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GYP, pseud. deSibylle Aimée Marie Antoinette Gabrielle Riquetti de Mirabeau, comtessede Martel (1849-1932) : X… tout court !(1892).
Saisie du texte : S.Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (03.V.2007)
Relecture : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Texteétabli sur un exemplaire(Coll. part.) du Livre des Nouvelles: Anthologie publiée à Paris par l'Edition du livre des nouvelles, en1899.

X…tout court !
par
Gyp

~ * ~

Pendant un bal. Dans la serre.
LA PRINCESSE. - Grande, mince. Poitrine et bras superbes. Cheveuxnoirs, teint rose, bouche gourmande, yeux moqueurs.
Pas de bijoux, riendans les cheveux ; à l’épaule, bouquet de lilas blanc.

MONSIEUR X…


LA PRINCESSE. - Ne trouvez-vous pas qu’il fait une affreuse chaleurdans le salon ?

MONSIEUR X… - Je suis extrêmement flatté. Asseyons-nous là, voulez-vous?

LA PRINCESSE. - Flatté de quoi ? Pourquoi ne répondez-vous pas à ce queje vous dis ?

MONSIEUR X… - Vous me dites : « Il fait dans le salon une affreusechaleur… »

LA PRINCESSE. - Oui, eh bien ?...

MONSIEUR X… - Eh bien, je traduis ça : « Monsieur X…, je m’ennuie detout mon coeur, venez donc me faire la cour dans la serre… »

LA PRINCESSE. - Par exemple !...

MONSIEUR X… - Alors, comme je suis un homme pratique, au lieu de vousrépondre : « Comment donc ! mais la chaleur est étouffante, en effet »,je vous dis : « Je suis flatté que vous m’ayez choisi », et je vaistâcher de m’acquitter de mon mieux de la mission que vous voulez bienme confier.

LA PRINCESSE. - Vous êtes fou.

MONSIEUR X… - Du tout. Je suis extraordinairement sensé, au contraire.Voyons, vous allez vous remarier, j’espère bien ?

LA PRINCESSE. - Ne dites donc pas de bêtises, je suis encore en deuil.

MONSIEUR X… - Oh ! vous savez, moi, les deuils auxquels on fait prendrel’air tant que ça…

LA PRINCESSEse récriant. - Comment ! prendre l’air tant que ça,mais il y a dix-huit mois que mon mari est mort…

MONSIEUR X… - Avouez que le temps vous a paru court.

LA PRINCESSE. - Vous avez l’air de croire…

MONSIEUR X… - Rien du tout ; je suis fixé ; d’ailleurs, pourquoi vousrécrier, chère madame ? Quoi de plus naturel ? Les éternels regrets nesont pas de ce monde, à preuve que c’est dans l’autre que les habitantsdu Malabar ont pris le sage parti d’envoyer pleurer la survivante. Euxseuls ont réussi à se faire vraiment regretter…

LA PRINCESSE. - Vous plaisantez des choses les plus tristes…

MONSIEUR X… - Pourquoi tristes ? Voyons, croyez-vous que cet excellentprince avait toutes les joies que peut avoir un homme… marié, et nepensez-vous pas, comme moi, que la Providence lui devait de fiersdédommagements pour lui faire oublier tous ses petits déboires ?... Ildoit être très heureux à l’heure qu’il est, et vous avez tort d’appelerça « des choses tristes ». Il avait pas mal de défauts, des défautschoquants, sur lesquels il était impossible de fermer les yeux. Nousnous sommes toujours demandé pourquoi vous l’aviez épousé ; c’est pourêtre princesse, n’est-ce pas ? Était-ce un prince pour tout de bon, aumoins ?

LA PRINCESSE. - Oh ! quant à ça, oui ! C’est même la seule chose sur laqualité de laquelle je n’aie pas été trompée…

MONSIEUR X… - La seule ! fichtre ! c’est peu ! Et, dites-moi, chèremadame, qu’avez-vous fait depuis le… départ du prince ?

LA PRINCESSE. - Mais je n’ai pas mené une vie très amusante, comme vouspouvez le penser… je me suis beaucoup ennuyée…

MONSIEUR X… - C’était inévitable au commencement… on ne peut pasrigoler comme ça tout de suite… Mais ça doit tout de même sembler bonde s’amuser seule, comme on l’entend, quand pendant quinze ans on s’estennuyé à deux, comme l’entendait l’autre.

LA PRINCESSE. - Il y a du pour et du contre.

MONSIEUR X… - Beaucoup de pour, hein ? C’est que vous ne deviez pasêtre une femme commode, vous ?

LA PRINCESSE. - Mais si. Je m’étais mariée si jeune ; songez donc,j’avais quinze ans et demi.

MONSIEUR X… - On dit toujours ça quand on est mariée depuis un certaintemps. Je ne connais que des femmes qui se sont mariées à quinze ans !C’est une épidémie !

LA PRINCESSE. - Pourquoi le dirais-je, si ce n’était pas vrai ? Je n’enai pas moins trente-quatre ans, ainsi…

MONSIEUR X… - Comment ! vous avez trente-quatre ans !... Comme le tempsfile, pourtant !... Je me souviens encore de vous, en petites jupescourtes… Un jour, j’allais faire une visite à votre mère, qui étaitbien plus belle que vous, soit dit en passant…

LA PRINCESSEsouriant. - Je sais. Eh bien ? vous alliez faire unevisite à ma mère, dites-vous ?

MONSIEUR X… - Oui, c’était à son jour, vous étiez dans le jardin àfaire du trapèze et vous criiez à votre mère qui était dans le salon :« Maman, maman, v’là M. X…. ! J’disais bien qu’il arrivait toujours àl’heure où il n’y a personne ! » Vous aviez des mollets superbes dansce temps-là, avez-vous toujours des mollets comme ça ?

LA PRINCESSE. - Quelle drôle de conversation !

MONSIEUR X… - Mais j’ai le droit de tout dire, moi, je suis un vieilami.

LA PRINCESSE. - Ah ! oui, parlons-en des vieux amis ! Je connais ça,c’est ce qu’il y a de plus dangereux…

MONSIEUR X… - On dirait que vous en parlez par expérience ?

LA PRINCESSE. - Sans doute.

MONSIEUR X… - Vous devez avoir… expérimenté terriblement de choses ?

LA PRINCESSE. - Expérimenté… superficiellement, oui !

MONSIEUR X…, incrédule. - Oh ! superficiellement… seulement ?

LA PRINCESSE. - Ah çà, dites-moi tout de suite que j’ai fait la « noce» ; pourquoi pas ?

MONSIEUR X… - Je ne vous le reprocherais pas, vous savez.

LA PRINCESSE. - Vraiment ? Allons, tant mieux ! vous avez toutes lesindulgences ; mais, dans ce cas, votre indulgence est superflue…

MONSIEUR X… - Vous badinez.

LA PRINCESSE. - Êtes-vous assez impertinent ! Est-ce dans les coursétrangères que vous avez appris à parler aux femmes sur ce ton-là ?

MONSIEUR X… - Ah ! bigre, non ! Du reste, on n’en a pas même l’idée ;si vous voyiez les vieux trumeaux desquels il faut faire son ordinaire…Ça fait frémir, rien que d’y penser, même quand on en est à trois centlieues.

LA PRINCESSE. - Comment ! les femmes *** sont si laides que ça ?

MONSIEUR X… - Laides n’est peut-être pas le mot, elles sont cent foispires ! des tailles de femmes de chambre, au temps où les femmes dechambre avaient de vilaines tailles, car à présent… des pieds longs etplats, et fagotées avec cela ! Non, vous n’avez pas idée de ce quec’est ; c’est au point que je rage de n’avoir point une jolie femme àmoi à leur montrer pour leur faire voir ce que c’est qu’une vraie femme…

LA PRINCESSE. - Qu’appelez-vous une vraie femme ?...

MONSIEUR X… - Mais… vous, par exemple !

LA PRINCESSE. - Moi ? Je croyais que vous me trouviez laide ? tout àl’heure encore vous…

MONSIEUR X… - Parce que je vous ai dit que votre mère était plus belleque vous ? Eh ! sans doute ! C’était une perfection ! au point de vueplastique ; mais elle avait malheureusement, cette petite pointe depose et de ridicule qui a marqué toutes les jolies femmes dugouvernement de Juillet… Et puis, elle manquait de bonhomie, votremère, elle m’intimidait profondément, tandis que vous, vous nem’intimidez pas du tout…

LA PRINCESSE. - Je m’en aperçois…

MONSIEUR X… - Vous me trouvez mal élevé ?

LA PRINCESSE. - Affreusement. Mais ce n’est pas tout à fait votrefaute. Il est convenu qu’on vous passe tout…

MONSIEUR X… - Oh ! tout !... Si j’en étais sûr !...

LA PRINCESSE. - Avez-vous un long congé ?

MONSIEUR X… - Je le saurai quand j’aurai causé de ça avec legouvernement. A propos, il y a beaucoup de gens qui m’ont fait destêtes, ce soir, des têtes accentuées même… Est-ce parce que je suisresté quelque chose ?

LA PRINCESSE. - N’en doutez pas.

MONSIEUR X… - Je sais qu’il a été très bien porté depuis quelque tempsde lâcher le gouvernement, mais n’est-ce pas un peu l’histoire des gensqui font couper les cheveux pour en prévenir la chute ? Moi je necroyais pas à la chute des miens, je suis resté et je m’en trouve trèsbien. Dites-moi, qui est-ce qui tient la corde pour le moment ?

LA PRINCESSE. - Je n’en sais rien, j’ai la politique en horreur.

MONSIEUR X… - Il s’agit bien de politique ! Moi aussi, je l’ai enhorreur ! je vous demande quel est, parmi tous les jeunes seigneurs quigrouillaient autour de vous tout à l’heure, celui que vous avezdistingué !

LA PRINCESSE. - Qu’est-ce que cela vous fait ?

MONSIEUR X… - Ah ! ah ! il paraît qu’il y a quelqu’un. Voyons, ce n’estpas Montour, j’espère ?

LA PRINCESSE. - Parce que ?

MONSIEUR X… - Parce que c’est un imbécile, vaniteux et poseur qui nepense qu’à lui, et qui rendrait une femme extrêmement malheureuse… Cen’est pas non plus Fryleuse, il est trop jeune, ni Jacques avec lequelvous avez été élevée. J’ai l’antipathie de ces mariages-là, ça me faitl’effet d’un mariage entre frère et soeur.

LA PRINCESSE. - Et M. de Beylair ?

MONSIEUR X… - Beylair ! Ah ça, madame d’Esprycour est donc morte ?

LA PRINCESSE. - Vous êtes méchant…

MONSIEUR X… - Est-ce qu’il aurait l’aplomb de s’occuper de vous, cevieux satyre ? Mais vous ne l’avez donc pas regardé ? Il est croulant,il a un corset et il se peint comme une vieille cocotte !... Dans cemoment, c’est un vieux beau, mais dans quatre ou cinq ans ce ne seraplus qu’un horrible vieillard…

LA PRINCESSE. - Il a une belle situation dans son parti…

MONSIEUR X… - Ah ! parlons-en ! un parti coulé…

LA PRINCESSE. - Il a témoigné un grand dévouement à…

MONSIEUR X… - La belle affaire ! Tout le monde en est là ! tout lemonde a son dévouement… Qui est-ce qui n’a pas son petit prince àl’heure qu’il est ? Pour les uns, c’est le prince Napoléon ; pour lesautres, les d’Orléans ; là y a beaucoup de choix… On peut diviser lesdévouements ; non seulement c’est devenu à la mode, mais ça occupe.Moi, si je perdais mon poste, je m’organiserais tout de suite un petitdévouement pour employer mon temps… Non, dites-moi que ce n’est passérieux, vous n’avez pas pu avoir l’idée d’épouser Beylair, à votre âge?...

LA PRINCESSE. - Mais, mon cher X…, j’ai trente-quatre ans, bientôttrente-cinq ; je ne suis plus une jeune femme…

MONSIEUR X… - Vous savez bien que vous avez l’air d’en avoirvingt-cinq, avec vos yeux rieurs et votre tête grosse comme le poing.Beylair en a cinquante-cinq ou soixante… Autant vaudrait m’épouser dansce cas-là,

LA PRINCESSE. - Vraiment ? Quel âge avez-vous ?

MONSIEUR X… - Quarante-huit ans aux abricots.

LA PRINCESSE. - Ah ! bah ! vous êtes très bien conservé !

MONSIEUR X… - Vous êtes bien bonne.

LA PRINCESSE. - Non, vrai, je le pense.

MONSIEUR X… - Alors vous m’épouseriez ?...

LA PRINCESSE. - Oui, si….

MONSIEUR X… - Si je ne m’appelais pas « Monsieur X… » Vous avez horreurdes bourgeois…

LA PRINCESSE. - En général, c’est vrai.

MONSIEUR X… - Je me souviens vous avoir entendu dire qu’ils avaienttoutes les petitesses du peuple sans en avoir les grandeurs…

LA PRINCESSEriant. - Ai-je dit cela ?

MONSIEUR X… - Parfaitement ; et ça m’a paru d’autant plus triste, queje reconnais que vous êtes absolument dans le vrai…

LA PRINCESSE. - Alors vous êtes un faux bourgeois ; car les vrais nereconnaissent pas ça, allez ! Ils sont le chef-d’oeuvre du Créateur ;au-dessous d’eux, il y a le genre humain tout entier ; au-dessus d’eux,personne ! Eux seuls sont honnêtes, travailleurs, intelligents etinstruits ; eux seuls ont des femmes vertueuses.

MONSIEUR X… - Je suis un faux bourgeois tant que vous voudrez, mais çane m’empêche pas de m’appeler comme si j’en étais un vrai, et comme jen’ai pas la moindre envie de devenir comte romain ou de m’affubler d’unnom de terre…

LA PRINCESSE. - Ah bien ! voilà une chose qui m’est égale, votre nom !

MONSIEUR X… - Comment ! après avoir épousé un prince affreux, car ilétait affreux, convenez-en, pour être princesse, vous consentiriez àvous appeler « madame X… », à perdre tout le bénéfice de… ?

LA PRINCESSE. - Mon Dieu, oui.

MONSIEUR X…, un peu ému. - Écoutez, si c’est une plaisanterie, elleest bête…

LA PRINCESSE. - Mais ce n’est nullement une plaisanterie, mon pauvreami…

MONSIEUR X… - Il me semble que je rêve, je vous aime depuis silongtemps, je vous aime si tendrement… Quand vous aviez quinze ans,quand j’allais chez votre mère avant tout le monde, c’était pour vousvoir… Lorsque, après une absence de trois mois, je suis revenu à Paris,vous étiez princesse, et je me suis dit que vous m’auriez envoyé aularge, si je m’étais présenté ; vous n’êtes pas de ces femmes quel’argent séduit, vous, et j’étais un bourgeois.

LA PRINCESSE. - Ah ! il y en a dans toutes les classes, allez ! Leprince en était un, je vous en réponds.

MONSIEUR X… - Tant mieux ! Quand j’ai appris que vous étiez veuve, j’aieu l’idée de rentrer tout de suite en France et de me présenterhardiment ; une pensée m’a retenu…

LA PRINCESSE. - Laquelle ?

MONSIEUR X… - C’est assez délicat à vous expliquer ; je supposais quene… trouvant pas chez vous toutes les joies permises, vous aviez unpeu… comment dirai-je ? un peu voyagé dans les pays voisins…

LA PRINCESSE. - Vous croyiez mal !

MONSIEUR X… - Je l’ai bien vu ; et je vous dirai franchement quej’attachais à cela une grande importance. Je tenais à être avantpersonne, le seul, le premier…

LA PRINCESSE. - Ah ! mais vous oubliez le prince…

MONSIEUR X… - Non, je ne le compte pas, voilà tout !                             

GYP.