TELLIER, Jules (1863-1889) : A propos de Victor Hugo, quatre articles (1887-1889). Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale deLisieux (12.IV.2002) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Bibliothèque municipale, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.66.50.- Minitel : 02.31.48.66.55. - Fax : 02.31.48.66.56 Mél : bmlisieux@mail.cpod.fr, [Olivier Bogros] bib_lisieux@compuserve.com http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Textes établis sur un exemplaire (coll. part.) du recueil posthume Jules Tellier : ses oeuvres publiées par Raymond de La Tailhède (Paris : Emile-Paul, 1923-1925.- 2 vol.). Aux caveaux du Panthéon (Le Parti National, 15 septembre 1887) par Jules Tellier ~~~~Donc, la Patrie, reconnaissante aux grands hommes, a élevé en leur honneur un monument dun style contestable, et les a enfermés dans ses caveaux. Il y dorment, rangés au fond des cryptes froides. On les visite en séclairant dune chandelle. O lingénieuse idée, denfouir le plus bas ceux qui ont le plus haut plané, et de dérober au jour ceux qui devraient être exposés sans cesse aux yeux des hommes ! Mais, puisque enfin on les a mis là, il est bon de les y aller voir de temps en temps, par piété, et pour distraire leur solitude. Et puis, il y a parmi eux quelquun de très grand quon oublie un peu, et dont jaime à me souvenir Pauvre Hugo ! Des critiques sattaquent à sa gloire, et lon nous disait naguère que des rats sattaquaient à ses couronnes, et un peu, je crois à son cercueil. A peine entré dans la grande salle, jinterroge un gardien : Ce nétaient pas des rats, me dit-il, mais de bien petites, bien petites souris. Elles avaient trouvé moyen dentrer en se glissant sous la porte, et elles sétaient logées dans une des couronnes, qui est toute en paille. Quand la chose a été révélée par le Figaro, plus de vingt personnes, monsieur, sont venues proposer des trappes pour les détruire. Mais je men suis bien chargé tout seul, et il y a beau temps quil nen vient plus. Rassuré à demi, je questionne pourtant un autre gardien, vieux et décoré. Celui-là me répond sévèrement que « cest des bêtises », et quil ny a jamais eu de rats dans le Panthéon. Ils sont bien optimistes, ces gardiens. - Ce qui est sûr, cest que les couronnes sont toujours aux mêmes places, recouvrant presque (pourquoi ?) les noms dorés des combattants des Trois Glorieuses. Seulement, leurs voiles noirs sont déchirés çà et là, et remplacés par dautres voiles qui nont pas été tissés de main humaine. Il peut être content, le poète qui a écrit : Jaime laraignée et jaime lortie Parce quon les hait On respecte les bêtes quil aima. La sollicitude de ladministration va peut-être jusquà chasser les rongeurs, non jusquà troubler les arachnides. Nous descendons aux caveaux. « La Patrie reconnaissante » y a mis deux ou trois grands hommes, et beaucoup de petits autour. Connaissez-vous le vice-amiral comte de Winter, et le général Ebenezer Reynier ? Entendîtes-vous parler du cardinal Erskine, ou du capitaine Mareri, évêque de Sabine, ou du cardinal Caprara, archevêque de Milan ? ou encore de Treilhard, qui dirigea en son temps la section de législation du Conseil dEtat ? Sinon, vous ferez ici leur connaissance. Il paraît que les « grands hommes » étaient trente-neuf il y a deux ans. Hugo, qui fait à présent le quarantième, doit trouver que limmortalité nest guère mieux répartie chez les morts que chez les vivants, et que la société nest pas moins mêlée dans les panthéons que dans les académies. Le cercueil de Hugo est, comme on sait, un cercueil triple, de sapin, de plomb et de chêne, recouvert de velours orné de clous dargent. Nous nous massons devant la grille de bois qui ferme le petit caveau où il est déposé ; et le gardien nous débite un discours, en scandant ses mots, avec un geste lyrique : « Victor Hugo, poète français, sénateur ! Le cercueil que vous voyez fut exposé sous lArc de Triomphe. Depuis son « transfèrement » ici, il est resté le même. Il est dune valeur unique au monde. Mais bientôt vous ne le verrez plus. A cette place sera le tombeau de marbre du poète. Alors le cercueil ne sera plus visible. Il sera « fermé » intérieurement. Au-dessus du tombeau sera la statue de Victor Hugo. Elle le représentera les yeux au ciel, tenant à la main un livre de poésie. » Il dit « poésie » dun ton mystérieux et saugrenu. Et, à trois pas de-là, il nous range contre le mur, pose sa lanterne à terre, et nous fait entendre « lécho ». Il lui adresse la parole en termes familiers, et lécho les répète. Puis il frappe dune baguette sur une manière de tambour, et des roulements se répercutent dun bout à lautre de la voûte. Le public est plein de joie. Moi, je me souviens de cette hôtesse de Waterloo, qui racontait à lauteur des Misérables ses souvenirs sur la bataille : « Jétais toute petite, et jimitais le bruit du canon, en faisant : Boum ! boum ! » Lui aussi, le pauvre grand poète, il a accompagné du tapage des ses vers le fracas de tous les événements du siècle. Et voici quil est puni par où il a péché, et que le « boum-boum » dont il abusa pendant sa vie le poursuit après sa mort Je souris, et je men blâme. On est si ingrat pour le Maître, et les rangs de ses fidèles se sont tant éclaircis ! Aujourdhui, parmi les lettrés, les timides affectent de lui préférer Lamartine, et les hardis, Baudelaire. Il fut pourtant un bien grand et bien divertissant versificateur. Et ne fut-il que cela ? Des gens déclarent quil manquait de pensée. Je le veux croire, sur leur parole. Mais écoutez une anecdote. Il y a peu de mois, M. Renan et M. Lemaître dînaient côte à côte. La conversation tomba sur Hugo. - Cétait, dit M. Renan, un esprit bien philosophique ! M. Lemaître a ce léger travers (cen est un, je pense) de croire que M. Renan se moque toujours, ou presque. Il sinquiéta : - Mais en quoi, philosophique ? Et où ? - Dans bien des pages. Il avait tout à fait le sens de linconscient. Cétait un métaphysicien, point un simple lettré. - Et quelle est sa philosophie ? La vôtre ? - Elle en diffère moins quon ne croirait. Au fond, cest le panthéisme pour soi, et le déisme pour les autres. Croyez-vous que M. Renan samusât en parlant ainsi ? Je crois, moi, quil était fort sincère. La valeur philosophique de Hugo (M. Dupuy la très bien vu), nest guère contestée des philosophes. M. Renouvier na pas dédaigné décrire des articles sur la métaphysique des Contemplations. Il se pourrait que ce ne fût point tant une naïveté de considérer Hugo comme notre plus grand penseur. Il faudrait seulement sentendre, et surtout lentendre, dégager le sens intime de son uvre si vaste et si touffue Mais le vent ny est point. Lélite échappe au vieux maître. Pour la foule, elle ladmire par habitude, et ne le lit pas. Sa gloire va évidemment subir une éclipse passagère. Et cest parce que je men afflige que jai voulu vous conduire aujourdhui devant le cercueil de celui qui, malgré tout, sera tenu pour le plus grand peut-être, et sûrement pour le plus « amusant » des poètes. ![]() Un parodiste de Victor Hugo (Le Parti National, 15 octobre 1888) par Jules Tellier ~~~~Avez-vous, je ne dis pas lu, mais seulement ouvert, le recueil d'articles de défunt M. Caro qu'on vient de publier sous le titre de Poètes et Romanciers ? Si oui, vous y aurez aperçu des pages sur les Contemplations, qui sont bien étranges. Etranges pour moi, du moins, car les jugements n'y diffèrent guère de ceux qui sont de mode à présent, et, normaliens ou décadents, nos jeunes n'en seront nullement effarouchés. Pour M. Caro, les Contemplations sont une déception. Les satyres quon y trouve sont « grotesquement furibondes », les pièces philosophiques, absurdes ; des pièces damour, on pourrait applaudir une ou deux, si ces riens « étaient signés Parny, ou même Béranger ». Au reste le style est partout « étrange ; et pour les appositions de substantifs qui se rencontrent çà et là dans le livre (cheval aurore, gibet misère) et qui sont comme des raccourcis violents de comparaisons, « ces unions font rougir la langue française ». Mais le mot décisif est celui-ci : Il y a à la fin des Contemplations une page admirable, où, comme Zoroastre imaginait Ormuzd et Ahriman réconciliés à la fin des temps, et « lenfer même devenant un lieu de délices », Victor Hugo aussi imagine lesprit du mal transfiguré dans lavenir, et conduit par Jésus devant le trône de Dieu : Et vers Dieu, par la main, il conduira ce frère, M. Caro cite la page ; et savez-vous comme il lannonce ? « Ici, dit-il, il faut citer textuellement. On croirait que nous inventons. » Oh ! non, on ne laurait pas cru Notez que M. Caro nétait point un détracteur de parti pris. Cétait un critique tout à fait poli et bienveillant. Il naurait pas demandé mieux que dadmirer. Mais tout cela lui semblait si parfaitement exécrable ! Tous les livres de Hugo ont été jugés absurdes à leur apparition. Je comprends, pour moi, que le poète, exaspéré de tant dinintelligence, ait fini par sarrêter à cette idée sommaire que tous les critiques étaient des sots ou des Zoïle. Sans doute, il avait tort de le croire, mais on avait tout fait pour quil le crût. A propos de lAnnée terrible, M. Louis Étienne écrivait : « M. Hugo tombe à chaque page dans la platitude, cet écueil des talents appauvris. » Le même Louis Étienne avait distingué dans la première série de la Légende des Siècles « dix-sept bons vers ». Il ne disait pas « dix-sept beaux vers ». Pour beaucoup de critiques et pour M. Eugène Veuillot, notamment, cest de cette première série de la Légende des Siècles que date la « décadence » de Victor Hugo. Pour dautres, elle avait commencé depuis longtemps déjà. Gustave Planche au début de son article sur Ruy Blas (1828) déclarait que lauteur dune telle uvre était « tombé au-dessous de la critique littéraire ». En 1834, M. Nisard qualifiait le poète des Feuilles dautomne de « jeune homme déchu ». Voilà une déchéance précoce et de quand datait-elle donc, si elle était en 1834 un fait accompli ? Japprends par un article de Sainte-Beuve que, lorsque parut la seconde série des Odes et Ballades, on fut généralement davis quelle était loin de tenir les promesses de la première. Ainsi, cest de 1824 que date, contre Victor Hugo, laccusation de « déchéance » et de « décadence ». Il avait vingt-deux ans. On conviendra quil eût été malaisé de sy prendre plus tôt. Mais, de tant de recueils, aucun ne fut aussi maltraité que les Contemplations. Soyez sûrs quen son temps larticle de M. Caro parut modéré, et plutôt optimiste. Lisez ceux de Gustave Planche, de Louis Veuillot, de Barbey dAurevilly Ils ny vont pas de main légère, et M. Barbey résume dun mot limpression générale : « Victor Hugo est mort » Comme je me promenais sur les quais, occupé de ces souvenirs dont se réjouissait mon incurable hugolâtrie, jai découvert un petit livre que je crois tout à fait ignoré. Il ma coûté vingt-cinq sous, et je ne les regrette pas, car il ma diverti. Cest une parodie des Contemplations. Elle a pour titre : les Recontemplations, avec ce sous-titre : Moins de douze mille vers. Cela est signé Van Il Une dédicace mapprend que ce pseudonyme cache un personnage considérable, M. L. Alvin, « conservateur en chef de la Bibliothèque royale de Belgique » [L. Joseph Van IL(Louis-Joseph Alvin).- Les Recontemplations, moins de douze mille vers...- Bruxelles : Bruylant-Christophe, 1856.-In-12, 195 p.]. Pour épigraphe, ces trois vers de La Fontaine : Quand labsurde est outré, lon lui fait trop dhonneur Cela est net, comme vous voyez. La fantaisie de M. Alvin en vaut dautres. Il y a à la fin du livre un lexique de la langue de Victor Hugo, avec exemples empruntés aux Contemplations. Quelques lignes sont amusantes : ALPHABET. - Se dit très bien de tout ce qui présente un peu dobscurité : Les constellations, sombre alphabet qui luit
O nature, alphabet des grandes lettres dombre ! BORNE ARISTOTE. - Médiocre philosophe : Syllepse, hypallage, litote, Frémirent. Je montai sur la borne Aristote EFFARÉS. - Se dit très bien des choses inanimées (les astres effarés, les objets effarés). Se dit aussi très bien des personnages particulièrement connus pour leur sérénité calme. Exemples : A Racine effaré nous préférons Molière
Les Abrahams effarés MÉMOIRE ANTÉRIEURE. - Faculté au moyen de laquelle on parvient à oublier. Exemple : Et la mémoire antérieure Qui le remplit dun vaste oubli Cela nest point très méchant, et on sen peut réjouir un instant, tout en admirant profondément le poète. De même, pour les vers. Naturellement le parodiste emploie à toutes les lignes ces appositions de substantifs qui révoltaient la pudeur de M. Caro : Car celui qui, livrant le combat ignorance, Et naturellement aussi, les pitiés bizarres de Hugo, et ses sympathies paradoxales (Jaime laraignée et jaime lortie), servent de thème à des plaisanteries faciles : Jaime la tortue, en sa carapace Mais la première pièce du livre nest pas une parodie. Cest une satire, une apostrophe directe à Hugo. Elle témoigne de peu de sens critique. Mais ou je me trompe, ou les vers ne vous paraîtront point si gauches, pour être dun inconnu : Ta muse, fantasque Erato, Vit-il encore, M. Alvin ? Sil vit, il doit être bien vieux. Mais il me plaît de penser quil passe encore ses journées parmi les livres, à la Bibliothèque royale, et quil relit son Horace. Ce doit être un petit vieillard, malin, propret et suranné. Jimagine que les Belges dà présent leffarent, avec leurs tristesses, leur mysticisme, leurs perversités. Sûrement il ne parle quavec effroi de Rodenbach, et de Verhaeren, et des vers où M. Maeterlinck décrit les hyènes rouges de ses haines et les chiens verts de ses péchés, et des poèmes symboliques et « instrumentés » de M. René Ghil. Et peut-être quaujourdhui, sil resonge à ces Contemplations quil a moquées, dans le lointain où elles lui apparaissent, elles lui semblent comme plus proches des uvres classiques. Peut-être quil est près de les considérer, à voir quon les néglige, et quil aime à dire que, tout de même, le mauvais de ce temps-là valait mieux que le bon dà-présent Je ne veux pas surfaire ma trouvaille. Elle ma amusé un instant, et jai pensé quelle vous amuserait de même. Mais les « Ennemis de Victor Hugo » ne pourraient-ils fournir matière à un livre intéressant ? Je crois que oui, et quon lécrira. Dès maintenant nous avons des chercheurs qui se font une spécialité détudier la vie et luvre de Victor Hugo, - M. Macé de Challes, par exemple, de qui le Figaro a publié de curieux articles. Nous aurons sous peu tout un clan dhugoïstes (est-ce ainsi quon dira ?) comme nous en avons un de moliéristes. Je suivrai, quant à moi, leurs études avec intérêt. Et, malgré les dédains de nos critiques daujourdhui (qui ressemblent de près à ceux dautrefois), je veux espérer que je ne serai pas seul ![]() Le culte de Victor Hugo (Le Parti National, 18 mai 1889) par Jules Tellier ~~~~Vous savez quon a aménagé en musée la maison de Hugo. Et, tous, tant que nous sommes, on nous prie dapporter ce que nous pourrions avoir de documents propres à établir « la biographie, la bibliographie et liconographie du grand écrivain ». O me dit quun perruquier a apporté une mèche de cheveux blancs, quil avait conservée. Il aura considéré que cet objet pouvait servir à la biographie du poète, en nous apprenant quil atteignit un âge avancé, et à son iconographie aussi, en nous prouvant que, dans sa vieillesse, il avait conservé des cheveux. On trouvera dans la maison sacrée beaucoup dautres reliques précieuses. Et les étrangers qui la visiteront ne pourront être quédifiés de notre piété littéraire. Dautres marques de cette piété les pourront édifier encore. Il ne paraît pas que le culte de Hugo soit près de séteindre parmi nous. Avez-vous entendu parler des concours de prose et de poésie organisés en lhonneur du « Maître » par lAcadémie champenoise ? Lexcellent président de lAcadémie, M. Armand Bourgeois, mécrit que trois cents concurrents ont répondu à son appel. A vrai dire, il en avait réuni douze cents, lorsquen 1884, il avait proposé comme sujet « léloge du vin de Champagne » et vous voyez les conclusions quune étroite logique pourrait tirer de-là. Mais trois cents concurrents, cest un chiffre tout de même. Et puis, je suis frappé par les noms des deux principaux lauréats. Lun est agrégé de lUniversité ; lautre est un ecclésiastique. Cela nest-il pas touchant, quand on se rappelle de quelle façon le poète traita les universitaires et le clergé ? et ne pourrait-on croire quil na plus dennemis, et que tous ont désarmé devant son génie ? On le pourrait croire aussi, à lire nos journaux. Pas de jour où des hommes de tous les partis ne citent Hugo à propos de toutes choses, et avec un inaltérable respect. On ne lhonore pas moins à la Presse quà la République française ; et il est aussi vénéré du Gaulois que du Radical. Son uvre est le bréviaire de M. Reinach, et la bible de M. Rochefort, et cest merveille de voir, comme dun même texte, ces deux écrivains tirent des conclusions différentes. Il nest pas jusquà M. le général Boulanger qui ne se plaise à citer les Châtiments, encore quil ne les ait pas lus. Il ny a pas longtemps quil ornait une de ses harangues de ces deux vers, que lui avait soufflés M. Rochefort : Cette bande sembrasse et se livre à des joies Et je ne sais si, en récitant ce distique, M. Boulanger saisissait bien à quel point il était spirituel à M. Rochefort de le lui avoir soufflé Quoi quil en soit, rien de plus beau que ce culte universel pour le génie. Et, comme je disais, les étrangers ne sauraient manquer den être édifiés Eh bien ! non. Les étrangers ne seront pas tant édifiés que cela. Pour peu que la curiosité leur vienne de parcourir les livres que publient les plus raffinés de nos lettrés, ils auront des surprises. Ils ouvriront, jimagine, les Esquisses et Impressions, de M. Paul Desjardins. Un Homme libre, de M. Maurice Barrès, le dernier recueil darticles de M. Jules Lemaître ; et ils nen croiront pas leurs yeux. M. Desjardins na pour Hugo que dédains et pitiés. M. Lemaître lappelle avec sérénité « le pauvre Hugo ». M. Maurice Barrès est plus dur encore : « Etre boiteux ou manchot ! sécrie-t-il en un endroit où il veut exprimer son horreur des difformités physiques, jaimerais autant quon me vît le tour desprit de Victor Hugo. » Je disais tout à lheure que Hugo navait plus dennemis. Le lettré le plus extraordinaire de ce siècle na plus dennemis, en effet, sinon les lettrés. Parcourez ce quont écrit depuis quatre ans nos critiques sur Hugo. Vous verrez que leur sentiment à tous peut se résumer en ces quelques mots : « Ce fut un triple sot. Mais il savait sa langue, et il rimait bien. » Ce sentiment bizarre, ils lappuient sur deux raisons principales. D'abord ils ont fait cette découverte que celui à qui nous devons tout n'a rien inventé. Ce malheureux était à ce point dépourvu de toute initiative que jamais il n'eût songé à écrire les beaux fragments épiques de la Légende des siècles, si Lamartine n'eût composé au préalable une manière d'informe et d'illisible épopée (la Chute d'un ange). Il n'eût jamais écrit de poèmes néo-grecs sans Gautier et Banville. (Des poèmes néo-grecs, il y en a dans les Odes et Ballades, et je serais curieux qu'on m'indiquât où sont ceux de Gautier.) Michelet et George Sand ont eu avant lui l'amour mystique du peuple et le culte de la Révolution. (Il serait aisé de montrer que c'est là une erreur de fait. Mais, quand ce serait vrai, qu'est-ce donc qu'on en prétendrait conclure ? Et l'étrange idée qu'on se fait ici de l'invention poétique ? Dante fut guelfe avant d'être gibelin, et il ne paraît pas qu'il ait inventé, plus que Hugo, sa doctrine religieuse et politique. Je le dénonce aux dédains de nos lettrés. Et je leur dénonce aussi le versificateur Lucrèce, à la charge duquel j'ai relevé ce fait accablant, qu'il ne devint épicurien qu'après qu'on lui eut enseigné la doctrine d'Epicure...) Et ils ont fait cette autre découverte, que Hugo ne s'entendît nullement en philosophie. Là-dessus il souffriront que je ne les croie point. Cette folie de s'imaginer qu'un homme par le mystérieux univers au point où l'était ce rare poète, n'eût point en lui plus de « matière philosophique » que n'en ont les professeurs. Hugo fut un très grand philosophe, si, comme je le crois, la philosophie n'est autre chose que la conscience et l'obsession de l'universel. Notez que ceux qui le méprisent le respecteraient fort, s'il eût pris seulement la peine de versifier quelques propositions matérialistes et pessimistes, comme on en trouve à la douzaine dans les livres spéciaux. Mais qui ne voit que cette morne et courte sagesse, il en était capable autant que d'autres, et qu'il s'y fût tenu s'il avait eu moins de sève et de force, un moins puissant orgueil, un moins magnifique amour de vivre ? Qui ne voit que sa grandeur fut justement de ne s'y vouloir point tenir, et que le pessimisme fût-il le vrai, son optimisme exalté et laborieux resterait la plus fière des protestations contre la nouvelle absurdité des choses ? O les plaisants sceptiques ! A y regarder de près, la tranquillité de leur mépris sans bornes pour le panthéisme et l'optimisme de Hugo, suppose en eux deux convictions qui sont les plus candides du monde : la première, qu'il y a une vérité et qu'ils la connaissent ; la seconde, qu'à supposer la vérité connue, ceux qui l'ont aperçue une fois et s'y sont tenus, doivent être considérés comme de plus grands esprits que ceux qui l'ont dépassée... Je me laisse entraîner. Je ne voulais que signaler une fois de plus l'étrange désaccord où continuent d'être à l'endroit de Hugo, le « peuple » et les « habiles ». Je n'ai pu m'empêcher de vous montrer que, s'il fallait choisir, « j'étais peuple ». J'ai cette infirmité de ne me point croire un plus grand écrivain que le poète du Satyre, ni même un profond penseur. C'est dire qu'on ne me saurait compter parmi les gens d'esprit. Pour un peu, j'ajouterais que j'en suis bien aise. ![]() Lanniversaire de Victor Hugo (Le Parti National, 188?) par Jules Tellier ~~~~Avez-vous remarqué dans quel silence, et joserai dire dans quelle indifférence on la célébré cette année ? La Comédie-Française a donné Ruy Blas et Hernani. On na guère fait de réflexions. Ça été tout. Lannée dernière, nous avions eu du moins un article de M. Jules Lemaître, qui avait fait tapage, et même scandale. Cette année, on nattaque même plus le vieux poète : on loublie ; et M. Lemaître comme les autres. Me pardonnera-t-il mon indiscrétion, si je vous conte une anecdote récente ? Jétais chez lexcellent critique, et je le félicitais de ce ruban rouge quil a gagné si vite et si bien : - Ainsi, lui disais-je, on vous décore avec Brunetière. Tels Lamartine et Hugo décorés le même jour M. Lemaître est un esprit naturellement placide. Il ne sétonne guère. Il eut pourtant un mouvement de surprise : - Hein ? me dit-il. Got ? Vous dites que Got a été décoré en même temps que Lamartine ? Il oubliait jusquau nom du poète de la Légende des siècles Je ne sais si nos autres critiques en sont là, mais le fait est quils ne sintéressent guère à Hugo. M. Brunetière ne le goûte point extrêmement. M; Anatole France, à ce quon me dit, ne peut pas le souffrir. M. Bourget na pas de tendresse particulière pour lui. Voilà, je pense, avec M. Jules Lemaître et M. Sarcey, les esprits critiques les plus distingués de ce temps. Pas un na tenté seulement de fixer la valeur de luvre de Hugo en quelque étude densemble. Déjà, Sainte-Beuve et Taine avaient fait de même. Abstentions curieuses, où il entre à la fois du dédain et de la crainte Et les jeunes gens aussi méprisent Hugo, ou affectent de le dédaigner. Demandez à un symboliste ce quil pense des Contemplations. Vous verrez de quel air il vous répondra ! Hugo na plus guère pour lui que les provinces. (Tel Brébeuf au temps de Boileau.) Ou, pour mieux dire, il a, dans les provinces comme à Paris, la foule, - qui, dailleurs, se contente de le vénérer et se garde de le lire. Et comme, tôt ou tard, cest toujours lopinion des lettrés qui simpose aux autres, on peut prévoir que dans dix ans sa popularité aura bien décru. Pour ma part, la chose mapparaît certaine, et je men afflige. On me dit : saffliger est vain, et il serait vain de sétonner aussi. Hugo a de son vivant trop fatigué les oreilles des hommes, pour quon ne le lui fît pas payer un peu après sa mort. Il ne croyait pas dire si juste, en disant quil allait désencombrer son siècle. Cest avec un soupir de soulagement que beaucoup lon vu partir. Et comment les en blâmer ? Si ce fut un grand poète, et un grand rhéteur surtout, ce fut aussi un grand charlatan. Combien de fois ne nous a-t-il pas annoncé quil allait éclairer « le fond du grand cratère », percer tout les voiles, éclaircir tous les problèmes. En fait, il néclaircissait rien. Quels airs farouches il prenait pour ne point dire grandchose ! Et sil arrive souvent que sa grandeur nest quemphase, combien de fois il arrive aussi que sa sensibilité nest que sensiblerie, et que sa grâce nest que manière ! Puis, il avait trouvé moyen de se construire, en dehors de toute littérature, je ne sais quelle étrange réputation dérudit et de penseur, dhomme dÉtat et dapôtre. Et cela ne nous paraît-il pas juste quil reste enfin comme accablé sous lénorme amas de réclame sotte quil avait lui-même jeté sur sa véritable gloire. Eh bien, non, je ne le trouve pas juste. Dabord, tout nest pas chez lui grandeur fausse, ni gentillesse affectée. Comme çà et là il est tendre et profond ! Comme telles de ses petites chansons nous est indulgente et nous va au cur : Un hymne harmonieux sort des feuilles du tremble. Nest-ce pas quelle est toute charmante, cette indulgence de nos faiblesses et cette pensée de nous plaindre davoir peur la nuit ? Un Grec laurait eue. Musée dit de Léandre : « A la vérité il trembla dabord. » - Des choses aussi douces, combien jen pourrais citer de lui où lon ne veut voir quun rhéteur ? Et neût-il été quun rhéteur, après tout ? Les anciens vénérèrent Isocrate. M. Brunetière déclare les derniers livres de Hugo tout à fait négligeables. « On y trouve, dit-il, nulle autre chose quune rhétorique prodigieuse. » Et, si cette rhétorique est prodigieuse, que ne mexplique-t-il en quoi elle lest ? Que nen étudie-t-il les procédés et les ressources ? Une rhétorique prodigieuse, cela peut avoir son intérêt. Rhéteur ou non, ce poète a eu la plus grande influence quun homme ait eue jamais sur une littérature, et la plus heureuse. Il a recréé le vers français. Il nous a laissé pour modèles, à nous, les Châtiments et la Légende des siècles. Nous sommes bien venus à le dédaigner après cela ! De tous nos poètes, depuis cinquante ans, il nen est pas un dont luvre serait ce quelle est si Hugo neût existé. Tous parlent sa langue, usent de ses rimes et de ses coupes, vivent sur le fonds dexpressions et dimages apporté par lui. Chez M. Leconte de Lisle, chez M. de Banville, les emprunts à Hugo sont continuels. M. Georges Duval nous donnait récemment un dictionnaire des métaphores dHugo ; et luvre avait son intérêt sûrement. En veut-il faire une qui soit plus intéressante encore ? Quil dresse la liste de tous les emprunts que nos poètes ont faits à Hugo. Le recueil sera pour réjouir les fidèles, et pour confondre les « obscurs blasphémateurs. » Mais il ne les convertira point, car ils ne veulent pas lêtre. Linfluence de Hugo sur les poètes va en diminuant. Elle sera bientôt presque nulle. Je ne sais si les choses en iront mieux. Beaucoup de jeunes qui dédaignent Hugo ne feraient pas mal de le lire. Il sut sa grammaire et sa quantité. Il pourrait les leur apprendre. Au reste, ce nest point le dédain seulement de Hugo qui est à la mode parmi nos « jeunes », mais celui de tous leurs aînés aussi. Il en résultera ce qui doit en résulter. Dès à présent, il me semble quil y a, en moyenne, moins de conscience et de sûreté de factures dans les volumes des débutants daujourdhui que dans ceux des débutants dil y a dix ans. Nous allons tout doucement à la barbarie. Ce sera la vengeance de Hugo, que le mouvement poétique auquel il présida aille décroissant et sépuisant à mesure que nous cesseront de ladmirer. |