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GONCOURT,Edmond (1822-1896): La courtisane authéâtre (1886).
Saisie du texte etrelecture : O. Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (18.VI.2009)
[Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées].
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Texteétabli sur un exemplaire (Coll. part.) du  Nouveau Décaméron. Septièmejournée : l'amour au théâtre, publié à Paris par E. Dentuen1886.
 
La courtisane authéâtre
par
Edmond de Goncourt

~*~


EN novembre 1774, il suffisait à une femme de l'encataloguement, del'inscription à l'Opéra ou à la Comédie-Française, pour ne plus êtresoumise au bon plaisir de la police, pour jouir de l'inviolabilitécommune, et entrer pour ainsi dire dans une possession absolue de sapersonne. La dernière des filles de choeur, de chant ou de danse, ladernière des figurantes était émancipée de droit : un père, une mère,indignés de son inconduite, ne pouvaient plus exercer sur ellel'autorité paternelle ; et il lui était permis de braver un mari, sielle était mariée. Aussi, de la part de toutes ces femmes, demi-castorsfilles de vertu mourante,quelles aspirations vers ces planches qui donnaient l'affranchissement,qui délivraient du pouvoir de la famille, qui sauvaient des rapports del'inspecteur Quidor! Monter là c'était l'effort et l'ambition dechacune. Toutes les protections qu'elles pouvaient capter, elles lesmettaient enjeu pour arriver jusqu'à un Thuret ou jusqu'à un de Vismes,pour franchir la porte de ce cabinet fameux et redoutable, le cabinetdu directeur. Et n'est-ce pas là, sous les pilastres aux feuillesd'acanthe, au-dessous des nymphes nues dormant dans les grands cadres,dans le boudoir majestueux où le maître tout-puissant trône en robe dechambre auprès du bureau chargé de faisceaux de licteurs, de casques àpanaches, de brocarts, de partitions ouvertes de Castor et Pollux,n'est-ce pas là que Baudouin, le peintre et l'historien de lademi-vertu, a placé le Cheminde la fortune ? Généralement le directeur est un homme ;sur une mine de jeunesse, sur un joli sourire, sur un bout de jambe,sur un peu de gentillesse et beaucoup de bonne volonté qu'on luimontre, il consent à recevoir et à agréer. Une fois le maître séduit,la femme est inscrite ; et quelque peu douée qu'elle soit,Maltaire leDiable, ou quelque autre habile homme la mettra, au boutde trois mois, en état de paraître sur ses jambes dans un ballet. C'estalors qu'elle se montrera dans les « espaliers » vêtue de soie couleurde ciel et couleur d'eau, habillée en ruisseau, déguisée en fleur, enrayon, enveloppée de gaze, couronnée de guirlandes, demi-nue et lecorps visible à travers le nuage écourté, la jupe de rubans, la petitetenue de déesse que le fripon crayon de Béquet excelle à dessiner ; etles aventures ne tarderont pas à venir. Mais encore mieux qu'auxreprésentations, la petite danseuse prendra les coeurs pendant lesrépétitions, les longues répétitions d'hiver. Sur une chaise conquisenon sans peine, tout au bord de l'orchestre, la jambe nonchalammentcroisée sur le genou, enveloppée d'hermine et de martre zibeline, lespieds sur une chaufferette de velours cramoisi, faisant d'un airdistrait des noeuds avec une navette d'or, ouvrant ses tabatières,aspirant les sels d'un flacon de cristal de roche, jetant mille regardsà la dérobée, et comme échappés, dans la coulisse pleine d'hommes, elleaura tout son prix. La haute finance, les riches étrangers, netarderont pas à l'apprécier. Et, à la suite d'une de ces répétitions,la fortune arrivera chez la fille d'Opéra sous la figure d'un traitant.

C'était là le grand pas, l'envolée de la fille galante vers le grandmonde, vers la haute sphère des demoiselles du bon ton,un monde auquel rien ne manquait, qui avait ses poètes, ses artistes,ses médecins, ses salons, ses directeurs même et une église! des heiduques dont la taille étonnait la rue, des loges d'apparat auxreprésentations courues, des places aux séances de l'Académie où iltrônait dans une lumière de diamants! Le salon de peinture était remplides images de ce monde ; l'art lui demandait ses modèles ; la sculpturelui modelait dans le talc une immortalité légère, la seule qu'il pûtporter ! Les Vauxhall, les Colisées ne semblaient s'élever que pour lui; les architectes rêvaient des Parthénons en son honneur. Son luxepassait dans les promenades publiques comme un triomphe : ses voituresde porcelaine, aux traits de marcassite, émerveillaient Longchamps. Cen'était que richesse autour de lui, que magnificence sous sa main ; sibien qu'aux encans publics, les femmes les plus titrées et les plusopulentes se disputaient ses dépouilles et les choses à sa marque. Parce qu'il répandait de splendeur et d'éclat, par le spectacle prodigieuxqu'il donnait, par ses mille éblouissements, son bruit, son mouvement,ses élévations subites, ses changements imprévus, ce monde ressemblaità une féerie. Par tout ce qu'il touchait, tout ce qu'il approchait, cequ'il séduisait, il s'élevait à la puissance. Il occupait et distrayaitle coucher du Roi qui s'amusait de ses anecdotes, et feuilletait ensouriant le roman libre de ses jours et de ses nuits. Il intéressait lacour ; il passionnait Versailles où l'exil d'une Razetti faisait uneémeute. Il était presque un pouvoir, un pouvoir qui comptait descréatures et des victimes, un pouvoir qui poussait Rochon de Chabannesdans la diplomatie, un pouvoir qui obtenait une lettre de cachet contreChampcenets !

Chose singulière! toutes les femmes de ce monde s'élèvent avec leursaventures. De la prostitution, elles dégagent la grande galanterie dudix-huitième siècle. Elles apportent une élégance à la débauche, parentle vice d'une sorte de grandeur, et retrouvent dans le scandale commeune gloire et comme une grâce de la courtisane antique. Venues de larue, ces créatures, tout à coup radieuses, adorées, semblent couronnerle libertinage et l'immoralité du temps. En haut du siècle, ellesreprésentent la Fortune du Plaisir. Elles ont la fascination de tousles dons, de toutes les prodigalités, de toutes les folies. Ellesportent en elles tous les appétits du temps ; elles en portent tous lesgoûts. L'esprit du dix-huitième siècle montre en elles sa séductionsuprême et sa fleur de cynisme. Elles répandent l'esprit, ellesl'accueillent, elles le caressent et l'enivrent. Elles jettent, à lafaçon de Sophie Arnould, sur les hommes et les choses, ces mots, cespensées qu'on dirait jetées par Chamfort dans le moule d'un jeu de mots; elles écrivent ces lettres sans art qui s'élèvent chez l'une au tongras de Rabelais, chez l'autre à l'enjouement de La Fontaine. Elles sedonnent sur leurs théâtres l'amusement de la comédie inédite, le régaldes plus fines débauches de l'esprit français. Elles vivent dansl'atmosphère de l'opéra du jour, de la pièce nouvelle, du livre de lasemaine. Elles touchent aux lettres, elles s'entourent d'hommes delettres. Des écrivains leur doivent leur premier amour, des poètes leurapportent leur dernier soupir. A leurs soupers, aux soupers desDervieux, des Duthé, des Julie Talma, des Guimard, les philosophes sepressent, apportant le rêve de leurs idées, buvant à l'avenir devant laVolupté. Auprès d'elles s'empressent et s'agitent les plus grandespassions, les princes, les idées, les coeurs, les intelligences.Véritables favorites de l'opinion publique, chaque jour ellesgrandissent par leurs amants, par leur popularité, par la renommée deleur atticisme dans toute l'Europe ; et la curiosité, l'attention, legénie même du dix-huitième siècle, tourne un moment autour de cesfilles célèbres, comme autour de ses muses et de ses patronnesfamilières.

Par les chanteuses, les danseuses, les comédiennes, toutes les femmesde théâtre qui, avec leurs talents et leur renom, lui donnaient un sigrand lustre, ce monde des impuresfameuses est entré, dès le commencement du siècle, dans la société mêmeet au plus haut de la bonne compagnie. Le dix-huitième siècle, quirefuse aux comédiennes la bénédiction nuptiale, qui jette aux berges dela Seine le cadavre des plus illustres, le dix-huitième siècle n'apoint pour la femme de théâtre le mépris et, si l'on peut dire, ledégoût de ses lois. La femme de théâtre ne trouve pas autour d'elle larépulsion des préjugés bourgeois. La société, loin de se fermer devantelle, la recherche, la caresse, l'adule, va au-devant de sonintelligence, de sa gaieté, de son esprit. Mlle Lecouvreur raconte dansune lettre d'une naïveté charmante le grand et le continuel effortqu'il lui faut faire pour se dérober à des invitations de grandesdames, jalouses de la posséder, se disputant, s'arrachant sa personne,l'enlevant à cette vie d'intimité et de bonne amitié si douce et sichère à son coeur. C'est à l'hôtel Bouillon que la Pélissier débite sesmeilleures et ses plus grosses bêtises. On voit le plus grand monde serendre à un bal champêtre donné par Mlle Antier, pour la convalescencedu Roi, dans la prairie d'Auteuil ; un bal où les dames du plus beaunom dansent jusqu'au matin sous les saules illuminés.

Pendant une partie du siècle, les femmes les mieux nées iront s'asseoirà cette table de Mlle Quinault, où elles entendront causer et riretoutes les idées et toutes les ivresses du temps. Le rapprochement estcontinu, journalier ; et c'est à peine s'il reste encore une distanceentre la présidente Portail et Sophie Arnould, quand elles ont entreelles cette conversation que Paris répète, et dont l'actrice sort avecle beau rôle, à la joie de Diderot. Le mariage ouvrait encore lasociété à ces femmes et les établissait à la cour même ; un hommeruiné, n'ayant plus d'honneur à perdre et n'ayant plus que son nom àvendre, les sortait de leur passé, les élevait aux honneurs, auxprivilèges de la femme titrée, aux droits même de la marquise : droit àla livrée, au porte-robe, au sac, au carreau à l'église.

A côté de cette galanterie triomphante, éblouissante, et qui faisaittant de bruit dans un si grand jour, à côté de ces femmes de plaisir,donnant en spectacle toutes les débauches de la grâce, de l'esprit, dugoût, couronnées d'impudeur et de folie, cyniques et superbes, il setrouvait une autre galanterie. D'autres femmes galantes, moins en vue,se dessinent à demi dans une lumière sans éclat qui leur donne unedouceur et semble leur laisser une modestie. L'amour vénal qu'ellesreprésentent emprunte à la jeunesse de leurs goûts, à l'air qu'ellesrespirent, à la campagne qu'elles habitent, je ne sais quelle innocencelégère mêlée à un vague parfum d'idylle. Çà et là dans leur vie, descoins de pastorale se montrent qui font repasser devant les yeux unpaysage de Boucher que traverse une bergère enrubannée; ou plutôt lesouvenir vous revient d'une de ces esquisses volantes où Fragonardpeint, en écartant les branches d'arbres, la Volupté courant surl'herbe en habit de villageoise.
 
De ces femmes, il faut aller chercher le type dans cette aimablepersonne à la taille fine, à la main si petite, aux yeux vifs etparlants, au nez un peu retroussé, au menton troué d'une fossette ; ilfaut en demander le charme à cette petite personne élégante, gracieuseet vive, la courtisane Mazarelli, que l'on voit toujours à l'ombre desgrands arbres, sur les prés, le soir, assise sur les meules de foin,regardant la nuit venir, marchant au bord de l'eau, disparaissant aumilieu des roseaux des îles de la Seine près de Charenton, puisreparaissant dans ce joli bateau dont souvent, par jeu, ses mainstouchent les rames ; courses, promenades, fêtes sur l'herbe, fêtes surl'eau, où promenant à sa suite, dans le décor de l'été ou du printemps,la gaieté et les coquetteries des ballets champêtres de l'Opéra Italienqu'elle vient de quitter, elle se fait accompagner des jeunes fillesdes deux rives, habillées comme elle en paysannes, mais en paysannesdont un dessinateur des Menus aurait enjolivé la rusticité. Et c'estainsi qu'elle les mène aux foires des environs, les précédant ainsi quela fée du bal. Sa maison est tantôt à Noisy-le-Sec, tantôt au villagede Carrières, où elle a sa petite chaise, ses deux chevaux, ses troisdomestiques, et où elle appelle, dans son jardin ouvert à toute heure,la danse et les violons, le village et tous les amoureux. Elle présideaux réjouissances du pays, elle lui donne ses joies, ses amusements,ses jeux innocents ; si bien que le jour de sa fête, le jour de laSainte-Claire, sa maison se remplit de gâteaux, de fleurs, de présentsapportés par les gens de campagne, tandis que la rivière retentit desboîtes d'artifices tirées en son honneur par les mariniers du lieu. Etn'est-elle pas la patronne de l'endroit ? N'en a-t-elle point laseigneurie de fait ? A la fête de Carrières, on la sollicite pourqu'elle rende le pain bénit, et les marguilliers lui envoient la clefdu banc de l'église.

Au fond de cette figure de femme entretenue, si gaie, si jeune, fraîchesous son rouge comme une joie de campagne, et si heureuse de répandrele plaisir, il y a un petit air rêveur, une petite coquetterie penchée,une pensée qui joue avec un peu de tristesse et qui semble avoir besoinde s'étourdir. C'est par là surtout qu'elle attire, par un caractère detendresse mélancolique, peut-être tirée d'un roman, et devenue en elleun jeu naturel, une habitude du ton, de l'esprit et de l'âme ; comédiede bonne foi, qui est sa grande séduction et qui inspire au marquis deBeauvau ce prodigieux amour, un amour qui supplie la Mazarellid'accepter le nom de Beauvau ! Et quelles lettres, humiliées dans lapassion, agenouillées dans la prière, arrivent, de tous les camps de laFlandre, à cette femme que le marquis en campagne appelle « son Dieu,son univers, sa petitefemme ! » Quels pleurs pendant sept ans, quand il la croitirritée contre lui ! Quelles insomnies lorsqu'il attend ses réponses !Quelles menaces de s'enterrer dans un couvent, de se cacher aux yeux dumonde, si elle refuse de l'épouser ! Et le marquis de Beauvau mort,cette femme garde un tel charme, qu'après des procès retentissants,après une liaison publique avec Moncrif, elle devient la baronne deSaint-Chamond.

Le dix-huitième siècle cache parmi ses courtisanes toute une petitefamille de femmes semblables, qui sauvent tout ce que la femme peutsauver d'apparences dans le vice aimable, tout ce qu'elle peut garderde décence dans le commerce de la galanterie, de constance dans l'amourqui se livre et, qui s'attache. Aux agréments spirituels, àl'indulgence native, à la bonté expansive, à l'attitude rêveuse, à desdehors et à un certain goût de sentiment, elles joignent un certainrespect du monde qui leur donne une sorte de respect d'elles-mêmes.Souffrant, comme l'a dit l'une d'elles, de l'injustice d'un public «qui, jugeant les unes sur les infâmes moeurs des autres, les met aurang des objets méprisables », elles gardent une pudeur devantl'opinion publique. Et peu s'en faut que la corruption du temps nefasse tenir un peu de l'honneur de l'amour et quelques unes de sesvertus dans ces femmes entourées des plus ardentes, des plus délicates,des plus flatteuses adorations. Et n'est-ce pas une d'entre elles,cette autre bergère qui inspira à Marmontel sa Bergère des Alpes,et qui, elle aussi, se mariera et deviendra la comtesse d'Hérouville ?N'est-ce pas Lolotte qui entendra de la bouche du grand seigneur qui lapaye, la plus belle parole d'amour que le dix-huitième siècle aitentendue ? « Ne la regardez pas tant, ma chère, je ne puis pas vous ladonner, » lui dit un soir lord d'Albermale, un soir que dans lacampagne elle regardait fixement une étoile.