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GIRAUDOUX, Jean (1882-1944): La Prière sur la Tour Eiffel.-A Paris : Chez Emile-Paul Frères, 1923.- 37 p. , couv ill en coul; 19,5 cm. Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (21.I.2015) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx: 00144000239307) LA PRIÈRE SUR LA TOUR EIFFEL PAR Jean GIRAUDOUX ~ * ~ ![]() C’EST le premier mai. Chaque mal infligé à Paris est guéri aujourd’huipar le grand spécialiste. Quand un plomb saute dans un ministère, c’estle fondateur même de l’École supérieure d’électricité qui accourt.Quand un tramway déraille, c’est l’équipe des dix premierspolytechniciens qui vient le remettre dans sa voie. Chaque bourgeois,vers midi, après ces cures merveilleuses, a le sentiment que si sonbouton de pardessus sautait on alarmerait la rue de la Paix, etl’Observatoire si sa montre s’arrête. Il est gonflé de plénitude, en cejour d’ouvriers parfaits, comme au temps, qu’il a oublié, où pour lemoindre chagrin il alertait Schopenhauer, pour la moindre joieRabelais. C’est que les grandes puissances sont seules aujourd’hui faceà face avec les grands hommes, le feu en face du Directeur du Creusot,le gaz du Directeur du Gaz, la vapeur face à face avec l’Écolecentrale. La journée de Paris, que trois millions d’ouvriers ontreposée, tourne sur ses huit rubis. C’est le premier mai. C’est le jour où l’on reconnait, à ce qu’ellesrestent actives, les industries qui mourront le jour de la révolution,qui sont purement bourgeoises, qui mourront bientôt. La maison Falizemourra, où étincelle aujourd’hui l’épée de Forain, avec la garde defaisceaux de pinceaux, et la coquille en palette en or. La pharmacieRoberts mourra, avec ses médicaments contre l’abus du Bourgogne,différents selon le cru et l’année. Paris est un étang vidé ; demagnifiques étrangers, de superbes hommes d’État, des Rothschild,sautent dans les flaques ou reluisent. Le Panthéon est isolé des autresédifices par l’armée en costume, et ne reçoit que les grands hommesvivants qu’il pourra plus tard recevoir morts. C’est le seul jour oùl’on entende en France le burin des graveurs gratter, la plume desécrivains grincer. Tout le vacarme est fait par les métiers libéraux.Le médecin de l’usine est plus bruyant aujourd’hui que l’usineelle-même. On percevrait presque plus le grincement du soleil que celuide la terre… Le soleil est radieux d’ailleurs… Un bourgeois a dûl’appeler pour quelque panari ou quelque géranium débile. Le ciel esttout bleu, les hirondelles volent, et là haut aussi, plus hautqu’elles, deux ou trois hommes se maintiennent dans l’air sur desmachines, grâce à un truc. Il en est toujours ainsi, et réciproquement : l’inclination que jenourris depuis ce matin pour les hommes n’a d’autres résultats que deme faire obéir aux éléments. Le moindre vent me dirige. Au lieu deremonter la Seine j’ai suivi son courant. Des patrouilles escortaientce poète qui allait au travail, – et voici la Tour Eiffel ! Mon Dieu,quelle confiance il possédait en la gravitation universelle, soningénieur ! Sainte Vierge, si un quart de seconde l’hypothèse de la loide pesanteur était controuvée, quel magnifique décombre ! Voilà cequ’on élève avec des hypothèses ! Voilà réalisée en fer la corde quelance au ciel le fakir et à laquelle il invite ses amis à grimper… J’aiconnu Eiffel, je grimpe… Mon Dieu, qu’elle est belle, vue de la cage dudépart, avec sa large baguette cousue jusqu’au deuxième, comme à unesuperbe chaussette ! Mais elle n’est pas un édifice, elle est unevoiture, un navire. Elle est vieille et réparée comme un bateau de sonâge, de mon âge aussi, car je suis né le mois où elle sortit de terre.Elle a l’âge où l’on aime sentir grimper sur soi des enfants et desaméricaines. Elle a l’âge où le cœur aime se munir de T.S.F. et deconcerts à son sommet. Tout ce que j’aime dans les transatlantiques jel’y retrouve. Des parfums incompréhensibles, déposés dans un losanged’acier par un seul passant, et aussi fixes dans leur altitude qu’uncercueil dans la mer tenu par son boulet ; mais surtout des noms deSyriens, de Colombiens, d’Australiens, gravés non sur les bastingagesmais sur toutes les vitres, car la matière la plus sensible de cettetour et la plus malléable est le verre. Pas un visiteur étranger qui nesoit monté là avec un diamant… On nous change à chaque instantd’ascenseur pour dérouter je ne sais quelle poursuite, et certainsvoyageurs, débarrassés de leurs noms et prénoms dès le second étage,errent au troisième les yeux vagues, à la recherche d’un pseudonyme oud’un parrain idéal. On donne un quart d’heure d’arrêt sur cette plate-forme. Mais, pour cesquinze minutes d’isolement, Eiffel assembla tout ce qui suffit pouronze mois aux passagers du bateau qui fait le tour du monde, dix jeuxde tonneau, dix oracles automatiques, des oiseaux mécaniques pardouzaines, et le coiffeur. Chaque exposition a laissé si haut sonalluvion, un peu d’alluvion universelle. Celle de 1889, des appareilsstéréoscopes où l’on voit les négresses de chaque peuplade du Congoécarter les yeux et les seins devant un spectacle prodigieux qui nepeut être, tant leurs surprises sont semblables, que le photographe.Celle de 1900 des mots russes. Moscou, Cronstadt sont montées ellesaussi graver leur nom… Mais que le Musée Galliéra est beau d’ici !Comme ces disputes que mènent en bas Notre-Dame et le Sacré-Cœur, lePanthéon et la Gare de Lyon, on voit d’ici qu’elles sont truquées pouramuser un peu les hommes et qu’il n’y a, au contraire, entre tous cesédifices qu’accord et que consentement. Désaxés aujourd’hui par unaimant qui est sans doute l’amitié, c’est tout juste si le PontAlexandre et le Pont de la Concorde ne se rapprochent et ne s’accolentpas. Comme d’ici les lois de l’univers reprennent leur valeur ! Commeles savants ont tort, qui disent l’humanité vouée à la mort, un sexepeu à peu prédominant, et comme au contraire ils apparaissentdistribués dans les rues, les voitures et aux fenêtres en nombre égal,ces hommes et ces femmes, qui, la journée finie, se retirent pourengendrer et concevoir, grâce à un stratagème. Que l’on travaille en ce premier mai sur ce faîte ! Un radio envoievers quatre continents, à travers moi, les nouvelles de Paris. Sur unecarte je vois délimité son domaine, si net que par le bottin étrangerje peux connaître le nom du dernier épicier brésilien, du dernierrentier de Samarkand effleuré par ses ondes. Tout un orchestre joueaussi pour l’univers, satisfait du seul applaudissement du gardien.Seuls les hommes de lettres ici sont sans voix. Bénie soitl’institutrice qui, lorsque j’eus cinq ans, me montrant le plus beaulivre d’images et me baillonnant hermétiquement de sa main, m’apprit àpenser sans avoir à pousser des cris, en deux leçons d’une heure ! * * * Ainsi, j’ai sous les yeux les cinq mille hectares du monde où il a étéle plus pensé, le plus parlé, le plus écrit. Le carrefour de la planètequi a été le plus libre, le plus élégant, le moins hypocrite. Cet airléger, ce vide au dessous de moi, ce sont les stratifications, combienaccumulées, de l’esprit, du raisonnement, du goût. Ainsi tous cesamoindrissements et mutilations qu’ont subis les hommes, il y a plus dechance, ici plus que partout ailleurs, y compris Babylone et Athènes,pour que les aient valus la lutte avec la laideur, la tyrannie et lamatière. Tous les accidents du travail sont ici des accidents de lapensée. Il y a plus de chance qu’ailleurs pour que les dos courbés, lesrides de ces bourgeois et de ces artisans aient été gagnés à lalecture, à l’impression, à la reliure de Descartes et de Pascal. Pourque ces lorgnons sur ce nez aient été rendus nécessaires par Commineset par Froissart. Pour que cette faiblesse des paupières ait été gagnéeà la copie du manuel héraldique, ou, dans un atelier, parce que desgens n’ont pas voulu transiger avec certain chrôme ou certain écarlate.Pour que ce manchot ait eu le doigt, puis la main, puis l’autre maincoupée, en retenant près du radium la barque, (si vous voulez et sivous avez saisi l’allusion à ce combat de Salamine), de nos maux. Voilàl’hectare où la contemplation de Watteau a causé le plus de pattesd’oie. Voilà l’hectare où les courses pour porter à la poste Corneille,Racine et Hugo ont donné le plus de varices. Voilà la maison où habitel’ouvrier qui se cassa la jambe en réparant la plaque de Danton. Voilà,au coin du quai Voltaire, le centiare où il fut gagné le plus degravelle à combattre le despotisme. Voilà le décimètre carré où, lejour de sa mort, coula le sang de Molière. Il se trouve qu’en ce jourde grève où les métiers passent pour chômer dans Paris, où lesouvriers, croyant aller contre leur nature et obéissant seulement àl’habitude ancestrale, ont regagné la campagne, Paris exerce le purmétier de Paris ; et Notre-Dame et le Louvre et tous ses monuments sontaujourd’hui aussi opaques et immobiles que la roue de l’hélice tournantà mille tours… Mais que vois je ? J’ai pu soutenir des maux apprêtés pour des générations de héros et degéants, la guerre, la peste, le naufrage, avec rien autre chose qu’uncourage bourgeois. Fils des citoyens de Louis Philippe, je n’ai pas étéinégal aux fléaux d’Attila. Mais tout ce que je croyais en moi dignedes grandes époques, cet épanouissement quatrocentiste en moi del’espoir, ce débordement ronsardien en moi de l’amour, chaque année, enface du printemps, ne me fournit que des armes piteuses. Le moindrebourgeon remporte sur moi la victoire. Je suis inférieur à la moindrecascade. Or, soudain, je vois le printemps entourer Paris. Par lesbrèches des murailles et par les avenues, il se pousse jusqu’à la Seineet seuls les ponts sont encore sans feuillage. En ce jour de repos levent dans le bois de Boulogne n’est plus qu’un mouvement de croissance.Le printemps, le Bois, croissent comme une mer. Sur la banlieue ressuscitée, lacs, bassins et réservoirs reprennent leur orient. Dechacun des sept cimetières, entre les verdures neuves, n’émerge plusqu’un seul monument. Paris n’avoue aujourd’hui que sept morts, et debelles files bleues de fantassins transparaissent sous les rues enveines royales… Voilà vingt-deux ans, Jules Descoutures-Mazet, que parun printemps semblable, tu m’as hissé pour la première fois sur cettetour, en uniforme de lycée, et afin de m’offrir, à la veille desconcours généraux, la vue de cette cité qu’un second prix de versiongrecque, disais-tu, ferait sûrement mon esclave. Evelyne était avecnous, ton amie de Genève, et tu prétendais que la Seine était moinsvisible dans Paris que le Rhône dans le Léman. Evelyne n’osait tecontredire. Résolue à se tuer quand on la contredisait, elle croyaittous les humains susceptibles comme elle. Tous ces enterrements, cesconvois, elle croyait que c’étaient ceux de malheureux que leurs amis,le temps, la vie avaient contredits, et quand on lui parlait d’un mortl’excusait toujours, par la raison qui l’aurait elle-même, cettesemaine là, incitée à la mort : – Les canons à grêle faisaient tant debruit ! Les feuilletons du Matin étaient si idiots ! Les merciers quiéclairent à l’électricité les jambes en celluloïd sont si bêtes !...Aussi, par peur de ton suicide, me décrivit-elle le Rhône à croirequ’en relief il coulait sur le lac. Tu la caressas, tu me dis : - C’est à cette hauteur minima, mon enfant, que je sens sourdre,s’agiter, tout ce qui correspond dans ma poitrine aux manifestes écritspar nos aînés. Mon Art Poétique, en ce moment, y lutte avec une autrepossibilité qui est, je le distingue mal, mon Vicaire Savoyard ou monJ’accuse. Pour aujourd’hui je me contenterai de te répéter : – Détesteles adjectifs ; et chéris la raison !... Car la vie était dure dans ta classe pour qui aimait les adjectifs.Pour toi, ils étaient dans la langue française ce que les parasitessont dans les caves ou les bateaux. Tu n’en parlais qu’avec lesexpressions utilisées pour les cancrelats, les rats et lespoissons morts. – Quand les adjectifs sortent du mot à la queue leuleu, répétais-tu, c’est que le mot vogue à sa perte. – Quand je vois audessus de ce lac, disais-tu encore, (le soir où tu me surpris avecThéophile Gautier), tant d’adjectifs flotter le ventre en l’air !... ettu les comparais aussi aux brigands et aux gendarmes. – Entre deuxépithètes, prétendais-tu, le nom crucifié meurt nu et fait homme; et tu méprisais tous ces romantiques qui se précipitent, quandun bonheur ou un malheur arrive à un nom, sujet de la phrase, chercherune escouade d’adjectifs. Je t’écoutais l’oreille basse, car je lesaimais ; j’avais déjà eu zéro, le jour où je décrivis Fatma la Bellevisitant Tanger la Blanche, pour entretenir près des noms orientaux cesabcès de secours qui en soutirent l’éclat ou le venin ; et, ce jour deprintemps, c’était aussi, du haut de la Tour Eiffel, c’était aussi debeaux adjectifs que les bateaux de Meudon traînaient pour moi dans leursillage, doublé lui-même d’épithètes, c’était par des adjectifs que monregard touchait Belleville, Grenelle, et ces quartiers que tous les dixans, ravalage ordonné par les lois, les écrivains naturalistesbarbouillaient alors d’adjectifs nouveaux… Rassure-toi : J’ai fait desprogrès depuis, comme tous tes autres élèves. Terrorisés, laissés seulssans l’aide d’épithètes en face de tous les noms communs et propres,que tu me permettras bien de comparer à des serpents, à des ginettes ouà des orchidées, nous ne nous en tirions plus que par les métaphores.Toute la classe passait son temps, comme un poste téléphonique, àrelier les noms les uns aux autres par des directs électriques. Le pluscancre distinguait ces singes-lueurs, invisibles aux autres classes,que se faisaient à distance cette année-là dans Chateauroux l’objetpositif et l’objet négatif, et le plus prosaïque d’entre nous, le soir,quand il se dévêtait, confiait son corps nu non plus aux adjectifs maisaux métaphores de la nuit. De sorte que plus tard, chacun dans saprofession, nous t’avons de bon ou de mauvais gré obéi. Cela se voitsurtout chez moi, qui passe pas mal de soirées avec les noms eux-mêmes,mais la partie du Berry limitée par la Brenne et par le Bourbonnaisrecèle depuis cette époque des pharmaciens, des receveurs del’enregistrement, des rentiers qui ne parlent que par métaphores.Certes, parfois me tente un bel Adjectif coloré et luisant, – tu mepermettras de donner des épithètes à ce nom là, – mais le plus souventje résiste, car j’ai l’impression que tu me l’envoies des enfers, pourme tenter, avec un miroir de poche. Mais pour la Raison, maître, j’ai peur de t’avoir moins suivi. Que tunous la dépeignais belle, pourtant, à cette époque ! C’était l’année duphonographe. Triomphe de la raison, les membres de l’Académie desSciences écoutaient en corps devant le cornet, fiers d’être hommes,voluptueux d’être savants, les chansons de Polin. Certes il nes’agissait pas de prétendre que l’intelligence de Dieu et celle deshommes est la même, mais on pouvait hardiment prétendre que celle deshommes était celle de Dieu divisée par le nombre exact d’étoiles, etc’était là un minimum. Que la terre devenait douce à fouler, la viedouce à vivre, quand on expliquait ce qu’y s’y passe, affirmais-tu, parla raison ! Ces oiseaux mécaniques dans cette tour chantaient par unegrâce de la raison. D’ici tu promenais tes yeux heureux sur le Cirqued’Hiver, le Club Paléontologique et les champs de course raisonnables.Par raison, dès que l’hiver avait fui, le printemps revenait, et, tantl’étoile polaire était bleue, par raison l’on désirait mourir. Que laSeine était belle aux environs des Andelys, quand par raison elle faitdouze boucles dont chacune contient une station de train et une église! Que les femmes étaient belles quand raisonnables elles nous cédaient,leur chapeau avisé écrasé sous elles et les rideaux tirés surl’intelligente lune ! Un visage était pour toi le cachet de la raison.Tu étais d’une cire sur laquelle chacun marquait. Tu portais toutes lesinitiales de l’humanité. Tu étais fier d’elle. Pas un seul visage quine te parût un miroir. Dans les foules, tu te regardais à la dérobéesur chaque tête voisine. De chaque homme tu étais fier comme le parentd’un grand homme est fier de son parent. Le fait d’être homme primaitpour toi le fait d’être Bayard ou Spinoza. Tu continuais avec bonheur,par la correction de nos copies et de nos leçons, à faire la courseavec cet être d’une autre planète sur lequel tu te sentais en avance del’invention du feu, des marmites suédoises, des stylos, et surtout, –tu parlais souvent d’elles car ton père était marinier, – des écluses.Qu’elle était belle et sensée, la planète qui a des écluses à sesfleuves, ornées d’échelles à aloses ! Quel beau miroir, sans parler del’écluse elle-même, que le visage d’un éclusier ! Que dirais-tu de voiraujourd’hui la plupart de ces visages, autrefois clairs, balafrés decicatrices, de rides, comme ces chèques qu’il faut avoir déjà un trésorquelque part pour toucher. Je te l’avoue : je ne sais plus où est cemien dépôt, j’ai perdu la preuve de cette identité qui te permettait detoucher aussitôt en fraternité et en joie tous ces mandats fournis parla rencontre d’un être vivant, surtout d’un ingénieur des ponts etchaussées, et aussi d’un poète, écluse du langage… C’est alors que laguerre éclata, que tu y fus tué, que l’obus laissa de toi à peine dequoi remplir une boite d’Olibets, un jour d’hiver éclatant de lumièreet de raison, et presque le jour anniversaire de la mort de Renan, dontl’atôme le plus modeste eut ainsi par toi une seconde et dernière mort,absolue… * * * Mais voilà que le même rayon, comme le chien qui vient et revientmordiller un passant pour l’amener à son maître évanoui, a fixé enfinmon regard sur ton cimetière. Que veux tu de moi ? De quelles réponses,réclamées jadis ou maintenant par toi, te suis-je encore redevable ?Oui, ce sonnet sur les saumons que tu trouvas dans ton pardessus etdont l’auteur imaginait les alevins remontant dans le fleuve bibliquele jour où le fleuve remontait lui-même à sa source, ce sonnet étaitbien de moi. Oui, cette photographie d’un portrait d’Evelyne, portraitelle-même, disais-tu, de La Vallière, cette réplique vivante d’Anne deBretagne, si semblable à la reine Blanche, les femmes au fond sont lamême femme, elle était de moi. Toutes ces préférences que tu tentais envain de me faire avouer, je te les livre aujourd’hui. Oui je préférais,– je puis te le dire depuis qu’elles ont pris de l’âge elles aussi dansma pensée, Nausicaa à Antigone. Et te rappelles-tu ce jour où tu medonnas l’ordre de choisir entre le stoïcien et l’épicurien, et où je nepus t’obéir, aimant les deux ? Tu en étais indigné. Tu me dis qu’ilétait interdit et indélicat de chérir à la fois la souffrance et leplaisir, qu’alors on n’en finirait plus, que c’était d’ailleurs unmanque de tact, que seul, Adam, à la rigueur, avait ce droit avantl’histoire du serpent. Aujourd’hui je vais tout t’avouer, et tu verraspourquoi tu m’avais distingué parmi tes élèves, et tu verras d’où vientce que j’écris… C’est justement que j’ai un poids de moins à porter. C’est que je visencore, comme l’autre, dans cet intervalle qui sépara la création et lepéché originel. J’ai été excepté de la malédiction en bloc. Aucune demes pensées n’est chargée de culpabilité, de responsabilité, deliberté. Toutes ces catastrophes qu’à provoquées la faute, meurtred’Abel, guerre de Troie, Réforme, construction des grands magasins dela Samaritaine, je peux m’en laver les mains, moi seul au monde je n’ysuis pour rien. Par je ne sais quel lignage, je suis passé à traversles filets des mille générations, ne gardant l’empreinte ou l’odeur nide la babylonienne, ni de l’athénienne, ni de la carolingienne, àtravers les mailles du repentir, du désir. Je vois les meubles anciensdu monde comme Adam les vit, les arbres, les étangs sans tacheoriginelle, et les meubles modernes, téléphone, cinéma, auto, dans leurdivinité. Je suis un petit Messie pour les objets et les bêtesminuscules. J’emploie certains mots, – certains adjectifs aussi, ami, -comme les employait Adam. Je suis un petit Messie pour trois ou quatrephrases. Seul je puis apercevoir, çà et là, l’être, l’insecte, la tachede soleil qui a eu dans sa catégorie mon sort heureux et échappé à laparole maudite. Je suis un petit Messie pour les taches de soleil. Ils’ensuit que je n’ai guère pu contribuer au progrès de l’univers depuisAdam et Eve. Je n’ai contribué en rien à l’établissement d’un plancadastral raisonné des terres arables, en rien au perfectionnement dusyphon des pipes-sondes pour l’extraction des pétroles, en rien aupassage de la hotte à la brouette, ou à la table des logarithmes, ou aucloisonnement des carnets d’importation. Je n’ai contribué en rien àl’invention des coffres-forts et de leurs systèmes, ni à celle desbriques ignifugées, ni à l’édulcoration des sous-produits de latérébenthine. Les quelques modifications que l’on me doit ici bas sontcelles que j’aurais apportées au jardin d’Eve. Une certaine manièreneuve d’approcher les enfants, les petits animaux et de parler d’eux enleur présence. Une certaine manière d’offrir, au lieu de votre bouche àune autre bouche, votre langage à un autre langage ; mais l’on me doitsurtout la publication de ce journal qui donne les nouvelles précises,non des hommes, immuables par définition, mais de tout ce qui est parrapport à eux éphémère, c’est-à-dire les saisons, les sentiments, lesdignités non humaines de l’univers, et vous tient au courant desmaladies et des prospérités qui affectent par exemple l’honneur,l’automne et les périssables constellations. Je suis le Rédacteur dupremier journal, le vrai, de cette race immortelle si malheureusementdéposée sur une planète condamnée sans espoir. De là vient, dans leraid des autochenilles, d’inconnu et d’inutilisable que j’étais audépart d’Alger, que mon influence croîssait à chaque kilomètre dedésert. Mes compagnons reconnurent que, dès que je donnais des signesd’intelligence ou que je bavardais, nous nous rapprochions du bonheuret du sol primitifs. Il y eut un soir, au sud de Laghouat, où personnene put parler que moi, c’est que nous étions campés sur l’affleurementd’un terrain non condamné par Jéhovah, c’est que tous étaient heureux.Cela m’est arrivé aussi une fois, dans une réunion d’amis, près d’unbois à Argenteuil : je suis le sourcier de l’Éden !... Cela durera sontemps, car il est très possible que j’en sois chassé moi aussi. Ce seradu moins pour mon propre compte… * * * Mais le gardien du troisième étage m’avertit que le dernier de cesascenseurs qui renouvellèrent chaque quart d’heure les passagers de monbateau va descendre dans une minute. Il m’a surveillé d’abord, inquietsur mes desseins, puis rassuré, m’a raconté les deux derniers suicides.Ils sont de la semaine. Deux hommes. Chacun d’eux sauta sans mettre lesmains, tant les sports se généralisent. Cela va bientôt faire lacentaine depuis la fondation. Surtout des hommes… - Les cols durs sont si incommodes, aurait répondu Evelyne… _________________________________________________________________________________ JUSTIFICATION DU TIRAGE Il a été tiré de cet ouvrage, par l’Imprimerie Louis KALDOR, à Paris,900 exemplaires sur papier vergé à la forme de Blanchet-Kléber ; 75exemplaires sur japon impérial et 25 exemplaires sur vieux japon, tousnumérotés, le 31 Août 1923. N° 211 retour tabledes auteurs et des anonymes |