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GIRAUDOUX, Jean (1882-1944):  Le Cerf [suivi de] Premier rêve signé.- Paris : A la Cité desLivres, 1926.- 56 p. ; 17 cm.- (L'Alphabet des Lettres; G).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (05.XII.2014)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
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Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx: nc)


LE CERF

suivi de

PREMIER RÊVE SIGNÉ

PAR

Jean GIRAUDOUX
_____

LE CERF

I

VERS le début de l’année, Fontranges, qui avait vécu depuis la mort deson fils dans l’affliction, ressentit un malaise contre lequel il sedéfendit d’abord, car il y soupçonna presque une distraction à sondeuil : il lui sembla un jour qu’il aimait moins les chiens. Ilcontinua à les dresser, à les caresser, mais il dut bientôt s’avouerque ses gestes étaient machinaux, que les chenils ne l’intéressaientplus. Il était le premier Fontranges auquel pareille aventure arrivât.Il en fut honteux et désolé. Les chenils des Fontranges étaient plusanciens que la plupart des familles nobles de France. Le remords queressentit le premier Montmorency qui se détacha des armes, le premierRacine qui renia la poésie, le premier Lauzun qui n’aima plus lesfemmes, Fontranges l’éprouva. De même que ce dernier Lauzun, pour enavoir le cœur net, ne quittait plus la maîtresse sur laquelle avaitpéri la fougue des Lauzun, il redoublait ses visites aux chiens. Leschenils ne contenaient, à part quelques rares achats en bassets et encockers, que des chiens que Fontranges avait vus naître, dont pas unecanine ne lui était ignorée, qu’il connaissait aussi dans leurcaractère comme ses pensées… Mais ils ne l’intéressaient plus. Il ne sedoutait pas que c’était ses pensées qui ne l’intéressaient plus… Il seforçait à promener ses favoris, mais il avait de la peine même à leurcrier leurs noms, ces noms transmis chez les Fontranges par les chiens,Marmouget, Beckett, Clisson, Poltot, tous ces noms de haine confiés auxanimaux les plus fidèles, et qui allaient survivre à la disparition dela famille. Il les laissait encore, le soir, auprès du feu de sarments,s’approcher de lui, poser leur tête sur ses genoux, il prenait mêmecette tête ; mais tout ce que pensait Yorick avec sa tête de mort,Fontranges le ruminait avec cette tête de setter-gordon vivante etveloutée entre les mains. Il la secouait. Il entendait un froissement,un bruit de velours, qui était le froissement des longues oreilles,mais qui semblait celui aussi d’une cervelle dans un crâne. Il nepensait pas très exactement : – Être ou n’Être pas. Il pensait : –Pauvre  vie que la vie d’un setter ! Soudain il se sentait cogné àl’autre genou ; c’était son braque bleu, qui, croyant réclamer unecaresse, s’offrait à ce prisme de mort. Fontranges était un peu ému, ilprenait cette nouvelle tête, la secouait elle aussi. Le geste de Yorickest plus facile, plus tendre, avec des crânes de chien, tous oblongs.Le braque haussait sa tête pour cette messe des chiens, pour cette pucedivine qu’était entre ses deux yeux sa pensée pour son maître, et quandFontranges l’avait lâchée, la laissait humblement retomber endormiejusqu’au sol brûlant… Toutes ces questions que d’autres neurasthéniquesse posent sur l’utilité des hommes, des musées, de la cuisine,Fontranges maintenant se les posait à propos des chiens, des mangeoiresen ciment armé, et surtout des races de chiens. Après tout, pourquoin’y a-t-il pas qu’un modèle unique de chien répandu dans le monde ? Quede soucis épargnés ! Bolcheviquement une notion de l’égalité des chienss’insinuait dans le descendant de ceux qui avaient tant fait pour enétablir et en codifier les castes. Il essayait d’y résister. Il sentaitbien que la société était perdue si l’on acceptait de se donner à depareilles théories et de ne pas surveiller les purs pointers.Mais  c’est par devoir qu’il défendait l’ancien état de choses,qu’il achetait la chienne primée au concours de Bar-sur-Aube, qu’ilfaisait empailler pour le musée de son chenil son meilleur chasseur debécasses, le premier chien d’ailleurs qui mourût au cours de labrouille de Fontranges et des chiens. C’était pendant la fermeture dela chasse, époque où meurent presque tous les chiens, comme meurentpendant les vacances presque tous les professeurs. Fontranges pensa quece désœuvrement des chiens le rendait peut-être injuste. Il ne pouvaitpourtant pas les atteler. Une heure passée avec sa meute changeait sonindifférence en irritation. Les défauts qu’un autre nerveux eûtdécouvert chez les hommes, Fontranges les découvrait maintenant dansles chiens. Alors que jusqu’ici il les avait traités en êtresirresponsables, aussi indifférent à leurs défauts qu’un déterministeaux défauts des hommes, il s’affligeait de voir des chiens menteurs,des chiens sensuels, des chiens bavards. Sa métaphysique et sa moraledes chiens n’avaient pu se maintenir dans cette catastrophe… La chienneprimée de Bar-sur-Aube allait mettre bas. Il ne la visitait plus quepar respect pour le nom des Fontranges. Il crut désirer comme autrefoisla venue de petits animaux purs, d’une portée enfin arrivée sansencombre de l’Éden des chiens, avec ces relais si proches, si fragilesque sont les existences des chiennes. Mais quand les quatre petitsvinrent au monde, tous avec les stigmates désirés, marqués en belleplace, il s’aperçut qu’ils lui étaient indifférents. La nuit, quandquelque chien de ferme aboyait, cette idée de l’égalité des chiens, dela vanité de leurs castes, le tenait éveillé et triste. Les roquets,les faux beaucerons, les bas-rouges se répondaient à la ronde dans unrôle médiocre, pour signaler quelque mendiant. Il supportait à larigueur cela. Mais si quelque jeune chien de la meute, encore incertainde sa mission, donnait de la voix, il se retournait agacé dans son lit.Puis il s’irritait contre lui-même, il essayait de réagir. Il allumait.Il lisait ce qu’avaient écrit sur les chiens, non pas cet abominableLinné, mais les écrivains qui les avaient le plus aimés, Buffon,Toussenel… Hélas ! Un malheur lui arriva dans ces lectures. Feuilletantun soir au lit le Buffon, aux environs du mot chien, il tomba sur lemot cheval, et soudain il lui fut révélé qu’il aimait peut-être aussimoins les chevaux.

II

LES chevaux étaient plus chers encore aux Fontranges que les chiens.Tous, depuis Clovis, avaient fait la guerre, et aucun ne l’avait faiteà pied. Le cheval était pour eux la base de l’homme sur la terre…Fontranges eut froid au cœur, il ne manquait plus vraiment que cela!... Il passa une robe de chambre. Il se mit à la fenêtre. La rosée dusoir était tombée, et une bouffée si parfumée de toutes les fleurs etde toutes les herbes pénétra dans sa chambre qu’il hésita à l’aspirercomme autrefois à pleins poumons, tant ses sensations maintenant sebrisaient sous lui, et qu’il ne s’y hasarda que timidement, comme surla glace. Par bonheur le parfum des deux gros magnolias qui avaientpris dans l’angle de l’aile et du corps du château exposé au midi lataille de sapins et qui étaient en fleurs, résista, s’imposa, etFontranges embaumé s’aventura à regarder la nuit. La lune brillait.Elle éclairait, bien au delà de la Seine, les toits d’ardoise desDollfol de Berteval, les éleveurs, qui tous en ce moment, jusqu’auxfemmes et aux filles, dormaient tranquilles sur les notions invétéréeset intangibles qu’ils avaient reçues des aïeux pour tout ce quiconcernait les veaux, les taureaux, et les nourrains, et qui au réveilallaient retrouver intact leur cheptel. Il les envia. Était-il vrai queDieu retirât au dernier des Fontranges cette monture sur laquelle ilavait le droit, depuis 1125, d’entrer dans toutes les églises de lachrétienté ? Il regagna son lit, relut Buffon. Mais ce mal qui l’avaitdétourné des chenils, cette espèce de peine à la vue d’un chienparfait, ce chagrin d’enfant devant la vanité de la noblesse canine,malgré les phrases de Buffon, ce bolchevisme dans sa pensée aussi avaitcontaminé les chevaux. Les palefrois sur lesquels les premiersFontranges avaient avec Charlemagne créé la France, et Diadumène leurpremier cheval de course, qui avait battu en 1781 le cheval du ducd’Orléans, et Faublas qui sauva en 1848 son maître de l’eau comme unchien, par les dents, tous devenaient dans son esprit les égaux ducheval de ferme. Toute la chevalerie de France était soudain dans sapensée mise à pied. Toute l’histoire de France devenait une histoired’infanterie. Azincourt, Reischoffen, ces noms de défaites pour leshommes, mais de victoires pour les chevaux, résonnaient à ses oreillesaussi ternes que ces noms bourgeois de Bouvines ou de Coulmiers. Ilvoulut en avoir le cœur net. Par l’escalier de la tour, pour éviter lehall avec ses tableaux où il n’était pas sûr de ne pas apercevoir entredeux aïeux inconnus de lui un chien ou un cheval dont il savait parcœur le nom et l’histoire, il descendit, gagna les communs, et ouvrittoute grande, d’un geste d’éclusier qui se suicide, lâchant surlui-même sa rivière, la double porte de son écurie.

Le fox couché dans une des mangeoires grogna doucement, sansinquiétude. L’affaire de celui-là et de sa race était liquidée.Fontranges lui ordonna durement le silence. La lune inondait l’écurie.En robe de chambre, les pieds nus dans ses sandales, Fontranges,Apollon vieilli, regardait sous la lune ses quatre chevaux préférés, cequadrige qu’il n’attellerait plus au soleil. Le parfum des magnolias semêlait ici à celui des jasmins qui tendaient les communs. Avec quellevolupté il avait jadis respiré cette odeur, soutenue qu’elle était parla chaleur de l’écurie, quand il partait avant l’aube pour une chasse àcourre. Cette nuit encore, elle le pénétrait, le touchait comme unepromesse… Mais quelle promesse ? Les magnolias, les jasmins, la natureen un mot, venaient sans doute d’être mis au courant des pensées deFontranges. Tout ce qu’il y a de promesse pour un être dans leur douxparfum restait vrai, mais par une logique que Fontranges ne comprenaitpas, ces promesses s’appliquaient au passé : – Tu auras un passéheureux ! disaient les magnolias, et les jasmins s’en mêlaient : – Tonavenir a été sombre, triste, disaient-ils, mais tu auras, heureuxFontranges, des jours passés délicieux !... Le pauvre Fontranges, sesmoustaches à la gauloise mal tombantes, pour la première fois devantses chevaux sans son monocle, se débattait ainsi dans cette lune etcette ombre sans arriver, par la faute des fleurs, à trouver le vraiaiguillage entre ce qui était et ce qui n’était pas révolu. Les chevauxdormaient, étendus sur leur paille tressée, calmes tous quatre, lesdeux pur-sang, le demi-sang, et le cob. Fontranges les regardait avecrancune et pitié, comme on regarde dans son sommeil une maîtresse quel’on va quitter. Le cob ronflait. Les pattes enroulées et contournéesautour d’eux ainsi que les peintres les dessinent lorsqu’il n’y a plusde place au bas de la page d’album, posés sur la terre comme leschevaux marins le sont sur l’eau, éloignés des quatre noms dont leshommes les avaient baptisés et qui étaient inscrits au sommet desmangeoires, éloignés de tout langage, de toute pensée, ils goûtaient lesommeil des animaux les moins intelligents et buvaient à un gouffrenoir, au chaos. La lune éclairait les taches blanches que le grispommelé devait à son père Hébron. Mais la gloire d’Hébron, mais cesmédailles blanches ne faisaient plus résonner aujourd’hui de souvenirset d’orgueil le cœur de son maître. Fontranges avait presque honte desurprendre ainsi ces bêtes magnifiques, qu’il trahissait, et, sans levouloir, il toussota, ainsi qu’il l’aurait fait pour avertir de saprésence un ami surpris dans le sommeil qui le dévoile. Troisreconnurent la voix de leur maître, le gris pommelé et l’alezandemi-sang tentèrent même de se dresser sur leurs pattes et hennirent.Sang et demi-sang dans le cœur des chevaux alimentaient de la mêmevigueur la fidélité aux Fontranges. Ils devaient sortir d’un gouffrebien obscur, car la lune les effrayait. Mais du moins elle lustraitleurs robes. Jamais lune n’agita davantage le cœur des chevaux deFontranges et ne leur donna un poil plus lisse.

III

SEULE Sebha ne se levait pas. C’était un noir pur arabe, dont il yavait toujours eu un modèle chez les Fontranges depuis Saint-Louis.C’était Sebha, appelée du nom de ce cheval cher au prophète lui-même,mais dont certains hippologues prétendent qu’il était un étalon etcertains autres une jument. La même discussion régnait d’ailleurs à cesujet à Fontranges. Les Fontranges au cœur dur réservaient généralementle nom à un cheval, les Fontranges tendres à une jument… Donc Sebhadormait. Elle dormait presque comme dort une femme, les jambes pliées,ses longs cils délicatement croisés, le col chaviré, portrait aussi dela gazelle que le Bédouin avait placée, à l’heure de la monte, devantla poulinière sa mère et l’étalon. Sebha était âgée, mais elle restaitla préférée de Fontranges. Elle avait été toute son imagination, toutesa science. Les seuls livres qu’il eût réellement pratiqués étaient lestraités arabes d’équitation venus à Fontranges en même temps que Sebha.Lui, qui n’avait jamais pu apprendre le mot anglais ou allemand le plususuel, connaissait par cœur tout le vocabulaire créé par le Prophète oules grands arabes pour le dressage et la vie des chevaux. Il ne parlaitqu’arabe avec Sebha. Elle avait été aussi toute sa poésie. Lui quin’avait jamais lu un vers français, savait tous les poèmes arabes surles chevaux, les plus beaux entre tous les poèmes, au dire desAbencérages. Ces tournois entre poètes arabes pour décrire la queue deleur monture, ou le bruit de leur galop, lui aussi, ils lepassionnaient. Bien qu’il n’eût jamais eu l’idée d’une métaphore, iltrouvait juste de décerner le prix au poète qui avait appelé la queuede Sebha une traîne de mariée, et son galop un pétillement debranchages en flammes. Sebha était arrivée à Fontranges dans l’annéeheureuse de son flirt avec Jacques. La poésie arabe n’est guère qu’undialogue entre pères et fils au sujet de leurs coursiers. Au lieu decommenter à son fils les fables de Ratisbonne, c’est cette poésie queFontranges lui avait transmise, tournant avec Jacques autour de Sebha,lui montrant, et comme le Prophète à son entourage, que Sebha était lajument parfaite, puisqu’elle était de face impatiente, de dosimposante, de côté puissante, ou bien le lendemain, quand il avait luun autre poème, puisque Sebha de face était pareille à l’épervier, dedos pareille au lion, de côté pareille au loup. La seule où il pensa àses deux filles fut le jour où il lut la description par deux fillettesdu cheval de leur père Hamïr… C’était Sebha qui avait servi auxpremiers galops de Jacques. Il l’avait ficelé sur elle. Pourquoiavait-il oublié ce jour-là qu’elle remontait au fameux Dahïs, le joyaude la Palestine, mais dont le sang a attiré la catastrophe, dont ladescendance a vu tuer sur elle plusieurs rois, ou a conduit dans l’exildes nations entières. Le sort avait dû rire, de ce père qui craignaitde ne pas voir son fils assez solide en croupe du malheur… Pauvre Sebha!

Il s’approcha de la dormeuse. Il lui dit sèchement : Ugaf, ce quifaisait lever les chevaux d’Ali. Il lui dit, pour la première foisdepuis son dressage, le mot Raba, qui réprimandait les chevaux deZobeide… Sebha se leva, le regardant de ses yeux tendres, cherchantavec remords quelle faute elle avait commise en ce profond sommeil. Ils’approcha d’elle ; elle piaffa, courba l’encolure. Formée au dressagearabe le plus strict, chacun de ses mouvements paraissait rituel. Cetteallure médiévale qu’elle avait à la promenade et que les châtelainsvoisins étaient forcés de reconnaître, sous ce harnachement queFontranges par un petit caveçon ajouté à la bride, par une voussure dupommeau avait apparenté au harnachement des croisés, elle la gardaitmême au repos, même sans selle… Mais Fontranges devait reconnaîtrequ’il ne l’aimait plus ! Ces tout petits reproches qu’il avait parfois,dans un accès d’enjouement, formulé contre Jésus, contre Jésus quin’avait pas, ainsi que Mahomet, créé une langue pour les chevaux, quiavait chevauché en tout un âne, il se trouva ridicule de les avoirfaits. Sur son âne Jésus restait aujourd’hui vainqueur du tournoi.Fontranges sentit son âme soudain noire. Il ne savait pas que ce qu’ilavait caressé sous la forme veloutée de Sebha, que ce qui tout d’uncoup disparaissait de son imagination, c’était l’Orient même. Cespetits départs vers le lever du soleil au pas si léger et si sûr deSebha, car seule peut-être de tous les chevaux arabes du monde ellesavait encore aller au pas comme les montures des paladins, il nedevinait point que c’était de petits voyages vers l’Orient, et quecette joie qui le hissait sur sa selle à pommeau voussé, c’étaitl’esprit des Croisades… Tout cela ne l’intéressait plus. Au fondpourquoi n’avait-il pas gardé, comme l’avait fait son père, le nom deSebha pour un cheval ! Le cob, qui avait bu sans doute pendant sonsommeil aux lies mères du chaos, en était excité. Fontranges n’aimaitpas qu’un cheval sortît agité du sommeil, mais aujourd’hui cela luiétait égal. Il songeait à la vanité des haras, de la reproduction, dela vie. Le cob rongeait sa corde pour s’échapper, hennissait versSebha. Autrefois Fontranges eût pris une chambrière. Aujourd’hui, iln’avait pour tout cela qu’indifférence, presque dégoût. Qu’il s’échappedonc, qu’il couvre Sebha ! Il s’approcha, le flatta, le caressa. Ne pasbattre un cob inconvenant ! Il en aurait pleuré, il ne l’aimait plus.Il referma la porte avec précaution, comme un voleur de chevaux. Ilvenait de leur voler au moins leurs ombres.

IV

CE dégoût des chiens et des chevaux dura. Si Fontranges avait sus’observer, il aurait pu voir qu’il s’était détaché aussi des autresanimaux, des sangliers, des outardes, des lièvres. Mais toute sa vies’étant appuyé sur les chevaux et les chiens, il ne souffrait vraimentque d’eux, et la souffrance causée par les cailles, les mulots, lesrâles de genêt, il la percevait à peine. Il prépara sans joiel’ouverture de la chasse. Il oubliait ou négligeait de tirer. Souvent,après avoir épaulé, et visé une perdrix, il abaissait son fusil, maisil ne se rendait pas compte que ce geste prouvait qu’il n’aimait plusles perdrix. Blaireaux, renards se mirent à pulluler. La neurasthéniedu seigneur ramenait dans le district les luttes primitives. SiFontranges d’ailleurs n’avait pas eu devant lui ce rideau de chiens etde chevaux, il se serait aperçu aussi qu’il n’aimait plus les hommes.

Habitué à mesurer l’importance des hommes d’après les rapports plus oumoins étroits qu’ils ont avec le chenil et l’écurie, il croyait ne plusaimer le piqueur, le palefrenier à cause de leur métier. En fait,c’était que celui-ci lui paraissait trop rouge, l’autre trop pâle. Ilcroyait que, s’il éprouvait moins de plaisir à voir Mme Bardini, lajeune femme du contrôleur des hypothèques de Bar, c’était parce que lechien de Mme Bardini, un chow-chow égaré à la naissance de la Seine, nel’attirait plus. Quand Renée Bardini bâillait, ce qui lui arrivait aumoins une fois avec Fontranges, peu bavard, et montrait son palaisrose, sa langue pointue, ses dents sans canines, toutescaractéristiques qui prouvent la bâtardise des chiens mais la race puredes indo-européens, le regard de Fontranges évitait ce gouffre rosechair, parce qu’il lui rappelait, croyait-il, le bâillement duchow-chow. En fait, il ne trouvait plus rien d’agréable à la bouche deMme Bardini, à la bouche des femmes. Il lut dans *Un Voyage en Russie*que les chevaux de Moscou avec leurs houpettes, leurs encensements,leurs sonnailles, leurs poitrails ornés et bondissants ne sauraientmieux être comparés qu’à des femmes. Il fut surpris de la justesse del’observation. En effet, il devait y avoir des poneys comme MmeBardini. Il l’observa le lendemain pendant sa visite. Pas de doute,Renée Bardini était faite pour être pomponnée, attelée, menée à l’étang: il ne l’aimait plus. Ainsi, il ignora que tous les hommes, et toutesles femmes, et les garçons et les filles, et les chefs de gare, et lesmaréchaux-de-logis de cuirassiers, et les barons et les rois, tous lesfigurants de sa vie étaient devenus pour lui des motifs de tristesse etde haine. Dissimulés derrière la première ligne sacrifiée des chevauxet des chiens, tous ces êtres attendaient qu’un vent eût soufflé sur lamélancolie de Fontranges.

V

UN soir où le vrai vent avait soufflé et ne s’était apaisé que peuavant le coucher du soleil, Fontranges prit sa pèlerine, son fusil, etpar le parc gagna la forêt. A son passage les chiens et les chevaux, unpeu engraissés, comme ceux d’Hippolyte amoureux d’Aricie, mais pour unesinistre raison, tirèrent en vain sur leurs chaînes. Il n’aimaitmaintenant se promener qu’à pied et que seul. La pluie dans les alléesavait rajeuni les traces de roues, qui dataient du printemps. Descrapauds minuscules s’ébattaient en souverains héréditaires, dans lesflaques qui n’avaient pas une heure. Les averses d’une journée avaientsuffi à changer en paysage aquatique ce domaine hier sec encore, et lespoules d’eau, les canards chantaient à la place des cailles. C’était unchangement d’époque terrestre. Fontranges en jouissait. Il avait besoinque les arbres versassent sur lui de l’eau et non de l’ombre, que lesol ne résistât point mais l’aspirât, que le gazon n’essuyât pas seschaussures, mais les oignît, et sa promenade le mena non au Roc Dur,mais à l’étang. Le soleil sur sa fin empourprait l’horizon et leschemins inondés. De moins entêtés que Fontranges, dans cette soiréelamentable, auraient renoncé à se dissimuler plus longtemps que l’on nese console pas de la mort d’un fils, de l’outrage du sort à l’égardd’un petit Fontranges, mais Fontranges découvrait toujours à temps dansles ornières une empreinte de fer à cheval ou une trace de chien pours’obstiner dans ces deux seules brouilles. Il arrivait devant l’étang.Le vent se levait à nouveau. La masse des sapins s’agitait d’unfrémissement qu’on ne percevait qu’à sa frange. Un renoncement total,une désolation complète eût soulagé Fontranges. L’eau de l’étangarrachait de lui un reflet heurté et pauvre, une vraie confession.Devant ce lieu sinistre, tout autre aurait avoué qu’il n’aimait plus laFrance, ni ses rois, ni ces premiers Fontranges qui s’étaient acquispar leur courage et leur lenteur à comprendre la devise *Ferreumubique*. Mais un hurlement lointain lui arriva juste à temps pour luipermettre de penser seulement : – Ce Miraut est insupportable !... S’ilavait été franc, il eut avoué que Mme Bardini ne lui paraissait plusjolie, que Bella et Bellita ses filles ne lui étaient plus rien, quetout, plus que tout, lui était égal, plus qu’égal… Mais il se contintencore, et il pensait que Buffon aurait pu aussi bien écrire : – Laplus déplorable conquête que l’homme ait jamais faite, c’est… lorsquesoudain, il entendit des branches craquer. Il se retourna.

A cinq mètres de lui, dos à l’étang et au soleil, un filet d’eauargenté coulant de sa bouche, les oreilles tendues vers l’avant, desfrémissements courant de façon presque continue sur ses reins toutfumants de la pluie tombée, un cerf le contemplait. Il regardaitFontranges sans curiosité mais avec volonté, en hypnotiseur, baissantparfois le front. – C’est dans un tel moment, pensait Fontranges, qu’onvoit combien sont stupides les histoires où le conteur fait poser unmerle sur les bois du cerf ! On sentait ces ramures sacrées, interditesà tout oiseau, les branches les plus antiques et les seules vivantes dela forêt. Le cerf d’ailleurs semblait avoir une mission précise. Il serapprocha encore d’un pas compté et sans piétinement, si près queFontranges vit son propre reflet dans des larges prunelles en amande.Puis, comme si la faveur divine de n’avoir pas peur, de regarderl’humanité, de lui donner des leçons de courage, était soudain ravie àl’animal, il s’effraya, bondit et disparut.

VI

FONTRANGES n’était pas superstitieux, mais il était sensible, et toutce qui eût agi sur la volonté d’un esprit crédule, agissait sur soncœur avec les mêmes effets. Il ne croyait pas aux mauvais augures, auxordres donnés par les corbeaux ou les chouettes qui hululent, par leschats noirs ou les lièvres qui traversent la route, mais de telsaccidents l’amenaient à réfléchir avec pitié sur la crédulité humaine,sur tous les malheurs de l’humanité, sur les malheurs aussi descorbeaux et des chouettes, et par humilité et soumission il obéissait àces présages. Quand un chien hurlait à la mort, il ne croyait pas qu’unvoisin allait mourir, mais il pensait, car il y allait toujours sansdemi-mesure, à toutes les morts passées et futures, y compris les mortsde chiens, et il était aussi triste du hurlement que les vieilles duchâteau. Il ne vit pas dans l’apparition du dix-cors un second miraclede saint Hubert, mais il était ému de cette attention du sort qui lefaisait assister à une répétition bourgeoise de ce miracle, peut-être àson explication. Le grand cerf qui s’était soudain dressé, non pour luireprocher sa cruauté et ses carnages comme à son patron, mais aucontraire pour le blâmer de ne plus aimer la chasse, qui avait priscontre Fontranges la défense des chiens et des chevaux, ennemis mortelsdes cerfs, qui avait concentré sur lui dans le couchant et dans lapluie la sainteté de la vénerie, Fontranges savait bien que c’était lehasard qui l’avait fait surgir, mais que des hasards pussent avoir cecaractère de sainteté, il en était ému. Que le miracle de saint Hubertse reproduisit juste à l’heure où saint Hubert cessait d’être le patronde Fontranges, avec cette tendre ironie qui forçait le cerf à supplierpour la mort des perdrix et des biches, avec cette absence de crucifixdans la ramure qui disait que c’était simplement un petit miracle defamille, presque laïque, non destiné aux foules, cela lui donnait aussile sentiment d’un renouvellement automatique des miracles. Il pouvaiten avoir moins de considération pour la nature, pour Dieu, ainsi quepour un grand homme qui vous conte deux fois la même anecdote, mais ilen éprouva surtout le sentiment de la vanité des miracles, des hommes,et, cela était nouveau, de sa propre tristesse. Le détachement deschevaux et des chiens lui parut aussi vain que l’amour qu’il avaitautrefois pour eux. Il connaissait ce cerf, comme tout le gibier de laforêt. Il savait ses habitudes de famille, le nombre de faons qu’ilavait eus, son talent à défendre sa horde, son poids exact, mais ildevait reconnaître que par un de ces gestes qui font bondir soudain lesanimaux dans un bestiaire idéal et les accolent à un saint ou à unmartyr, ce cerf avait bondi dans sa vie et s’était accolé pour toujoursau dernier des Fontranges. C’était moins un miracle qu’une leçon denoblesse, presque de maintien, qu’une leçon contre la mélancolie, et lanervosité qui dégrade. Ces deux êtres qui s’étaient affrontés, comme dutemps de saint Hubert, dans leur dignité, le cerf en tous pointssemblable à son ancêtre, le dernier des Fontranges guêtré par lebottier même de Saumur, et en monocle, car il n’avait pas eu le tempsencore de reconnaître qu’il n’aimait plus les bottes et la parure, lecerf avec les mêmes goûts pour les jeunes pousses et le gazon,Fontranges pas trop imbu de radicalisme, de socialisme ou de snobisme,le cerf se cabrant, Fontranges le regardant pour la première fois plusdans les yeux qu’au défaut de l’épaule, cependant qu’un silenceinhabituel régnait autour d’eux, et que tous les autres animaux,lièvres, lapins ou sarcelles, poissons dans l’étang, plus peureuxencore d’avoir délégué leur force en ce seul animal, se cachaient aufond des herbes ou des eaux, cela était une image d’autrefois, c’étaitpour un chasseur ce qu’est un chromo pour un enfant premier en classe.Ce satisfecit que Dieu lui donnait sur le tard le fit sourire. Or iln’avait pas souri depuis un mois… Il pensait à ce poil de cerf, si durau toucher, si doux à la vue. Il pensait à ces naseaux de cerf, plusveloutés que des naseaux de cheval et qu’il n’avait caressés que surles cerfs morts, la dernière fois sur le père justement du cerfd’aujourd’hui. La tendresse, l’amitié, la douceur se réinstallaientdans cette âme simple. Comme un héron se levait, il prit joyeusementson fusil, tira. Le héron en tombant fit jaillir un lièvre, qui fut tuélui aussi. Pendant cinq minutes, le couchant retentit de coups de feuque les bords encaissés de l’étang répercutaient dans toute la forêt,qui annonçaient que Fontranges revenait à la vie et que renaissaientpour lui les faisans et les lièvres. Il suivait presque inconsciemmentle chemin par lequel le cerf avait disparu. Sur la trace du cerf selevaient des perdrix rouges, des râles, des lapins ; le cerf s’étaitmué pour la réconciliation en chacune des espèces volantes ougalopantes. Pour la première fois, Fontranges ne se sentait pluscoupable envers elles, il les tuait joyeusement. Il sema sur sonpassage les petites morts des jours heureux. Les garde-chasse croyaientà un braconnier, mais les chiens hurlaient de joie, les chevaux, qui necomprennent qu’indirectement, hennissaient d’entendre hurler leschiens. Dans la lune qui se levait, Fontranges revint couvert de bêtesaussi distinctes que dans les tableaux hollandais où est peinte lacréation, un héron, un lièvre, une fouine, des sansonnets… Il revintdans le chenil, fit sentir à chaque race sa proie. Les chiensbondissaient de délire… A travers l’œil-de-bœuf, il cria à Sebhahennissante le mot du prophète qui excite la monture à la guerre. Sebhapiaffait… c’est ainsi que par l’intercession d’un cerf, Fontrangesreprit la chasse, métier divin, et retrouva l’affection pour tout cequi sert la chasse, chiens, chevaux, gardes et braconniers. Ce n’étaitpas trop tard. Il ne se douta jamais que pendant quelques mois il avaithaï les hommes… Le jour où il prit le train pour venir voir à Parisl’Exposition canine, il ne se doutait pas qu’il était réconcilié, nonseulement avec les chiens, mais avec ses deux filles, avec Mme Bardini,et le deuil de son fils il le ressentait, non plus comme unediminution, un malaise, mais comme un vrai et terrible deuil. Carchiens et chevaux lui avaient caché aussi qu’il était brouillé avec lesmorts.

*Paris, 1925*.

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PREMIER RÊVE SIGNÉ


J’ÉTAIS soldat, et je prenais la garde sur le front d’un perron d’onyxoù montaient des sergents-majors. Elle passa. Je la voyais venir d’audelà l’horizon, – d’où surgissent les nuages, les trianglesd’étourneaux, et les soleils, – de là-bas où la terre est ronde. Sesyeux étaient sans tain, et ne reflétaient pas les choses, ni monvisage, ni mes yeux ; ils étaient noirs, mais comme l’air est bleu,d’être trop clairs ; ils étaient plus grands que sa bouche où sa languepouvait à peine passer. C’est, devinai-je, la femme d’un préfet, et jeprésentai l’arme, les mains crispées sur la vis de culasse. Ma gorge secontractait, j’avais envie de crier si fort, que le rapport du régimenteût été troublé, que le lieutenant-colonel escorté du chef de musiquefût venu et m’eût pris sanglotant, aux pieds de la femme du Préfet.

Elle me tendit les mains ; elle m’aimait ; elle frottait doucement sespouces au fond de mes paumes, de la poudre de riz flottait et se posaitsur ses oreilles, qu’elle givra. Ma pensée peu à peu monta, devint mavoix : je lui expliquai le maniement du fusil insistant sur sesdésavantages. Des mots inoubliables me montaient aux lèvres ; parfois,je sanglotais avec désolation ; mes pieds étaient si las que je m’assissur la première marche, et nous nous mîmes à pleurer tous deux,tellement que nous ne pensions pas à nous embrasser.

Le Préfet vint, il avait l’air très intelligent. Je montai dans unphaëton qu’il conduisait ; j’étais derrière, seul avec elle, et nousétions pleins de joie. Les os de mes chevilles serraient ses pieds ;les yeux rivés à  nos yeux, nous en cherchions le fond mouvant.Parfois, toujours nous regardant, nous poussions des plaintes amères.Nos cris dominaient le trot des chevaux bais, qui steppaient avecgrâce, mais forgeaient ; les chardonnerets se perchaient, attentifs,sur les fils du télégraphe qui montaient, puis descendaient, au long dela voiture, comme ils montent, puis descendent au flanc des wagons. LePréfet nous surprit joue contre joue ; il arrêta pour nous laisserdésolés.

Il advint que nous étions seuls au milieu du Grand Marécage. L’eau memontait aux genoux ; je tenais la femme du Préfet dans mes bras, etsoudain je l’appelai par son nom. Mais des forces cruelles dictèrentmon discours, et voici ce qu’elles ont déclamé aux plaines liquides :

PRÉLUDE

Alouette, chère Alouette, mon amour.

PREMIÈRE DÉCLARATION

Je ne vous aime pas avec des pommes, des branches d’aubépine, desbaisers sur le cou.
La nature est lâche et désolée, mon amour l’habite et ne lui ressemblepas : ce n’est pas l’hiver que les oies sont le plus blanches.

CONSÉQUENCE

Quand le destin nous aura séparés, j’irai, pour te revoir, depréfecture en préfecture, déguisé en troubadour.

OBJECTION

Mais il est 86 préfectures, et peut-être 87, si l’on crée laSeine-Maritime. Un seul homme ne peut les connaître toutes ;
elleshabitent le centre des départements, espacées par beaucoup de plaines,fières et solides ;
beaucoup se mirent dans des fleuves, mais l’eau n’ajamais pu emporter leur reflet.

DEUXIÈME DÉCLARATION

Beaucoup d’hommes t’aimeront : que la qualité de leur amour ne te dupepas, parût-il aussi fou que le mien.
Rien ne ressemble plus à la queuedu lion que la queue du bœuf.

FINALE

Alouette, chère Alouette, mon amour.

Ma voix se tut. De petits navires flottaient sur l’horizon : mais onvoyait d’abord la coque, puis la voile, contrairement aux loisnaturelles les plus récentes, et cela ne nous étonnait pas. J’embrassaialors Alouette, sur ses oreilles où la poudre de riz devenait neige,puis sur sa bouche, où ma langue pouvait à peine passer. Nous necessions de pleurer très haut, nos sanglots couraient sur la surface del’eau, revenaient en écho, se buttaient, se choquaient, avec desrebonds et des glissades, comme des billes folles sur un billard.

L’un d’eux carambola le Préfet, qui revint. Juché sur des échasses, ilbarrait tout l’horizon et produisit la nuit. Les Étoiles naissaient aufond de l’eau, et se reflétaient dans le ciel ; le grand Marécages’alluma, s’anima, et mes pieds écartés en équerre roulaient sur desmousses tièdes, et je chantai, et mon ventre était battu d’eau fraîche,si bien que j’étais tendre et chaste comme un petit enfant. Soudain lePréfet arrêta d’un geste les nappes chantantes.

- Venez, dit-il, je vais vous présenter au Pape…

La première salle avait pour plafond le ciel. Il pleuvait au dehors, etl’azur en résonnait. Le mari d’Alouette nous présenta :

- Je suis, dit-il, petit-fils de conseiller de Préfecture, fils desous-préfet, Préfet moi-même. Voici l’amant de ma femme, voilà sonamante. Ce sont, en vérité, deux petits enfants ; ils s’aiment tantqu’ils ne peuvent plus se séparer.

Un gros cardinal tira trois petites tortues de sa poche, nous les donnaet dit :

- Je ne suis pas le Pape. Croyez que je regrette beaucoup. Je suis legrand Camerlingue.

Il ajouta tristement :

- Nulle créature féminine n’est plus belle qu’Alouette !

La deuxième salle était pavée et murée de glaces ; si bien que nouspouvions à peine, au milieu de toutes nos images retrouver notre vraicorps. C’est alors que je m’unis à Alouette ; nos chairs se fondirentsubitement, et le même vêtement nous protégea du froid et du regard desmiroirs. Nos têtes seules étaient désunies au-dessus de notre corpsfondu, et nous pouvions baiser chaque endroit de nos têtes.

Le Préfet redit au second gros cardinal les mêmes mots :

- Je suis Préfet, fils de sous-préfet…, etc.. Mais ils avaient un senstout nouveau ; ils voulaient dire, je ne sais dans quel but hypocrite :

- Je suis le grand Camerlingue, je viens exprès de Batavia, pour vousapporter trois petites tortues.

Nous étions étonnés de son mensonge ; le second gros cardinal luirépondit :

- Je ne suis pas le Pape. Je suis le jeune prélat violoncelliste.

Il ajouta, joyeusement :

- Alouette est plus belle que tout individu quelconque.

Dans la troisième salle, le pape était assis, à ce que me dit le filsd’Alouette, vicaire à Saint-Sulpice, « sur de grands fracas devioloncelles ». Il avait les yeux transparents de la petite Marie, quej’aime les jours. Le Préfet répéta : – Je suis Préfet, etc. Mais laphrase avait un sens subtil que je ne compris pas. Le Pape me dit,persuasif :

- La religion est. Voilà un fait.

Ses yeux devenaient si transparents que l’on s’étonnait de ne pas voirderrière des os ou de la cervelle.

- Le pape est. Voilà un second fait. Je suis.

J’allais discuter cette mineure quand les violoncelles parlèrent. Ilschantaient d’une voix plus haute que les plus hauts violons, exceptél’un, qui avait son de flûte. Ils évoquaient toutes les beautés dumonde, mais surtout l’étoile polaire. Chère étoile isolée, disaient lesvioloncelles-violons, pourquoi, ô solitaire, méprises-tu tes sœurs ?Mais le violoncelle-flûte pleurait si languissamment que l’oncomprenait la solitude. Le pape s’asseyait sur les notes les plusdrues, qui le balançaient, toutes rêveuses.

Un nerf se déclancha dans ma tête. Notre hôte bondit, joyeux :

- Mon fils, mon fils, cria-t-il, vous voilà évêque. Vous ne pourrezplus accomplir l’œuvre de chair que derrière des lauriers-roses !

Je partis donc, en phaëton, avec Alouette, le mari conduisant, à larecherche des lauriers-roses.

C’était moi qui gardais le premier bosquet. je me reconnus, bien qu’unsage ait affirmé que peu de gens se salueraient en connaissance, s’ilsse rencontraient dans la rue. Je me reconnus, malgré le soir, et me disbonjour. La nuit était tombée presque jusqu’à nos têtes. De grandesclartés se cachaient sous les arbres, où l’ombre venait peu à peu lesdéloger. Elles s’en allaient alors dans les cabanes, et narguaient lanuit de derrière les vitres, ou suivaient notre voiture, sous notreprotection, juste au-dessous des lanternes. Je fis arrêter devant laguérite, où je montais la garde ; je n’étais nullement jaloux de monimage, et je lui souriais pour qu’elle me sourît, heureux comme unemère qui a deux enfants.

Mais l’image ne me sourit pas ; elle m’intima l’ordre de passer monchemin, et elle ne me tutoyait pas. J’en eus peur et je m’obéis.

Nous repartîmes au galop de nos bais bien pommelés. Des jardiniers,assis au brancard de tombereaux pleins de glaïeuls, nous croisaient àchaque minute. Nous les injuriions, parce qu’ils étaient lents àprendre leur droite. L’un d’eux, que le préfet avait appelé « bâtard »nous menaça de son fouet. D’un geste, le mari d’Alouette changea lalanière en couleuvre. La couleuvre mordit son propriétaire, qui serepentit, et nous indiqua le second bosquet de lauriers-roses.

On y arrivait par une route chaude, que les étés ont poudrée. De grandsfrissons parcouraient les arbres, et continuaient dans notre corps. Nosombres peureuses se blottissaient sous celle de la voiture. Jedescendis enfin Alouette, et je m’assis à son côté, derrière lesbranches. Le préfet montait la garde.

Or, je ne reconnaissais plus mon amante, n’ayant regardé que moi dansses yeux.

J’étais interloqué ; mais elle me tendit son pied, que je mis sur mesgenoux. Je lui offris des macarons, puis des oublis qu’elle effeuillaitlentement. Je dis :

- Alouette, je vous aime. Heureux, heureux qui vous connaît dans votrevie privée, vos habitudes, et assiste à vos petits déjeuners. Chaquematin, à huit heures, une grand[e] douleur m’éveille. Elle prend, medis-je, son chocolat. Il fume, bienheureux, dans le Saxe et réchauffeautour de la tasse des bergers et des bergères ; elle boit quelquesgorgées ; une, deux, puis une encore ; et ressommeille, près duchocolat qui s’endort et ne respire plus. Parfois, elle a beurré latartine des deux côtés, et des aventures enfantines l’égayent.

Je bus ses regards qui étaient justement à fleur de ses yeux ; jesanglotais de tout mon ventre, comme une gamine giflée ; elle mecalmait, de sa main et de sa parole :

- Ne te suffit-il pas, délices du cœur, de m’avoir possédée dans lachambre du gros camerlingue. Pour moi, ce souvenir remplira toute cettevie, et débordera sur les autres. Nous nous rencontrerons peut-être aubras d’épouses ou d’époux, dans les gares ou des musées. je te jurealors de porter ma main à ma fossette, et ce geste te dira que jet’aime de toute mon âme, de tout mon corps, de toute mon âme.

Le préfet vint nous en avertir en hâte. Il riait, cynique.

- Voilà les sbires, fit-il, fuyons, ô Léon ! Nous nous embrassions,sans l’écouter.

- Voilà les alguazils, fit-il, ô Emile !

Il se plaisait à ces assonances. Alouette se leva et s’éloigna, lesyeux dans mes yeux. Il dit :

- Regarde, délices du cœur, elle part à jamais.

Elle partait, tristement, à reculons, ses lèvres entr’ouvertes étaientreliées par une salive transparente, qui moussait aux commissures. J’yreconnaissais tous mes baisers, je me précipitai vers elle.

- La paix, délices du cœur, commanda le préfet.

Je me révoltai :

- Je ne dépends pas, Préfet, de ta préfecture, lui ai-je crié, un hommed’un département vaut un préfet d’un autre. Es-tu donc préfet de laHaute-Vienne ?

Il me regardait, surpris :

- Non, je suis du Gers, chef-lieu Auch.

Mais il me tenait solidement ; je ne pouvais même, de mon gré, mouvoirmes paupières ; il me tamponnait les yeux de son mouchoir, pour que leslarmes ne me brouillent pas la vue, la dernière vue d’Alouette.

Elle disparut au tournant, pour toujours. Mes yeux ont suivi longtempscelle que je ne voyais plus. Ma seconde image se penchait sur monépaule, pour me consoler. Mais j’avais besoin d’être seul, et ellen’insista pas.

Je me suis réveillé un matin de pluie, las et désolé ; mes membresgisaient sur mon lit, séparés, si naturellement inertes que j’hésitaisà les rassembler autour de ma taille, qui me serrait comme un corset.Un rêve m’a amené Alouette ; quel rêve me la ramènera ?

Plût à Dieu qui est dans le ciel, qu’elle fût vivante, par l’univers,ici ou là. Je l’aurais attendue, immobile, me nourrissant de miches etde châtaignes, sûr de sa venue et de son règne, simple, immobile etpatient, comme les arbres attendent la pluie.

*Paris, 1907*.