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GIRAUDOUX, Jean(1882-1944): LeSigne.- A Paris (14, rue de l'Abbaye) : ÉditionsÉmile-Paul frères, 1929.- 33 p. ; 24 cm. Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (02.V.2015) [Ce texte n'ayant pas faitl'objet d'une seconde lecture contient immanquablement des fautes noncorrigées]. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire d'unecollection privée. LE SIGNE PAR Jean GIRAUDOUX ~ * ~ ![]() DUMASavait trente-sept ans. Depuis six ans il dirigeait les usines et lesmines en France. Le jour où l'on apprit sa mort, onze grandes cheminéesseulement par centaine continuèrent de fumer dans notre pays et pour lapremière fois, aux yeux du voyageur en rubans qui va de Saint-Etienne àLyon, Saint-Chamond apparut. Sur cinq millions trois cent treize milletonnes de fer, les mines de Dumas en donnaient quatre millions huitcent mille. Tous les Français, réunis sur le plateau de la balanceadverse, ne l'auraient pas fait pencher. Il était le Français le plusconnu en Russie et en Amérique, le seul connu en Afghanistan. Dans lemonde entier, on appelait un Dumas le bouton pour pressoir qu'ilinventa à vingt-deux ans, comme agrégé des lettres, et un Dumas aussile câble transatlantique qu'il découvrit, comme agrégé de droit, et unDumas le modèle de la maison ouvrière qu'il exposa comme diplômé deslangues orientales et acier Dumas l'acier du procédé qu'il conçut aucours de sa présidence de la conférence Molé. Comme le mot Pasteur, lemot Dumas devait s'ajouter un jour à tous nos objets et nos noms usuelsen suffixe bienfaisant et purifiant. Chacun des amis de Dumas lui avaitdélégué la part de soi qui aurait été consacrée aux hauts fourneaux, aubien public, aux sociétés de pétrole ou de repopulation, si Dumas,enfant posthume dont la mère était morte le soir où il naquit, n'avaitpas existé avec cette puissance, rendant ridicule un si faible effort.Aussi, libérés par lui de la pesanteur sociale, tous dans son entouragedevenaient facilement écrivains, musiciens ou poètes. Les jours où il yséjournait, des légions d'aquarellistes cernaient Rive-de-Gier ou Lens.Les femmes milliardaires et les femmes folles s'étonnaient de l'adorerbien qu'il fût petit, barbu et sarcastique, mais c'est que tout ouvrierchômeur rencontré par elles dans la rue, toute pauvresse, et paranalogie toute injustice, tout accident, toute mutilation ou touteczéma entrevu, se reliait dans leur pensée à Dumas par une sorted'arc-en-ciel, l'arc-en- ciel Dumas sans doute, qui absolvait leuroisiveté, leur beauté, et chaque outil de leur luxe. Un premier juin,arrêtant son automobile près de Caudebec, il voulut prendre son premierbain froid de l'année dans un ruisseau, se mit nu, plongea d'une bergeplate, sans culbute et comme s'il regagnait seulement son élément, etne reparut plus. Personne qui ait moins emporté dans sa mort : nifunérailles, ni testament, ni partage, juste cent décimètres cubesd'air libéré, et il ne reste de lui que les vingt mains de bronze qu'onvenait de fondre sur un moule de sa main droite, celle qui ne luiservait que pour ses poignées de main, car il était gaucher. On cherchalongtemps le corps dans le ruisseau, puis dans la Seine, mais il yavait un fort courant, il y eut ensuite une tempête, et il n'y a plusd'espoir de le retrouver qu'au milieu de la mer... Le premier jour de la guerre, sur un carnet, en face des cinquante nomsnouveaux des soldats de la section, j'avais écrit cinquante noms d'amiset de camarades, section qui semblait invisible et qui fut la pluséprouvée. Treize noms seulement n'en étaient pas encore barrés... Jepensais donc savoir perdre des amis. Chaque mort m'éprouvait et memaigrissait de telle sorte que je m'étais cru, plein d'infatuation, jene sais quelle désignation officielle ou divine pour perdre les amis etles pleurer. Je me croyais sûr de porter tous ces souvenirs mieux quepersonne jusqu'à mon propre terme. Je faisais partager cette convictionà d'autres. D'Avallon, de Saint-Malo, on était venu pleurer près de moides amis communs ; on avait préféré ma chambre pour cela à l'îlot deGrand Bé, à Vézelay... Mais tout orgueil est puni... Du jour ohj'appris que Dumas s'était noyé, la mort de tous ceux qui l'avaientprécédé me fut soudain indifférente. Alors que d’une pensée égoïste etmachinale, à la lecture du télégramme, j'essayais avec afflictiond'enrichir mon domaine de cette catastrophe et d'aviver en son honneurmes grands deuils, je m'aperçus que je ne regrettais plus que Dumas.Toutes ces ombres dont j'avais le souci, tant l'éclat de la mort cettefois était dur, pour toujours s'évanouirent, et je n'avais aucunremords de les abandonner... Les semaines passèrent... Peut-être cettemort avait-elle coïncidé chez moi avec un âge critique, l'âge oh l'onne peut plus avoir d'amis... C'était en vain cette fois que j'attendisle signe que m'avaient toujours fait les arbres et la nature, plus oumoins distinctement, le jour, où, en moi, avait molli le deuil... jevivais pourtant à la campagne... Tout, de la nature, était même réuniautour de moi. A travers les pommiers, je voyais l'océan ; à traversdes cyprès, les buttes, nom dans ce pays des montagnes. J'étais aumilieu d'un printemps qui succédait à un long hiver. Les oiseauxchantaient. Les fleurs éclataient. Mais aucun de ces signes n'étaientpour moi. Mes sens pourtant étaient plus aiguisés qu'au printemps del'année passée. Je voyais la fumée que font les fleurs en éclatant, jevoyais remuer la partie inférieure du bec des oiseaux quand ilschantent. Mais je n'en avais que davantage l'impression d'une mécaniqueuniverselle. Mon oreille dénombrait et fragmentait les bruits. Maisc'était pour un autre que les ormes sonnaient sept fois sous le bec dupic-vert, que onze fois l'oie sauvage claironnait au-dessus de l'oiedomestique, que le soleil une fois jaillissait de terre à ma droite etune fois se noyait à ma gauche. Il me semblait même que c'était parerreur que j'avais pris jadis ces attentions pour moi. Je traînaisencore une vieille et double liaison avec le jour et avec la nuit, maisla vue de chaque oiseau, de chaque croissant de lune, de chaque animalne m'était qu'un prétexte à rompre avec lui et à rendre en liasse dessouvenirs... C'était vrai... Je les détestais... Je pus m'en convaincrele jour où me fut donnée l'occasion de tenir dans chaque main un petitde cygne. J'étais insensible à cette flatterie même de la création quiarrive à nous consoler avec les espèces les plus rares et rend aux yeuxd'un orphelin nouveau l'antilope malgré tout plus douce au cœur que lachèvre... Tout cela cependant, villages, astres ou canetons, n'avaitjamais été en tiers entre Dumas et moi. Rien entre nous deux qui liâtle moindre objet de la nature à sa mémoire. A part l'incendie de laHalle aux cuirs que nous avions suivi du haut d'un toit en nousbouchant le nez, à part naturellement les ruisseaux, la Seine, laManche aussi, l'eau enfin, à part cette hydrophobie qui me repoussaitmuet et haineux jusqu'au fond de ma chambre, je ne voyais pas ce quieût pu me rendre douloureuse la vue du moindre prunier ni du moindrevieux château. Nous n'avions eu de vie commune que dans une chambre oùnous nous retrouvions seulement le soir, pendant notre service auxzouaves, et nos émotions communes, c'était un capitaine qui hurlait : «Ni peu ! ni guère ! » un sergent qui s'embrassait lenombril, l'arrestation de Mme Humbert, et un nommé Hilarot, qui avaittué cinq femmes et dont ensemble nous avions pris les empreintes, cinqfois repérées sur des cadavres, le soir au poste de police. C'étaittout ; c'était tout l'échange d'âme que j'avais eu avec Dumas : lebonjour ou bonsoir était certainement le plus sentimental que nousayons échangé ; le printemps pouvait prétendre à sortir indemne de toutcela, et pourtant, à cause de ces fils invisibles qui relient leszouaves aux massifs de rhododendrons, les sergents qui s'embrassent lenombril aux roseraies, les capitaines qui crient : Ni peu ni guère !aux vitraux éprouvés par de jeunes rayons, le grand Hilarot aux merles,aux huppes, parfois aux rossignols, toute aube, tout jardin, toutbosquet, — tous les morts avec qui j'avais voyagé, dormi, veillé,incroyablement absents de ma pensée, ne me rappelait que Dumas. Cetteannée militaire de temps de paix, la seule banale et vide, devint aumilieu des autres un organe malade, aussi peu nécessaire que dans lecorps la rate, mais dont toutes étaient délabrées. Tous les fantoches,vieux caserniers, cantinières en liquette, adjudants ivres tournant lanuit autour de la caserne et ne pouvant s'arrêter, car on a rentré parfarce la guérite qui leur sert de point de repère, avec leurs uniformeset leurs pantalons fulgurants que le grand flot kaki et gris bleu n'apu encore décolorer, la vie me devenait à cause d'eux intolérable. Cesfils illogiques qui relient les turcos aux étoiles de juin, lescaporaux de chambrée nommés Gueulepie aux pluies d'étoiles, lesgarde-magasins nommés. Cabot à l'étoile polaire au mois d'août, ilsétaient tendus dès le crépuscule sous chacun de mes pas. Je medétournais des vitrines où j'apercevrais le train de 8 h. 47, pour nepas pleurer. Le moindre mot de Polin ou de Courteline transperçait enmoi des zones que ni Vigny, ni Baudelaire n'avaient pu entamer... Cequ'il y a de plus médiocre en fait de souvenir, ce qu'il y a de plusvulgaire en fait d'associations d'idées commandait sans intermédiairece qu'il y a de plus profond en fait de désespoir... Quand je medemandais sérieusement si je vivais, j'étais bien forcé de répondre : « Ni peu! ni guère !... » Tel était le néant Dumas. * * * L'ÉTÉ revint. Je me rends cette justice queje n'ai pas encore évité une seule fois, si fugitive qu'elle ait étécomme aujourd'hui, l'occasion de parler du printemps et de l'été. Unjour viendra bientôt, j'espère, où je ne résisterai qu'à l'hiver. Jem'étais mis dans un palace, près de golfs et de champs de pétunias,avec des portes japonaises sous des palmiers et malgré tout j'attendaisde cette nature artificielle le signe que la vraie ne m'accordait pas.Pour la première fois, je l'attendis enfantinement, comme un animal lesigne qui annonce le vent ou l'eau. Enfantinement, je récapitulais lessignes précédents. Quatre fois cela avait été une branche s'inclinantvers moi sans qu'aucune brise fût perceptible ; après quoi l'universavait repris pour moi ses couleurs, après quoi j'avais éprouvé lesmêmes petites joies à voir un pensionnat sur la Tour Eiffel, un nègredans un belvédère, et les mêmes petits chagrins devant le tombeau deMusset et le cœur de Molière... Quatre fois un bien-être éprouvésubitement au confluent de deux ruisseaux, après quoi j'avais eu ànouveau le désir de lire, d'écrire et enfin de parler. D'autres foisencore, quand je cueillais un fruit ou une baie sauvage, une secoussecomme en donne un commutateur, après quoi je désirais soudain du vin,de l'eau Périer, des écrevisses... Mais, cet été-là, je continuais àerrer comme un sourcier en défaut au-dessus des nappes tropprofondes... Ce devait être un bel été... Un faux mistral retroussaitles lilas débarrassés déjà pour l'année de toute fleur et de touteambition, pour le reste de l'année purs, comme l'herbe. C'était l'étéde tous les ans : au moindre signe de sécheresse, l'angoisseenvahissait le visage des maraîchers, au moindre signe de pluie, celuides cultivateurs. Dans les ajoncs, les peintres s'installaient dos ausoleil, et tournaient avec lui comme de simples photographes. Auxprêtres à bicyclette, Dieu parlait par la voie des petits torrents, parle silence des lacs, et par les biches volantes... On se retournait enriant quand une femme justement était parfumée au lilas... Moi, jesortais de la rivière le matin, pour vivre nu sur le rivage jusqu'àmidi, pour vêtir un chandail, et le soir j'allais au grand casino, enhabit, — histoire de tout jeune homme en vacances et aussi del'humanité. Puis pas un arbre ne s'étant incliné sur mon passage, pasun confluent ne s'étant déversé en moi, je rentrais découragé,j'écrivais en automate à je ne sais quelle œuvre qui continuait àpousser comme les ongles d'un mort, puis j'éteignais ma lampe et fumaisà ma fenêtre. Je voyais d'abord, d'un regard plus lent mais tout aussidroit et dur que le leur, les étoiles... Je les regardais fixement...Pas une qui n'ait cligné avant moi... Puis je reconnaissais en bas,dans la pelouse, les yeux en feu d'un caribou apprivoisé qui seprécipitait sur chaque mégot et le mangeait. C'était l'heure de saronde au-dessous des balcons ; quand une allumette flambait, ilapprochait, sans se précipiter, sachant que la bonté humaine ne va pasjusqu'à jeter aux cariboux une cigarette presque entière, et attendaitface aux fumeurs. On se hâtait d'ailleurs un peu, on éteignait lacigarette sur la pierre d'appui..., du moins ceux, pleins de dégoût etde cruauté pour la vie, qui ne tiennent cependant pas à brûler lesamygdales d'un caribou... Alors il s'éloignait sur trois pattes, carc'était au titre d'infirme qu'il habitait l'hôtel, que la directriceouvrait à toutes les bêtes blessées, à condition qu'elles fussent aussibêtes sauvages. Il y avait dans le cloître d'honneur une mouette quis'était tordu l'aile, un hibou aveugle, qui attendait inlassablement lanuit, encombrant les couloirs, et ceux qui, pleins de mépris et dehaine pour la vie, ne jugent cependant pas indispensable de piétinerdes hiboux, l'enlevaient de leurs jambes et lui grattaient la tête.Dans cette maison d'empailleur où tout s'était animé, où l'on setournait vers les bêtes, quand passait une vieille dame boiteuse, pourvoir laquelle avait brisé son charme, le soir du moins je percevais lebruit des trois premières pattes du caribou, puis le glissement surl'herbe du sabot malade ; je voyais ses yeux sanglants s'éteindre dèsqu'il avalait la cigarette, je l'entendais grogner de volupté quand ilrecevait, en place du caporal, une muratti à bout d'or... Puisj'attendais... Chaque étang, chaque bassin semblait épuisé, et sereposer d'avoir porté pendant le jour une flotte innombrable. Une lunedéjà vieille distribuait à chaque flaque d'eau un portrait jeuned'elle... Dans la chambre voisine, j'entendais le mari se relever pouroffrir à sa femme un grand verre de sirop d'ananas qu'elle le forçaitfinalement à boire... Le fil qui relie les capitaines forestierssurnommés Picvert à la Croix du Sud et à toutes les étoiles qui ne sontpas dans notre ciel se prenait soudain à moi... La nuit était agitée dece frisson qui a maintenant une voix depuis qu'il y a les moteursd'avions. J'attendais... J'étais prêt, tant mon cœur était exténué, àaccepter le signe du moindre épicéa, du moindre catalpa, d'un cactus...Aucun ne bougeait pour moi... La nuit m'expédiait des oiseaux sauvagesintacts et brillants, et faisant hululer pour moi un grand-duc bienportant au fond de la montagne... Mais en vain... On frappait à maporte. Le signe allait-il venir sous la forme d'un être nouveau ?...Mais ce n'était que le courrier, et j'étais indifférent aux secretshumains. J’avais déjà là, dans mon tiroir, vingt lettres encorecachetées. Il m'eût suffi de les ouvrir pour savoir si Paul B avait euson duel, si Pierre X avait dévalisé le coffre-fort de son père etforcé Mine Ricardo à se teindre, si Jacques Z toussait davantage etavait la critique des romans dans la Lanterne du Poitou…Il y en avait une aussi de la ville du Soudan où Georges G était tombémalade et l'adresse n'était pas de son écriture... Mais je ne l'ouvraispas. Je m'interdisais les peines aussi durement que dans des deuilsmoindres on s'interdit les joies. Je n'avais pas l'air d'ailleurs d'unhomme en deuil. La directrice qui, depuis deux ans, avait eu troisHongroises, cinq Russes, me prenant pour un Autrichien, me croyaitseulement un vaincu, et tout s'expliquait, en effet, avec cettethéorie, même pour moi, de ce chagrin inexplicable. Ce que j’éprouvais,c'était bien en effet ce que la guerre m'avait épargné, l'impression dela défaite. J'avais perdu une patrie inconnue, j'étais amputé derichesses et de provinces invisibles. Je ne lisais plus les journaux,comme les vaincus ; je n'admettais plus d'être bousculé dans lestramways, comme les Turcs ; l'idée d'une revanche seule me soutenait,et j'avais parfois de grands yeux clairs, disait la directrice, commeun Hanovrien... Le quatorze juillet arriva. On ne mit pas de drapeaux à mon balcon, etle lendemain le caribou mourut... Elle l'enterra au fond du jardin sanscouper ses cornes, qui dépassaient de la pelouse et auxquelles ellesuspendait des fleurs... On dut acheter des cendriers pour leschambres... Moi, je partis... La défaite est une rude peine... * * * L'AUTOMNE vint. Chacune de mes pensées quitouchait Dumas me revenait toujours plus inflexible et plus dure. Il yeut un cyclone, et sur une seule route je trouvai trente platanesdéracinés et couchés en travers de l'auto... Mais cela non plus n'étaitpas le signe... Puis vint un mois dédié à Molière... Je ne saispourquoi il m'était venu à l'esprit qu'un jour, à la conjonction deMolière et de Dumas, à défaut d'autre confluent, toutes cesobligations, joie, tristesse, pitié des pauvres, conversation avec lesconcierges, que j'avais dépouillées et laissées comme Dumas ses habitssur la berge, me seraient imposées à nouveau. Le mois où Molière naquitarriva, premier de l'année, à chaque minute changeant et étincelant, —quelque don de Shakespeare en l'honneur d'un si beau centenaire, — àmidi, la neige déjà fondue excepté au rebord des croisées nord, puis dusoleil, puis du gel, et le mercure du thermomètre montait et descendaitaussi vite que l'huile dans le tube indicateur d'une auto. Toute unesuccession aussi de beaux meurtres ou de belles haines, offrande deDante : une femme Guillaumin de Lyon, ayant en quinze jours un mari ettrois amants tués, Briand revenant de Cannes sur son ministère commeune élastique lâchée, le pape tué la veille de son pardon à Trotsky...Un mois de répit et presque d'accord avec l'Allemagne, don de Goethe :un collectionneur de timbres-poste d'Iéna léguant sa série des Hawaïsurcharge à M. Deschanel et les Salomon alezan à M. Clemenceau. Rienpourtant dans tout cela qui pût me décider à reprendre ma vie, ousimplement à rajouter à ma signature, au bas des papiers et deslettres, le prénom que je n'avais plus eu le courage depuis le ler juind'écrire devant mon nom ; et en fait, je ne tenais plus au monde quepar ma souche... Dans le hall du Claridge, tous les délégués étrangersexpliquaient pourquoi ils aimaient Molière, à Guitry, au député dePézenas, à tout le corps diplomatique et consulaire, et à d'illustresactrices qu'ils croyaient bien reconnaître pour avoir vu leursportraits, mais qu'ils n'osaient identifier, car elles s'appelaiententre elles Ripiapia et Boutdebibi. Le délégué esthonien aimait Molièreparce qu'il a vengé l'Esthonie de ses maîtres grossiers dans M.Pourceaugnac. Le délégué russe-blanc parce que pas un vers du Misanthrope n'estobscurci si l'on imagine que le franc scélérat avec qui a procèsAlceste est Lénine lui-même, et qu'au contraire tout s'explique ainside son humeur. Un délégué pâle et qui toussait, délégué surtout de laPatrie des vrais malades, louait Molière d'avoir rabaissé et ruiné lesfaux remèdes, les faux médecins, les faux malades. Le déléguéhollandais louait Molière d'avoir donné à la Hollande la seule arme quiait servi contre ses deux tyrans, l'Espagnol et l'Hypocrisie : Tartufe ; etde Don Garciede Navarre, des Amants magnifiques,du Cocuimaginaire, il n'était pas un délégué d'Asie ou d'Amériquequi ne tirât un vengeur de son pays et de son honneur. De sorte quej'avais hâte d'acheter ses œuvres complètes et d'y chercher la piècequi moi aussi me vengerait de la défaite en question. De sorte que tousmes compatriotes étaient stupéfaits de découvrir que Molière était pourl'univers un libérateur plus grand que Vercingétorix, et effrayés ausside voir les vices les plus affreux s'échapper aujourd'hui de cescomédies que l'habitude et le jeu de la Comédie-Française leur avaientrendues anodines... Beaucoup d'entre eux, désormais j'en suis sûr,n'entr'ouvriront qu'avec crainte Mélicerte... Il faisait chaud. Chacuns'éventait avec un menu dont la première page était le portrait deMolière, mais au-dessous du portrait était le nom imprimé du convive,qui se regardait à la dérobée dans ce beau miroir... Le délégué danois,le délégué polonais, le délégué du Centre d'Amérique, remerciaientMolière d'avoir donné à leur pays le Molière danois, le Molièrepolonais et le Molière guatemaltèque... Tandis qu'un délégué del'Europe centrale expliquait que les premières traductions de Molière,dès le XVIIe siècle, étaient les polonaises, les tchèques, les serbeset roumaines, et que c'était déjà l'Europe complète de 1918, pourtantbien invisible alors, qui avait acclamé Poquelin ! Ainsi la Bible ! J'avais à ma droite une actrice blonde, si jolie qu'elle croyait,puisque j'étais placé à côté d'elle, que c'était moi l'organisateur dubanquet et des tables, et qui ne pouvait parler à quelqu'un sans letoucher... Elle me touchait à chacun de ses mots, retirant la main entoute hâte dès que je parlais à mon tour... Pour répondre à mon voisinde gauche, elle passait le bras devant moi et le touchait, dédaignantsalières et huiliers que tous les délégués des environs s'empressaientalors de lui tendre. Les tziganes s'installaient et annonçaient par uncarton, pour débuter un peu officiellement, le seul de leurs bostonsqui eût un nom de chef-d’œuvre français : le Cid Campeador. Cetitre émouvait ma voisine, car il lui rappelait un grand cheval bai surlequel elle avait perdu les feux de sa première matinée. Mais ce futbien autre chose quand elle reconnut en lui le boston favori d'un deses anciens amants (le premier, disait-elle, mais elle ajoutait le motpremier à tout et elle avait prétendu tout à l'heure manger pour lapremière fois du riz), dont un délégué étranger, le se?or de Caldear,son cousin peut-être, justement portait le nom. El se?or marquès deCaldear n'avait pu, comme elle espérait, prononcer son discours à caused'un rhume des foins qui le poussait à éternuer sans relâche, quelquedon de Cervantes, et il n'était pas outrageusement beau, et il securait les dents avec un cure-dent dont le seul mérite était d'être enor, ou parfois, quand il se croyait soudain à l'abri de chacun destrois cents regards, avec sa main entière. Mais la plus belle actricede Paris, — la première, aurait-elle dit, — ne le quittait pas desyeux, non pour le voir, mais pour savourer le plaisir de prononcer sonnom tout haut en l'ornant d'épithètes : « Caldear vient d'inonder toutela file de gauche », « ce cochon de Caldear va avaler son auriculaire». Entre ce nom vivant et le premier violon, elle tendait largement lamain droite devant elle pour répondre à un fantôme, le toucher, et leslarmes dans chaque œil bleu coulaient de la paupière supérieure à la paupièreinférieure qui les buvait, habituées à ne point glisser sur la bellejoue en rose. Puis le CidCampeador terminé, les tziganes jouèrent « Morte la Vie »,et ce fut alors mon tour d'être balancé comme elle, car « Morte la Vie» était le premier tango que j'entendis sous son vrai titre de «Vivante la Muerte » au pays des tangos, et moi aussi je venaisd'apercevoir à la droite du se?or de Caldear un illustre linguiste quis'appelait Dumas. Lui, dont chaque livre décrit la ruine et l'atrophiedes mots, surgissait là pour m'apporter intact le nom de mon ami, semoquant de cette contradiction apparente. J'avais pâli en le voyant, sifort que la belle actrice m'avait examiné et touché le visage, ydécouvrant les symptômes de la première maladie qu'elle avait eue etqu'elle appelait, d'un langage parvenu à son évolution dernière,l'hallocause. jamais le linguiste Dumas ne se doutera avec quellestupeur la Comédie-Françaiseapprit par moi ses découvertes ; que chez les peuples sauvages les motsdes hommes sont interdits aux femmes, qui durent inventer le langagedes gestes ; que deux petits enfants enfermés et servis silencieusementdepuis leur naissance se crient entre eux un langage phrygien etappellent le pain Bécos... Ventura, Dussane et toutes les voisines nedemandèrent plus leur pain et leur gâteau que par le mot Bécos, aumaître d'hôtel ahuri... Dumas s'était levé. C'était lui qui, tout jeunehomme, apprenant l'histoire d'Helen Keller, entreprit de fairecomprendre à tous les sourds aveugles comme elle la valeur des signes,et ainsi les sauver. Tout ce que j'essayais en vain sur moi-même dansun monde et parmi des êtres que je voyais et que j'entendais plusdistinctement qu'une loupe ou qu'un phonographe, cet homme l'avaitréussi sur cent larves dans le néant et le silence. J'étais humilié. Jeressentais aussi, pour la première fois, un amollissement qui me fitespérer une minute que le signe qui annexe les sourds aveugles au mondeme sauverait, moi aussi… Jamais le linguiste Dumas ne saura quelleslouanges put dire de ses cheveux blonds, de ses yeux bleus, ma voisine,dans son langage passager, pleine d'admiration de ne lui voir faireaucun de ces gestes trop humains auxquels ses amis étrangers l'avaienthabituée. Il ne se curait ni les dents, ni les ailerons du nez, commeCaldear, et quand il fut levé, désignant le buste de Molière d'un doigtqu'il n'avait jamais mis dans ses oreilles, découvrant aux occlusivesde grandes dents blanches qui n'avaient pas rongé ses ongles, scandantses gutturales d'une main gauche qui n'avait pas gratté son tendond'Achille, chacun des mots qu'il prononça sur le Bourgeois gentilhommeet les sites géographiques des phénomènes semblait pour toujoursindéformable. Caldear applaudissait de deux bras minces terminés par debelles mains, que ma voisine reconnaissait comme si c'était le vraiCaldear, caché derrière ce gros corps, qui faisait les gestes. Moi,j'admettais aussi, sur le souvenir de Dumas, qui était petit et large,la statue de ce linguiste sans ride, de taille immense par rapport auxhommes, mais de la taille moyenne des génies pour beaux monuments... Etdéjà... Et déjà... Mais pourquoi un dernier orateur se levait-il pourparler des amis de Molière ! Au seul nom d'amitié, tout se fit à nouveau hostile en moi. A ce que medit ma voisine surprise, le blanc de mes yeux se crispa, mes genouxcraquèrent... tous les symptômes, en un mot, de l'hallocause. Ellevoulut me faire boire du châteauneuf, le premier vin qu'elle ait goûté.En vain... Elle voulut me reconduire. L'orateur achevait un stupidediscours d'après lequel on pouvait croire que Molière et Racinepassaient leurs journées à se presser tendrement les mains ; Molière etMontausier à regarder et à se lisser mutuellement leurs perruques... Jepartis, me heurtant et me coupant le front au taxi qui m'emporta,rentrant les mains en sang de ce banquet où je pensais toucher lespectre de Molière... L'hallocause est une vraie peine... * * * LA lune se levait. L'étoile qui n'apparaîtau bas de l'horizon que dix minutes se levait. Les jasmins qui, parleurs efforts de toute la journée, étaient parvenus vers le soir à secramponner à la fenêtre, furent secoués quand je l'ouvris etm'inondèrent de parfums, de pollen et d'étamines. Mais jamais, dans uneîle déserte, semence n'était tombée sur un rocher plus sec. Jamaiscréature de un mètre soixante-dix à deux mètres n'avait moins demandé àla nature et à la nuit, et jamais nature et nuit n'avaient offertdavantage... Nature et nuit croyaient consoler, comme d'autres que vousconnaissez aussi, en s'offrant elles-mêmes... Elles ne savaient pas quepour moi depuis le jour de juin où mourut Dumas, l'aspect de ladésolation ne m'est pas donné par des arbres sans feuillages, par unciel ravagé de vent et de froid, mais en bas par la floraison et enhaut par les étoiles au complet. C'était juillet et je ne voyais, decette maison où j'avais passé le dernier jour de la vie de Dumas et oùje revenais comme un coupable à son crime, que le spectacle d'arbresplus touffus, de buissons plus fournis, d'oiseaux de nuit plus gras, decollines plus rondes, celui de la désolation des désolations. Laverdure, les frondaisons avaient recouvert et engraissé le paysagecomme le gazon une tombe. Jamais la vue de la nature ne m'avait à cepoint écarté d'elle. C'était bien le paysage du premier juin, danstoute sa faute, et dont j'avais gardé sur la rétine les détails commesi c'était moi qui allais mourir ce jour-là, mais un paysage enrichi,alangui, et qui m'accueillait avec distinction et condescendance commeun riche qui a commis son crime du temps qu'il était pauvre... Unenature qui me dissimulait, par une habileté humaine, pour n'avoir pasd'histoire avec moi de ce fait, les êtres, les objets qui eussent dûdisparaître avant Dumas, et ne m'offrait que des arbres centenaires, laSeine, des carrières de sable, une terre préhistorique oh la lunedésignait avec affectation les affleurements blancs tertiaires ousecondaires, le tout peuplé d'animaux survivant au déluge,chauves-souris ou cerfs-volants, aux cris desquels se mêlaient tout auplus, — mais d'ailleurs les enfants devraient logiquement survivre àDumas, — les cris d'enfants mal endormis. Hypocrite nature, qui voulaitbien affecter de se donner à moi pour mortelle, mais n'entendaitconsacrer à cette tâche que le minimum, non pas la Seine s'évaporant,la colline s'abîmant, mon minimum à moi, — mais une brindille cassantdans l'arbre, un craquement dans un verger, ce peu qui satisfait,paraît-il, les agités que l'idée d'une nature immortelle et désespérée,y joignant des bruits qui n'avaient aucunement le sens des premiersmais qui pouvaient les doubler pour les oreilles et les cœurs ineptes,saut d'une carpe mal réveillée, ou cri d'un chien coincé dans salaisse... Je méprisais cette bassesse ; elle s'en doutait ; pour moiseul, par deux de ces petits miracles qui suffisent, paraît-il, àdéterminer la volonté d'un général hésitant, elle tenta de me fairecroire à un lien secret entre elle et moi ; j'entendis, comme la nuitfatale, derrière le pont, le même plongeon du même baigneur nocturne.Puis le même oiseau vint se poser sur ma fenêtre... C'était troptard... Je sentais que ce n'était plus d'elle que me viendrait lesigne. Il n'était plus dans l’Ile-de-France un arbre, un cerisier,pommier, peuplier, que je n'aie regardé en transparence sur l'horizonpar la lune et par le soleil comme un dessin dont on veut savoir s'ilest vrai, et tous, avec ou sans fleurs, s'étaient révélés faux. De lanuit non plus... Combien la nuit, puisqu'on la nomme ainsi en soncentre comme à ses bords, combien la nuit était peu habile... Toutd'elle caressait cette inappétence que j'avais et de l'éternité et del'existence, mais en même temps ne me glissait, comme vengeance à ladéfaite, à l'hallocause, à l'exil, à tout ce dont je souffrais, à lavieillesse, que de petits désirs de plaisir et de désordre. Chaqueétoile me soufflait en plein nez matérialisme et corruption ; de chaquedessin du ciel me venait certes un permis général pour la marche de mavie, mais après cette publicité un petit conseil précis pour mondévergondage ; cette étoile me disait de me cloîtrer, mais après avoirsaccagé Mlle Clergeton, de la Comédie-Française. Celle-ci de mesuicider, mais après avoir avili Mlle Trapet, de l'Odéon. Celle-ci dem'embarquer pour un continent sur lequel elle n'ait pas vue, mais aprèsavoir amené Régina Sforza, de l'Athénée, à douter de trois de sescharmes. Pourquoi venger sur ces petites âmes et ces faibles organes lamort de Dumas, je ne le savais, mais le firmament, sur ce chapitre,était implacable... Quand vint le jour, déroulant peu à peu les ombresqui enveloppaient les objets coupables, me livrant d'abord le clocher,puis là-haut le tennis près de la maison égyptienne, au-dessous lechalet suisse et son croquet mobile, quand apparurent les premiersêtres vivants, les marnes, ceux que je n'avais aperçus le jour del'année dernière qu'une fois, mais qui étaient gravés à l'encreindélébile sur mon esprit comme le vieux Legouvé ou le tsar près deFélix Faure, — les deux pécheurs, la femme au lait, la femme au pain,quand le même chien nommé Cocarde se fut battu avec le même chien nomméGreluchon, je renonçai pour toujours. Tous ces projets que j'avaisfaits pour le jour du signe, filer le secrétaire de Dumas à sa sortiede bureau, lui parler, lui offrir un apéritif, reprendre cesitinéraires qui me faisaient descendre vers la Seine quand j'habitaisles quais, suivre cette ligne de faîte qui va du Père-Lachaise auxButtes-Chaumont, que n'abandonne pas la vraie mélancolie mais d'oùdescendent vers la Seine de jeunes ruisseaux souterrains, j'y renonçaispour toujours. C'est fait... Le signe est fait... retour tabledes auteurs et des anonymes |