lepromit et je lui souhaitai bon voyage. Mais il ne partait pas. Choseétrange, il demeurait tranquille sur sa tablette, ne bougeant pas plusque les magots qui l'entouraient. Je lui en témoignai ma surprise.

- Patience, me répondit-il. Je ne pourrais partir ainsi sous vosregards sans contrarier toutes les lois de l'occulte. Quand voussommeillerez, il me sera facile de m'échapper dans un rayon de lune,car je suis subtil. Mais rien ne me presse et je puis attendre encoreune heure ou deux. Nous n'avons rien de mieux à faire que de causer.Voulez-vous que je vous conte quelque histoire du vieux temps ? J'ensais plus d'une.

- Contez, dit Pannychis.

- Contez, dit la batteuse de beurre.

- Contez donc, La Tulipe, dis-je à mon tour. Il s'assit, bourra sapipe, demanda un verre de bière, toussa et commença en ces termes :

- Il y a quatre-vingt-dix-neuf ans, jour pour jour, j'étais sur unguéridon avec une douzaine de camarades, qui me ressemblaient comme desfrères ; les uns debout, les autres couchés ; plusieurs endommagés dela tête ou du pied : débris héroïques d'une boîte de soldats de plombachetée l'année précédente à la foire Saint-Germain. La chambre étaittendue de soie bleu pâle. Une épinette sur laquelle était ouvertela Prièred'Orphée, des chaises ayant une lyre pour dossier, unbonheur-du-jour en acajou, un lit blanc orné de roses, le long de lacorniche des couples de colombes, tout souriait avec une grâceattendrie. La lampe brillait doucement et la flamme du foyer faisaitpalpiter comme des ailes dans l'ombre. Assise en robe de chambre devantle bonheur du jour, son cou délicat incliné sous la magnifique et pâleauréole de ses cheveux, Julie feuillette les lettres qui dormaient,liées avec des faveurs dans les tiroirs du meuble.

Minuit sonne ; c'est le signe du passage idéal d'une année à l'autre.La mignonne pendule, où rit un amour doré, annonce que l'année 1793 estfinie.

Au moment de la conjonction des aiguilles, un petit fantôme a paru. Unjoli enfant, sorti du cabinet où il couche et dont la porte resteentr'ouverte, est venu, en chemise, se jeter dans les bras de sa mèreet lui souhaiter une bonne année.

- Une bonne année, Emile... Je te remercie. Mais sais-tu ce que c'estqu'une bonne année ?

Il croit savoir ; pourtant, elle veut le lui mieux enseigner.

- Une année est bonne, mon chéri, pour ceux qui l'ont passée sans haineet sans peur.

Elle l'embrasse ; elle le porte dans le lit d'où il s'est échappé ;puis elle revient s'asseoir devant le bonheur-du-jour. Elle regardetour à tour la flamme qui brille dans l'âtre et les lettres d'oùs'échappent des fleurs séchées. Il lui en coûte de les brûler. Il lefaut pourtant. Car ces lettres, si elles étaient découvertes, feraientenvoyer à la guillotine celui qui les a écrites et celle qui les areçues. S'il ne s'agissait que d'elle, elle ne les brûlerait pas, tantelle est lasse de disputer sa vie aux bourreaux. Mais elle songe à lui,proscrit, dénoncé, recherché, qui se cache dans quelque grenier àl'autre bout de Paris. Il suffit d'une de ces lettres pour retrouverses traces et le livrer à la mort.

Émile dort chaudement dans le cabinet voisin ; la cuisinière et Nanonse sont retirées dans les chambres hautes. Le grand silence du temps deneige règne au loin. L'air vif et pur active la flamme du foyer. Julieva brûler ces lettres, et c'est une tâche qu'elle ne pourra accomplir,elle le sait, sans de profondes et tristes songeries. Elle va brûlerces lettres, mais non pas sans les relire.

Les lettres sont bien en ordre, car Julie met dans tout ce quil'entoure l'exactitude de son esprit. Celles-ci, déjà jaunies, datentde trois ans, et Julie revit dans le silence de la nuit les heuresenchantées. Elle ne livre une page aux flammes qu'après en avoir épelédix fois les syllabes adorées.

Le calme est profond autour d'elle. D'heure en heure, elle va à lafenêtre, soulève le rideau, voit dans l'ombre silencieuse le clocher deSaint-Germain-des-Prés argenté par la lune, puis reprend son oeuvre delente et pieuse destruction. Et comment ne pas boire une dernière foisces pages délicieuses ? Comment livrer aux flammes ces lignes si chèresavant de les avoir à jamais imprimées dans son coeur ? Le calme estprofond autour d'elle, son âme palpite de jeunesse et d'amour.

Elle lit

« Absent, je vous vois, Julie. Je marche environné des images que mapensée fait naître. Je vous vois, non point immobile et froide, maisvive, animée, toujours diverse et toujours parfaite. J'assemble autourde vous dans mes rêves les plus magnifiques spectacles de l'univers.Heureux, l'amant de Julie ! Tout le charme, parce qu'il voit tout enelle. En l'aimant il aime vivre ; il admire ce monde qu'elle éclaire ;il chérit cette terre qu'elle fleurit. L'amour lui révèle le sens cachédes choses. Il comprend les formes infinies de la création : elles luimontrent toutes l'image de Julie ; il entend les voix sans nombre de lanature ; elles lui murmurent toutes le nom de Julie. Il noie sesregards avec délices dans la lumière du jour, en songeant que cetteheureuse lumière baigne aussi le visage de Julie, et jette comme unecaresse divine sur la plus belle des formes humaines. Ce soir lespremières étoiles le feront tressaillir; il se dira : Elle les regardepeut-être en ce moment. Il la respire dans tous les parfums de l'air.Il veut baiser la terre qui la porte...

« Ma Julie, si je dois tomber sous la hache des proscripteurs, si jedois, comme Sidney, mourir pour la liberté, la mort elle-même ne pourraretenir dans l'ombre où tu ne seras pas mes mânes indignés. Je voleraivers toi, ma bien-aimée. Souvent mon âme reviendra flotter en taprésence. »

Elle lit et songe. La nuit s'achève. Déjà une lueur blême traverse lesrideaux : c'est le matin. Les servantes ont commencé leur travail. Elleveut achever le sien. N'a-t-elle pas entendu des voix ? Non, le calmeest profond autour d'elle...
 
Le calme est profond, c'est que la neige étouffe le son des pas. Onvient, on est là. Des coups ébranlent la porte.
 
Cacher les lettres, fermer le bonheur-du-jour, elle n'en a plus letemps. Tout ce qu'elle peut faire, elle le fait ; elle prend lespapiers à brassée et les jette sous le canapé dont la housse traîne àterre. Quelques lettres se répandent sur le tapis ; elle les repoussedu pied, saisit un livre et se jette dans un fauteuil.
  
Le président du district entre suivi de douze piques. C'est un ancienrempailleur, nommé Brochet, qui grelotte la fièvre et dont les yeuxsanglants nagent dans une perpétuelle horreur.
  
Il fait signe à ses hommes de garder les issues et s'adressant à Julie :

- Citoyenne, nous venons d'apprendre que tu es en correspondance avecles agents de Pitt, les émigrés et les conspirateurs des prisons. Aunom de la loi, je viens saisir tes papiers. Il y a longtemps que tum'étais désignée comme une aristocrate de la plus dangereuse espèce. Lecitoyen Rapoix, qui est devant tes yeux, et il désigna un de seshommes, a avoué que dans le grand hiver de 1789, tu lui as donné del'argent et des vêtements pour le corrompre. Des magistrats modérés etdépourvus de civisme t'ont épargnée trop longtemps. Mais je suis lemaître à mon tour, et tu n'échapperas pas à la guillotine. Livre-noustes papiers, citoyenne.

- Prenez-les vous-même, dit Julie, mon secrétaire est ouvert.

Il y restait encore quelques billets de naissance, de mariage, ou demort, des mémoires de fournisseurs et des titres de rente que Brochetexaminait un à un. Il les tâtait et les retournait comme un hommedéfiant, qui ne sait pas bien lire, et disait de temps à autre : «Mauvais ! Le nom du ci-devant roi n'est pas effacé, mauvais, mauvais,cela ! »

Julie en augure que la visite sera longue et minutieuse. Elle ne peutse défendre de jeter un regard furtif du côté du canapé et elle voit uncoin de lettre qui passe sous la housse comme l'oreille blanche d'unchat. A cette vue, son angoisse cesse tout à coup. La certitude de saperte met dans son esprit une tranquille assurance et sur son visage uncalme tout semblable à celui de la sécurité. Elle est certaine que leshommes verront ce bout de papier qu'elle voit. Blanc sur le tapisrouge, il crève les yeux. Mais elle ne sait pas s'ils le découvrironttout de suite ou s'ils tarderont à le voir. Ce doute l'occupe etl'amuse. Elle se fait clans ce moment tragique une sorte de jeud'esprit à regarder les patriotes s'éloigner ou s'approcher du canapé.

Brochet, qui en a fini avec les papiers du bonheur-du-jour,s'impatiente et dit qu'il trouvera bien ce qu'il cherche.
Il culbute les meubles, retourne les tableaux et frappe du pommeau deson sabre sur les boiseries pour découvrir les cachettes. Il n'endécouvre point. Il fait sauter le panneau de glace pour voir s'il n'y arien derrière. Il n'y a rien.

Pendant ce temps, ses hommes lèvent quelques lames de parquet. Ilsjurent qu'une gueuse d'aristocrate ne se moquera pas des bonssans-culottes. Mais aucun d'eux n'a vu la petite corne blanche quipasse sous la housse du canapé.

Ils emmènent Julie dans les autres pièces de l'appartement et demandenttoutes les clefs. Ils défoncent les meubles, font voler les vitres enéclats, crèvent les chaises, éventrent les fauteuils. Ils ne trouventrien.

Pourtant Brochet ne désespère pas encore, il retourne dans la chambre àcoucher.

- Nom de Dieu! les papiers sont ici ; j'en suis sûr! Il examine lecanapé, le déclare suspect et y enfonce à cinq ou six reprises sonsabre dans toute sa longueur. Il ne trouve rien encore de ce qu'ilcherche, pousse un affreux juron et donne à ses hommes l'ordre dudépart.

Il est déjà à la porte quand, se retournant vers Julie, le poing tendu :

- Tremble de me revoir ; je suis le peuple souverain

Et il sort le dernier.

Enfin, ils sont partis. Elle entend le bruit de leurs pas se perdredans l'escalier. Elle est sauvée ! Son imprudence ne l'a point trahi,lui ! Elle court, avec son rire mutin, embrasser son Émile qui dort lespoings fermés, comme si tout n'avait pas été bouleversé autour de sonberceau.

Ayant ainsi parlé, La Tulipe ralluma sa pipe qui était éteinte et vidason verre.
 
- Mon ami, lui dis-je, il faut être juste. Pour un garde française,vous contez avec délicatesse. Mais il me semble bien avoir déjà entenducette histoire-là quelque part.

- Il se peut que Julie l'ait racontée. C'était une personned'infiniment d'esprit.

- Et qu'est-elle devenue?

-Elle eut de belles heures encore au temps du Consulat. Pourtant ellemurmurait, le soir, aux arbres de son parc, des secrets douloureux.Voyez-vous, monsieur, elle était plus forte contre la mort que contrel'amour.

- Et lui, qui écrivait de si belles lettres ?

- Il devint baron et préfet de l'Empire.

- Et le petit Émile ?

- Il est mort en 1859, à Versailles, colonel de gendarmerie.

- Fichtre !

Anatole FRANCE,
de l'Académie française.