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JANIN, Jules (1804-1874):  Les Masques(1839).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (04.XII.2014)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@agglo-lisieux.fr
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx: nc) des Mélanges et variétés– volume 1, tome deuxième des Oeuvresdiverses de Jules Janin publié par Albert de La Fizelière en1876 à Paris pour la Librairie des Bibliophiles.



LES MASQUES

PAR

Jules JANIN

~ * ~

JE n’ai guère envie d’être gai, et il s’agit ici d’un bien autredéguisement que les déguisements du carnaval : je veux vous parler deces horribles masques de plâtre que les disciples de Gall jettentimpitoyablement sur les fronts les plus illustres, aussitôt que la mortles a touchés. Horrible curiosité qui défigure les plus beaux visages !Abominable façon de fermer les yeux des grands hommes ! Stérilecuriosité qui tue même les plus charmants souvenirs ! Vous ne savezpeut-être pas ce qui se passe de nos jours quand un grand homme estmort ? Apprenez-le.

Il est encore tout chaud étendu sur sa couche. Sa femme et ses enfantssont là dans un appartement voisin qui pleurent, elle, son mari ; eux,leur père ; ses amis se regardent en silence ou bien se racontent sesvertus ; car, lorsqu’un homme est mort, on sent plus le besoin de louerson âme que son esprit, son âme immortelle ! Cependant, dans cettemaison désolée, par cette porte entr’ouverte, dans cette chambre oùveille la lampe funèbre, un homme se glisse comme un voleur. Cet hommemarche d’un pas inquiet : il retient son haleine ; tout à coup il sejette sur le lit mortuaire, il relève ce drap, premier linceul quicache ces yeux éteints ; et à celui qui vient de mourir, cet hommearrache le crâne ; il vide cette tête penchée. C’en est fait. Puis ilcache ce crâne volé sous son manteau, et il l’emporte ; c’est un crânede plus pour la collection de cet homme.

Car, à présent,  hélas ! nous en sommes venus à faire descollections de crânes humains ! Ne nous parlez plus de papillons auxbrillantes couleurs, ou d’insectes mordorés, ou de beaux livres, ou desavantes gravures, ou de jolis oiseaux, fleurs volantes dans l’air, oud’un vaste herbier d’après Linnée : futiles collections que tout cela !Nous sommes bien plus avancés, nous autres ! Il nous faut descollections de têtes humaines. Le scalpel du sauvage de l’Amérique apassé de ses mains dans les nôtres. Aujourd’hui, le cercueil ne reçoitpas la plus noble partie du mort ; il n’emporte que des hommes sanstêtes, et dans quelque mille ans d’ici, quand nos cimetières, aprèsavoir servi de champs de repos, auront été ensemencés de nouveau etauront porté des moissons d’épis jaunissants à la place de cettemoisson de tombes, les vivants de cette époque se donneront millefatigues pour prouver à leur académie des sciences comme quoi leshommes de notre temps vivaient et mouraient sans cervelle. Hélas ! ilsn’auront peut-être que trop raison !

Vous demandez ce que deviennent ces crânes arrachés aux cadavres et cequ’on en fait ? On les jette d’abord dans une grande cuve, on les lave,on les ratisse ; on ne garde que l’os, comme autrefois les vainqueursdans les poëmes d’Ossian, qui faisaient une coupe d’un crâne ennemi.Quand le crâne est ainsi desséché, on en lève des copies, c’est-à-direqu’on en fait un bon creux ; et à l’aide de ce bon creux on tireautant d’exemplaires en plâtre qu’on en peut vendre. Car cette aviditéde savants se réduit toujours à une valeur vénale. Ce plâtre, ainsimoulé, est vendu aux amateurs qui ne sont pas assez riches pour avoirde vrais crânes et qui se contentent de la copie en plâtre. Le vraicrâne est considéré comme est considéré le bon plâtre en statuaire.Voilà donc un commerce tout trouvé, le commerce des crânes. On ad’abord commencé par les assassins et les hommes des bagnes. Cesgens-là, tous remarquables par de magnifiques protubérances, signesavant-coureurs de grandes passions, ont été tout d’abordtrès-recherchés par les phrénologistes. On les achetait d’abord pourleur cadavre ; aujourd’hui on les achète pour leur cadavre et pour leurtête. Ces malheureux ont la tête coupée deux fois, une première foispar le bourreau, une seconde fois par le cranologiste. Mais bientôttous ces crânes ont fini par se ressembler. Cette monotone protubérancedu meurtre a dominé toutes les autres comme Pélion domine Ossa.

Peu à peu la science nouvelle s’est enhardie : elle est allée ducriminel à l’honnête homme et de la brute à l’homme de génie. D’abordla phrénologie s’est cachée pour commettre ses vols ; mais bientôt,encouragée par l’impunité, elle n’a plus connu de mesure. O vanitéhumaine ! on a vu de pauvres niais s’occuper de leur crâne au lit demort et implorer l’honneur de faire partie de la collection descranologues, afin d’avoir quelque réputation de génie au moins aprèsleur mort ! Triste oraison funèbre, celle-là ! triste épitaphe ! Je necrois pas que jamais aucune époque ait donné une plus grande preuve dematérialisme.

Mais qu’importe ! Nous n’avons pas mission, nous autres, de défendre lamoralité sociale ; nous devons, avant tout, défendre l’art, et c’estaussi au nom de l’art que nous nous élevons contre ces mutilationshorribles. Volez tant que vous voudrez des crânes véritables, voustous, Messieurs, qui en êtes amateurs ; mais, par le ciel !abstenez-vous de faire vendre par les rues les tristes modèles de cescrânes ainsi dérobés. Ne voyez-vous pas que vous insultez au mort en ledonnant au public, tout nu, tout dépouillé, tout contracté par ledernier frisson ? Ne voyez-vous pas que cette horrible vérité du calqueest plutôt faite pour mettre la mémoire d’un homme en dégoût que pourlui attirer les sympathies de ceux qui lui survivent ? De quel droitosez-vous soutenir que ce quelque chose sans nom qui grimacehorriblement, c’est là le même homme de génie qui nous a fait rire oupleurer, quand il était, dans ce monde, l’objet de notre admiration oude notre amour ? Non, non, vous aurez beau dire, l’homme ne se composepas seulement d’un crâne accompagné de protubérances ; ce n’est pas làseulement ce qui fait un homme : ce qui fait un homme, c’est la vie,c’est la chair, c’est le mouvement, c’est le sourire, c’est le regard,c’est l’irritation de la passion, c’est le front orné de cheveux, c’estle calme, c’est la passion, c’est la colère, c’est l’amour, c’est lafoi, c’est l’espérance, c’est la charité. Voilà ce qui fait l’homme.Otez son rire sardonique à Voltaire, son œil d’aigle à Bonaparte, sonvaste front à Cuvier : où est Voltaire ? où est Bonaparte ? où estCuvier ? Ils sont morts ; et c’est une doctrine des peuples les plusbarbares : Respect aux morts ! Respectez la tombe, ne touchez pas lelinceul ! Vos grands hommes ne sont plus ; pleurez-les, et si vousvoulez en avoir mémoire, donnez-leur une vie nouvelle, sur la toile,sur le marbre, dans vos vers, dans vos oraisons funèbres. C’est là undes priviléges des grands hommes, de revivre en même temps dans leursœuvres et dans les œuvres de leurs contemporains. Achille est venu aumonde avant qu’il y eût un peintre pour faire son image : Homère a étéle peintre d’Achille. Quel est le nom du peintre du grand Condé ? Cepeintre s’appelle Bossuet, il est le même qui a fait le portrait deHenriette d’Angleterre et de la reine d’Angleterre, et qui, en deuxparoles, a tracé l’immortel portrait de Cromwell, bien plus effrayant,bien plus grand que ne l’aurait fait Van Dick. A défaut de poëtes oud’orateurs, n’avez-vous pas, pour perpétuer les grandes renommées, degrands artistes ? Depuis quand la couleur, depuis quand le ciseauont-ils manqué aux nobles visages ? N’avez-vous pas honte, vous lanation policée, de déterrer vos morts et de calquer quelques restes deleurs traits éteints, pour les jeter ainsi, tout horribles, à lapostérité, qui reculera épouvantée ? Un crâne n’est plus un visage ; unmort n’est pas un homme. Vous vous récriez contre les portraits deMignard, et vous dites : « Ils sont trop roses ! » mais, par le ciel !je préfère mille fois un portrait rose de Mignard ; que dis-je ? jepréfère mille fois un pastel de Latour, oui, de Latour ; je préfère lesbergères, et les nœuds, et les amours qui portent des guirlandes, ettoute cette nature fardée et fausse, au crâne le plus vrai, et le plusauthentique, et le mieux conservé. Ce crâne est au delà de l’art. Dumoins le portrait de Mignard ou le portrait de Latour a pensé à la vie; il y a de la flamme dans ces yeux, du sang dans ces lèvres ; il y ade la peau sur ces mains. Eh ! que reprochez-vous à ces hommes, à cesfemmes ? Ces femmes ont voulu être trop belles, ces hommes ont tropvoulu être de grands seigneurs ; mais au moins et les modèles qui ontposé et le peintre qui les a faits, ils ont pensé les uns et les autresque la postérité arrêterait sur leur visage un œil de complaisance ;ils se sont faits aussi beaux qu’ils ont pu, afin d’être relégués leplus tard possible dans les greniers des hôtels qu’ils avaient bâtis,afin de plaire comme peinture, quand ils ne seraient plus salués commesouvenir. Ces gens-là ont voulu se survivre agréablement pour eux etpour les autres. Voilà pourquoi ils ont fait fixer sur la toile leurfugitive et rose vingtième année. Bénis soient-ils pour leur charitableidée ! Si vous ne voulez plus de leurs portraits, donnez-les-moi ; queje les mette dans de beaux cadres, et que je les place au plus belendroit de ma maison ; et que je les voie me sourire et me saluer et merendre grâce, et que je les adopte pour mes grands aïeux et pour mesgrand’mères, ces hommes et ces femmes des deux derniers siècles,oubliés par leurs petits-enfants, chassés de leurs maisons et remplacéssur leurs panneaux armoriés par les gravures de Jazet ; donnez-les-moi,ces nobles personnages : moi, plébéien, je les adopte ! Mais à Dieu neplaise que je veuille conserver vingt-quatre heures chez moi, fût-ce lecrâne du plus grand misérable ou du plus honnête homme du monde. Je neveux ni de Papavoine ni du duc de Penthièvre. Laissez l’assassin àClamart, laissez le sage dans le petit cimetière où il a été ensevelicomme en cachette. Respect aux morts, respect aux morts !

Et aussi respect, respect à l’art ! Oh ! n’allez pas remplacer leportrait des hommes par leur crâne moulé. Les grands hommesappartiennent de droit aux grands peintres, aux grands sculpteurs, etnon pas à d’obscurs phrénologistes. Artistes, ne laissez pas entrer cessinistres envahisseurs dans vos domaines. Vos domaines ne sont, hélas !que trop circonscrits. Si vous laissez passer ainsi tous vos morts parle scalpel, que vous restera-t-il ? Des bustes de rois parvenus oulégitimes, les mêmes qui ornent si bien chacun à son tour les mairiesde village et les théâtres de Paris.

Ces réflexions, qui sont tristes et vraies, me sont venues l’autre jouren voyant un colporteur qui vendait dans les rues, non pas les bustes,non pas les traits, mais le calque de Géricault, de Girodet, de CasimirPérier, de Georges Cuvier, tels que les a faits la mort. Ces masques,pris en eux-mêmes, sont horribles. Quand la mort touche un homme, ellecontracte sa bouche, elle détourne ses yeux, elle rétrécit son front,elle jette ses joues çà et là, elle fait de toute cette faceintelligente une horrible masse qui n’a plus de forme. De sorte que leplâtre jeté sur toutes ces figures horriblement contractées est à peuprès le même plâtre pour toutes ces figures. La spéculation est doncune spéculation hideuse. Un pareil masque ne ressemble à aucun homme,ou plutôt il ressemble à tous les morts, ce qui est encore plushorrible. Nous avons vu ainsi les plus beaux et les plus jeunes êtrehorriblement défigurés. Talma, ce beau Talma, qui avait si peur de lamort, il n’a pu échapper au plâtre ; j’ai vu son masque ! Oh ! commenotre grand tragédien eût reculé d’effroi, s’il eût pu se douter que satête aurait ainsi un cercueil à part ; un cercueil de plâtre pourdessiner son visage et pour faire de ses traits, si admirablementréguliers, une horrible caricature ! Pauvre Talma ! il ne pouvait passe douter de ce que c’était que la mort, telle que les phrénologistesnous l’ont faite ! Pauvre Talma !

Vous avez connu Géricault ? C’était celui-là qui était vif, et animé etjoyeux à ses belles heures ? Celui-là avait du sang qui coulaitlimpide, et pur et transparent comme l’âme de la rose aux cent feuilles; visage ouvert, naïf sourire, beau regard, et la tête haute à seperdre dans le ciel ! Voyez ce que le plâtre mortuaire a fait de cenoble jeune homme ! Ne dirait-on pas qu’il avait soixante ans quand ilest mort et qu’il est mort de la vie des libertins ? Je vous le répète,votre plâtre est un exécrable mensonge, une atroce calomnie : ildéfigure non-seulement le visage, mais encore l’âme et le cœur del’homme dont vous volez les traits impunément. Faiseurs de plâtre, vousêtes des faussaires et des menteurs !

Je n’en veux qu’un exemple, le plus grand de tous : l’empereur Napoléon! Celui-là aussi, celui-là, le maître, le roi, le souverain, le dieu,l’effroi, l’amour et la gloire du monde ! celui-là, plus grand queCharlemagne, plus puissant que César, plus beau qu’Alexandre ;celui-là, que sa chute a grandi et qui est devenu un symbole, unereligion, la plus belle de toutes les religions, une religion sansmystères ; celui-là, à peine mort, à peine froid, quand il n’était pasun roi de l’Europe qui eût osé venir et mettre la main sur ce cœur quiavait cessé de battre, ô profanation ! un homme est venu qui a jeté duplâtre sur ce visage royal ; il a fermé avec du plâtre ces yeux quirecelaient la foudre ; il a fermé avec du plâtre cette bouche qui atrouvé ces grandes paroles devant lesquelles se sont abaissées lesPyramides surchargées de leurs trois mille années ; le plâtre arecouvert ces joues si pâles et couvertes des baisers de Joséphine ; leplâtre a bouché ces oreilles qui ont entendu tant de grands cris demort sur le champ de bataille et tant de belles adulations dans lesalon des rois ; le plâtre a dévoré l’empereur ! le plâtre qu’on avaitapporté pour boucher les trous que les rats avaient fait dans sachambre, ce même plâtre a comprimé cet homme : il ne reste plus de luique ce plâtre qui est horrible ! Ce plâtre est devenu une spéculationindustrielle : on le vend, on l’annonce, on l’achète ; il est horrible! il ne rappelle rien de l’Empereur ! A l’heure qu’il est les savantsphrénologistes sont assemblés autour de ce plâtre, ils l’étudient uncompas à la main. « Voyez, dit l’un, comme il était un grand homme ! –Voyez, dit l’autre, comme il avait la bosse de la simplicité champêtre.– Il était fait pour être un guerrier, vous dis-je,  ̶  Ilétait fait pour être un berger, vous dis-je ! » Oh ! les savants !voilà comme ils sont tous ! Il résulte de cette étude du plâtre del’empereur que si l’empereur n’a pas été un des meilleurs agriculteursdu département de la Corse, c’est qu’il a menti à son crâne. Tout àfait comme Socrate, le plus vertueux et le plus modéré des mortels :son crâne disait qu’il était colère, vicieux et libertin.

Que de choses il me reste à dire ! Mais c’est une règle de sagessequ’il ne faut plus parler de personne quand on a parlé de l’empereur.

Et qu’on ne doit plus s’occuper d’autres plâtres, après le plâtre del’empereur !

Profanation !