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GONZALÈS, Emmanuel (1815-1887) : Le Guap(ca1849).
Saisie du texte : S.Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (17.IV.2008)
Relecture : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Texteétabli sur l'exemplairede la Médiathèque (Bm Lx : 4855) des Romans du jour illustréspubliés par Gustave Havard, 15 rue Guénégaud à Paris (ca1849).

Le Guap
par
Emmanuel Gonzalès

~ * ~

- Quelle heure est-il, Léoparda ?

- Huit heures viennent de sonner à San-Isidro, sénorita.

- Et don Estève n’a point encore paru ! Je ne sais, mais j’ai comme unpressentiment que ces fêtes doivent lui être fatales. Soulève lesrideaux, et regarde s’il traverse la place Mayor

- Le roi ne la traverserait point en ce moment, tant la foule estépaisse. Notre-Dame del Pilar ! Si don Estève se trouve engagé aumilieu de ces mendiants déguenillés, il ne rapportera pas ici la moitiéde son pourpoint de velours.

- Regarde bien ; peut-être reconnaîtras-tu les plumes, les noeuds deruban et d’argent de son chapeau.

- Hélas ! sénorita, j’aurais sur le nez les lunettes d’un grandd’Espagne que je ne saurais le découvrir. Il y a tant de chapeaux àplumes !

- Et pourtant toute cette foule vient pour se repaître des apprêts d’unspectacle de sang.

- Un digne spectacle, en vérité, sénorita ; le plus beau de la terreaprès un auto-da-fé. L’Espagne est favorisée de Dieu, puisqu’à elleseule il a accordé le noble divertissement des courses de taureaux. Queles femmelettes de France redoutent d’en entendre parler seulement,c’est bien ; mais vous qui serez bientôt la femme d’un noble Espagnol…

- Silence, Léoparda. Je ne comprendrai jamais comment toutes ces bellescréatures qui tremblent à la chute d’une feuille, qui s’épanouissent auparfum d’un bouquet, qui jettent des cris à l’aspect des sillonsenflammés d’un éclair, peuvent assister à ces combats féroces, lesconsidérer comme des parties de plaisir, et fixer sans émotion leursregards sur un pauvre taureau couvert de plaies, qui se débat, lesflancs entr’ouverts, qui chancelle, tombe, se soulève, retombe et mugitses derniers soupirs. Peut-il y avoir de l’amour et de la charité dansle coeur d’une femme qui ne tressaille pas et n’a pas une larme dans lesyeux devant une semblable tuerie ?

- Oui, sénorita, il y a de l’amour dans leur coeur, mais un amour sansfaiblesse. Ces femmes suivent sans hésiter leurs maris dans tous lesdangers, dans l’exil, sur les marches de la chapelle ardente. Si ellessavent voir couler le sang et ne point pâlir, elles savent aussi panserles blessures de leurs pères et défendre vaillamment leur honneur.

- Tu as peut-être raison, Léoparda, mais je ne me sens point le couragede ces fières et nobles héroïnes. Protéger sa vertu à coups de poignardme semble une triste ressource. Moi, j’avoue que cette foule seule mefait peur, et que l’arrivée de don Estève me rassurerait beaucoup.

- Le coeur s’endurcit bientôt à ces petites émotions, sénorita. Si voussaviez le plaisir qu’on éprouve à admirer le courage, la force etl’adresse d’un grand toréador ! J’aimerais un homme qui me ferait lagalanterie d’une course.

- Vous ne l’aimeriez pas véritablement, puisque vous ne craindriez pasqu’on vous le rapportât mort ou blessé. Ce serait un cruel accès devanité, voilà tout. Vous aimeriez cet homme avec votre orgueil, maispas avec votre âme.

Léoparda ne répondit à ces paroles que par un haussement d’épaulesimperceptible, et continua de regarder les curieux qui se pressaientsur la place Mayor.

Dans cette matinée, toute la population de Madrid avait en effet quittéle logis pour descendre dans la rue.

Le soleil dorait de ses rayons déjà ardents les têtes brunes etcuivrées de la foule qui encombrait surtout les alentours de la place.L’espoir du superbe plaisir promis à la curiosité passionnée deshabitants de la ville et de leurs hôtes avait fait tort à Morphée,rendu chaque pied plus leste, et merveilleusement délié les langues. Siquelqu’un eût pu saisir le sens complet de ce grand bourdonnement quiest la conversation des foules, il eût eu peur, lui aussi, du désiravide qu’exprimaient toutes ces paroles, tous ces gestes, tous cesregards qui se croisaient dans une sorte d’unité intelligente ; il eûtsouri en écoutant les commentaires exagérés que chacun trouvait moyend’ajouter au programme de la fête.

Toutes les fenêtres qui avaient vue sur la place étaient ouvertes,excepté celles de la maison du riche lapidaire Frédéric Cardone, quidevait bien la moitié de sa réputation à l’éclatante beauté de safille, dona Inez. Cette maison restait silencieuse au milieu de la joieuniverselle. Le soleil brisait ses lames de feu contre les épaissesjalousies inexorablement baissées, et la fleur de la place Mayor, commeon nommait la divine Inez, ne paraissait pas devoir s’épanouir de sitôtaux galants regards des jeunes caballeros empanachés et du bon peuplede Madrid. Aussi des murmures sourds couraient-ils dans les groupes lesplus voisins. Bien des mains se levaient en signe de colère contre lesfenêtres muettes, et on se demandait si Cardone et sa fille voulaientfaire preuve de mépris pour les plaisirs naturels de tout bon Espagnol.

Pourtant, comme nous le savons déjà, derrière un pli de rideaus’agitait, le regard inquiet et le nez collé à la vitre, la têtevénérable de la duenade honor, Léoparda, tandis que sa jeune maîtresse étaitnonchalamment assise sur des carreaux de velours cramoisi en broderied’or.

L’exquise et touchante beauté de dona Inez devait émouvoir facilementles coeurs. Elle avait dix-neuf ans : sa mantille noire, parsemée demagnifiques dentelles, faisait ressortir l’éclatante blancheur de sonsein ; l’admirable finesse de longs cheveux blonds, dont les bouclessoyeuses s’échappaient d’une coiffe cordonnée de perles et garnie demalines, ses grands yeux bleus que voilait, par une charmantesingularité, un rideau de cils noirs, et dont le regard était humidecomme celui d’un enfant, donnaient à sa physionomie une expression detimidité et de douce tristesse. Le sourire qui semblait naturel à sespetites lèvres roses était plus mélancolique que joyeux, et ses mainsblanches et effilées, ses petits pieds mignons, accusaient, en dépit deson nom roturier, une véritable distinction de race. Quoique élevéedans le bonheur et la richesse, cette noble jeune fille n’avait pointlaissé paralyser son âme par l’égoïsme. Dieu l’avait douée d’une de cesimaginations tendres et rêveuses qui s’effrayent des nécessitésvulgaires de la vie, et tombent facilement, pour les éviter, dans lesfolies généreuses de la passion et de l’enthousiasme.

Dona Inez ne pouvait jamais être complètement heureuse, parce que lemalheur des autres ne la trouvait jamais indifférente. Ainsirencontrait-elle sur son chemin un de ces fiers vagabonds espagnolsdans le chapeau desquels elle laissait tomber un ducat, toute la joiede sa journée était assombrie dans son coeur, car elle ne pouvaitoublier le souvenir de cette misère, après lui avoir fait l’aumône.Puis elle avait toutes les superstitions des âmes délicates, et lemoindre point noir qui tachait le ciel rayonnant de sa vie lui faisaitprésager une tempête où son bonheur devait naufrager.

Depuis une heure pas une parole n’avait troublé le silence de lachambre, et la tête de la pauvre enfant s’inclinait pensivement, commesi son esprit eût été absorbé dans une méditation secrète, quandLéoparda s’écria :

- Voici le seigneur don Estève qui s’avance gaillardement de ce côté.Mais il n’a pas son chapeau à plumes.

- Enfin ! dit Inez en frappant joyeusement ses petites mains l’unecontre l’autre.

- Est-il étrangement habillé ! continua l’imperturbable Léoparda. Unchapeau de géant, à forme basse, doublé de taffetas noir avec un groscrêpe autour, comme un mari le porterait pour le deuil de sa femme ! Iln’a pourtant pas envie, je pense, de vous enterrer de sitôt, puisquevous ne vous mariez que dans un mois.

- Pourquoi parler de mort et de deuil, Léoparda ? Ignores-tu que lecrêpe au chapeau est maintenant le signe de la plus fine galanterie ?

- C’est différent. Mais quelle rapière, juste ciel : Elle est pluslongue qu’une demi-pique, et la coquille de fer qui tient à la gardesuffirait à une petite cuirasse. Par Notre-Dame d’Atocha ! avec une pareille arme il pourra fendre les moulins, si Dieu lui permetjamais de la tirer du fourreau.

Inez sourit. En ce moment le cavalier frappa discrètement à la porte,et Léoparda l’eut bientôt introduit.

Don Estève était véritablement un beau et brave gentilhomme, mais lavanité de la beauté et de la bravoure lui avait tourné la tête, et ils’était jeté dans toutes les extravagances de l’affectation pourmériter l’honorable titre de guap.Or, el guapoveut dire en espagnol brave, galant, et même fanfaron. Ce substantifest l’expression naïve de la rodomontade castillane. A Valence il perdbeaucoup de sa considération, car il correspond au mot français debretteur et de coupe-jarret. Don Estève était vêtu comme un guapdéterminé : ses cheveux, séparés sur le milieu de la tête,s’entortillaient par derrière autour d’un ruban bleu, large de quatredoigts et long de deux aunes, qui tombait de toute sa longueur. Sonpourpoint, à longues basques de velours noir ciselé, était orné delarges manches pendantes de satin blanc, brodé de jais. Son manteau dedrap noir se drapait autour de son bras. Enfin le galant jeune hommetenait d’une main un broquel, bouclier fort léger au milieu duquelbrillait une pointe d’acier doré, et de l’autre sa gigantesque épée,dont le fourreau s’ouvrait en appuyant le doigt sur un petit ressort. Atout prendre, il faut avouer que ce ridicule costume de bravache,quoique ressemblant fort à un travestissement de théâtre n’était pasdésavantageux au seigneur don Estève de Carvajal. Sa fière démarche,son grand air de tête, sa belle figure pâle, le sourire ironique de seslèvres et la flamme de son regard s’alliaient à ravir avec ce grandappareil. D’ailleurs les folies de la jeunesse sont toujours pardonnées: elles sont si joyeuses et si naturelles ; on a tant de courage, tantde feu, tant d’avenir à dépenser à la floraison de la vie, qu’il semblequ’on ne saurait trop gaspiller tous ces trésors. Puis don Estèvesavait qu’Inez l’aimait ainsi. La chose peut paraître singulière ; maisen effet la douce et timide jeune fille ne s’effarouchait point de cebruit de folles et galantes paroles qui éclatait sans cesse à sonoreille, quand don Estève était près d’elle. Elle avait commencé parl’accueillir comme une distraction ; maintenant elle aimait le guapd’une de ces affections chastes et dévouées qui s’alimentent etgrandissent d’elles-mêmes dans les âmes pures. Elle s’était laisséedoucement traîner d’abord dans le sentier banal des amours vulgaires ;la phraséologie passionnée de don Estève avait surpris son ignorance etéveillé cette curiosité naturelle à toute jeune fille que la maisonpaternelle a garantie comme un couvent du contact du monde. Hélas ! demême que toutes les femmes portent à la ceinture un oeillet enchanté etinvisible qui cache le démon de la toilette, presque toutes ont aussiun asile pour les vagues pensées d’amour. Ce sanctuaire, d’abord habitépar Dieu, est bientôt profané par l’entrée triomphante d’un conquérantpaïen. Il est impossible d’éviter ce terrible ennemi. Ainsi Inez avaitéprouvé un mystérieux plaisir à écouter les hyperboles sentimentales dedon Estève ; puis ces hyperboles, prises par elle au sérieux, avaientdonné l’éveil à toutes les féeries de son imagination. Dès lors lessylphes charmants, les lutins amoureux, tout ce monde fantastique pourlequel se passionne une jeune tête, tourbillonna chaque soir au chevetde son lit et s’empara de sa chambre en armée victorieuse. Des ailesroses, parsemées de diamants, effleurèrent son front ; des soupirsparfumés, ses lèvres. Mais, de même que sous le regard du voyageur lesformes indécises des glaces du Nord se cristallisent en villesdiaphanes, de même les songes d’Inez finirent par se matérialiser.L’amour est cousin germain de la vanité. La jeune fille voulut doncpour représentant de son sylphe idéal un être en qui la beauté physiquedût faire supposer la beauté morale. Elle céda à cet instinct impérieuxqui semble toujours pousser vers le clinquant et l’oripeau les espritsles plus faibles et les plus naïfs.

Ainsi, quoique don Estève fût tout à fait un homme d’action et de bonsens, qui n’avait de romanesque que sa rapière, sa tournure et sonpourpoint, Inez l’aima ou plutôt elle aima sa vaillance, son coeurnoble, sa joie franche, l’atmosphère poétique qui semblait l’entourer ;elle sentit qu’il lui fallait un tel champion pour la soutenir dans cetourbillon de la vie, qui lui faisait peur. Quant au seigneur deCarvajal, il aimait de très-bonne foi dona Inez, qu’il trouvait fortbelle.

En entrant dans la chambre il chercha à dissimuler, sous un air demystère, le secret motif du contentement que trahissait l’expressioninvolontaire de son visage. Inez le reçut le sourire sur les lèvres.

- Que vous êtes bon d’être venu ! lui dit-elle, c’est là un véritabledévouement, car il est dangereux de traverser à cette heure la plaçaMayor.

- Le passage a été difficile, en effet ; pourtant je n’y ai pas perduun bouton de diamant ; mais j’avais une nouvelle si pressante à vousannoncer…

- Une nouvelle ! s’écria la jeune fille avec un accent d’inquiétude etde terreur. Est-ce que mon père dans son voyage ?...

- Non, sénorita. Il s’agit d’une heureuse nouvelle, d’une preuve de monamour que j’ai obtenu la permission de vous donner publiquement.

- Et à qui donc avez-vous besoin de demander de telles permissions,monseigneur don Estève ? demanda Inez avec une hauteur feinte et ensouriant.

- A Sa Majesté, qui vient, comme vous le savez, sénorita, d’ordonnerune grande course pour demain.

- A Sa Majesté ! répéta Inez en pâlissant ; mais quel rapport y a-t-ildonc entre cette grande course et une preuve d’amour ? Je ne vouscomprends pas, don Estève.

- Ah ! s’écria en ce moment Léoparda, voici les héradores aux prisesavec les taureaux. Ils les prennent par les cornes et par la queue, lesmarquent à la cuisse d’un fer chaud et leur fendent les oreilles.Notre-Dame del Pilar ! quelles nobles bêtes, et que la journée dedemain sera belle ! Dieu ! voici un taureau qui jette en l’air un jeunepaysan et l’envoie retomber à l’autre bout de l’arène !

- Dieu ait son âme ! fit don Estève en se signant.

- Baissez les rideaux, dit Inez avec impatience.

- Léoparda a raison, reprit Carvajal. Les plus fiers taureaux desmontagnes ont été pris. Il y aura demain de grands périls à courir etbien de la gloire à vaincre ! Tous les guaps de Madrid ont sollicitél’honneur de paraître dans le cirque ; et moi, j’ai voulu me montrerdigne d’être leur maître en taurisant pour les beaux yeux de dona Inez,la fleur de la plaça Mayor.

- Vous, vous, Estève ! fit Inez, la figure pâle, les mains tremblanteset un frisson mortel dans tous les membres.

- Telle est la nouvelle que je venais vous apprendre, telle est lagrâce que je venais vous demander.

- Ah ! vous avez du vieux sang espagnol dans les veines, vous ! ditLéoparda.

- O mon Dieu ! s’écria Inez en attachant un regard désespéré sur levisage rayonnant du guap. C’est une plaisanterie, n’est-ce pas ? Vousne devez pas combattre à cette course, vous resterez ici demain, auprèsde moi ; vous ne me quitterez pas. Oh ! mais rassurez-moi donc, Estève! votre silence me fait mourir.

- J’ai obtenu l’agrément du roi et commandé mon costume, sénorita,répondit froidement Estève, tout étourdi de ces paroles d’angoisse,auxquelles il ne s’attendait nullement, et qui froissaient sa vanité,car il avait pensé ne pouvoir flatter plus agréablement l’amour-proprede sa fiancée que par cet acte de galanterie chevaleresque.

- Don Estève, dit Inez d’une voix ferme en se levant toute droitedevant lui, don Estève, vous ne paraîtrez pas à cette course.

- A mon tour, je vous demanderai, sénorita, si cet ordre…

- Dites cette prière, Estève !

- Si cette prière est une plaisanterie.

- Vous n’avez pas pitié de mes larmes, Estève, ou bien vous ne lescomprenez pas. Est-ce donc aussi une plaisanterie que mon amour ?

- L’honneur est aussi sacré que l’amour, Inez, et je ne saurais vousobéir, car mon honneur est en jeu dans tout ceci.

- L’honneur ! l’honneur ! ils n’ont que ce mot aux lèvres ! Avec ce motils savent résister à toutes les voix éplorées du coeur, ils saventvaincre toute pitié en leur âme. L’honneur ! mot fatal et maudit, quin’apporte que du sang et des pleurs à ceux qui l’évoquent ! Vainfantôme, auquel on sacrifie sans cesse des victimes humaines ! quanddonc cesserai-je de te trouver toujours entre moi et mes rêves debonheur ?

- L’honneur fait le gentilhomme, Inez, reprit d’une voix douce et gravedon Estève, ému malgré lui de cette douleur naïve. J’ai annoncé à tousmes amis que je serais demain un des toréadores, et je passerais pourun lâche si je manquais à ce que j’ai promis.

- Et si moi, je vous disais : Estève, je vous défends de descendre danscette arène ensanglantée sous peine de ne plus me revoir en ce monde,car je suis sûre que la vie se brisera dans mon coeur au moment où vousferez face au taureau ?...

- Alors je me ferais tuer par cet impitoyable ennemi, sénorita, mais jeme présenterais devant lui.

- Ah ! fit amèrement Inez, vous préférez l’opinion de vos amis àl’amour de votre fiancée, c’est bien. Je vous laisse toute liberté, donEstève, et vous remercierai même de votre galanterie.

- J’ai encore une grâce à implorer de vous, hasarda timidement le guap.

- Une grâce encore, répéta distraitement la jeune fille, qu’une idéefixe semblait profondément préoccuper.

- Il faudrait que demain ces jalousies baissées fussent relevées, queces fenêtres s’ouvrissent, et que vous y parussiez en grande parure,comme la reine de la fête.

- Votre désir sera accompli. Vous désirez me voir assister à cetteboucherie ; par Notre-Dame del Pilar, s’écria-t-elle en saisissant lamain de Carvajal, comme si l’éclair d’une inspiration subite eût luisur son front ; j’y assisterai et je serai, comme vous dites, l’héroïnede la fête ! Es-tu contente de moi, Léoparda ? ajouta la pauvre enfanten se retournant vers la duègne, le feu de la fièvre dans le regard.

Léoparda s’inclina.

- Et vous, monseigneur, êtes-vous satisfait ? dit-elle à Estève.

- Vous êtes la plus aimée des femmes, répondit le guap, et votreprésence, en me faisant vaincre, me mettra au front une couronne degloire qui me rendra seule digne de vous.

- A demain, don Estève ; et elle lui donna sa main à baiser.

- A demain, Inez ; vous voyez bien que votre refus n’était qu’uncaprice et un enfantillage !

- Un caprice et un enfantillage, en effet ! Pardonnez-moi, comte deCarvajal.


II

Jamais on n’avait fait de plus magnifiques préparatifs pour une coursede taureaux. La place Mayor était sablée, et tout à l’entours’élevaient des barrières de hauteur d’homme, peintes des armes du roiet de celles des Etats espagnols. Elle offrait un merveilleux coupd’oeil avec ses portiques sur lesquels semblent trembler les cinq étagesdes maisons. La ligne de balcons qui couronne les portiques était commeune immense loge de théâtre où les femmes, parées de toutes leurspierreries, entraient par de grandes portes vitrées que faisaitflamboyer le soleil. Ce n’étaient qu’étoffes magnifiques, tapisseriesargentées, carreaux à fleurs d’or. Ce jour-là, les mantes noiresavaient été reléguées dans les coffrets des toilettes, mais tous lesécrins étaient vides en revanche.

La joie rayonnait sur tous les visages. Le regard des femmes faisaitpâlir leurs diamants ; c’était un tableau féerique.

A quatre heures, le roi apparut sur son balcon doré, plus spacieux etplus avancé que les autres et entouré de rideaux vert et or.

Les gardes firent une haie sous ce balcon, poste périlleux, car,quoique les taureaux soient quelquefois prêts à les tuer, il ne leurest pas permis de reculer ni de lâcher pied. Entre eux et la mort iln’y a que la pointe d’une hallebarde.

Aussitôt que le peuple, sorti des barrières, se fut rangé sur leséchafauds qui se dressaient du pavé à la saillie des balcons (et lestoits portaient autant de spectateurs que les échafauds), six alguazilsou huissiers de la ville entrèrent dans la place, tenant chacun unebaguette blanche à la main, et montés sur d’excellents chevauxharnachés à la mauresque, qui étaient chargés de petites sonnettes. Ilsaffectaient la meilleure contenance possible ; mais comme le devoir lesobligeait à rester dans la lice, personne ne se méprenait sur cettefierté d’apparat, et on se doutait bien qu’à cette heure leur coeurétait plus pâle que leur visage.

Ils vinrent quérir, à la porte qui s’ouvrait au bout de l’arène, lestrois chevaliers qui se présentaient pour combattre le taureau en duelo. On doitsavoir que, pour cette sorte de course, il y a des lois établies. Ilfaut être né et renommé comme gentilhomme pour lutter à cheval. Iln’est point permis de tirer l’épée contre le taureau qu’il ne vous aitfait insulte. Or, il vous insulte s’il vous arrache de la main le garrochon, lancede bois de sapin dur, peinte et dorée, avec un fer très-poli ; s’ilfait tomber votre manteau ou votre chapeau ; ou bien encore s’il vous ablessé, vous ou votre cheval, ou quelqu’un de ceux qui vousaccompagnent. Le taureau, ainsi mis dans son tort, le cavalier doitpousser son cheval droit à lui, car c’est un empeno,c’est-à-dire un affront dont il faut se venger sur l’heure ou mourir.Il donne au taureau unacuchilla, coup du revers de son épée, à la tête ou au cou; et si son cheval ne veut pas avancer, il met pied à terre et marchecourageusement contre le fier animal. Les autres cavaliers doiventaussi descendre de cheval et accompagner celui qui est dans l’empeno,mais sans le seconder autrement contre son adversaire. Jamais letaureau n’attend cette troupe ni ne court sur elle ; il fuit à l’autreextrémité de la place, et, après une légère poursuite, les combattantsont satisfait à la loi du duelo.

Les trois braves introduits dans la lice par les alguazils avaientd’admirables montures, sans compter les douze chevaux et les six muletschargés de rejonesou garrochonset couverts de housses de velours aux couleurs de leurs maisons, quechacun d’eux faisait mener en main derrière lui par des palefreniers etdes laquais habillés de soie.

Le premier se nommait don Estève, comte de Carvajal. Sa haute taille,l’élégance de sa tournure et son air martial lui assuraient unesupériorité remarquable sur ses rivaux. Il était vêtu de brocartincarnat rayé d’or et d’argent.

Une éblouissante moire d’or, garnie de dentelles, avait fait les fraisdu costume des deux autres. Tous trois avaient des plumes blanchesmouchetées de diverses couleurs, flottant au côté de leurs chapeaux etretenues par un riche cordon de diamants. Quant aux écharpes qu’ilsdevaient à la tendresse de leurs dames, ils les portaient, l’un enceinture, l’autre en baudrier ; Estève avait attaché la sienne à sonbras. Leurs pieds étaient emprisonnés dans de petites bottines blanchesà longs éperons dorés, qui n’avaient qu’une pointe, suivant la mode desMaures. Ils se tenaient aussi à cheval comme ces derniers, les jambesraccourcies, ce qu’on appelle cavalgarà la gineta

Les trois champions traversèrent la plaça Mayor, avec tout leurcortège, au carillon des trompettes, et vinrent demander officiellementà Sa Majesté la permission du combat, qui leur fut accordée avec lesouhait de les voir triompher. Alors les trompettes sonnèrent denouveau à grand fracas pour défier les taureaux, et le peuple hurlajoyeusement : Viva !viva los bravos caballeros. Ceux-ci se séparèrent pouraller saluer les dames de leur connaissance.

Don Estève leva les yeux sur le balcon de Frédéric Cardone. Son désiravait été à peu près accompli. Les jalousies étaient relevées et lesfenêtres ouvertes, mais la chambre et le balcon, tendus de noir et videde spectateurs, se détachaient lugubrement sur le fond éclatant de laplace. La blanche Inez ne veillait pas là sur le salut ou la victoirede son fiancé. La fleur de la plaça Mayor ne s’était couronnée dessplendeurs de sa richesse pour accompagner son Estève. Le guap pâlit etson orgueil blessé lui fit jurer de ne point pardonner à Inez cetterévolte opiniâtre.

Quand le roi jugea qu’il était temps de commencer la fête, deuxalguazils vinrent s’incliner respectueusement sous son balcon. Il remità don Juan d’Autriche, qui était à sa droite, la clef de l’écurie oùmugissaient les taureaux, et ce dernier la jeta aux alguazils.

Aussitôt éclatèrent les fanfares des trompettes, le grincement destimbales et le roulement des tambours. Fifres, hautbois, flûtes etmusettes joignirent leurs voix discordantes à ce terrible concert, etles deux poltrons allèrent ouvrir en tremblant la porte fatale.

Un taureau à robe fauve se précipita dans l’arène aux applaudissementsdu peuple. Les alguazils s’enfuirent à bride abattue. Un homme cachéderrière la porte la referma avec une promptitude merveilleuse etgrimpa comme un écureuil sur le toit de l’écurie, grâce à une échellequ’il retira aussitôt derrière lui.

Les dards aigus et garnis de papier découpé auquel on mettait le feucommencèrent à pleuvoir sur le taureau à son premier bond. La morsurede ces javelots de flamme l’étourdit. Il resta un moment immobile, leregard vague, la tête basse, battant ses larges flancs de sa queue. Detous les balcons et de tous les échafauds une grêle insolente de huéeset de sarcasmes tomba sur sa lâcheté. Il n’y avait pas un enfant qui nele menaçât du poing. Soudain un frissonnement horrible secoua tous sesmembres. Cette fois les jeunes filles elles-mêmes levèrent sur luileurs doigts roses en signe de mépris. Mais il avait redressé sa têtemorne, et le rayonnement de ses prunelles glissait patiemment vers legroupe des trois cavaliers. Il mesurait avec insouciance la distancequi le séparait de ses ennemis, et, insensible à la douleur, ilchoisissait sa victime. Enfin, il frappa la terre d’un pied robuste ets’enleva en l’air par un effort si épouvantable qu’il alla retomberlourdement contre le cheval de don Estève. Le cheval eut le ventrecrevé du coup, mais Estève était déjà à terre. Seulement il n’avaitplus d’armes.

Le taureau attacha ses yeux livides sur le brocart incarnat dupourpoint du comte, puis leurs regards se croisèrent. Ce fut un instantd’espionnage solennel, où l’homme, malgré son courage, tremblait etsentait le froid monter à son coeur devant cet implacable adversaire.L’haleine de la vaillante bête se condensait en brouillard épais autourd’elle. Le feu jaillissait de ses yeux et de ses narines. Le silenceétait effrayant. On eût dit que la place était vide, déserte, ou quedes ombres seules la peuplaient. Pas un souffle ne bruissait dansl’air. Pour Estève, il n’y avait dans cette place si grande qu’untaureau. Le malheureux était perdu et condamné dans tous les esprits.Les autres cavaliers restaient immobiles.

Tout à coup le taureau souleva sa croupe énorme et pencha sa tête enavant pour enlever sur ses cornes le toréador vaincu. Un cri s’élevaalors et s’éteignit dans le silence. Mais ce n’était pas le guap quil’avait jeté, car au même instant il s’élançait d’un bond hardi etimpétueux sur le dos de son ennemi et le saisissait témérairement parles cornes.

Alors ce fut une clameur enthousiaste et frénétique : Viva el guapo, viva el grantoreador ! criait le peuple. Les femmes secouaient surl’arène les parfums de leurs mouchoirs et de leurs écharpes.

Quoique effroyablement secoué, Carvajal resta plus d’un quart d’heuresur le dos du taureau et lui brisa une de ses cornes.

Pendant ce temps, son pauvre cheval, soutenu par la folle énergie de ladouleur, volait éperdument autour de la lice, couvert d’écume, leventre ouvert et faisant feu des quatre pieds. Il frappa un cuchillo de latête et du poitrail et le tua. On lui ouvrit la grande barrière et ilalla mourir hors de la lice.

La lutte du guap intrépide et du taureau furieux devenait de plus enplus affreuse. Elle se réduisait presque à une question d’entêtement.Or, le combat paraissait évidemment inégal, puisque l’homme ne pouvaitétouffer entre ses cuisses nerveuses un si formidable adversaire, etque les forces de ce dernier s’épuiseraient moins vite, à coup sûr, quecelles du pauvre guap.

Le taureau labourait la terre du pied en mugissant, et faisaittourbillonner autour de lui la poussière ; ses yeux s’ensanglantaient,et, quand il bondissait frénétiquement avec son étrange fardeau, on eûtdit d’un monstrueux centaure. Enfin, au moment où l’on croyait queCarvajal allait se laisser tomber sur le sable, il s’enleva sur le dosde son ennemi, ainsi qu’un danseur sur une corde tendue, et glissa àterre comme un fantôme.

Mais il rencontra aussitôt devant lui les yeux brillants du taureau,que l’instinct de la haine avait rendu rusé, et qui s’était retournéavec la rapidité d’un éclair. Le guap, qui n’avait d’autre arme que sasouplesse et son agilité extraordinaires, fit un dernier et suprêmeeffort, sauta par-dessus l’ennemi aussi légèrement qu’un oiseau, et semit à courir devant lui.

Le taureau se jeta de tout son élan sur la trace de don Estève. Ilsfirent une fois le tour de la lice. Puis la force manqua au jeune guap.Il s’arrêta, se signa, fixa un dernier et douloureux regard sur lebalcon désert et tendu de noir, qui semblait, comme un augure demalheur, avoir pris le deuil du triomphe espéré, et il attendit lefront pâle, mais fièrement levé vers le ciel, le coup de grâce dutaureau.

Mais la scène, au moment de toucher à son dénoûment, allait changersubitement de face.

En effet, comme le taureau arrivait sur Estève, un jeune villageois luilança un dard qui le perça profondément, et parut lui causer unesouffrance inouïe, car cette blessure arrêta miraculeusement sa courseeffrénée. Mais alors une terrible colère s’alluma dans son regardtrouble ; il abandonna sa proie et marcha, à pas lents et lourds, surle nouvel assaillant. C’était un enfant, un enfant tout frêle, dont lafigure blanche et triste s’anima d’une vive rougeur après ce coupd’audace. Tous les coeurs s’émurent de pitié pour cette faible créature,qui venait de provoquer un pareil regard. Hélas ! l’intérêt qu’elleinspirait grandit bientôt. L’enfant était brave, mais le courage nedonne pas la force à des membres délicats. A l’approche du taureau, lesauveur d’Estève chancela et voulut fuir. Alors le bonnet qui couvraitsa tête tomba, et l’on vit les plus beaux et les plus longs cheveux dumonde inonder ses épaules, en même temps qu’une pâleur mortelleeffaçait les roses de son visage.

Une clameur d’épouvante jaillit de toutes les bouches ; tous lesspectateurs se levèrent d’un mouvement unanime sur les balcons et leséchafauds. L’enfant était une jeune fille tremblante, éperdue, et belleencore dans son angoisse d’une beauté divine.

Hélas ! il n’est plus temps de la sauver. Sa grâce et sa vie sont àcette heure dans la main de Dieu. Le roi, qui peut sauver les coupablesde la mort, jetterait en vain son sceptre dans l’arène pour arracher àla mort cette victime innocente. La pauvre victime a compris qu’elleallait périr. Une sueur froide mouille ses tempes, le vertige la saisit; elle ne fait plus un seul pas ; ses membres sont roides, ses yeuxfixés à terre avec stupeur. Comme le condamné, elle attend le coupmortel.

Mais le premier, le guap a reconnu celle qui s’est dévouée pour lui, ilest resté comme pétrifié par la surprise et l’effroi ; puis il a pousséun de ces cris terribles partis du fond de l’âme qui éclatent comme unson funèbre et désespéré dans la clameur de tous. Il n’a pas d’armes,mais il se fera tuer pour sauver la jeune fille, lorsqu’un de seslaquais lui jette un rejon,court comme un poignard : le guap s’en saisit en s’écriant : Inez !Inez ! bon courage ! A l’appel de cette voix aimée, Inez lève sonregard déjà voilé par les ombres de la mort, mais les yeux béants de lafoule lui font peur, les rayons du soleil tombent d’aplomb sur elle :enfin l’haleine enflammée du taureau baigne déjà son visage.

Au même instant don Estève arrive, comme un fou, droit au terribleanimal et lui enfonce son rejonentre les deux cornes, à la suture des os, endroit très-délicat, maislarge tout au plus comme une petite pièce de monnaie. Le coup étaitd’une adresse merveilleuse. Le taureau tomba mort.

Mais Inez était tombée avant lui.

Les yeux du guap se fermèrent d’épouvante, ses lèvres tremblèrent,agitées par un frisson convulsif, et il sentit tout son amour prêt àcouler en larmes sur son visage, car il croyait comprendre toutl’héroïsme de la pauvre fille. Mais il se rappela presque aussitôt quecette épouvantable scène du drame de sa vie intérieure se jouait enpublic, devant le roi d’Espagne, sa cour et son peuple de Madrid ; ilse souvint que pour la foule ce n’était qu’un acte de la course,peut-être trop long déjà qu’un acteur n’a pas le droit d’ôter son rougedevant les spectateurs pour laisser voir la pâleur de son front,l’émotion de son regard, et laisser éclater le vrai désespoir de soncoeur. Alors il s’avança avec calme, se pencha sur le cadre d’Inez, etcontempla avec une tendresse passionnée ce visage sur lequel l’effroiet la mort avaient, de leur souffle, en passant, jeté le voile d’unebeauté surhumaine. Il ne put néanmoins s’empêcher de la baiser au front: chaste et premier embrassement qui devait être le dernier. Puis,relevant dans ses bras sa blanche fiancée, il remit ce fardeau auxalguazils qui venaient d’accourir, salua gracieusement le balcon royalet disparut de l’arène.

La course continua et fut très-brillante. On compta dix taureaux tués,quinze morts et vingt-quatre blessés parmi les toréadores et les cuchillos. Jamaisencore le peuple de Madrid ne s’était tant diverti.

Pendant un mois le comte don Estève de Carvajal, frappé au coeur par lamort d’Inez, resta enfermé dans son hôtel, sans vouloir voir un seul deses anciens amis.

« Le soleil de ma vie est terni à jamais, » disait-il à la vieilleLéoparda, qu’il avait prise à son service, le chagrin ayant tuéFrédéric Cardone peu de jours après la perte de sa fille. Le monde estmaintenant vide et désert pour moi ; j’ai sacrifié mon bonheur auxvanités du monde, et j’en suis cruellement puni. A cette heure, toutmon amour dort enseveli sous la froide pierre de la tombe. Toute joieest morte en mon âme, et la fleur dont le parfum devait enchanter mavie est couverte d’un noir linceul. Pourtant une année s’était à peineécoulée, que don Estève était redevenu le guap le plus déterminé deMadrid. Le broquel avait reparu à son bras, sa gigantesque rapièrereluisait de nouveau au soleil, et le volage comte allait épouser lariche veuve du marquis de Léon, dona Carmel. La douleur s’ennuie dansla solitude, et un mois de réclusion avait suffi pour rendre don Estèveaux faciles amours, aux joyeuses rasades des nuits folles, et auxgrands coups d’épée dans les rues endormies ou désertes.

Le lendemain du jour des noces, Léoparda s’approcha mystérieusement ducomte et lui remit un papier cacheté et scellé, au chiffre de FrédéricCardone. Estève l’ouvrit assez négligemment, en fredonnant un air detable. Mais bientôt le refrain mourut sur ses lèvres, et une expressiongrave et mélancolique se peignit sur sa figure, car ce papier était untestament, et ce testament était signé : Dona Inez Cardone. Voici ceque lut le guap :

« Vous pourrez à peine lire, Estève, ces lignes douloureuses qui sontles adieux d’une femme que vous avez bien aimée. Pardonnez-moi ! mamain tremble, parce que  je sais que je vais mourir, etcroyez-moi, mon ami, il faut du courage pour mourir si jeune, il fautdu courage même à un coeur vaillant, et vous savez si je suis une pauvrefemme, sans force et sans résolution. A cette heure, Estève, vousm’avez sans doute oubliée, et je ne vous en fais point reproche ; carsi je renonce sans peine à l’avenir riant de la vie, c’est pour vousrendre la liberté de votre coeur. Sachez-le bien, Estève, vous vousseriez repenti tôt ou tard d’avoir lié par une chaîne de fer votrecaractère gai et franc à ma tristesse habituelle. Par délicatesse, vousn’auriez pas osé me faire sentir ce que ce contraste avait dedéplaisant pour vous ; vous auriez silencieusement muré vos regrets auplus profond de votre âme, et nous aurions été tous deux malheureux,l’un par l’autre, malgré tous nos efforts. Et ne croyez pas, mon ami,que je ne vous aimais point. Seulement je m’étais trompée sur monamour. Quand hier, mû par un sentiment qui vous semblait le noble etlégitime orgueil de l’honneur, et qui me parut à moi un sacrificeoffert par faiblesse à un atroce préjugé, vous refusâtes à mes larmesla prière que je vous adressais de ne point combattre, je compris toutà coup que nous ne nous aimions pas du même amour. Oui, Estève, nosâmes ne se sont jamais comprises, et quand nos sourires et nos regardsse rencontraient, quand nous croyons nous donner l’un à l’autre, unabîme s’ouvrit encore entre nous, un abîme où pouvait glisser tout lebonheur de notre vie, sans qu’il lui fût possible de se rattacher à uneronce ou à un bruyère. Pour moi vous n’étiez qu’un frère. Pour vous, jen’étais qu’une femme que le monde trouvait belle.

« Voyant donc que je ne pouvais répondre à votre affection par uneaffection semblable, que ce serait pour moi un remords éternel de vousavoir trompé involontairement, et que mon âme timide et peureuse nesaurait jamais s’allier à un esprit inflexible comme le vôtre, jecessai de tenter d’inutiles efforts pour vous empêcher de paraître à lacourse, mais je résolus de ne pas vous y laisser périr. Quand vouslirez cette lettre, Estève, j’aurai tenu parole, et vous serezl’héritier de ma fortune comme le confident de mes dernières pensées. »

- Pauvre Inez ! murmura le guap. Elle était aussi bonne que belle.

- Ah ! ma nouvelle maîtresse a de plus belles couleurs, dit Léoparda,et ce soir, à la comédie, quand elle paraîtra dans sa loge en grandetoilette, elle tournera bien des têtes.

- Juste ciel, s’écria Estève, j’oubliais la comédie, et je ne suis pasencore habillé ! Que dira ma femme ? Vous êtes cause de ce retard,Léoparda. Vous auriez pu me remettre demain ces papiers. Cette lettrem’a tout attendri ; c’est fort désagréable. Si j’ai l’air mélancoliqueun lendemain de noces, je serai assassiné de sarcasmes à bout portant.

FIN DUGUAP.