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HÉRAULT DE SÉCHELLES, Marie-Jean (1759-1794) : Voyage à Montbard. - Paris : Maximilien Vox, 1945. - 81 p. ; 17 cm. - (Brins de plume. Deuxième série ; 3). Numérisation du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (03.X.2014) Relecture : A. Guézou Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire d'une collectionparticulière. Voyage à Montbard chez Mons. de Buffon par Hérault de Séchelles ![]() _____ J’AVOIS une extrême envie de connoître M. de Buffon. Instruit de cedésir, il voulut bien m’écrire une lettre très honnête, où il alloit delui-même au-devant de mon impatience, et m’invitoit à passer dans sonchâteau le plus de temps qu’il me seroit possible. Il est à propos, comme on le verra dans un moment, que je fasse icimention de la lettre que je lui répondis. Elle finissoit par ces mots : Mais quelle que soit mon avidité, Monsieur le comte, de vous voir etde vous entendre, je respecterai vos occupations, c’est-à-dire unegrande partie de votre journée. Je sais que, tout couvert de gloire,vous travaillez encore ; que le génie de la nature monte avec le leverdu soleil au haut de la tour de Montbard, et n’en descend souvent quele soir. Ce n’est qu’à cet instant que j’ose solliciter l’honneur devous entretenir et de vous consulter. Je regarderai cette époque comme la plus glorieuse de ma vie, si vous voulez bienm’honorer d’un peu d’amitié, si l’ interprète de la nature daigne quelquefois communiquer ses pensées à celui qui devroit êtrel’ interprète de la société. Je me rendis en effet à Montbard ; mais, à mon passage à Semur, quin’en est distant que de trois lieues, j’appris que M. de Buffonenduroit des douleurs de pierre excessives, qu’il grinçoit des dents etfrappoit du pied, lui qui a toujours affecté d’être plus fort que ladouleur ; qu’il étoit enfermé dans sa chambre, et ne vouloit voirabsolument personne, pas même ses gens ; qu’il ne souffroit auprès delui aucun de ses parents, ni sa sœur, ni son beau-frère, et qu’ilpermettoit tout au plus à son fils d’entrer pendant quelques minutes.Je pris donc le parti de rester quelques jours à Semur, n’osant pasmême envoyer savoir des nouvelles du malade, de peur d’être importun enlui annonçant mon arrivée. Malgré mes précautions, je ne restai que trois jours à Semur. M. deBuffon apprit, par une lettre de Paris, que j’étois parti pour sa terre: il eut aussitôt, au milieu même de ses douleurs, l’attention dem’envoyer un exprès ; de me faire dire que, quoiqu’il ne vît personne,il vouloit me voir, qu’il m’attendoit chez lui, et me recevroit dansl’intervalle de ses souffrances. Je partis à l’instant. Quelle palpitation de joie me saisit lorsque j’aperçus de loin la tourde Montbard, les terrasses et les jardins qui l’environnent !J’observois la position des lieux, la colline sur laquelle cette tours’élève, les montagnes et les coteaux qui la dominent, les cieux qui lacouvrent. Je cherchois le château de tous mes yeux. Je n’en avois pasassez pour voir la demeure de l’homme célèbre auquel j’allois parler.On ne peut découvrir le château que lorsqu’on y est ; mais au lieu d’unchâteau, vous vous imagineriez entrer dans quelque maison de Paris.Celle de M. de Buffon n’est annoncée par rien ; elle est située dansune rue de Montbard, qui est une petite ville. Au reste, elle a unetrès belle apparence. En arrivant, je trouvai M. le comte de Buffon fils, jeune officier auxgardes, qui vint à ma rencontre et me conduisit chez son père. Dequelle vive émotion j’étois pénétré en montant les escaliers, entraversant le salon, orné de tous les oiseaux enluminés, tels qu’on lesvoit dans la grande édition de l’Histoire naturelle ! Me voicimaintenant dans la chambre de Buffon. Il sortit d’une autre pièce ; etje ne dois pas omettre une circonstance qui m’a frappé, parce qu’ellemarque son caractère : il ouvrit la porte, et quoiqu’il sût qu’il yavoit un étranger dans son appartement, il se retourna forttranquillement, et fort longtemps, pour la fermer ; ensuite il vint àmoi. Seroit-ce un esprit d’ordre qui met dans tout la même exactitude ?C’est la tournure de M. de Buffon. Seroit-ce le peu d’empressement d’unhomme qui, rassasié d’hommages, les attend plutôt qu’il ne lesrecherche ? On peut aussi le supposer. Seroit-ce enfin la petiteadresse d’un homme célèbre, qui, flatté de l’avidité qu’on témoigne dele connoître, augmente encore avec art cette avidité en reculant, nefût-ce que d’une minute, cette même minute où il satisfait votre désir,et se prodigue d’autant moins que vous le poursuivez davantage ? Cetartifice ne seroit pas tout à fait invraisemblable dans M. de Buffon.Il vint à moi majestueusement, en ouvrant ses deux bras. Je luibalbutiai quelques mots, avec l’attention de dire Monsieur le comte :car c’est à quoi il ne faut pas manquer. On m’avoit prévenu qu’il nehaïssoit pas cette manière de lui adresser la parole. Il me répondit enm’embrassant : « Je dois vous regarder comme une ancienne connoissance,car vous avez marqué du désir de me voir et j’en avois aussi de vousconnoître. Il y a déjà du temps que nous nous cherchons. » Je vis une belle figure, noble et calme. Malgré son âge desoixante-dix-huit ans, on ne lui en donneroit que soixante ; et cequ’il y a de plus singulier, c’est que, venant de passer seize nuitssans fermer l’œil et dans des souffrances inouïes qui duroient encore,il étoit frais comme un enfant et tranquille comme en santé. Onm’assura que tel étoit son caractère ; toute sa vie, il s’est efforcéde paroître supérieur à ses propres affections. Jamais d’humeur, jamaisd’impatience. Son buste, par Houdron, est celui qui me paroît le plusressemblant ; mais le sculpteur n’a pu rendre sur la pierre cessourcils noirs qui ombragent des yeux noirs, très actifs sous de beauxcheveux blancs. Il étoit frisé lorsque je le vis, quoiqu’il fût malade; c’est là une de ses manies, et il en convient. Il se fait mettre tousles jours des papillotes, qu’on lui passe au fer plutôt deux foisqu’une ; du moins, autrefois, après s’être fait friser le matin, il luiarrivoit très souvent de se faire encore friser pour souper. On lecoiffe à cinq petites boucles flottantes ; ses cheveux, attachés parderrière, pendoient au milieu de son dos. Il avoit une robe de chambrejaune, parsemée de raies blanches et de fleurs bleues. Il me fitasseoir, me parla de son état, me fit des compliments sur le peud’indulgence dont il prétendit que le public me favorisoit, surl’éloquence, sur les discours oratoires. Pour moi, je l’entretenois desa gloire, et ne me lassois point d’observer ses traits. Laconversation étant tombée sur le bonheur de connoître jeune l’étatauquel on se destine, il me récita sur-le-champ deux pages qu’il avoitcomposées sur ce sujet dans un de ses ouvrages. Sa manière de réciterest infiniment simple et commune, le ton d’un bonhomme, nul apprêt,levant tantôt une main, tantôt une autre, disant comme les choses luiviennent, mêlant seulement quelques inflexions. Sa voix est assez fortepour son âge : elle est d’une extrême familiarité ; et, en général,quand il parle, ses yeux ne fixent rien ; ils errent au hasard, soitparce qu’il a la vue basse, soit plutôt parce que c’est sa manière. Sesmots favoris sont : tout ça, et pardieu, qui reviennentcontinuellement ; sa conversation paroît n’avoir rien de saillant, maisquand on y fait attention, on remarque qu’il parle bien, qu’il y a mêmedes choses très bien exprimées, et que de temps en temps il y sème desvues intéressantes. Un des premiers traits de son caractère, c’est savanité : elle est complète, mais franche, et de bonne foi. Un voyageur(M. Target) disoit de lui : « Voilà un homme qui a beaucoup de vanitéau service de son orgueil. » On sera curieux d’en connoître quelques traits. Je lui disois qu’envenant le voir, j’avois beaucoup lu ses ouvrages. « Que lisiez-vous ? »me dit-il. Je répondis : « Les Vues sur la nature. – Il y a là,répliqua-t-il à l’instant, des morceaux de la plus haute éloquence ! »Ensuite il parla nouvelles et politique, contre son ordinaire, ce quilui donna occasion de me faire lire une lettre de M. le comte deMaillebois sur les événements de la Hollande. Il en vint, un momentaprès, à la mort du pauvre M. Thomas, pour me faire lire une lettre queson fils avoit reçue de Mme Necker, lettre étrange, où Mme Neckerparoît déjà consolée de la perte de son ami intime, malgré l’emphase etl’enthousiasme qu’elle met à la décrire, en s’appuyant sur M. deBuffon, qu’elle célèbre avec plus d’emphase encore. Il y a une phrasequ’il me fit remarquer avec complaisance. Mme Necker, mettant un momenten parallèle ses deux amis, dit en parlant de M. Thomas : l’homme dece siècle ; et en parlant de M. de Buffon : l’homme de tous lessiècles. Le comte de Buffon fils venoit d’élever un monument à son père dans lesjardins de Montbard. Auprès de la tour, qui est d’une grande élévation,il avoit fait placer une colonne avec cette inscription : EXCELSÆ TURRI, HUMILIS COLUMNA. PARENTI SUO, FILIUS BUFFON, 1785 A la haute tour, l’humble colonne. A son Père, Buffon fils, 1785. On m’a dit que le père avoit été attendri jusqu’aux larmes de cethommage. Il disoit à son fils : « Mon fils, cela te fera honneur. » Il termina notre première entrevue, parce que ses douleurs de pierrelui reprirent. Il m’ajouta que son fils alloit me mener partout, et meferoit voir les jardins et la colonne. Le jeune comte de Buffon meconduisit d’abord dans toute la maison, qui est très bien tenue, fortbien meublée : on y compte douze appartements complets ; mais elle estbâtie sans régularité, et, quoique ce défaut dût la rendre plutôtcommode que belle, elle a encore de la beauté. De la maison nousparcourûmes les jardins, qui s’élèvent au-dessus. Ils sont composés detreize terrasses, aussi irrégulières dans leur genre que la maison,mais d’où l’on découvre une vue immense, de magnifiques aspects, desprairies coupées par des rivières, des vignobles, des coteaux brillantsde culture, et toute la ville de Montbard ; ces jardins sont mêlés deplantations, de quinconces, de pins, de platanes, de sycomores, decharmilles, et toujours des fleurs parmi les arbres. Je vis de grandesvolières où Buffon élevoit des oiseaux étrangers qu’il vouloit étudieret décrire. Je vis aussi la place d’une fosse qu’il avoit comblée, etoù il avoit nourri des lions et des ours. Je vis enfin ce que j’avoistant désiré de connoître, le cabinet où travaille ce grand homme ; ilest dans un pavillon que l’on nomme la tour de Saint-Louis. On monte unescalier : on entre par une porte verte à deux battants ; mais on estfort étonné de voir la simplicité du laboratoire. Sous une voûte assezhaute, à peu près semblable aux voûtes des églises et des ancienneschapelles, dont les murailles sont peintes en vert, il a fait porter unmauvais secrétaire de bois au milieu de la salle, qui est carrelée, etdevant le secrétaire est un fauteuil : voilà tout. Pas un livre, pas unpapier ; mais ne trouvez-vous pas que cette nudité a quelque chose defrappant ? On la revêt des belles pages de Buffon, de la magnificencede son style et de l’admiration qu’il inspire. Cependant ce n’est paslà le cabinet où il a le plus travaillé : il n’y va guère que dans lagrande chaleur de l’été, parce que l’endroit est extrêmement froid. Ilest un autre sanctuaire où il a composé presque tous ses ouvrages, leBerceau de l’Histoire naturelle, comme disoit le prince Henri, quivoulut l’aller voir, et où J-J. Rousseau se mit à genoux et baisa leseuil de la porte. J’en parlois à M. de Buffon. « Oui, me dit-il,Rousseau y fit un hommage. » Ce cabinet a, comme le premier, uneporte verte à deux battants. Il y a intérieurement un paravent dechaque côté de la porte. Le cabinet est carrelé, boisé et tapissé desimages des oiseaux et de quelques quadrupèdes de l’Histoirenaturelle. On y trouve un canapé, quelques chaises antiques couvertesde cuir noir, une table sur laquelle sont des manuscrits, une petitetable noire : voilà tous les meubles. Le secrétaire où il travaille estdans le fond de l’appartement, auprès de la cheminée. C’est une piècegrossière de bois de noyer. Il étoit ouvert ; on ne voyoit que lemanuscrit dont Buffon s’occupoit alors : c’étoit un Traité surl’aimant. A côté étoit sa plume ; au-dessus du secrétaire étoit unbonnet de soie grise dont il se couvre. En face, le fauteuil où ils’assied, antique et mauvais fauteuil sur lequel est jetée une robe dechambre rouge à raies blanches. Devant lui, sur la muraille, la gravurede Newton. Là Buffon a passé la plus grande et la plus belle portion desa vie. Là ont été enfantés presque tous ses ouvrages. En effet, il abeaucoup habité Montbard, et il y restoit huit mois de l’année : c’estainsi qu’il a vécu pendant plus de quarante ans. Il alloit passerquatre mois à Paris, pour expédier ses affaires et celles du Jardin duRoi, et venoit se jeter dans l’étude. Il m’a dit lui-même que c’étoitson plus grand plaisir, son goût dominant, joint à une passion extrêmepour la gloire. Son exemple et ses discours m’ont confirmé que qui veut la gloirepassionnément finit par l’obtenir, ou du moins en approche de bienprès. Mais il faut vouloir, et non pas une fois ; il faut vouloir tousles jours. J’ai ouï dire qu’un homme qui a été maréchal de France etgrand général se promenoit tous les matins un quart d’heure dans sachambre, et qu’il employoit ce temps à se dire à lui-même : « Je veuxêtre maréchal de France et grand général. » M. de Buffon me dit à cesujet un mot bien frappant, un de ces mots capables de produire unhomme tout entier : « Le génie n’est qu’une plus grande aptitude à lapatience. » Il suffit en effet d’avoir reçu cette qualité de la nature: avec elle on regarde longtemps les objets, et l’on parvient à lespénétrer. Cela revient au mot de Newton. On disoit à ce dernier : «Comment avez-vous fait tant de découvertes ? – En cherchant toujours,répondit-il, et cherchant patiemment. » Remarquez que le mot patiencedoit s’appliquer à tout : patience pour chercher son objet, patiencepour résister à tout ce qui s’en écarte, patience pour souffrir tout cequi accableroit un homme ordinaire. Je tirerai mes exemples de M. de Buffon lui-même. Il rentroitquelquefois des soupers de Paris à deux heures après minuit, lorsqu’ilétoit jeune ; et, à cinq heures du matin, un savoyard venoit le tirerpar les pieds et le mettre sur le carreau, avec ordre de lui faireviolence, dût-il se fâcher contre lui. Il m’a dit aussi qu’iltravailloit jusqu’à six heures du soir. « J’avois alors, me dit-il, unepetite maîtresse que j’adorois : eh bien ! je m’efforçois d’attendreque six heures fussent sonnées pour l’aller voir, souvent même aurisque de ne plus la trouver. » A Montbard, après son travail, ilfaisoit venir une petite fille, et couchoit avec elle car il les atoujours aimées ; mais il se relevoit exactement à cinq heures. Il nefaisoit venir que des petites filles, ne voulant pas avoir de femmesqui lui dépensassent son temps. Voici maintenant comme il distribuoit sa journée, et on peut même direcomment il la distribue encore. A cinq heures il se lève, s’habille, secoiffe, dicte ses lettres, règle ses affaires. A six heures il monte àson cabinet, qui est à l’extrémité de ses jardins, ce qui fait presqueun demi-quart de lieue, et la distance est d’autant plus pénible qu’ilfaut toujours ouvrir des grilles et monter de terrasses en terrasses.Là, ou il écrit dans son cabinet, ou il se promène dans les allées quil’environnent. Défense à qui que ce soit de l’approcher : il renverroitcelui de ses gens qui viendront le troubler. Sa manière est de reliresouvent ce qu’il a fait, de le laisser dormir pendant quelques jours oupendant quelque temps. « Il importe, me disoit-il, de ne pas se presser: on revoit alors les objets avec des yeux plus frais, et l’on y ajouteou l’on y change toujours. » Il écrit d’abord ; quand son manuscrit esttrop chargé de ratures, il le donne à copier à son secrétaire jusqu’àce qu’il en soit content. C’est ainsi qu’il a avoué au théologal deSemur, homme d’esprit et son ami, qu’il avoit écrit dix-huit fois ses Époques de la Nature, ouvrage qu’il méditoit depuis cinquante ans. Jene dois pas oublier de dire que M. de Buffon, qui a beaucoup d’ordre, aplacé ainsi son cabinet loin de sa maison, non seulement pour n’êtrepas distrait, mais parce qu’il aime à séparer ses travaux de sesaffaires. « Je brûle tout, me disoit-il ; on ne trouvera pas un papierquand je mourrai. J’ai pris ce parti-là en considérant qu’autrement jene m’en tirerois jamais. On s’enseveliroit sous ses papiers. » Il neconserve que les vers à sa louange, dont j’aurai occasion de parlerdans un moment. Aussi, dans sa chambre à coucher, on ne trouve que sonlit, qui est, comme la tapisserie, de satin blanc, avec un dessin defleurs. Auprès de la cheminée est un secrétaire, sur lequel on ne voitqu’un petit livre de parchemin qui est son livre de dépense, du restepoint de papiers. Auprès de son secrétaire, qui est toujours ouvert,est le fauteuil sur lequel il est toujours assis, et dans un coin de lachambre est une petite table noire pour son copiste. Il ne prend la plume que lorsqu’il a longtemps médité son sujet, et,encore une fois, n’a guère d’autre papier que celui sur lequel ilécrit. Cet ordre de papiers est plus nécessaire qu’on ne croit. M.Necker le recommande avec soin dans son livre ; l’abbé Terray lepratiquoit de même. L’ordre que l’on contemple autour de soi se répanden effet sur nos productions. Si un écrivain aussi célèbre, et surtoutsi deux contrôleurs généraux aussi laborieux ont donné pareil exemple,il seroit bien difficile qu’il restât des prétextes pour ne pointl’imiter. Je reprends la journée de M. de Buffon. A neuf heures, on lui apporte àdéjeuner dans son cabinet, où quelquefois il le prend en s’habillant.Ce déjeuner est composé de deux verres de vin et d’un morceau de pain ;il travaille ensuite jusqu’à une ou deux heures. Il revient alors danssa maison. Il dîne, il aime à dîner longtemps ; c’est à dîner qu’il metson esprit et son génie de côté ; là il s’abandonne à toutes lesgaîtés, à toutes les folies qui lui passent par la tête. Son grandplaisir est de dire des polissonneries, d’autant plus plaisantes qu’ilreste toujours dans le calme de son caractère ; que son rire, savieillesse, forment un contraste piquant avec le sérieux et la gravitéqui lui sont naturels, et ces plaisanteries sont souvent si fortes queles femmes sont obligées de déserter. En général, la conversation deBuffon est très négligée. On le lui a dit, et il a répondu que c’étoitle moment de son repos, et qu’il importoit peu que ses paroles fussentsoignées ou non. Ce n’est pas qu’il ne dise d’excellentes choses quandon le met sur l’article du style ou sur l’histoire naturelle ; il estencore très intéressant lorsqu’il parle de lui : il en parle souventavec de grands éloges. Pour moi, qui ait été témoin de ses discours, jevous assure que, loin d’en être choqué, j’y trouve du plaisir. Ce n’estpoint orgueil, ce n’est point vanité : c’est sa conscience que l’onentend ; il se sent, et se rend justice. Consentons donc quelquefoisd’avoir de grands hommes à ce prix. Tout homme qui n’auroit pas lesentiment de ses forces ne seroit pas fort. N’exigeons pas des êtressupérieurs une modestie qui ne pourroit être que fausse. Il y apeut-être plus d’esprit et d’adresse à cacher, à voiler son mérite ; ily a plus de bonhomie et d’intérêt à le montrer. Au reste, il ne se loue pas, il se juge ; il se juge comme le jugera lapostérité, avec cette différence qu’un auteur a plus que qui que cesoit le secret de ses productions. Il me disoit : « J’apprends tous lesjours à écrire : il y a dans mes derniers ouvrages infiniment plus deperfection que dans les premiers. Souvent je me fais relire mesouvrages, et je trouve alors des idées que je changerois ou auxquellesj’ajouterois. Il est d’autres morceaux que je ne ferois pas mieux. » Cette bonne foi a quelque chose de précieux, d’original, d’antique etde séduisant. On peut d’ailleurs s’en rapporter à M. de Buffon :personne n’est plus sévère que lui sur le style, sur la précision desidées, qu’il regarde comme le premier caractère du grand écrivain, surla justesse et la correspondance exacte des contrastes que les idéesdemandent entre elles pour se faire valoir, ou des développementsqu’elles exigent pour se manifester. Je lui ai entendu discuter despages entières avec une raison, un sens admirable, mais en même tempsavec un sens inexorable. « J’ai été obligé, me disoit-il, de prendretous les tons dans mon ouvrage : il importe de savoir à quel degré del’échelle il faut monter. » Par une suite naturelle, il exige dans unauteur de bonne foi, de la bienséance dans la suite de ses opinions, etsurtout qu’il soit conséquent. Il ne pardonne pas à Rousseau sescontradictions ; ainsi l’on peut dire qu’il calcule sa phrase et sapensée comme il calcule tout, qualité remarquable qui a pu naître deses connoissances dans les mathématiques et de l’habitude de lesexpliquer. Il m’a dit qu’il les avoit étudiées avec soin et de bonneheure ; d’abord dans les écrits d’Euclide, et ensuite dans ceux dumarquis de L’Hôpital. A vingt ans, il avoit découvert le binôme deNewton, sans savoir qu’il eût été découvert par Newton, et cet hommevain ne l’a imprimé nulle part ; j’étois bien aise d’en savoir laraison : « C’est, me répondit-il, que personne n’est obligé de m’encroire. » Il y a donc cette différence entre sa vanité et celle desautres, que la sienne a fait ses preuves, si l’on peut s’exprimerainsi. Cette différence vient de la trempe de son âme, âme droite, quiveut partout la bonne foi, et proscrit l’inconséquence. Il me disoit, en parlant de Rousseau : « Je l’aimois assez ; mais,lorsque j’ai vu ses Confessions, j’ai cessé de l’estimer. Son âme m’arévolté, et il m’est arrivé pour Jean-Jacques le contraire de ce quiarrive ordinairement : après sa mort, j’ai commencé à le mésestimer. »Jugement sévère, je dirai même injuste, car j’avoue que les Confessions de Jean-Jacques n’ont pas produit sur moi cet effet etcependant j’ose penser que je suis tout aussi susceptible qu’un autrede l’indignation qu’excite la malhonnêteté. Mais il se pourroit que M.de Buffon n’eût pas dans son cœur l’élément par lequel on doit jugerRousseau. Je serois tenté de croire que la nature ne lui a pas donné legenre de sensibilité nécessaire pour connoître le charme ou plutôt lepiquant de cette vie errante, de cette existence abandonnée au hasardet aux passions. Cette sévérité, ou plutôt ce défaut, qui se trouvepeut-être dans l’âme de M. de Buffon, en annonce sous un autre rapportla beauté et même la simplicité. Aussi, par une suite naturelle, il estfacile à tromper, quel que soit l’ordre extrême qu’il mette dans sesaffaires, et on vient d’en avoir la preuve. Il y a un an que le directeur de ses forges lui a fait perdre centvingt mille livres. M. de Buffon, depuis trois ans, avoit consenti àn’en être pas payé, et s’étoit abandonné à tous les prétextes et tousles subterfuges dont la fraude se coloroit. Heureusement cet événementn’a point altéré sa sérénité ni influé en rien sur la dépense et surl’état qu’il en tient. Il a dit à son fils : « Je n’en suis fâché quepour vous ; je voulois vous acheter une terre, et il faudra que jediffère encore quelque temps. » Il a toujours une année de son revenudevant lui. On croit qu’il a cinquante mille écus de rente. Ses forgesont dû beaucoup l’enrichir. Il en sortoit tous les ans huit centsmilliers de fer ; mais il y a fait d’un autre côté des dépensesénormes. Cet établissement considérable lui a coûté cent mille écus àcréer. Elles languissent aujourd’hui, à cause du procès qu’il a avec cefripon de directeur ; mais, lorsqu’elles sont en activité, on y comptequatre cents ouvriers. Il n’est pas étonnant que M. de Buffon, avec une âme aussi simple,croie tout ce qu’on lui dit ; il y a plus, il aime à écouter lesrapports et les propos. Ce grand homme est quelquefois un peu commère,du moins une heure par jour, il en faut convenir. Pendant le temps desa toilette, il se fait raconter par son perruquier et par ses genstout ce qui se passe dans Montbard, toutes les histoires de sa maison.Quoiqu’il paroisse livré à ses hautes pensées, personne ne sait mieuxque lui les petits événements qui l’entourent. Cela tient aussipeut-être au goût qu’il a toujours eu pour les femmes, ou plutôt pourles petites filles. Il aime la chronique scandaleuse ; et se faireinstruire de cette chronique dans un petit pays, c’est en apprendrepresque toute l’histoire. Cette habitude de petites filles, ou bien aussi la crainte d’êtregouverné, a fait aussi qu’il a mis toute sa confiance dans une paysannede Montbard, qu’il a érigée en gouvernante, et qui a fini par legouverner. Elle se nomme Mlle Blesseau : c’est une fille de quaranteans, bien faite, et qui a dû être assez jolie. Elle est depuis près devingt ans auprès de M. de Buffon. Elle le soigne avec beaucoup de zèle.Elle participe à l’administration de la maison ; et, comme il arrive enpareil cas, elle est détestée des gens. Ils racontent que sontempérament et sa santé sont usés, parce que M. de Buffon lui a souventdonné des drogues pour éluder sa fécondité. Mme de Buffon, morte depuisbeaucoup d’années, n’aimoit pas non plus cette fille : elle adoroit sonmari, et l’on prétend qu’elle en étoit d’une jalousie extrême. MlleBlesseau n’est pas la seule qui commande à ce grand homme. Il est un autre original qui partage l’empire, c’est un capucin : il senomme le père Ignace. Je veux m’arrêter un instant sur l’histoired’Ignace Bougot, né à Dijon. Ce moine possède éminemment l’art précieuxdans son ordre de se faire donner ; si bien que celui qui donne sembledevoir lui en être bien obligé. « Ne me donne pas qui veut », ditsouvent le père Ignace. Avec ce talent il est parvenu à faire rebâtirla capucinière de Semur. Ce vil mérite est assez ordinairement celuides gens d’église. J’ai vu un curé, rival d’Ignace dans ce genre degueuserie : il ensorceloit de vieilles femmes, au point qu’elles secroyoient trop heureuses de lui donner ce qu’elles avoient, et souventplus qu’elles n’avoient. Les gens d’un caractère semblable ont aussi del’intelligence. Ils aiment à se mêler de tout, ils ont de l’exactitudepour les affaires et pour les commissions ; l’activité ne leur est pasétrangère ; ils sont aussi attentifs à ne pas déplaire aux laquais,parce qu’ils ont besoin de se faire pardonner les profits qu’ils leurdérobent, qu’à plaire aux maîtres dont ils s’occupent à capter lesfaveurs : tel est Ignace. Si vous voulez vous faire une idée de sa personne, vous vousreprésenterez un gros homme à tête ronde, à peu près semblable à unmasque d’Arlequin de la Comédie italienne, et cette comparaison meparoît d’autant plus juste qu’il parle précisément comme parloit Carlin: même accent, même patelinage. C’est à ce révérend père, curé deBuffon, village à deux lieues de Montbard, que M. de Buffon abandonneune grande partie de sa confiance et même sa conscience, s’il suffisoitde s’en rapporter à l’extérieur. En effet, Ignace est le confesseur deM. de Buffon. Il est tout chez lui : il s’intitule capucin de M. deBuffon. Il vous dira quand vous voudrez qu’un jour M. de Buffon le menaà l’Académie Françoise : qu’il y attira tous les regards ; qu’on leplaça dans un fauteuil des quarante ; que M. de Buffon, après avoirprononcé le discours, le ramena dans sa voiture aux yeux de tout lepublic, qui n’avoit des yeux que pour lui. M. de Buffon l’a cité commeson ami dans l’article du Serin. Il est aussi son laquais : je l’aivu le suivre à la promenade, tout en clopinant derrière lui, parcequ’il est boiteux, ce qui faisoit un tableau à peindre, tandis quel’auteur de l’Histoire naturelle marchoit fièrement la tête haute, lechapeau en l’air, toujours seul, daignant à peine regarder la terre,absorbé dans ses pensées, semblable à l’homme qu’il a dépeint dans son Histoire de l’homme, sans doute d’après lui-même, tenant une cannedans sa main droite et appuyant avec majesté l’autre main sur sa hanchegauche. Je l’ai vu, lorsque les valets étoient absents, ôter laserviette à son maître et la petite table sur laquelle il venoit dedîner. Buffon lui répondoit : « Je te remercie, mon cher enfant. » EtIgnace, prenant une humble attitude, avoit l’air plus domestique queles domestiques eux-mêmes. Ce même Ignace, capucin-laquais, est encore le laquais-confesseur de M.de Buffon. Il m’a conté qu’il y a trente ans, l’auteur des Époques dela Nature, sachant qu’il prêcheroit un carême à Montbard, le fit venirau temps de Pâques, et se fit confesser par lui dans son laboratoire,dans ce même lieu où il développoit le matérialisme ; dans ce même lieuoù Jean-Jacques devoit venir quelques années après baiserrespectueusement le seuil de la porte. Ignace me contoit que M. deBuffon, en se soumettant à cette cérémonie, avoit reculé d’un moment, «effet de la foiblesse humaine », ajoutoit-il, et qu’il avoit voulufaire confesser son valet de chambre avant lui. Tout ce que je viens dedire vous étonne peut-être. Oui ! Buffon, lorsqu’il est à Montbard,communie à Pâques, tous les ans, dans la chapelle seigneuriale. Tousles dimanches, il va à la grand’messe, pendant laquelle il sortquelquefois pour se promener dans les jardins qui sont auprès, etrevient se montrer aux endroits intéressants. Tous les dimanches, ildonne la valeur d’un louis aux différentes quêteuses. C’est dans cette chapelle qu’est enterrée sa femme, femme charmantequ’il a épousée à quarante-cinq ans par inclination, et dont il atoujours été adoré, malgré les nombreuses infidélités qu’il lui faisoitpour les petites filles. Elle étoit reléguée dans un couvent deMontbard, de bonne naissance, mais sans fortune. Il lui fit la courpendant deux ans ; et, au bout de ce temps, il l’épousa malgré sonpère, qui vivoit encore, et qui, étant ruiné, s’opposoit au mariage deson fils par des raisons d’intérêt. Elle se nommoit Mlle de Saint-Belin. Je tiens de M. de Buffon qu’il a pour principe de respecter la religion; qu’il en faut une au peuple ; que dans les petites villes on estobservé de tout le monde, et qu’il ne faut choquer personne. « Je suispersuadé, me disoit-il, que, dans vos discours, vous avez soin de nerien avancer qui puisse être remarqué à cet égard. J’ai toujours eu lamême attention dans mes livres ; je ne les ai fait paroître que les unsaprès les autres, afin que les hommes ordinaires ne puissent pas saisirla chaîne de mes idées. J’ai toujours nommé le Créateur ; mais il n’y aqu’à ôter ce mot, et mettre naturellement à la place la puissance de lanature, qui résulte des deux grandes lois, l’attraction et l’impulsion.Quand la Sorbonne m’a fait des chicanes, je n’ai fait aucune difficultéde lui donner toutes les satisfactions qu’elle a pu désirer : ce n’estqu’un persiflage ; mais les hommes sont assez sots pour s’en contenter.Par la même raison, quand je tomberai dangereusement malade et que jesentirai ma fin s’approcher, je ne balancerai point à envoyer chercherles sacrements. On le doit au culte public. Ceux qui en agissentautrement sont des fous. Il ne faut jamais heurter de front, commefaisoient Voltaire, Diderot, Helvétius. Ce dernier étoit mon ami : il apassé plus de quatre ans à Montbard, en différentes fois ; je luirecommandois cette modération, et, s’il m’avoit cru, il eût été plusheureux. » On peut juger en effet si cette méthode a réussi à M. de Buffon. Il estclair que ses ouvrages démontrent le matérialisme, et cependant c’est àl’imprimerie royale qu’ils se publient. « Mes premiers volumes parurent, ajoutoit-il, en même temps que l’Esprit des lois : nous fûmes tourmentés par la Sorbonne, M. deMontesquieu et moi ; de plus, nous nous vîmes en butte au déchaînementde la critique. Le président étoit furieux. « Qu’allez-vous répondre ?me disoit-il. – Rien du tout, président » ; et il ne pouvoit concevoirmon sang-froid. » Je lisois un soir à M. de Buffon des vers de M. Thomas surl’immortalité de l’âme. Il rioit : « Pardieu ! la religion nousferoit un beau présent si tout ça étoit vrai ! » Il critiquoit cesvers sévèrement, mais avec justice, car il est inexorable pour lestyle, et surtout pour la poésie, qu’il n’aime pas. Il prétend qu’ilest impossible dans notre langue d’écrire quatre vers de suite sans yfaire une faute, sans blesser ou la propriété des termes ou la justessedes idées. Il me recommandoit de ne jamais faire de vers. « J’en auroisfait tout comme un autre, me disoit-il ; mais j’ai bien vite abandonnéce genre, où la raison ne porte que des fers. Elle en a bien assezd’autres, sans lui en imposer encore de nouveaux. » Ces vers me rappellent un petit mouvement de vanité plaisant, qui lessuivit. Le matin du jour dont je parle, M. de Buffon, sous le prétextede sa santé qui ne lui permettoit pas de se fatiguer à parcourir despapiers, m’avoit prié de lui faire la lecture d’une multitude de versqu’on lui avoit adressés ; il les conservoit presque tous, quoiquepresque tous fussent médiocres. Quand on l’appeloit génie créateur,esprit sublime : « Eh ! eh ! disoit-il avec complaisance, il y a del’idée, il y a quelque chose là. » Le soir, en écoutant les vers de M.Thomas, il me dit, avec une naïveté charmante : « Tout ça ne vaut pasles vers de ce matin. » Je veux joindre ici un autre trait du mêmegenre : « Un jour, me disoit-il, que j’avois travaillé longtemps, etque j’avois découvert un système très ingénieux sur la génération,j’ouvre Aristote, et ne voilà-t-il pas que je trouve toutes mes idéesdans ce malheureux Aristote ? Aussi, pardieu ! c’est ce qu’Aristote afait de mieux. » Le premier dimanche que je me trouvai à Montbard, l’auteur del’Histoire naturelle demanda son fils, la veille au soir : il eutavec lui une longue conférence, et je sus que c’étoit pour obtenir demoi que j’allasse le lendemain à la messe. Lorsque son fils m’en parla,je lui répondis que je m’emmesserois très volontiers, et que ce n’étoitpas la peine de tant comploter pour déterminer à une action de la viecivile. Cette réponse charma M. de Buffon. Lorsque je revins de lagrand’messe, où ses douleurs de pierre l’avoient empêché d’aller, il mefit un million de remerciements de ce que j’avois pu supporter troisquarts d’heure d’ennui ; il me répéta que, dans une petite ville commeMontbard, la messe étoit d’obligation. Quand Buffon sort de l’office, il aime à se promener sur la place,escorté de son fils et entouré de ses paysans. Il se plaît surtout àparoître au milieu d’eux en habit galonné. Il fait le plus grand cas dela parure, de la frisure, des beaux habits : lui-même il est toujoursmis comme un vieux seigneur et gronde son fils lorsqu’il ne porte qu’unfrac à la mode. Je savois cette manie, et je m’étois muni, pourm’introduire chez lui, d’un habit galonné, avec une veste chargée d’or.J’ai appris que ma précaution avoit réussi à merveille : il me citapour exemple à son fils. « Voilà un homme ! » s’écrioit-il ; et sonfils avoit beau dire que la mode en étoit passée, il n’écoutoit rien.En effet, c’est lui qui a imprimé, au commencement de son Traité surl’homme, que nos habits font partie de nous-mêmes. Notre machine esttellement construite que nous commençons par nous prévenir en faveur decelui qui brille à nos yeux ; on ne le sépare pas d’abord de son habit; l’esprit saisit l’ensemble, le vêtement et la personne, et juge parle premier du mérite de la seconde. Cela est si vrai que M. de Buffon afini par s’y prendre lui-même, et j’ai opéré sur lui, avec mon habit,l’illusion qu’il vouloit communiquer aux autres. Que sera-ce, surtout,si nous connoissons déjà le personnage dont nous approchons, si noussommes instruits de sa gloire, de ses talents ? Alors le génie et l’orconspirent ensemble à nous éblouir, et l’or semble l’éclat du géniemême. Buffon s’est tellement accoutumé à cette magnificence qu’il disoit unjour qu’il ne pouvoit travailler que lorsqu’il se sentoit bien propreet bien arrangé. Un grand écrivain s’assied à sa table d’étude, commepour paroître dans nos actions solennelles, nous produisons nos plusbelles parures. Il est seul ; mais il y a devant lui l’univers et lapostérité ; ainsi, les Gorgias et les sophistes de la Grèce, quiétonnoient des peuples frivoles par l’éloquence de leurs discours, nese montroient jamais en public que parés d’une robe de pourpre oud’améthyste. Il me reste à terminer la journée de M. de Buffon. Après son dîner, ilne s’embarrasse guère de ceux qui habitent son château, ou desétrangers qui sont venus le voir. Il s’en va dormir une demi-heure danssa chambre, puis il fait un tour de promenade, toujours seul, et à cinqheures il retourne à son cabinet se remettre à l’étude jusqu’à septheures ; alors il revient au salon, fait lire ses ouvrages, lesexplique, les admire, se plaît à corriger les productions qu’on luiprésente, et sur lesquelles on le consulte, telle a été sa vie pendantcinquante ans. Il disoit à quelqu’un qui s’étonnoit de sa renommée : «J’ai passé cinquante ans à mon bureau. » A neuf heures du soir il va secoucher, et ne soupe jamais ; cet infatigable écrivain menoit encorecette vie laborieuse jusqu’au moment où je suis arrivé à Montbard,c’est-à-dire à soixante-dix-huit ans ; mais, de vives douleurs depierre lui étant survenues, il a été obligé de suspendre ses travaux.Alors, pendant quelques jours, il s’est enfermé dans sa chambre, seul,se promenant de temps en temps, ne recevant qui que ce soit de safamille, pas même sa sœur, et n’accordant à son fils qu’une minute dansla journée. J’étois le seul qu’il voulût bien admettre auprès de lui ;je le trouvois toujours beau et calme dans les souffrances, frisé, parémême : il se plaignoit doucement de sa santé, il prétendoit prouver,par les plus forts raisonnements, que la douleur affoiblissoit sesidées. Comme les maux étoient continus, ainsi que l’irritation desbesoins, il me prioit souvent de me retirer au bout d’un quart d’heure,puis il me faisoit rappeler quelques moments après. Peu à peu lesquarts d’heure devinrent des heures entières. Ce bon vieillardm’ouvroit son cœur avec tendresse ; tantôt il me faisoit lire ledernier ouvrage qu’il composoit : c’est un Traité de l’aimant ; et,en m’écoutant, il retravailloit intérieurement toutes ses idées,auxquelles il donnoit de nouveaux développements, ou changeoit leurordre, ou retranchoit quelques détails superflus ; tantôt il envoyoitchercher un volume de ses ouvrages, et me faisoit lire les beauxmorceaux de style, tels que le discours du premier homme, lorsqu’ildécrit l’histoire de ses sens, ou la peinture du désert de l’Arabie,dans l’article du Chameau, ou une autre peinture plus belle encoreselon lui, dans l’article du Kamichi ; tantôt il m’expliquoit sonsystème sur la formation du monde, sur la génération des êtres, sur lesmondes intérieurs, etc. ; tantôt il me réçitoit des lambeaux entiers deses ouvrages, car il sait par cœur tout ce qu’il a fait ; et c’est unepreuve de la puissance de sa mémoire, ou plutôt du soin extrême aveclequel il travaille ses compositions. Il écoute toutes les objectionsqu’on peut lui faire, les apprécie et s’y rend quand il les approuve.Il a encore une manière assez bonne de juger si les écrits doiventréussir, c’est de les faire lire de temps en temps sur son manuscritmême : alors si, malgré les ratures, le lecteur n’est point arrêté, ilen conclut que l’ouvrage se suit bien. Sa principale attention pour lestyle, c’est la précision des idées et leur correspondance ; ensuite ils’applique, comme il le recommande dans son excellent discours deréception à l’Académie Françoise, à nommer les choses par les termesles plus généraux ; ensuite vient l’harmonie, qu’il est bien essentielde ne pas négliger ; mais elle doit être la dernière attention du style. C’est de l’histoire naturelle et du style qu’il aime le mieux às’entretenir. Je ne sais même si le style n’auroit pas la préférence.Nul homme n’en a mieux senti la métaphysique, si ce n’est peut-êtreBeccaria ; mais Beccaria, en donnant le précepte, n’a pas égalementdonné l’exemple comme M. de Buffon. « Le style est l’homme même, merépétoit-il souvent ; les poètes n’ont pas de style, parce qu’ils sontgênés par la mesure du vers, qui fait d’eux des esclaves ; aussi, quandon vante devant moi un homme, je dis toujours : « Voyons ses « papiers». – Comment trouvez-vous le style de M. Thomas ? lui demandois-je. –Assez bon, me répondit-il, mais trop tendu, trop enflé. – Et le stylede Rousseau ? – Beaucoup meilleur ; mais Rousseau a tous les défauts dela mauvaise éducation : il a l’interjection, l’exclamation en avant,l’apostrophe continuelle. – Donnez-moi donc vos principales idées surle style. - Elles sont dans mon discours à l’Académie ; au reste, en deux mots,il y a deux choses qui forment le style : l’invention et l’expression.L’invention dépend de la patience ; il faut voir, regarder longtempsson sujet : alors il se déroule et se développe peu à peu, vous sentezcomme un petit coup d’électricité qui vous frappe la tête, et en mêmetemps vous saisit le cœur ; voilà le moment du génie, c’est alors qu’onéprouve le plaisir de travailler, plaisir si grand que je passois douzeheures, quatorze heures à l’étude : c’étoit tout mon plaisir ; envérité je m’y livrois bien plus que je ne m’occupois de la gloire ; lagloire vient après, si elle peut ; et elle vient presque toujours. Maisvoulez-vous augmenter le plaisir, et en même temps être original ?Quand vous aurez un sujet à traiter, n’ouvrez aucun livre, tirez toutde votre tête, ne consultez les auteurs que lorsque vous sentirez quevous ne pouvez plus rien produire de vous-même : c’est ainsi que j’enai toujours usé. On jouit véritablement par ce moyen quand on lit lesauteurs, on se trouve à leur niveau, ou au-dessus d’eux, on les juge,on les devine, on les lit plus vite. A l’égard de l’expression, il fauttoujours joindre l’image à l’idée pour y préparer l’esprit ; on ne doitpas toujours employer le mot propre, parce qu’il est souvent trivial,mais on doit se servir du mot auprès. En général une comparaison estordinairement nécessaire pour faire sentir l’idée, et, pour me servirmoi-même d’une comparaison, je me représenterai le style sous l’imaged’une découpure qu’il faut rogner, nettoyer dans tous les sens, afin delui donner la forme qu’on lui désire. Lorsque vous écrivez, écoutez lepremier mouvement, c’est en général le meilleur, puis laissez reposerquelques jours, ou même quelque temps, ce que vous avez fait. La naturene produit pas de suite, ce n’est que peu à peu qu’elle opère, après lerepos et avec des forces rafraîchies ; il faut seulement s’occuper desuite du même objet, le suivre, ne pas se livrer à plusieurs genres.Quand je faisois un ouvrage, je ne songeois pas à autre chose.J’excepte cependant votre état, me dit M. de Buffon : vous avez souventplusieurs plaidoyers à composer à la fois, et dans des matièrespeu intéressantes ; le temps vous manque, vous ne pouvez parler que surdes notes ; dans ces cas, au lieu de correction, il faut donnerdavantage à l’éloquence des paroles, c’en est assez pour des auditeurs. Pardieu, pardieu, la lettre que vous m’avez écrite (j’en ai cité lafin au commencement de cet article, pour avoir occasion d’en parlermaintenant) fourniroit un beau parallèle entre l’interprète de lanature et l’interprète de la société. Faites cela dans quelquesdiscours : le morceau produiroit un effet superbe. Il seroit curieux deconsidérer les bases des opinions, et de montrer combien elles sontflottantes dans la société. » Je demandai ensuite à M. de Buffon quelle seroit la meilleure manièrede se former. Il me répondit qu’il ne falloit lire que les ouvragesprincipaux ; mais les lire dans tous les genres et dans toutes lessciences, parce qu’elles sont parentes, comme dit Cicéron, parce queles vues de l’une peuvent s’appliquer à l’autre, quoiqu’on ne soit pasdestiné à les exercer toutes. Ainsi, même pour un jurisconsulte, laconnoissance de l’art militaire, et de ses principales opérations, neseroit pas inutile. « C’est ce que j’ai fait », me disoit l’auteur del’Histoire naturelle. Au fond, l’abbé de Condillac a fort bien dit, àla tête de son quatrième volume du Cours d’éducation, si je ne metrompe, qu’il n’y a qu’une seule science, la science de la nature. M.de Buffon étoit du même avis, sans citer l’abbé de Condillac, qu’iln’aime pas, ayant eu jadis des discussions polémiques avec lui ; maisil pense que toutes nos divisions et classifications sont arbitraires,que les mathématiques elles-mêmes ne sont que des arts qui tendent aumême but, celui de s’appliquer à la nature, et de la faire connoître. «Que cela ne nous effraye point au surplus. Les livres capitaux danschaque genre sont rares, et au total ils pourroient peut-être seréduire à une cinquantaine d’ouvrages qu’il suffiroit de bien méditer. » C’est surtout la lecture assidue des plus grands génies que merecommandoit M. de Buffon ; il en trouvoit bien peu dans le monde. « Iln’y en a guère que cinq, me disoit-il ; Newton, Bacon, Leibnitz,Montesquieu et moi. A l’égard de Newton, il a découvert un grandprincipe ; mais il a passé toute sa vie à faire des calculs pour ledémontrer, et, par rapport au style, il ne peut pas être d’une grandeutilité. » Il faisoit plus de cas de Leibnitz que de Bacon lui-même ;il prétendoit que Leibnitz emportoit les choses à la pointe de songénie, au lieu que chez Bacon les découvertes ne naissent qu’après deprofondes réflexions ; mais il disoit en même temps que ce qui montroitmieux le génie de Leibnitz n’étoit peut-être pas dans la collection deses ouvrages ; qu’il falloit le chercher dans les Mémoires del’Académie de Berlin. En citant Montesquieu, il parloit de son génie,et non pas de son style, qui n’est pas toujours parfait, qui est tropécourté, qui manque de développement. « Je l’ai beaucoup connu, medisoit-il, et ce défaut tenoit à son physique. Le président étoitpresque aveugle, et il étoit si vif que la plupart du temps il oublioitce qu’il vouloit dicter, en sorte qu’il étoit obligé de se resserrerdans le moindre espace possible. » Enfin, j’étois bien aise de savoir ce que M. de Buffon me diroit delui-même, comment il s’apprécioit ; et voici le tour dont je m’avisai. Il m’avoit demandé à voir de mon style. Je craignois ce moment ;cependant l’extrême envie d’entendre ses observations et de me formerpar ses critiques me fit oublier les intérêts de mon amour-propre. Jelui récitai donc la seule chose dont je me souvinsse pour lors ; je visavec plaisir qu’il ne corrigea qu’un seul mot, qu’il critiqua avecrigueur, mais avec raison, et il me dit avec sa franchise accoutumée :« Voilà une page que je n’écrirois pas mieux. » Enhardi par cettepremière réussite, il me parut plaisant d’écrire une autre page surlui-même, et de la lui présenter. Il étoit téméraire d’oser ainsi jugerle génie en présence du génie même. Je pris le parti de comparerl’invention de M. de Buffon avec celle de Rousseau, me doutant pourqui, sans injustice, pencheroit la balance. Voilà donc que je m’enfermele soir dans ma chambre, je prends l’Émile, et le volume des Vuessur la nature ; je me mets à lire alternativement une page del’un, une page de l’autre ; j’écoutois ensuite les impressions que jeressentois intérieurement. J’en comptois les différentes espèces ; aubout d’une heure je parvins à les réaliser, et à les écrire. Lelendemain je portai cette page à M. de Buffon ; je puis dire qu’il enfut prodigieusement satisfait. A mesure que je la lui lisois, il serécrioit, ou bien il corrigeoit quelques mots ; enfin il passa cinqjours à relire, à retoucher lui-même ce morceau. Continuellement il mefaisoit appeler pour me demander si j’adhérois à tel changement ; je lecombattois quelquefois, je me rendois presque toujours. M. de Buffon,depuis ce temps, ne mit plus de bornes à son affection pour moi. Tantôtil s’écrioit : « Voilà une haute conception, pardieu, pardieu, on nepeut pas faire mieux une comparaison, c’est une page à mettre entreRousseau et moi. » Tantôt il me conjuroit de la mettre au net de mamain, et de la signer, et de permettre qu’il l’envoyât à M et MmeNecker. Tantôt il m’engageoit à la faire insérer, sans me nommer, dansle Journal de Paris ou dans le Mercure. Voulant me divertir un peude la bonne et franche vanité du personnage, je lui demandai si je neferois pas bien d’envoyer en même temps aux journaux l’inscription queson fils venoit de lui dédier au pied de la colonne qu’il lui avoitélevée. « Pour une autre fois, me répondit-il ; il ne faut pas diviserl’attention. Ce sera le sujet de deux lettres. » Enfin, ne sachant quelle fête me faire, ni comment me témoigner sajoie, voici ce qu’il me dit un jour. Je ne devrois pas le dire, car jevais tomber dans un amour-propre bien plus ridicule et bien moins fondéque le sien ; mais la fidélité de ma narration exige que je dise tout :je parlerois même contre moi si cette même narration l’exigeoit. Aureste les paroles de M. de Buffon, soit qu’elles lui aient étésuggérées par la reconnaissance, ou par quelqu’autre motif que cepuisse être, resteront à jamais gravées dans mon cœur, comme unencouragement éternel, une leçon de constance et une exhortation à lagloire. J’entendis donc un matin sa sonnette, dont il sonne toujourstrois coups, et, l’instant d’après, son valet de chambre vint me dire :« M. de Buffon vous demande. » Je monte ; il vient à moi, m’embrasse,et dit : « Permettez-moi de vous donner un conseil. » Je ne savois oùil en vouloit venir : je lui promis que tout ce qu’il voudroit bien medire seroit reçu avec une entière reconnoissance. « Vous avez deuxnoms, me dit-il ; on vous donne dans le monde tantôt l’un, tantôtl’autre, et quelquefois tous les deux ensemble ; croyez-moi,tenez-vous-en à un seul : il ne faut pas que l’étranger puisse s’yméprendre. » Il me parla ensuite avec passion de l’étude, du bonheur qu’elle assure; il me dit qu’il s’étoit toujours placé hors de la société ; quesouvent il avoit recherché des savants, croyant gagner beaucoup dansleur entretien ; qu’il avoit vu que, pour une phrase quelquefois utilequ’il en recueilloit, ce n’étoit pas la peine de perdre une soiréeentière ; que le travail étoit devenu pour lui un besoin, qu’ilespéroit s’y livrer pendant trois ou quatre ans qui lui restoient àvivre ; qu’il n’avoit aucune crainte de la mort ; que l’idée d’unerenommée immortelle le consoloit ; que, s’il avoit pu chercher desdédommagements de tout ce qu’on appelle des sacrifices au travail, ilen auroit trouvé d’abondants dans l’estime de l’Europe et les lettresflatteuses des principales têtes couronnées. Ce vieillard ouvrit alorsun tiroir, et me montra une lettre magnifique du prince Henri, quiétoit venu passer un jour à Montbard ; qui l’avoit traité avec unesorte de respect ; qui, sachant qu’après son dîner il avoit coutume dedormir, s’étoit assujetti à ses heures ; qui venoit de lui envoyer unservice de porcelaine dont lui-même avoit donné les dessins, et où descygnes sont représentés dans toutes leurs attitudes, en mémoire del’histoire du Cygne, que M. de Buffon lui avoit lue à son passage ;enfin, qui lui écrivoit ces paroles remarquables : « Si j’avois besoind’un ami, ce seroit lui ;d’un père, encore lui ; d’une intelligencepour m’éclairer, eh ! quel autre que lui ? » M. de Buffon me montra ensuite plusieurs lettres de l’impératrice deRussie, écrites de sa propre main, pleines de sagacité, où cette grandefemme le loue de la manière qui lui a été le plus sensible, puisqu’ilest clair qu’elle a lu ses ouvrages, et qu’elle les a compris ensavant. Elle lui mandoit : « Newton avoit fait un pas, vous avez faitle second. » En effet, Newton a découvert la loi de l’attraction,Buffon a démontré celle de l’impulsion, qui, à l’aide de la précédente,semble expliquer toute la nature. Elle ajoutoit : « Vous n’avez pasencore vidé votre sac au sujet de l’homme », faisant allusion par là ausystème de la génération, et Buffon s’applaudissoit d’avoir été plusentendu par une souveraine que par une Académie. Il me montra aussi desquestions très épineuses que lui proposoit l’impératrice sur les Époques de la Nature ; il me confia les réponses qu’il y faisoit.Dans cette haute correspondance de la puissance et du génie, mais où legénie exerçoit la véritable puissance, je sentois mon âme attendrie,élevée ; la gloire paroissoit se personnifier à mes yeux ; jem’imaginois la toucher, la saisir, et cette admiration des souverains,forcés de s’humilier ainsi eux-mêmes devant une grandeur réelle,touchoit mon cœur. Comme un hommage bien au-dessus de tous les honneursqu’ils eussent pu décerner dans leur empire. Je quittai peu de jours après ce bon, ce grand homme, emportant dansmon cœur un souvenir profond et immortel de tout ce que j’avois vu, detoute ce que j’avois entendu. Je me récitois, en m’éloignant, ces deuxbeaux vers de l’Œdipe de Voltaire : L’amitié d’un grand homme est un bienfait des dieux, Je lisais mon devoir et mon sort dans ses yeux. Il étoit dit que j’aurois encore une fois le bonheur de le voir. Enquittant Semur pour retourner à Paris, la poste me ramena à Montbard,contre mon attente. Je ne pus m’empêcher, quoiqu’il fût sept heures dumatin, d’envoyer mon valet de chambre savoir des nouvelles de M. deBuffon. Il me fit dire qu’il vouloit absolument me voir. Lorsque je lerevis, je me jetai dans ses bras, et ce bon vieillard me serralongtemps contre son sein, avec une tendresse paternelle. Il voulutdéjeuner avec moi, remplit ma voiture de provisions, et me parlapendant trois heures avec plus de chaleur et d’activité que jamais. Ilsembloit m’ouvrir son âme et m’y laisser pénétrer à loisir ; l’amour del’étude ne fut point oublié dans cet entretien. Je consultai M. de Buffon sur un projet d’ouvrage que j’ai formé sur lalégislation, qui occuperoit, il est vrai, une grande partie de la vie,et peut-être la vie tout entière. Mais quel plus beau monument pourroitlaisser un magistrat ? Nous en raisonnâmes longtemps. Il s’agiroit defaire une revue générale de tous les droits des hommes et de toutesleurs lois ; de les comparer, de les juger, et d’élever ensuite unnouvel édifice. Il approuva mes vues, m’encouragea ; il augmenta monplan et en fixa la mesure. Il me persuada, comme c’étoit mon projet, dene prendre que les sommités des choses, capita rerum, mais de lesbien développer, quoique sans longueur, de resserrer l’ouvrage en unvolume in-4°, ou deux tout au plus ; de le travailler sur quatreparties : 1° morale universelle, ce qu’elle doit être dans les temps etdans tous les lieux ; 2° législation universelle, prendre l’esprit detoutes les lois qui existent dans l’univers (comme je lui disois qu’ily auroit un bel ouvrage à faire sur la manière de rédiger une loi, ensuivant toutes les circonstances possibles où la raison humainepourroit avoir à s’exercer, il me dit que ce seroit la troisième partiede mon ouvrage) ; 3° d’une réforme qu’il voudroit introduire dans lesdifférentes lois du globe ; 4° enfin, il m’ajouta qu’il y auroit unemagnifique conclusion, qui seroit déterminée par un grand chapitre surla nécessité et sur l’abus des formes. Par ce moyen, on embrasseroittous les objets possibles qui peuvent concerner la législation. Ceplan, quoique immense dans le détail, m’a paru très satisfaisant, et jeme suis proposé de l’exécuter. Je sais tout ce qu’il m’en coûtera ;mais un grand plan et un grand but laissent du bonheur dans l’âme,chaque jour qu’on se met à l’œuvre. M. de Buffon ne me cacha point, etje le sentois bien, que j’aurois plus à travailler qu’un autre, ayanten outre à remplir les devoirs de ma charge, qui suffisoient pourabsorber un homme ; mais quelle supériorité une pareille étude,constamment suivie, ne me donnoit-elle pas, même pour remplir ces mêmesdevoirs ? Il me conseilla donc de ne les point négliger ; mais ilm’avertit qu’avec de la patience et de la méthode je m’apercevroischaque jour du progrès et de la vigueur de mon intelligence. Ilm’exhorta à faire comme lui, à prendre un secrétaire uniquement pour cetravail. En effet, M. de Buffon s’est toujours fait aider ; on luifournissoit des observations, des expériences, des mémoires, et ilcombinoit tout cela avec la puissance de son génie. J’en ai trouvé unefois la preuve dans le peu de papiers qu’il avoit laissé dans un carton: je vis un mémoire sur l’aimant, auquel il travaille, envoyé par lecomte de Lacépède, jeune homme plein d’ardeur et de connaissance. Buffon a raison : il y a mille choses qu’il faut laisser à desmanœuvres, autrement on seroit écrasé, et on n’arriveroit jamais à sonbut. Il me dit que dans le temps de ses plus grands travaux il avoitune chambre remplie de cartons, qu’il a depuis brûlés. Il me fortifiadans la résolution de ne point consulter les livres, de tirer tout demoi-même, de ne les ouvrir que quand je ne pourrois plus aller plusloin que le point où je me trouvois. Encore parmi les livres il meconseilla de ne lire que l’histoire naturelle, l’histoire et lesvoyages : il avoit bien raison. La plupart des hommes manquent degénie, parce qu’ils n’ont pas la force ni la patience de prendre leschoses de haut : ils partent de trop bas, et cependant tout doit setrouver dans les origines. Quand on connoît l’histoire naturelle d’unpeuple, on doit trouver sans peine quelles sont ses mœurs, quelles sontses lois. On trouveroit presque son histoire civile tout entière ;mais, quand on connoît de plus son histoire civile, on doit encore plusaisément découvrir et juger ses lois, en les combinant soit avec saconstitution, soit avec les événements. « Je ne suis pas en peine de vous, me disoit M. de Buffon, pour lapremière partie, savoir pour la morale universelle : vous vous entirerez bien, il suffit d’avoir une âme droite et un esprit pénétrantet juste ; mais c’est lorsqu’il s’agira de découvrir et classer cettemultitude innombrable d’institutions et de lois : voilà un grandeffort, et digne de tout le courage humain. » Je ne pus m’empêcher delui faire une observation délicate : « Et la religion, Monsieur,comment nous en tirerons-nous ? » Il me répondit : « Il y a moyen detout dire ; vous remarquerez que c’est un objet à part ; vous vousenvelopperez dans tout le respect qu’on lui doit à cause du peuple : ilvaut mieux être compris d’un petit nombre d’intelligents, et leursuffrage seul vous dédommage de n’être point compris par la multitude.Quant à moi, je traiterois avec un égal respect le christianisme et lemahométisme. » Ainsi s’écouloient les heures dans ces entretiens de gloire etd’espérance. Je ne pouvois m’arracher du sein de ce nouveau père que lascience et le génie m’avoient donné. Il fallut enfin le quitter : ce nefut sans être resté longtemps dans les plus étroits embrassements, etsans une promesse réitérée de me nourrir beaucoup de ses ouvrages, quicontiennent toute la philosophie naturelle, et de le cultiver en mêmetemps avec une assiduité filiale le reste de sa vie. Voilà tout ce que je sais sur M. de Buffon. Comme ces détails ne sontque pour moi, je m’y suis étendu avec complaisance et avec une sorte devénération. ~*~ « …L’ouvrage le plus curieux sur Buffon est celui de Hérault deSéchelles, imprimé d’abord dans le Mercure (1785), reproduit dans le Magasin encyclopédique, quelques années après et enfin imprimé, avecquelques autres opuscules du même auteur, sous le titre de Voyage àMontbard, contenant des détails très intéressants sur le caractère, lapersonne et les écrits de Buffon (1801)… Il est fâcheux que lesdétails où il entre soient en partie calomnieux, ou doivent au moinsêtre considérés comme une violation manifeste des lois del’hospitalité. » A cette bibliographie ajoutons, entre autres, l’édition établie parRaymond Balaÿ pour Maurice Barantière, dont nous avons ici suivi letexte. Ajoutons aussi que nous ne partageons plus l’indignationvertueuse de Cuvier : contentons-nous de nous divertir à la lecture dece piquant récit où le futur conventionnel déboulonne avec assurance etfatuité la statue légendaire et compassée du grand homme, en constatantavec un peu de mélancolie que nous prenons plus de plaisir à Hérault deSéchelles qu’à Buffon. [M. V.] |