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MÉRIMÉE, Prosper (1803-1870) : H. B. (1850).
Saisie du texte : S.Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale deLisieux (08.07.1997, mise à jour le 27.08.13)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Orthographe etgraphie conservées.

H. B.

par
Prosper Mérimée
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Il y a un passage de l'Odyssée qui me revient souvent en mémoire. Lespectre d'Elpénor apparaît à Ulysse, et lui demande les honneursfunèbres :

Μή μ᾽ ἄκλαυτον, ἄθαπτον, ἰὼν ὄπιθεν καταλείπειν.
Ne me laisse pas sans être pleuré, sans être enterré.

Aujourd'hui, l'enterrement ne manque à personne, grâce à un règlementde police ; mais nous autres païens, nous avons aussi des devoirs àremplir envers nos morts, qui ne consistent pas seulement dansl'accomplissement d'une ordonnance de grande voirie. J'ai assisté àtrois enterrements païens : - celui de ........ qui s'était brûlé lacervelle. Son maître, grand philosophe, et ses amis, eurent peur deshonnêtes gens, et n'osèrent parler. - Celui de M. ........ . Il avaitdéfendu les discours. - Celui de B ........ enfin. Nous nous ytrouvâmes trois, et si mal préparés, que nous ignorions ses dernièresvolontés. Chaque fois, j'ai senti que nous avions manqué à quelquechose, sinon envers le mort, du moins envers nous-mêmes. Qu'un de nosamis meure en voyage, nous aurons un vif regret de ne pas lui avoir ditadieu au moment du départ. Un départ, une mort, doivent se célébreravec une certaine cérémonie, car il y a là quelque chose de solennel.Ne fût-ce qu'un repas, une association de pensées régulière, il fautquelque chose. Ce quelque chose, c'est ce que demande Elpénor : cen'est pas seulement un peu de terre qu'il réclame, c'est un souvenir.

J'écris les pages suivantes pour suppléer à ce que nous ne fîmes pointaux funérailles de B ........ . Je veux partager avec quelques-uns deses amis mes impressions et mes souvenirs.

B ........ , original en toutes choses, ce qui est un vrai mérite àcette époque de monnaies effacées, se piquait de libéralisme, et étaitau fond de l'âme un aristocrate achevé. Il ne pouvait souffrir les sots; il avait pour les gens qui l'ennuyaient une haine furieuse, et de savie il n'a pas su bien nettement distinguer un méchant d'un fâcheux. Ilaffichait un profond mépris pour le caractère français, et il étaitéloquent à faire ressortir tous les défauts dont on accuse, à tort sansdoute, notre grande nation : légèreté, étourderie, inconséquence enparoles et en action. Au fond, il avait à un haut degré ces mêmesdéfauts ; et pour ne parler que de l'étourderie, il écrivit un jour, de........ , à M. ........ une lettre chiffrée, et lui transmit le chiffresous la même enveloppe.

Toute sa vie il fut dominé par son imagination, et ne fit rien quebrusquement et d'enthousiasme. Cependant il se piquait de n'agir jamaisque conformément à la raison. «Il faut en tout se guider par laLO-GIQUE», disait-il en mettant un intervalle entre la première syllabeet le reste du mot. Mais il souffrait impatiemment que la logique desautres ne fût pas la sienne. D'ailleurs il ne discutait guère. Ceux quine le connaissaient pas attribuaient à un excès d'orgueil ce quin'était peut-être que respect pour les convictions des autres. - «Vousêtes un chat ; je suis un rat». disait-il souvent pour terminer lesdiscussions.

Un jour, nous voulûmes faire ensemble un drame. Notre héros avaitcommis un crime, et était tourmenté de remords. «Pour se délivrer d'unremords, dit B ........ , que faut-il faire ?» - Il réfléchit uninstant. - «Il faut fonder une école d'enseignement mutuel». Notredrame en resta là.

Il n'avait aucune idée religieuse, ou s'il en avait, il apportait unsentiment de colère et de rancune contre la Providence. «Ce qui excuseDieu, disait-il, c'est qu'il n'existe pas». Une fois, chez madame P........ , il nous fit la théorie cosmogonique suivante : «Dieu étaitun mécanicien très habile. Il travaillait nuit et jour à son affaire,parlant peu, et sans cesse inventant, tantôt un soleil, tantôt unecomète. On lui disait : «Mais écrivez donc vos inventions ! Il ne fautpas que cela se perde. - Non répondait-il ; rien n'est encore au pointoù je veux. Laissez-moi perfectionner mes découvertes, et alors... » Unbeau jour, il mourut subitement. On courut chercher son fils unique,qui étudiait aux Jésuites. C'était un garçon doux et studieux, qui nesavait pas deux mots de mécanique. On le conduit dans l'atelier de feuson père. - «Allons, à l'ouvrage ! il s'agit de gouverner le monde» Levoilà bien embarrassé ; il demande : - «Comment faisait mon père ? - Iltournait cette roue, il faisait ceci, il faisait cela». - Il tourne laroue et les machines vont tout de travers».

B ........ me dit qu'il avait fait un drame de la vie de ........ . Ill'avait représenté comme une âme simple, naïve, toute pleine desensibilité et de tendresse, mais incapable de commander aux hommes......... , dans ce drame, exploitait à son profit la doctrine de........ . «Y a-t-il de l'amour dans votre drame ? lui demandai-je. -Beaucoup. Et ........ , le disciple chéri ?» Il soutenait que tous lesgrands hommes ont eu des goûts bizarres, et citait Alexandre, César,vingt papes italiens ; il prétendait que ........ lui-même avait eu dufaible pour un de ses aides de camp.

Il était difficile de savoir ce qu'il pensait de Napoléon. Presquetoujours il était de l'opinion contraire à celle qu'on mettait enavant. Tantôt il en parlait comme d'un parvenu ébloui par les oripeaux,manquant sans cesse aux règles de la LO-GIQUE. D'autres fois, c'étaitune admiration presque idolâtre. Tour à tour il était frondeur commeCourier, et servile comme Las Cases. Les hommes de l'Empire étaienttraités aussi diversement que leur maître.

Il convenait de la fascination exercée par l'Empereur sur tout ce quil'approchait. «Et moi aussi, disait-il, j'ai eu le feu sacré. Onm'avait envoyé à Brunswick pour lever une imposition extraordinaire decinq millions. J'en ai fait rentrer sept, et j'ai manqué d'être assommépar la canaille qui s'insurgea, exaspérée par l'excès de mon zèle. Maisl'Empereur demanda quel était l'auditeur qui avait fait cela, et dit :«C'est bien».

Nous aimions à l'entendre parler des campagnes qu'il avait faites avecl'Empereur. Ses récits ne ressemblaient guère aux relationsofficielles. On en jugera. Dans une affaire fort chaude, ........haranguait les soldats près de se débander ; voici en quels termes : «-En avant ! s. n. d. D. J'ai le cul rond comme une pomme, soldats ! j'aile cul rond comme une pomme !» - «Dans le moment du danger, disait B........ , cela paraissait une harangue ordinaire, et je suis persuadéque César et Alexandre ont dit dans de telles occasions d'aussi grossesbêtises».

Parti de Moscou, B ........ se trouva, le soir du troisième jour de laretraite, avec environ mille cinq cents hommes, séparé du gros del'armée par un corps russe considérable. On passa une partie de la nuità se lamenter, puis les gens énergiques haranguèrent les poltrons, et,à force d'éloquence, les engagèrent à s'ouvrir un chemin, l'épée à lamain, dès que le jour permettrait de distinguer l'ennemi. Autre genred'allocution militaire : «Tas de canailles, vous serez tous mortsdemain, car vous êtes trop j.-f. pour prendre un fusil et vous enservir, etc». Ces paroles sublimes ayant produit leur effet, à lapetite pointe du jour on marcha résolument aux Russes, dont on voyaitencore briller les feux de bivouac. On y arrive sans être découvert, etl'on trouve un chien tout seul. Les Russes étaient partis dans la nuit.

Pendant la retraite, il n'avait pas trop souffert de la faim, mais illui était absolument impossible de se rappeler comment il avait mangéet ce qu'il avait mangé, si ce n'est un morceau de suif qu'il avaitpayé 20 francs, et dont il se souvenait encore avec délices.

Il avait emporté de Moscou le volume des Facéties de Voltaire, relié enmaroquin rouge, qu'il avait pris dans une maison qui brûlait. Sescamarades trouvaient cette action un peu légère : dépareiller unemagnifique édition ! Lui-même en éprouvait une espèce de remords.

Un matin, aux environs de la Bérézina, il se présenta à M. D ........ ,rasé et habillé avec quelque soin : «Vous avez fait votre barbe ! luidit M. D ........ , vous êtes un homme de coeur».

M. B ........ , auditeur au Conseil d'État, m'a dit qu'il devait la vieà B ........ , qui, prévoyant l'encombrement des ponts, l'avait obligéà passer la Bérézina, le soir qui précéda la déroute. Il fallutemployer presque la force pour obtenir qu'il fît quelques centaines depas. M. B ........ faisait l'éloge du sang-froid de B ........ , et dubon sens qui ne l'abandonnait pas dans un moment où les plus résolusperdaient la tête.

En 1813, B ........ fut témoin involontaire de la déroute d'une brigadeentière chargée inopinément par cinq Cosaques. B ........ vit courirenviron deux mille hommes, dont cinq généraux, reconnaissables à leurschapeaux bordés. Il courut comme les autres, mais mal, n'ayant qu'unpied chaussé, et portant une botte à la main. Dans tout ce corpsfrançais, il ne se trouva que deux héros qui firent tête aux Cosaques :un gendarme, nommé Menneval, et un conscrit, qui tua le cheval dugendarme en voulant tirer sur les Cosaques. B ........ fut chargé deraconter cette panique à l'Empereur, qui l'écoutait avec une fureurconcentrée, en faisant tourner une de ces machines en fer qui servent àfixer les persiennes. On chercha le gendarme pour lui donner la croix ;mais il se cachait, et nia d'abord qu'il eût été à l'affaire, persuadéque rien n'est si mauvais que d'être remarqué dans une déroute. Ilcroyait qu'on voulait le fusiller.

Sur l'amour, B ........ était encore plus éloquent que sur la guerre.Je ne l'ai jamais vu qu'amoureux, ou croyant l'être ; mais il avait eudeux amours-passions (je me sers d'un de ses termes), dont il n'avaitjamais pu guérir. L'un, le premier en date, je crois, lui avait étéinspiré par madame ........ , alors dans tout l'éclat de sa beauté. Ilavait pour rivaux bien des hommes puissants, entre autres un généralfort en faveur, qui abusa un jour de sa position pour obliger B........ à lui céder sa place auprès de la dame. Le soir même, B........ trouva moyen de lui faire tenir une petite fable de sacomposition, dans laquelle il lui proposait allégoriquement un duel. Jene sais si la fable fut comprise ; mais on n'accepta pas la moralité etB ........ reçut une verte semonce de M.D ........ , son parent et sonprotecteur ; il n'en continua pas moins ses poursuites. En 1836, B........ me racontait cette aventure le soir, sous les grands arbres dela promenade de Laon. Il ajoutait qu'il venait de voir madame ........, âgée alors de quarante-sept ans, et qu'il s'était trouvé aussiamoureux qu'au premier jour. L'un et l'autre avaient eu bien d'autrespassions dans l'intervalle. «Comment pouvez-vous m'aimer encore, à monâge ?» disait-elle. Il le lui prouvait très bien, et jamais je ne l'aivu montrer tant d'émotion. Il avait les larmes aux yeux en me parlant.

Son autre amour-passion fut pour une belle Milanaise, nommée madame........ . Malgré la bonne foi des Italiennes, qu'il opposait sanscesse à la coquetterie des nôtres, madame ........ le trahissaitindignement. Elle avait eu l'art de lui persuader que son mari, le plusdébonnaire des hommes, était un monstre de jalousie ; et elle obligeaitB ........ à se cacher à Turin, car sa présence à Milan l'auraitperdue, disait-elle. Une fois tous les dix jours, au coeur de l'hiver,B ........ venait à Milan dans le plus strict incognito, se cachaitdans une méchante auberge, et, la nuit, était introduit chez sa bellepar une femme de chambre qu'il payait bien. Cela dura quelque temps, ettoujours des précautions infinies. Pourtant la femme de chambre eut unremords, et lui avoua qu'on le trompait, et qu'on avait autant d'amantsdifférents qu'il passait de jours en exil. D'abord il n'en voulut riencroire ; à la fin, cependant, il accepta une expérience. On le fitcacher dans un cabinet ; et là, en mettant l'oeil au trou d'uneserrure, il vit, à trois pieds de lui, la plus monstrueuse pièce deconviction. B ........ me dit que la singularité de la chose et leridicule de la situation lui donnèrent d'abord une gaieté folle, etqu'il eut toutes les peines du monde à ne pas alarmer les coupables enéclatant de rire. Ce ne fut qu'au bout de quelque temps qu'il sentitson malheur. L'infidèle, que pour toute vengeance il avait un peupersiflée, essaya de le fléchir, lui demandant grâce à genoux, et lesuivit dans cette attitude tout le long d'une grande galerie. L'orgueill'empêcha de lui pardonner, et il s'en accusait avec amertume, en serappelant l'air passionné de madame ........ . Jamais elle ne lui avaitparu si désirable, jamais elle n'avait eu tant d'amour. Il avaitsacrifié à l'orgueil le plus grand plaisir qu'il eût pu goûter avecelle. - Il fut dix-huit mois à se consoler. «J'étais abruti, disait-il.Je ne pensais plus. J'étais accablé d'un poids insupportable, sanspouvoir me rendre compte nettement de ce que j'éprouvais. C'est le plusgrand des malheurs ; il prive de toute énergie. Depuis, un peu remis decette langueur accablante, j'avais une curiosité singulière à connaîtretoutes ses infidélités. Je m'en faisais raconter tous les détails. Celame faisait un mal affreux, mais j'avais un certain plaisir physique àme la représenter dans toutes les situations où on me la décrivait»

B ........ m'a toujours paru convaincu de cette idée très répandue sousl'Empire, qu'une femme peut toujours être prise d'assaut, et que c'estpour tout homme un devoir d'essayer. «Ayez-la ; c'est d'abord ce quevous lui devez», me disait-il quand je lui parlais d'une femme dontj'étais amoureux. Un soir, à Rome, il me conta que la comtesse ........venait de lui dire voi au lieu de lei, et me demanda s'il ne devait pasla violer. Je l'y exhortai fort.

Je n'ai connu personne qui fût plus galant homme à recevoir lescritiques sur ses ouvrages. Ses amis lui parlaient toujours sans lemoindre ménagement. Plusieurs fois, il m'envoya des manuscrits qu'ilavait déjà communiqués à V ........ , et qui revenaient avec des notesmarginales comme celles-ci : «Détestable, - Style de portier», etc.Quand il fit paraître son livre De l'amour, ce fut à qui s'en moqueraitdavantage (au fond, fort injustement). Jamais ces critiquesn'altérèrent ses relations avec ses amis.

Il écrivait beaucoup et travaillait longtemps ses ouvrages. Mais, aulieu d'en corriger l'exécution, il en refaisait le plan. S'il effaçaitles fautes d'une première rédaction, c'était pour en faire d'autres ;car je ne sache pas qu'il ait jamais essayé de corriger son style.Quelque raturés que fussent ses manuscrits, on peut dire qu'ils étaienttoujours écrits de premier jet.

Ses lettres sont charmantes ; c'est sa conversation même.

Il était très gai dans le monde, fou quelquefois, négligeant trop lesconvenances et les susceptibilités. Souvent il était de mauvais ton,mais toujours spirituel et original. Bien qu'il n'eût de ménagementspour personne, il était facilement blessé par des mots échappés sansmalice. «Je suis un jeune chien qui joue, me disait-il, et on me mord».Il oubliait qu'il mordait parfois lui-même, et assez serré. C'est qu'ilne comprenait guère qu'on pût avoir d'autres opinions que les siennessur les choses et sur les hommes. Par exemple, il n'a jamais pu croirequ'il y eût des dévots véritables. Un prêtre et un royaliste étaienttoujours pour lui des hypocrites.

Ses opinions sur les arts et la littérature ont passé pour des hérésiestéméraires lorsqu'il les a produites. Aujourd'hui, quelques-uns de sesjugements ont l'air de vérités de M. de La Palisse. Lorqu'il mettaitMozart, Cimarosa, Rossini au-dessus des faiseurs d'opéras-comiques denotre jeunesse, il soulevait des tempêtes. C'est alors qu'on l'accusaitde n'avoir pas des sentiments français.

Il est pourtant très français dans ses opinions sur la peinture, bienqu'il prétende la juger en Italien. Il apprécie les maîtres avec lesidées françaises, c'est-à-dire au point de vue littéraire. Les tableauxdes écoles d'Italie sont examinés par lui comme des drames. C'estencore la façon de juger en France, où l'on n'a ni le sentiment de laforme, ni un goût inné pour la couleur. Il faut une sensibilitéparticulière et un exercice prolongé pour aimer et comprendre la formeet la couleur. B ........ prête des passions dramatiques à une Viergede Raphaël. J'ai toujours soupçonné qu'il aimait les grands peintresdes écoles lombarde et florentine, parce que leurs ouvrages lefaisaient penser à bien des choses auxquelles sans doute les maîtres nepensaient pas. C'est le propre des Français de tout juger par l'esprit.Il est juste d'ajouter qu'il n'y a pas de langue qui puisse exprimerles finesses de la forme ou la variété des effets de la couleur. Fautede pouvoir exprimer ce que l'on sent, on décrit d'autres sensations quipeuvent être comprises par tout le monde.

B ........ m'a toujours paru assez indifférent à l'architecture, etn'avait sur cet art que des idées d'emprunt. Je crois lui avoir apprisà distinguer une église romane d'une église gothique, et, qui plus est,à regarder l'une et l'autre. Il reprochait à nos églises d'être tristes.

Il sentait mieux la sculpture de Canova que tout autre, même que lesstatues grecques ; peut-être parce que Canova a travaillé pour les gensde lettres. Il s'est beaucoup plus occupé des idées qu'il exciteraitdans l'esprit cultivé, que de l'impression qu'il pourrait produire surun oeil qui aime et connaît la forme.

Pour B ........ , la poésie était lettre close. Souvent il lui arrivaitd'estropier, en les citant, des vers français. Il ne connaissait ni lemètre ni l'accentuation des vers anglais et italiens, et cependant ilétait réellement sensible à certaines beautés de Shakespeare et duDante, qui sont intimement unies à la forme du vers. Il a dit sondernier mot sur la poésie dans son livre De l'amour : «Les vers furentinventés pour aider la mémoire ; les conserver dans l'art dramatique,reste de la barbarie». Racine lui déplaisait souverainement. Le grandreproche que nous lui adressions vers 1820, c'est qu'il manqueabsolument aux moeurs, ou à ce que, dans notre jargon romantique, nousappelions alors la couleur locale. Shakespeare, que nous opposions sanscesse à Racine, a fait en ce genre des fautes cent fois plusgrossières. «- Mais, disait B ........ , Shakespeare a mieux connu lecoeur humain. Il n'y a pas de passion ou de sentiment qu'il n'ait peintavec une admirable vérité. La vie et l'individualité de ses personnagesle mettaient au-dessus de tous les auteurs dramatiques». - Et Molière ?répondait-on. - «Molière est un coquin qui n'a pas voulu représenter lecourtisan, parce que Louis XIV ne le trouvait pas bon».

Dans la pratique de la vie, B ........ avait une suite de maximesgénérales qu'il fallait, disait-il, observer infailliblement sans lesdiscuter, dès qu'on les avait une fois trouvées commodes. À peinepermettait-il d'examiner un instant si le cas particulier rentrait dansune de ses théories générales.

Jusqu'à trente ans, il voulait qu'un homme, se trouvant avec une femmeseule, tentât l'abordage. Cela réussit, disait-il, une fois sur dix.Or, la chance d'un sur dix vaut bien la peine d'essuyer neufrebuffades. - Ne jamais pardonner un mensonge ; - ne jamais se repentir; - prendre aux cheveux la première occasion de querelle, à son entréedans le monde, voilà quelques-unes de ses maximes.

Il se moquait de moi en me voyant étudier le grec à vingt-cinq ans. -«Vous êtes sur le champ de bataille, disait-il ; ce n'est plus lemoment de polir votre fusil ; il faut tirer».

Il avait souffert, comme tant d'autres, de la mauvaise honte dans sajeunesse. C'est une chose difficile pour un jeune homme, que d'entrerdans un salon. Il s'imagine qu'on le regarde, et craint toujours den'être pas correct. «Je vous conseille, me disait-il, d'entrer avecl'attitude que le hasard vous a fait prendre dans l'antichambre :convenable ou non, n'importe. Soyez comme la statue du commandeur, etne changez de maintien que lorsque l'émotion de l'entrée aura disparu».

Il avait une autre recette pour les duels : - «Pendant qu'on vous vise,regardez un arbre, et appliquez-vous à en compter les feuilles».

Il aimait la bonne chère : cependant il trouvait du temps perdu celuiqu'on passe à manger, et souhaitait qu'en avalant une boulette lematin, on fût quitte de la faim pour toute la journée. Aujourd'hui, onest gourmand, et on s'en vante. Du temps de B ........ , un hommeprétendait surtout à l'énergie et au courage. Comment faire campagne,si l'on est gastronome ?

La police de l'Empire pénétrait partout, à ce qu'on prétend ; et Fouchésavait tout ce qui se disait dans les salons de Paris. B ........ étaitpersuadé que cet espionnage gigantesque avait conservé tout son pouvoirocculte. Aussi, il n'est sorte de précautions dont il ne s'entourâtpour les actions les plus indifférentes.

Jamais il n'écrivait une lettre sans la signer d'un nom supposé :César, Bombet, Cotonet, etc. Il datait ses lettres d'Abeille, au lieude ........ , et souvent les commençait par une telle phrase : «J'aireçu vos soies grèges, et les ai emmagasinées en attendant leurembarquement». Tous ses amis avaient leur nom de guerre, et jamais ilne les appelait d'une autre façon. Personne n'a su exactement quellesgens il voyait, quels livres il avait écrits, quels voyages il avaitfaits.

Je m'imagine que quelque critique du vingtième siècle découvrira leslivres de B ........ dans le fatras de la littérature du dix-neuvième,et qu'il leur rendra la justice qu'ils n'ont pas trouvée auprès descontemporains. C'est ainsi que la réputation de Diderot a grandi audix-neuvième siècle ; c'est ainsi que Shakespeare, oublié du temps deSaint-Évremond, a été découvert par Garrick. Il serait bien à désirerque les lettres de B ........ fussent publiées un jour ; elles feraientconnaître et aimer un homme dont l'esprit et les excellentes qualitésne vivent plus que dans la mémoire d'un petit nombre d'amis.