Aller au contenu principal
Corps
VILLIERSDE L’ISLE-ADAM, Auguste comtede (1838-1889) : L’Agencedu Chandelier d’Or (1885).
Saisie du texte etrelecture : O. Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (26.VI.2009)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Texteétabli sur un exemplaire (Coll. part.) du  Nouveau Décaméron. Quatrièmejournée, publié à Paris par E. Dentuen1885.
 
L’Agence duChandelier d’Or
par
Villiers de l'Isle-Adam

~*~

LArécente loi, votée à plaisir par les deuxChambres, a précisé, dans un article additionnel, que « la femmelégitime, surprise en flagrant délit d’inconstance, ne pourrait épouserson complice. »

Ce fort spirituel correctif ayant singulièrement attiédi l’enthousiasmeavec lequel un grand nombre de ménages modèles avaient accueilli,d’ensemble, la nouvelle inespérée, bien des fronts charmants se sontassombris ; les regards, les silences, les soupirs étouffés, tout dansles attitudes, enfin, semblait dire : « Alors, à quoi bon ?... »

- O belles oublieuses ! Et Paris ?... N’est-il pas autour de nous,tirant son feu d’artifice perpétuel de surprises étranges ? capitale àdéconcerter l’imagination d’une Shéhérazade ? ville aux mille et unemerveilles où se réalise, comme en se jouant, l’Extraordinaire ?

Au lendemain de l’ukase sénatorial, voici qu’un actualiste à touscrins, un novateur de génie, le major Hilarion des Nénufars, a trouvéle biais pratique si désiré des chères mécontentes.

Il va dissiper les moues les plus rêveuses et ramener le sourire,depuis quelques jours disparu, sur les visages délicieux de nosdernières sentimentales.

Grâce à son éclairé savoir-faire, l’Agence du Chandelier d’Ors’est organisée : elle a conquis, dès son aurore, la vogue duTout-Paris élégant : y recourir sera, pour les mondaines, le suprême dupschuttisme, cet automne. Elle entreprend la location de... Roméos defantaisie, de simili-séducteurs,lesquels se chargent, moyennant quelques futiles billets debanque, de selaisser prendre en unflagrant délit d’adultère FICTIF, avec celles qu’ensuite lesamants réels épouseront, tranquillement, un temps moral aprèsl’esclandre.

Maison de confiance.

Présentant des garanties spéciales, elle fournit, dans les conditionsles plus sérieuses, les gens de paille du Divorce. Institution légaleet régulière, elle s’adresse aux dames qui, désabusées d’un hymen sansidéal, sont, néanmoins, soucieuses de tenter un nouvel essai loyal dumariage.

Quant aux sécurités, le major a tout prévu ! Considérant sa mission,dans la société moderne, comme presque sacerdotale, le sympathiqueentrepreneur d’adultères s’étant, par délicatesse, constitué solidaireet garant de ses acolytes, ses mesures sont toujours prises,vingt-quatre heures avant chaque « séance », pour qu’il puisse,effectivement, répondre de son délégué. Car il soumet alors cetofficieux Lovelace à l’ingestion d’un certain électuaire de famille, –élixir déclaré souverain par les Facultés, – et dont les propriétésbienfaisantes (noblesse oblige !) sont de rendre ses séides à ce pointinoffensifs, incorruptibles, et, pour un temps, réfractaires aux plusinnocentes effervescences, qu’après se l’être assimilé ceux-cipourraient, au besoin, doubler les saint Antoine sans désavantageapparent. – C’est une sorte de Léthé-chez-soi,qui ferait descendre à la température polaire le vif-argent du plusafricain des caprices ! – Par ainsi, nul abus des situations n’estlaissé loisible. C’est là le point d’honneur de la Maison. Et l’amantle plus ombrageux, après avoir confié, d’urgence, l’élue du coeur àl’unde ces Tantales désassoiffés, peut dormir sur les deux oreilles.

Les convenances étant sauvegardées par cette ingénieuse formalitépréalable (qui, d’ailleurs, s’imposait à titre d’exigible dansl’intérêt général), le monde admet tacitement, d’ores et déjà,l’entremise de ces tiers sans conséquences dans les divorces dedistinction.

Toutes facilités donc, pour convoler, désormais, indéfiniment, au gréde ses inclinations successives, sont offertes au public par l’agencedu Chandelierd’Or.Quelques-unes de nos plus aimables libres-penseuses ont même pris unabonnement, pour simplifier.

Au début même de son entreprise, le major Hilarion des Nénufars, ayantcompris que, pour l’avenir de sa Maison-mère, il devait s’entourerd’une auréole de représentants dignes du scabreux ministère dont il seproposait de les investir, son choix se fixa, du premier coup d’oeil,sur l’élite brillante de ces jeunes hommes qui, après avoir mené destrains « princiers » aux beaux jours de l’Union Générale, avoir épuiséles amours délicates et faciles qu’offrent les plages en renom, – ets’être vus la fleur des soupers tout en lumières, – se sont réveillés,un beau matin, radicalement dédorés par la soudaine rafale du Krach.

Dès ce moment psychologique, le sagace major, comme par unpressentiment de ses destinées, n’avait jamais perdu de vue lesprincipaux décavés d’entre cette jeunesse parisienne, aux dehorsdemeurés élégants quand même, aux dedans harcelés par la fringale.Aussi, lui parurent-ils, maintenant, comme noyau de fondation, les plusaptes à cet emploi de sycophantes officiels que légitimaient lesrestrictions de la loi... Ce fut donc le soir même où celle-ci futpromulguée qu’il convoqua ces désillusionnés dans une salle deconférences, louée à cet effet.

La Salle solennelle de la Société de Géographie referma sur eux sesportes indiscrètes.

Là, sans ambages ni préambules, leur ayant exposé, à grands traits, sonutilitaire et productive conception, le fougueux novateur, tout enremuant son verre d’eau sucrée, leur proposa d’en être les héros.

Ce ne fut qu’un cri ! L’entreprise leur sembla l’île verdoyanteapparaissant aux naufragés. C’était la fortune, l’avenir ! On lesreverrait au Bois, aux premières, poussant l’or sur le tapis descasinos, passer, au galop, dans la poussière ensoleillée, et le soir,entrer chez les glaciers ayant, au bras, des étoiles ! Hurrah ! Lemajor fut l’objet d’une telle ovation qu’elle faillit lui coûter la vie– et qu’il ne dut son salut qu’à l’énoncé précipité du « cautionnementmoral » (la formalité du Léthé-chez-soi),qui, vociféré entre deux syncopes, réfrigéra, comme par enchantement,les plus enthousiastes !

Plusieurs hésitèrent. Mais bientôt, grâce à l’éloquence de l’orateur,les plus rétifs se rendirent à l’évidente nécessité de cette garantie.Une pointe de mysticisme ayant même semblé de bon goût dans lacirconstance, l’on convint que la coupe de l’Oubli serait tarie enl’honneur symbolique de Saint N’y-touche. Ce trait gaulois achevad’enlever les adhésions, les signatures.

Une heure après, l’Agence du Chandelierd’Or était duement établie et l’on séparait pleinsd’espérance.

Aujourd’hui, c’est l’engouement de Paris ! L’Office fonctionne à touteheure ; les actions font prime – et de hautes influences fémininesdésignent déjà pour le prix Monthyon  son séraphique fondateur.

Ah ! s’il faut tout dire, c’est qu’aussi le major des Nénufars a faitles choses en grand seigneur et n’a rien négligé de ce qui pouvaitrassurer ou satisfaire sa clientèle innombrable !

 Ainsi, des locaux spéciaux sont affectés aux rendez-voussuprêmes : des traités passés avec divers hôtels en vogue assurent,désormais, aux époux outragés (qui affluent) un accès facile, commodeet même agréable de la chambre illégale.

Des pavillons faciles à cerner, ornés à l’intérieur des dons les plusrares de Flore, sont mis à la disposition des divorceuses. Le marisurvient, sur lettre anonyme rédigée de manière à faire bondir les plusrassis. Pour éviter d’inutiles dangers, les commissaires de police desquartiers ramifiés à l’Agence sont toujours prévenus à temps, partéléphone, et viennent offrir leurs secours, comme par hasard, dès leseuil des pavillons, aux maris hors d’eux-mêmes – ce qui entraîne ledivorce presque d’office.

Ainsi, plus de fuites précipitées sur les toits, plus de ridiculeseffets de balcons, plus de refroidissements ni de coups de feu démodés.Tout se passe avec une distinction parfaite, ce qui constitue unprogrès réel, une flatteuse conquête sur les us barbares d’autrefois.

En attendant l’apparition conjugale, nos héros lisent à ces damesquelques morceaux choisis de nos bons auteurs – ou leur racontent deshistoires.

Des coiffeurs de premier ordre ont dressé,à l’avance, les cheveux de deux « coupables » ou les ont arrangés en unsavant désordre, selon le caractère de l’époux.

Par un subtil sentiment des convenances, où se reconnaît derechefl’exquise délicatesse du major, c’est un phonographe, caché dans lamuraille, qui entre-coupe, ému par l’électricité, différentes phrasespassionnées, spasmodiques et incohérentes, pendant que ces messieursheurtent à la porte, avec l’indignation réglementaire et prennent acte.

Afin de mettre le Divorce à la portée de toutes les fortunes, il y ades Flagrants-Délits de Ire, de 2e et de 3e classe, comme pour lesenterrements.

Les Funéraillesdel’Honneur !

Les bureaux de l’Agence sont installés naturellement rue du Regard ; leportail est surmonté du buste emblématique de Platon : les factures dela Maison du Chandelierd’Or sont revêtues, comme fière devise, de l’adagediplomatique célèbre : « Nonpossumus ».

Tant le cachet. Secret professionnel. Discrétion d’honneur ! Pas desuccursales à Paris ! Prix fixe. (Éviter les contrefaçons.)

En résumé, cette intelligente entreprise – à l’authenticité de laquellenous ne pouvons encore ajouter foi qu’avec beaucoup de peine, – serait,en tout cas, inévitable, dans un prochain avenir, grâce à la façon donton a libellé le restrictif de la Loi du Divorce.

Le but n’est-il pas légitime ?

Régulariser la situation fausse où les âmes-soeurs s’étiolent tropsouvent ici-bas, dans la société.

Quant au grand nombre de ses employés, puisqu’elle les alimente et lesoccupe, n’est-elle pas un dérivatif, une soupape de sûreté par laquelles’évapore la fumée sociale de ces minorités négligeables dontl’oisiveté famélique nous eût, tôt ou tard, menacés ?...

Maintenant, au point de vue moral, puisque, d’après la loi les anciensvoeux sacrés du mariage ne peuvent plus être, en France, que conditionnels,n’est-il pas logique, après tout, que les vieux parjures de l’adultèredeviennent fictifs?

Comédiens d’un côté. Fantoches de l’autre. Les grands mots n’ontdésormais qu’une valeur verbale.

Aujourd’hui, l’idéal, c’est d’être libre : sachons donc prouver qu’iciencore notre sagesse, enfin souriante, est au-dessus de toute onéreusefidélité.

Mais en voici bien d’une autre ! Chose étrange ! Malgré les minutieusesprécautions prises par le major Hilarion des Nénufars, la pruderies’est effarouchée, – non sur le fond, mais sur la forme – desFlagrants-Délits artificiels !... Bref, quelques brunes piquantes, duplus haut parage, ont allégué, sûres d’elles-mêmes, que la cérémoniedu Léthé-chez-soine les rassurait qu’à demi !

Pour obvier à l’inconvénient qu’entraîne l’excès de séductions detoutes ces belles alarmées, le major, tranchant cette fois le noeudgordien à la manière d’Alexandre, vient de créer une annexe de saMaison, l’Oriental-Office.

Il fait venir en toute hâte, de Constantinople, un groupe trié, commeon dit, sur le volet, d’ex-gardiens du sérail, licenciés depuis le sitragique décès du feu sultan.

Ces types orientaux, revus de bonne heure, on le sait, par lesentrepreneurs coptes, sont blancs, beaux, intrépides et athlétiques :ils doubleront leurs précédents collègues, pour les personnes timides.Une particularité morale qui leur est commune les dispense de laformalité de l’élixir d’Oubli.

Mustapha-ben-Ismaïl, séduit par l’innovation turque de l’idée,acceptait déjà de nous céder, assure-t-on, les deux superbeséchantillons que toute la presse a rendu les lions du jour ; mais, parun scrupule de conscience, l’Agence a refusé de les acquérir « à causede leur couleur sombre ».

A la nouvelle de cette Annexe, la joie du monde brillant est devenuesans mélange : nos élégantes raffolent déjà de leurs futurs « patitos »et les « actions » (ironie !...) des jeunes décavés ont baissé quelquepeu.

Le dernier mot du bon goût sera, pour ces dames, d’être aux petitssoins pour leurs illusoires Sigisbés, et pleines d’attentionscharmantes !.. – de les combler de petits cadeaux, de sucreries, de cesmille dédommagements délicats que le sexe enchanteur, hors de pair danstoutes ces questions de tact, sait si bien imaginer. – Au surplus, unedélégation de jeunes inconstantes, nanties de bouquets symboliques,attendra sur la plage de Nice, à l’ombre des frais orangers, levaisseau qui nous amène ces courageux incompris. Les folles exquisesleur ménagent une ovation ! Voilà bien l’engouement des Françaises pourtout ce qui est nouveau !

Elles veulent s’efforcer de leur faire oublier « la patrie » à cesenfants gâtés !...

- Hum ! ce sera difficile.

Chacun aime, en effet, le sol qui l’a vu naître, le pays où son enfancereçut les premiers soins, où les yeux, en s’ouvrant au jour, aperçurentdes regards amis lui souriant autour de son berceau.

Oui, certaines impressions d’enfance sont ineffaçables.

En tout cas, s’ils se font naturaliser, voilà des électeurs qui vontréclamer la révision de leurs Constitutions avec des cris de paon.

- Allah ! Allah ! oh ! l’Allah !

Cela va renforcer la majorité sénatoriale. La gauche prétend déjà quece sera le chant du cygne de l’Opportunisme. Quel étonnement, lorsqu’ «après un certain nombre de bruyants procès, chacun de ces messieurs deByzance pourra s’être acquis, sans efforts, un renom de nature àéclipser la gloire de don Juan ! Voilà, pourtant, comme on écritl’Histoire. »

Et, déjà, quel foudroyant succès ! Craignant de ne pouvoir suffire auxcommandes, cet hiver, le major télégraphie tous les soirs en Asie afinde parer à toute éventualité !

Allons, messieurs, la main aux dames ! Prenez vos billets à l’Agencedu Chandelierd’Or! Et, puisque le Sénat le permet, que tout finisse par des chansons!