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HALÉVY,Ludovic (1834-1908) : Noiraud(1899).
Saisie du texte : S.Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (23.III.2007)
Relecture : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Texteétabli sur un exemplaire(Coll. part.) du Livre des Nouvelles: Anthologie publiée à Paris par l'Edition du livre des nouvelles, en1899.


Noiraud
par
Ludovic Halévy

~ * ~


N’AYEZpas peur, monsieur, vous ne manquerez pas le train… Voilà quinze ansque je mène des voyageurs au chemin de fer… et jamais je ne leur aifait manquer le train ! Entendez-vous, monsieur, jamais ! Oh ! neregardez pas votre montre… Il y a une chose qu’il faut savoir et quevotre montre ne vous dira pas.. C’est que le train est toujours enretard d’un quart d’heure… Il n’y a pas d’exemple que le train n’aitpas été en retard d’un quart d’heure.

Il y en eutun, ce jour-là. Le train avait été exact et je le manquai. Mon cocherétait furieux.

- Il faut prévenir, disait-il au chefde gare, il faut prévenir si vos trains se mettent à partir à l’heure…jamais on n’a vu ça !

Et, prenant à témoin tous lesassistants :

- N’est-ce pas qu’on n’a jamais vu ça ?Je ne veux pas paraître fautif près de monsieur. Un train à l’heure!... un train à l’heure !... Dites-lui bien que c’est la première foisque ça arrive.

Ce fut un cri général : « Oh ! oui !oh ! oui ! Ordinairement il y a du retard ! » Je n’en avais pas moinstrois grandes heures à passer dans un très mélancolique village ducanton de Vaud, flanqué de deux mélancoliques montagnes qui avaientdeux petites houpettes de neige sur la tête.

Commenttuer ces trois heures ? A mon tour, j’invoquai l’assistance… Et ce futde nouveau un cri général : « Allez voir le Chaudron ! Il n’y a que çaà voir dans le pays. » Et où était-il, ce Chaudron ? Sur la montagne dedroite, à mi-côte ; mais le chemin était un peu compliqué ; on meconseillait de prendre un guide, et là-bas, là-bas, dans cette petitemaison blanche avec des volets verts, je devais trouver le meilleurguide du pays, un brave homme, le père Simon.

Jem’en allai frapper à la porte de la petite maison.

Unevieille femme vint m’ouvrir.

- Le père Simon ?

-C’est bien ici… Mais voilà… si c’est pour aller au Chaudron…

-Oui, c’est pour aller au Chaudron.

- Eh bien, il neva pas bien depuis ce matin, le père Simon… Il n’a pas de jambes… Il nepeut pas sortir… Seulement, ne vous inquiétez pas, il y a quelqu’unpour le remplacer… il y a notre chien !

- Comment !votre chien ?

- Oui, Noiraud… Il vous conduira trèsbien… aussi bien que mon mari… Il a l’habitude…

-L’habitude ?

- Certainement ; depuis des années etdes années, le père Simon l’emmène avec lui… Alors, il a appris àconnaître les endroits… Il a bien souvent conduit des voyageurs et nousen avons toujours eu des compliments. Pour ce qui est del’intelligence, il en a autant que vous et moi. Il ne lui manque que laparole… Mais ça n’est pas nécessaire, la parole… Si c’était pourmontrer un monument, oui, parce qu’alors il faut savoir faire desrécits et dire des dates historiques… Mais ici, il n’y a que desbeautés de la nature. Prenez Noiraud. Et puis, ça vous coûtera moinscher… C’est trois francs, mon mari ; Noiraud, ça n’est que trente souset il vous en fera voir pour trente sous, autant que mon mari pourtrois francs… Je l’appelle, pas vrai ?

- Oui,appelez-le.

- Noiraud ! Noiraud !

Ilarriva. C’était un petit chien noir, à longs poils frisés etébouriffés. Il ne payait pas de mine, mais il avait cependant danstoute sa personne un certain air de gravité, de décision, d’importance.Son premier regard fut pour moi ; un regard net, précis, assuré, quim’enveloppa rapidement des pieds à la tête, un regard qui disaitclairement : « C’est un voyageur. Il veut aller voir le Chaudron. »

J’enavais, pour ce jour-là, assez d’un train manqué, et je tenaisessentiellement à ne pas avoir une seconde fois pareille mésaventure.J’expliquai à cette brave femme que je n’avais que trois heures pour mapromenade au Chaudron.

- Oh ! je sais bien, medit-elle, vous voulez prendre le train de quatre heures. Ne craignezrien, Noiraud vous ramènera à temps… Allons, Noiraud, en route, mongarçon, en route… Au Chaudron ! au Chaudron ! au Chaudron ! au Chaudron!

Elle répéta ces mots quatre fois, en parlant trèslentement et très distinctement, et pendant ce temps, moi, j’examinaisNoiraud très curieusement. Il répondait aux paroles de sa maîtresse parde petits signes de tête qui allaient en s’accentuant et où il entraitévidemment, à la fin, un peu d’impatience et de mauvaise humeur. Onpouvait les traduire aussi : « Oui… oui…. au Chaudron… j’ai compris…j’ai parfaitement compris… Ah çà ! mais, me prenez-vous pour une bête ?» Et sans laisser finir le quatrième au Chaudron de MmeSimon, Noiraud, évidemment blessé, tourna les talons, vint se planteren face de moi et, du regard, me montrant la porte, il me dit, aussinettement qu’il était permis à un chien de le faire :

-Allons, venez, vous !...

Je le suivis docilement.Nous partîmes tous les deux, lui devant, moi derrière. Nous traversâmesainsi tout le village… Des enfants qui gaminaient dans la ruereconnurent mon guide.

- Hé, Noiraud ! Bonjour,Noiraud !

Ils voulaient jouer avec le chien ; maisil tourna la tête d’un air dédaigneux, de l’air d’un chien qui n’a pasle temps de s’amuser, d’un chien qui est en train de faire son devoiret de gagner trente sous. Un des enfants s’écria :

-Laissez-le donc ! Il conduit le m’sieu au Chaudron… Bonjour, m’sieu !

Ettous de rire, en répétant :

- Bonjour, m’sieu !

Jesouriais, mais gauchement, j’en suis sûr. Je me sentais embarrassé, unpeu humilié, même. J’étais, en somme, dominé par cet animal. Il était,pour le moment, mon maître. Il savait où il allait, et moi, je ne lesavais pas. J’avais hâte de sortir du village et de me trouver seulavec Noiraud, en face de ces beautés de la nature qu’il avait missionde me faire admirer.

Ces beautés de la naturefurent, pour commencer, une affreuse route poudreuse et brûlante, sousun soleil de plomb. Le chien marchait d’un pas alerte et je mefatiguais à le suivre. J’essayai de modérer son allure : « Noiraud !allons, Noiraud… mon garçon, pas si vite ! » Noiraud faisait la sourdeoreille, poursuivait, sans vouloir m’entendre, son petit bonhomme dechemin, et fut pris brusquement d’un véritable accès de colère quand jevoulus m’asseoir au coin d’un champ, sous un arbre qui donnait uneombre grêle. Il aboyait d’une petite voix rageuse, me jetait desregards irrités… Évidemment, ce que je faisais était contraire à larègle… On n’avait pas la coutume de s’arrêter là… Et les jappementsétaient si aigus, si agaçants que je me levai pour reprendre ma route.Noiraud se calma tout aussitôt et se remit à trottiner gaiement devantmoi. Je l’avais compris. Il était content.

Quelquesminutes après, nous entrions dans un délicieux chemin, tout fleuri,tout ombreux, tout parfumé, tout plein de fraîcheur et du murmure dessources… Noiraud, tout aussitôt, se glissa sous bois, prit le galop etdisparut dans le petit sentier… Je le suivais, un peu haletant. Jen’avais pas fait une centaine de pas que je trouvai mon Noiraud quim’attendait, la tête haute et l’oeil brillant, dans une sorte de sallede verdure égayée par la chanson d’une mignonnette cascade. Il y avaitlà un vieux banc rustique, et le regard de Noiraud allait avecagitation de mes yeux à ce banc et de ce banc à mes yeux. Je commençaisà comprendre le langage de Noiraud.

- A la bonneheure, me disait-il, voilà une place pour s’arrêter… Il fait bon ici…il fait frais… Allons, assieds-toi… tu peux t’asseoir, je te le permets.

Etje m’arrêtai, et je m’assis, et j’allumai un cigare. Je fis presque lemouvement d’en offrir un à Noiraud. Il fumait peut-être… Mais ils’était déjà couché et assoupi à mes pieds… Il était habitué à faire àcette place une petite halte et une petite sieste.

Ilne dormit guère qu’une dizaine de minutes. J’étais, d’ailleurs,parfaitement tranquille ; Noiraud commençait à m’inspirer une confianceabsolue. J’étais résolu à lui obéir aveuglément. Il se leva, s’étira,me jeta ce petit regard de côté qui signifiait : « En route, mon ami,en route ! » Et nous voilà tous deux cheminant sous bois, mais d’uneallure plus lente ; évidemment Noiraud goûtait le charme, le silence etla douceur du lieu… Sur la route, tout à l’heure, ayant hâte d’échapperà cette chaleur, à cette poussière, il s’avançait d’un petit pas sec,serré, pressé. Il marchait pour arriver. Et maintenant, rafraîchi,détendu, Noiraud marchait pour le plaisir de marcher dans un des plusjolis petits sentiers du canton de Vaud.

Un autrechemin se présente à gauche. Noiraud hésite un moment. Il réfléchit.Puis il passe, et continue sa route droit devant lui, mais non sansquelque trouble et sans quelque incertitude dans sa démarche… Et voiciqu’il s’arrête. Il a dû se tromper… Oui, car il fait volte-face… Nousnous jetons dans le sentier à gauche, lequel tout d’un coup, au boutd’une centaine de pas, nous conduit à une sorte de cirque, et Noiraud,le nez en l’air, m’invite à contempler la très respectable hauteur del’infranchissable muraille de rochers qui forme ce cirque… LorsqueNoiraud pense que j’ai suffisamment contemplé, il fait de nouveauvolte-face, et nous revenons sur nos pas pour reprendre notre premierchemin. Noiraud avait oublié de me montrer le cirque des rochers…Légère faute qui avait été bien vite réparée.

Lechemin devient très montueux, très accidenté, très dur… Je n’avanceplus que lentement, avec des précautions infinies. Noiraud, lui, sautelestement de roche en roche, mais il ne m’abandonne pas… Il m’attend,en attachant sur moi des regards chargés de la plus touchantesollicitude. Enfin je commence à entendre comme un bouillonnement ;Noiraud se met à japper joyeusement.

- Courage, medit-il, courage. Nous arrivons… Tu vas voir le Chaudron.

C’est,en effet, le Chaudron. Une source assez modeste, d’une hauteurégalement modeste, tombe avec des rejaillissements et desrebondissements dans une grande roche légèrement creusée. Je ne meconsolerais pas d’avoir fait cette laborieuse ascension pour voir cettetrès médiocre merveille, si je n’avais eu pour compagnon de route cebrave Noiraud, qui est, lui, bien autrement intéressant et bienautrement merveilleux que le Chaudron.

De chaquecôté de la source, dans des petits chalets suisses, sont installéesdeux petites laiteries suisses tenues par deux petites Suissesses,l’une blonde, l’autre brune ; toutes deux, en costume national, sur leseuil de leurs deux petite boîtes découpées à la mécanique, guettentavidement mon arrivée. Il me semble que la petite blonde a de trèsjolis yeux, et j’avais déjà fait trois ou quatre pas de son côté,lorsque Noiraud éclatant en aboiements furieux, me barre résolument lepassage. Aurait-il une préférence pour la petite brune ? Je change dedirection. C’était bien cela, Noiraud s’apaise comme par enchantementquand il me voit assis à une table de sa jeune protégée. Je demande unetasse de lait. L’amie de Noiraud rentre dans son petit joujou, etNoiraud se faufile à sa suite dans la maison. Par une fenêtreentrebâillée, je suis des yeux mon Noiraud… Le misérable ! On le sertavant moi. C’est lui qui, le premier, a sa grande jatte de lait. Il estvendu !

Après quoi, avec les gouttes de lait encoresuspendues à ses moustaches, Noiraud vient me tenir compagnie et meregarder boire mon lait. Et là, tous deux, absolument satisfaits l’unde l’autre, respirant à pleins poumons l’air vif et léger de lamontagne, nous passons, à trois ou quatre cents mètres d’altitude, unedemi-heure délicieuse. Puis, Noiraud commence à donner quelques signesd’impatience et d’agitation. Je lis maintenant dans ses yeux à livreouvert. Il faut partir… Je paye, je me lève, et pendant que je m’envais à droite, vers le chemin qui nous a conduits sur la montagne, jevois mon Noiraud qui va se planter à gauche à l’entrée d’un autrechemin. Il attache sur moi un regard sérieux, sévère. Que de progrèsj’ai faits depuis deux heures, et comme la silencieuse éloquence deNoiraud m’est devenue familière.

- Quelle opinionas-tu de moi ? me dit Noiraud. Crois-tu que je vais te faire faire deuxfois la même route ? Non pas, vraiment !... Nous allons redescendre parun autre chemin.

Nous redescendons par cet autrechemin. Mon guide me laisse tout le loisir d’admirer un trèsremarquable point de vue et, quand nous nous séparons à la gare, voicicomment je traduis en bon français le dernier regard de Noiraud :

-Nous sommes en avance de vingt minutes. Ce n’est pas moi qui t’auraisfait manquer le train !

LUDOVIC HALÉVY
De l’Académie française.