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GAUTIER,Théophile (1811-1872)Feuillets de l'album d'unjeune rapin(1845).
Numérisation du texte : O. Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (07.VII.2014)
[Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées].
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire d'une collectionparticulière de l'édition donnéeen 1857 par Micel Lévy frères dans LeDiable à Paris : Paris et les Parisiens.



FEUILLETS DE L'ALBUM D'UN JEUNERAPIN.
par
Théophile Gautier
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Je ne répéterai pas cettecharge trop connue qui fait commencer ainsi la biographie d'un grandhomme : « Il naquit à l'âge de trois ans, de parents pauvres, maismalhonnêtes, » — Je dois le jour (le leur rendrai-je ?) à des parentscossus, mais bourgeois, qui m'ont infligé un nom de famille ridicule,auquel un parrain et une marraine, non moins stupides, ont ajouté unnom de baptême tout aussi désagréable. — N'est-ce pas une chose absurdeque d'être obligé de répondre à un certain assemblage de syllabes quivous déplaisent ? Soyez donc un grand maître en vous appelantLamerluche, Tartempion ou Gobillard ? A vingt ans l'on devrait sechoisir un nom selon son goût et sa vocation. On signerait, à lamanière des femmes mariées, Anafesto (né Falempin), Florizel (néBarbochu), ainsi qu'on l'entendrait ; de cette façon, des gens noirscomme des Abyssins ne s’appelleraient pas Leblanc, et ainsi de suite.

Mes père et mère, six semaines après que j’eus été sevré, prirent cetterésolution commune à tous les parents de faire de moi un avocat, ou unmédecin, ou un notaire. Ce dessein ne fit que se fortifier avec letemps. Il est évident que j’avais les plus belles dispositions pourl'un de ces trois états : j'étais bavard, je médicamentais leshannetons, et je ne cassais qu'au jour voulu les tirelires où jemettais mes sous ; — ce qui faisait pressentir la faconde de l'avocat,la hardiesse anatomique du médecin, et la fidélité du notaire à garderles dépôts. En conséquence, on me mit au collège, où j'appris peu delatin et encore moins de grec ; il est vrai que j'y devins un parfaitéleveur de vers à soie, et que mes cochons d'Inde dépassaient pourl’instruction et la grâce du maintien ceux du Savoyard le plus habile.— Dès la troisième, ayant reconnu la vanité des études classiques, jem'adonnai au bel art de la natation, - et j'acquis, après deux saisonsde chair de poule - et de coups de soleil, le grade éminent de caleçonrouge. Je piquais ma tête sans faire jaillir une goutte d'eau ; jetirais la coupe marinière et la coupe sèche d'une façon très-brillante; les maîtres de nage me faisaient l’honneur de m’admettre à leur payerdes petite verres et des cigares ; je commençai même un poëmedidactique en quatre chants et en vers latins, intitulé : Ars natandi. Malheureusement, lanage est un art d'été ; et l’hiver, pour me distraire des thèmes et desversions, j'illustrais de dessins à la plume les marges de mes cahierset de mes livres ; je ne puis évaluer à moins de six cent mille lenombre de vers à copier que cette passion m'attira ; j'avais du premiercoup atteint les hauteurs de l’art primitif ; j'étais Byzantin,gothique, et même, j'en ai peur, un peu Chinois ; je mettais des yeuxde face dans les têtes de profil ; je méprisais la perspective et jefaisais des poules aussi grosses que des chevaux : si mes compositionseussent été sculptées dans la pierre au lieu d'être griffonnées sur deschiffons de papier, nul doute que quelque savant ne leur eût trouvé lessens symboliques les plus curieux et les plus profonds. Je ne merappelle pas sans plaisir une certaine chaumière avec une cheminée dontla fumée sortait en tire-bouchon, et trois peupliers pareils à desarêtes de sole frite, qui aujourd'hui obtiendraient le plus grandsuccès auprès des admirateurs de l'air naïf. A coup sûr, rien n'étaitmoins maniéré.

De là, je passai à de plus nobles exercices : je copiai les quatresaisons au crayon noir, et les quatre parties du monde au crayon rouge.Je faisais des hachures carrées, en losange, avec un point au milieu.Ce qui me donna beaucoup de peine dans les commencements, c'est deréserver le point lumineux au milieu de la prunelle ; enfin j'en vins àbout, et je pus offrir à mes parents, le jour de leur fête, un soldatromain qui, à quelque distance, pouvait produire l'effet d'une gravureau pointillé ; la beauté du cadre les toucha, et je les vis près des'attendrir ; mais mon père, après quelques minutes de rêverieprofonde, au lieu de la phrase que j'attendais : « Tu Marcellus eris ! » me dit avecun accent qui me sembla horriblement ironique : « Tu seras avocat ! »

Il me fit prendre des inscriptions de droit qui servirent à motiver messorties, et me permirent d'aller assez régulièrement dans un atelier depeinture. Mon père, ayant découvert mon affreuse conduite, me lança unregard gros de menace, et me dit ces foudroyantes paroles, quiretentissent encore à mon oreille comme les trompettes du jugementdernier : « Tu périras sur l’échafaud ! » C'est ainsi que se décida mavocation.


D’APRÈS LA BOSSE.

Hélas ! voici bien longtemps que je reproduis à l’estompe le torse deGermanicus, le nez du Jupiter Olympien, et autres plâtres plus ou moinsantiques : à la longue, la bosse et l'estompe engendrent la mélancolie; les yeux blancs des dieux grecs n'ont pas grande expression ; la sauce est peu variée en elle-même.Si ce n'était l'idée de contrariermes parents, qui me soutient, je quitterais à l'instant cet affreuxmétier ! Cela n'est guère amusant d'aller chercher des cerises àl’eau-de-vie, du tabac à fumer et des cervelas pour ces messieurs, etde s'entendre appeler toute la journée rapin et rat huppé !


D’APRÈS NATURE.

La semaine prochaine, je peindrai d'après nature. Enfin j'ai une boîte,un chevalet et des couleurs ! Comment prendrai-je ma palette, ronde oucarrée ? Carrée, c'est plus sévère, plus primitif, plus Ingresque; lapalette d'Apelles devait être carrée ! Oh ! les belles vessies,pleines, fermes, luisantes ! avec quel plaisir vais-je donner dedans lecoup d'épingle qui doit faire jaillir la couleur ! Aïe! ouf ! quelmauvais augure ! le globule trop fortement pressé entre les doigts aéclatécomme une bombe, et m'a lancé à la figure une longue fusée jaune : ilfaudra que je me lave le nez avec du savon noir et de la cendre. Sij'étais superstitieux, je me ferais avocat. — Je vais donc peindre, nonplus d'après des gravats insipides, mais d'après la belle naturevivante ! — Dieux ! si c'était une femme ! ô mon cœur, contiens-toi,réprime tes battements impétueux, ou je serai forcé de te faire cerclerde fer comme le cœur du prince Henri. — Ce n'est pas une femme, aucontraire, mais un vieux charpentier fort laid, qui est, au dire desexperts, le plus beau torse de l'époque, et qui s'intitule premiermodèle de l'Académie royale de dessin et de peinture ; pour moi, il mefait l’effet d'un tronc de chêne noueux ou d'un sac de noix appuyédebout contre un mur. On distribue les places ; nous sommescinquante-trois, la plus mauvaise m'échoit. Entre les toiles et lesbarres des chevalets, qui font comme une forêt de mâts, j'entrevoisvaguement le coude du modèle. De tous côtés j'entends mes compagnonss'écrier : Quels dentelés ! quels pectoraux ! comme la mastoïdes'agrafe vigoureusement ! comme le biceps est soutenu ! comme le grandtrochanter se dessine avec énergie ! Moi, au lieu de toutes cesmerveilles anatomiques, je n'avais pour perspective qu'un cubitus assezpointu, assez rugueux, assez violet; je le transportai le plusfidèlement possible sur ma toile, et, quand le professeur vint jeterles yeux sur ce que j'avais fait, il me dit d'un ton rogue : « Cela estplein de chic et de ficelles ; vous avez une patte d'enfer, et je vousprédis — que vous ne ferez jamais rien. »
 

COMMENT JE DEVINS UN PEINTRE DEL'ÉCOLE ANGÉLIQUE.

Ces paroles du professeur, me jetèrent dans un douloureux étonnement. «Eh quoi ! m’écriai-je, j'ai déjà du chic, et c'est la première fois queje touche une brosse... Qu'est-ce donc que le chic ? » J'étais près deme laisser aller à mon désespoir et de m'enfoncer dans le cœur moncouteau à palette tout chargé de cinabre ; mais je repris courage, etj'entendis au fond de mon âme une voix qui murmurait : « Si ton maîtren'était qu'un cuistre !... » Je rougis jusqu'au blanc des yeux, et jecrus que tout le monde lisait sur mon visage cette coupable pensée.Mais personne ne parut s'apercevoir de cette illumination intérieure.

Petit à petit, à force de travail, j'en revins à ma manière primitive,je n'employai plus aucune ficelle, et je fis des dessins qui pouvaientrivaliser avec ceux que je griffonnais autrefois sur le dos desdictionnaires ; aussi, un jour, mon professeur, qui s'était arrêtéderrière moi, laissa tomber ces paroles flatteuses : « Comme c'estbonhomme ! » A ces mots je me troublai, et, suffoqué d'émotion, jecourbai ma tête sur ses mains, que je baignai de pleurs. Le tableau quime valut cet éloge représentait un anachorète potiron tendre dans unciel indigo foncé, et ressemblait assez à ces images de complaintesgravées sur bois et grossièrement coloriées, que l'on fabrique àÉpinal. — A dater de ce jour, je me fis une raie dans le milieu descheveux, et me vouai au culte de l’art symbolique, archaïque etgothique ; les Byzantins devinrent mes modèles ; je ne peignis plus quesur fond d'or, au grand effroi de mes parents, qui trouvaient quec'était là des fonds mal placés. André Ricci de Candie, Barnaba,Bizzamano, qui étaient, à vrai dire, plutôt des relieurs que despeintres, et se servaient autant de fers à gaufrer que de pinceaux,avaient accaparé mon admiration. Orcagna, l'ange de Fiesole,Ghirlandajo, Pérugin, me paraissaient déjà un peu Vanloo ; et, netrouvant plus l'école italienne assez spiritualiste, je me jetai dansl'école allemande. Les frères Van-Eik, Hemling, Lucas de Leyde,Cranach, Holbein-Quintin, Metsys, Albert Durer, furent pour moi l'objetd'études profondes, après lesquelles j'étais en état de dessiner et decolorier un jeu de cartes aussi bien que feu Jacquemln Gringoneur,imagier du roi Charles VI. A cette époque climatérique de ma vie, monpère, après avoir payé une note assez longue chez Brullon, rue del’Arbre-Sec, me fit cette observation, que je devais savoir mon métieret gagner de l'argent ; je répondis que le gouvernement, par un oublique j'avais peine à concevoir, ne m'avait pas encore donné de chapelleà peindre, mais que cela ne pouvait manquer. A quoi mon père répliqua:« Fais le portrait de M. Crapouillet et de madame son épouse, et tuauras cinq cents francs, sur lesquels je te retiendrai cent francs
— pour tes mois de nourrice, que tu me dois encore. »


HURES DE BOURGEOIS !!!...


Madame Crapouillet n'était pas jolie, mais M. Crapouillet était affreux; elle avait l'air d'un merlan roulé dans la farine, et il ressemblaità un homard passant du bleu au rouge. Je fis le mari couleur pommed'amour peu mûre, et la femme d'un gris perle tout à fait mélancolique,dans le genre des peintures d'Overbeck et de Cornélius. Ce teint parutpeu les flatter, mais ils furent contents de ma manière de peindre, etils dirent à l'auteur de mes jours : « Au moins monsieur votre filsétale-t-il bien sa couleur et ne laisse-t-il pas un tas de grumeauxdans son ouvrage. » Il fallut me contenter de ce compliment assezmaigre ; pourtant j'avais représenté fort exactement la verrue de M.Crapouillet, et les trous de petite vérole qui criblaient son aimablevisage ; on pouvait distinguer dans l'œil de madame, la fenêtre d'enface avec ses portants, ses croisillons et ses rideaux à franges. Lafenêtre ressemblait beaucoup.

Ces portraits eurent un véritable succès dans le monde bourgeois ; onles trouvait très-unis et faciles à nettoyer avec de l’eau seconde. Lecourage me manque pour énumérer toutes les caricatures sérieusesauxquelles je me livrai. Je vis des têtes inimaginables, groins,mufles, rostres, empruntant des formes à tous les règnes,principalement à la famille des cucurbitacées ; des nez dodécaèdres,des yeux en losange, des mentons carrés ou taillés en talon de sabot;une collection de grotesques à faire envie aux plus ridicules poussahsinventés par la fantaisie chinoise.

Je fus à même d'étudier tout ce que laisse de trivial, de laid, d'épatéet de sordide, sur un visage humain, l'habitude des pensées basses etmesquines. La nuit je me dédommageais de ces horribles travaux, dontceux qui les ont faits peuvent seuls soupçonner les nausées, endessinant à la lampe des sujets ascétiques traités à la manièreallemande, et entremêlés de pantalons mis-partis, de lapins blancs etde bardane.


RENCONTRE.

Un soir, j'entrai, près de l’Opéra, dans un divan où se réunissaientdes artistes et des littérateurs ; on y fumait beaucoup, on y parlaitdavantage. C'étaient des figures toutes particulières : il y avait làdes peintres à tous crins, d'autres rasés en brosse comme des cavalierset des têtes-rondes. — Ceux-ci portaient des moustaches en croc et laroyale, comme les raffinés du temps de Louis XIII ; ceux-là laissaientgravement descendre leur barbe jusqu'au ventre, à l’instar de feul’empereur Barberousse : d'autres l'avaient bifurquée comme celle deschrists byzantins ; le même caprice régnait dans les coiffures : leschapeaux pointus, les feutres à larges bords y abondaient ; on eût ditdes portraits de Van-Dick, sans cadre. Un surtout me frappa : il étaitvêtu d'une espèce de paletot en velours noir qui, pittoresquementdébraillé, permettait de voir une chemise assez blanche ; l'arrangementde ses cheveux et de son poil rappelait singulièrement la physionomiede Pierre-Paul Rubens ; il était blond et sanguin, et parlait avecbeaucoup de feu. La discussion roulait sur la peinture. J'entendis làdes choses effroyables pour moi, qui avais été élevé dans l'amour de laligne pure et dans la crainte de la couleur. Les mots dont il seservait pour apprécier le mérite de certains tableaux étaient vraimentbizarres : « Quelle superbe chose ! s'écriait le jeune homme  àtournure anversoise ; comme c'est tripoté ! comme c'est torché ! quelragoût ! quelle pâte ! quel beurre ! il est impossible d'être pluschaud et plus grouillant. » Je crus d'abord qu'il s'agissait depréparations culinaires, mais je reconnus mon erreur, et je visqu'il  était question du tableau de M. ***, dont le jeune peintreà barbiche blonde se posait l'admirateur passionné. On parlait avec unmépris parfait des gens que j'avais jusque-là respectés à l’égal desdieux, et mon maître en particulier était traité comme le dernier desrapins. Enfin, l’on m'aperçut dans le coin où je m'étais tapi comme uncerf acculé, tenant un coussin sous chaque bras pour me donner unecontenance, et l'on me força à prendre une part active à laconversation. Je suis, je l'avoue un médiocre orateur, et je fus battuà plate couture. On pluma sans pitié mes ailes d'ange, on contamina depunch et de sophismes ma blanche robe séraphique, et le lendemain lepeintre à paletot de velours vint me prendre et me conduisit à lagalerie du Louvre, dont je n'avais jamais osé dépasser la premièresalle : je me hasardai à jeter un regard sur les toiles de Rubens, quim'avaient jusqu'alors été interdites avec la plus inflexible sévérité ;ces cascades de chairs blanches saupoudrées de vermillon, ces dossatinés où les perles s'égrènent dans l'or des chevelures, ces torsespétris avec une souplesse si facile et si onduleuse, toute cette natureluxuriante et sensuelle, cette fleur de vie et de beauté répanduepartout, troublèrent profondément ma candeur virginale. Le cruelpeintre, qui voulait ma perte, me tint une heure entière le nez contreun Paul Véronèse ! il me fit passer en revue les plus turbulentesesquisses du Tintoret, et me conduisit aux Titien les plus chauds etles plus ambrés ; puis il me ramena dans son atelier orné de buffets dela renaissance, de potiches chinoises, de plats japonais, d'armuresgothiques et circassiennes, de tapis de Perse, et autres curiositéscaractéristiques ; il avait précisément un modèle de femme, et,poussant devant moi une boite de pastel et un carton, il me dit : «Faites une pochade d'après cette gaillarde ! voilà des hanches un peuRubens et un dos crânement flamand. » Je fis, d'après cette créature,étalée dans une pose qui n'avait rien de céleste, un croquis où jeglissai timidement quelques teintes roses, en retournant à chaque foisla tête pour m'assurer que mon maître n'était pas là. La séance finie,je m'enfuis chez moi l'âme pleine de trouble et de remords, plus agitéque si j'eusse tué mon père ou ma mère.


CONVERSION.

J'eus beaucoup de peine à m'endormir, et je fis des rêves bizarres oùje voyais scintiller dans l'ombre des spectres solaires, et s'ouvrirdes queues de paon ocellées de pierres précieuses et jetant le plus viféclat, des draperies fastueuses, des brocarts épais et grenus, desbrocatelles tramées d'or et magnifiquement ramagées, se déployant àlarges plis ; des cabinets d'ébène incrustés de nacre et de burgauouvraient leurs portes et leurs tiroirs, et répandaient des colliers deperles, des bracelets de filigrane et des sachets brodés. De bellescourtisanes vénitiennes peignaient leurs cheveux roux avec des peignesd'or, pendant que des négresses, à la bouche d'œillet épanoui, leurtenaient le miroir sous des péristyles à colonnes de marbre blanclaissant entrevoir dans le fond un ciel d'un bleu de turquoise. Cecauchemar hétérodoxe continua lorsque je fus éveillé, et, quandj'ouvris ma fenêtre, je m'aperçus d'une chose que je n'avais pas encoreremarquée : je vis que les arbres étaient verts et non couleur dechocolat, et qu'il existait d'autres teintes que le gris et le saumon.


COUP D'ÉCLAT.

Je me levai, et, ma cravate montée jusqu'au nez, mon chapeau enfoncéjusqu'aux yeux, je sortis de la maison sur la pointe du pied avec unair mystérieux et criminel ; en ce moment je regrettais fort la modedes manteaux couleur de muraille : que n'aurais-je pas donné pour avoirau doigt l'anneau de Gygès, qui rendait invisible ! Je n'allaiscependant pas à un rendez-vous d'amour, j'allais chez le papetieracheter quelques-unes de ces couleurs prohibées que le maîtrebannissait des palettes de ses élèves. J'étais devant le marchand commeun écolier en troisième qui achète Faublas à un bouquiniste du quai ;en demandant certaines vessies, le rouge me montait à la figure, lasueur me rendait le dos moite ; il me semblait dire des obscénités.Enfin, je rentrai chez moi riche de toutes les couleurs du prisme. Mapalette, qui jusque-là n'avait admis que ces quatre teintes étoufféeset chastes, du blanc de plomb, de l'ocre jaune, du brun rouge et dunoir de pèche, auxquelles on me permettait quelquefois d'ajouter un peude bleu de cobalt pour les ciels, se trouva diaprée d'une foule denuances plus brillantes les unes que les autres ; le vert véronèse, levert de schéelle, la laque garance, la laque de Smyrne, la laque jaune,le massicot, le bitume, la momie, tous les tons chauds et transparentsdont les coloristes tirent leurs plus beaux effets, s'étalaient avecune fastueuse profusion sur la modeste planchette de citronnier pâle.J'avoue que je fus d'abord assez embarrassé de toutes ces richesses, etque, contrairement au proverbe, l'abondance de bien me nuisait.Pourtant, au bout de quelques jours, j'avais assez avancé un petittableau qui ne ressemblait pas mal à une racine de buis ou à unkaléidoscope ; j'y travaillais avec acharnement, et je ne paraissaisplus à l'atelier.

Un jour que j'étais penché sur mon appui-main, frottant un bout dedraperie d'un scandaleux glacis de laque, mon maître, inquiet de madisparition, entra dans ma chambre, dont j'avais imprudemment laissé laclef sur la porte ; il se tint quelque temps debout derrière moi, lesdoigts écarquillés, les bras ouverts au-dessus de sa tête comme ceux du Saint Symphorien, et, aprèsquelques minutes de contemplation désespérée, il laissa tomber ce mot,qui traversa mon âme comme une goutte de plomb fondu : « Rubens ! »

Je compris alors l'énormité de ma faute, je tombai à genoux et jebaisai la poussière des bottes magistrales ; je répandis un sac decendre sur ma tête, et, par la sincérité de mon repentir, ayant obtenule pardon du grand homme, j'envoyai au Salon une peinture à l'eau d'œufreprésentant une madone lilas tendre et un Enfant- Jésus faisant unegaliote en papier.

Mon succès fut immense ; mon maître, plein de confiance dans mestalents, me fit dès lors peindre dans tous ses tableaux, c'est-à-diredonner la première couche aux cielset aux fonds. Il m'aprocuré une commande magnifique dans une cathédrale qu'on restaure.C'est moi qui colorie avec les teintes symboliques les nervures deschapelles qu'on a débarrassées de leur odieux badigeon ; nul travail nesaurait convenir davantage à ma manière simple, dénuée de chic et deficelles ; — les maîtres du Campo-Santo eux-mêmes n'auraient peut-êtrepas été assez primitifs pour une pareille besogne. — Grâce àl’excellente éducation pittoresque que j'aie reçue, je suis venu à boutde m'acquitter de cette tâche délicate à la satisfaction générale, etmon père, rassuré sur mon avenir, ne me criera plus désormais : Tuseras avocat !

THÉOPHILE GAUTIER.